• 1 Selon les chiffres donnés par la Health and Fitness Association : « 2019 Fitness Industry Trends Sh (...)

1– Fabien Lacouture. Il est difficile, depuis quelques années, de ne pas remarquer l’omniprésence du muscle dans nos sociétés occidentales. L’industrie du fitness, c’est-à-dire, littéralement, des activités de « mise en forme » physique, prospère et se développe constamment, au point de représenter dans le monde un chiffre d’affaires global de 94 milliards de dollars en 20191. Le sujet qui nous rassemble aujourd’hui, à savoir le bodybuilding, a poussé la culture du muscle à son paroxysme et construit une imagerie saturée de corps que nous pouvons aisément qualifier d’« extrêmes ». Marine Nédélec, vous êtes historienne de l’art : après avoir soutenu une thèse de doctorat sur la réception de Dada et du surréalisme, vous avez lié votre activité de chercheuse sur l’histoire des représentations à votre pratique de la boxe, et vous travaillez depuis 2021 à une histoire de l’art du sport. Pourriez-vous revenir sur l’histoire du bodybuilding et sur la jonction entre pratique physique et pratique esthétique qui est un point constitutif de cette discipline sportive ?

• 2 Comme l’indique l’article anonyme, « Vers la fin des dinosaures », Maxi Pump : le journal du bodybu (...)

2– Marine Nédélec. Un début de réponse se trouve dans la définition du bodybuilding, ou du culturisme en français, soit une pratique physique qui utilise des poids additionnels pour le développement (voire le sur-développement) de la masse musculaire et ce, dans un but esthétique. Le bodybuilding se distingue d’autres pratiques sportives ou protosportives en ceci que le corps n’y est pas seulement le moyen de la performance mais aussi son objet2. Ce dessein esthétique va de pair avec le caractère subjectif des normes retenues pour juger la performance sportive.

• 3 Jacques Gleyse, « De l’art de la gymnastique (1569), au culturisme et aux premières compétitions or (...)
• 4 La rédaction, « Notre but », La Culture physique, n^o 1, févr. 1904, p. 2.

3Dès l’Antiquité grecque et romaine, des textes préconisent l’usage de poids ou d’haltères afin, selon Jacques Gleyse, de « produire, par un entraînement assidu, un corps fort ». La pratique est ensuite théorisée et systématisée à la fin de la Renaissance et à l’âge classique, autrement dit dès les débuts de la modernité. Puis, au passage du xix^e au xx^e siècle, la culture physique prend un tour nouveau, notamment grâce à trois organisateurs de compétitions : l’Allemand Eugen Sandow, l’États-Unien Bernarr Macfadden et le Français Edmond Desbonnet3. À la recherche d’un idéal antique d’harmonie entre le corps et l’esprit, ils se soucient autant de l’esthétique générale du corps que de sa force. En 1904, dans la présentation de ses objectifs, la rédaction du magazine La Culture physique affirme que la discipline n’est ainsi pas, en ce début de siècle, « une chose nouvelle, mais c’est une chose renouvelée, une sorte de renaissance physique, un retour au culte de la beauté plastique et de la force musculaire qui en émane4 ».

• 5 Voir Thierry Laugée, « Physical Culture. Une revue pour la régénération de l’idéal physique masculi (...)
• 6 Nadège Wolff, « L’Antiquité dans l’univers du bodybuilding : une injonction à quelle(s) virilité(s) (...)

6– Marine Nédélec. On vient déjà de l’apercevoir : la dimension esthétique de la culture physique a surtout été édifiée en référence à l’Antiquité gréco-romaine et, en particulier, au médium de la sculpture5. Comme l’a montré Nadège Wolff, ces références antiques oscillent entre plusieurs modèles, répondant à autant de virilités. Si l’héritage du corps apollinien a été entaché par le nazisme, la musculature démesurée d’Hercule a connu une grande postérité. Wolff cite l’imaginaire des hercules de foire, les mises en scène d’Eugen Sandow portant une massue ou une culotte léopard, référence minimaliste – s’il en est – à la peau du lion de Némée (fig. 1), ou encore Steve Reeves dans le péplum Les Travaux d’Hercule (Pietro Francisci, 1958) et Arnold Schwarzenegger dans Hercule à New York6 (Arthur Allan Seidelman, 1969). On voit bien ici comment cette filiation antique, qui se veut noble, s’unit à l’univers du spectacle et du divertissement, notamment aux numéros de force présentés dans les cirques et les foires.

• 7 Ibid.
• 8 Catherine Grenier, Pierre Noual, Pierre et Gilles : Heroes, cat. exp. (Paris, galerie Daniel Templo (...)

7Wolff ajoute à ces modèles antiques ceux, machistes, des spartiates et des gladiateurs, véhiculés par l’entertainment états-unien7. Cet imaginaire est manifeste dans les œuvres contemporaines de Pierre et Gilles, à l’instar de celles réunies dans l’exposition « Héros » à la galerie Templon en 2014. Une des photographies du duo met par exemple en scène un ancien membre d’une unité d’élite en Léonidas, en souvenir du film 3008 (Zack Snyder, 2006).

• 9 Anonyme, 1998, cité n. 2, p. 29.
• 10 Guillaume Vallet, « L’imaginaire collectif du bodybuilding : un recours au passé ? », Staps, n^o 101 (...)

8Les références antiques sont toujours omniprésentes dans le bodybuilding. Elles l’inscrivent dans une continuité historique et font passer pour immuables ses normes esthétiques. En 1998, un auteur avance ainsi, dans Maxi Pump, magazine sous-titré Le journal du bodybuilding hardcore, que si l’esthétique est une notion subjective évoluant selon les époques, les critères d’esthétique corporelle « sont relativement stables dans le temps ». Sans surprise, l’auteur s’appuie sur l’inévitable exemple d’Apollon qui traverserait les siècles, inchangé. Le bodybuilding serait alors censé refléter « cette notion d’esthétique collectivement admise9 », comme si l’esthétique était en elle-même anhistorique. En choisissant pour idéal ces références antiques, les bodybuilders contemporains entendent historiciser leur discipline et s’en servent pour élaborer leur mythologie. L’Antiquité gréco-romaine n’est d’ailleurs pas la seule époque à peupler leur imaginaire : comme le démontre Guillaume Vallet, le tournant du xx^e siècle y est souvent associé10. Si les bodybuilders sont imprégnés de cette histoire fantasmée pour construire leurs corps, en retour, ces corps forgent notre culture visuelle et nos imaginaires contemporains. Il s’agit surtout ici d’une histoire de représentations et d’images dont la diffusion est aujourd’hui démultipliée par les réseaux sociaux.

• 11 Nous adaptons ponctuellement la langue française pour qu’elle soit en adéquation avec le choix non- (...)

12Quelques rares artistes contemporains ont aussi réalisé la jonction entre art et bodybuilding, en en faisant le moteur de leur création. L’artiste canadiem transgenre Cassils est ainsi à la fois entraîneux, culturiste et performeux11. Non sans dimension critique, iel fait de son corps une œuvre, comme l’indique le titre Cuts: A Traditional Sculpture [Coupes. Une sculpture traditionnelle]. Hommage inversé à la performance de 1972 d’Eleanor Antin, Carving: A Traditional Sculpture [Tailles. Une sculpture traditionnelle], qui avait fait date en documentant par la photographie la perte de poids de l’artiste pendant trente-sept jours, Cassils prend au contraire de la masse et du muscle, dans le but de se conformer à un idéal genré au masculin et non plus au féminin. Toujours dans l’art contemporain, en France cette fois, on peut citer Arthur Gillet, dont le travail plastique intègre son corps musclé. Dans le monde de la mode, le couturier Thierry Mugler a également donné ses lettres de noblesse au culturisme, en l’incorporant dans sa métamorphose physique.

• 12 Sur ces sujets, voir Jérémie Cerman, Pascale Gorguet Ballesteros, Thierry Laugée et al. (dir.), App (...)
• 13 Jean-Jacques Courtine, « Balaise dans la civilisation : mythe viril et puissance musculaire », dans (...)
• 14 Ibid., p. 464-465.

14– Marine Nédélec. En France, la popularisation progressive du sport à partir de la fin du xix^e siècle change déjà la définition des normes de représentation et crée de nouveaux modèles corporels12. La culture physique est alors surtout véhiculée par la méthode Desbonnet. Puis, dans les années 1930, de l’autre côté de l’Atlantique, l’essor du fitness est fulgurant. Sur la côte californienne, la plage de Venice connue désormais sous le nom de Muscle Beach devient un lieu de référence. D’après Jean-Jacques Courtine, les exercices gymniques et physiques qui y sont proposés offrent un dérivatif à une population masculine frappée de plein fouet par la crise économique et le chômage. Cette « escalade musculaire » va de pair avec un « sentiment de vulnérabilité et d’insécurité masculine13 ». À Muscle Beach s’invente un genre nouveau de virilité, relayé d’abord par la presse : des hommes dénudés et musclés posent, tout sourire, dans un décor de plage ensoleillée, accompagnés de minces jeunes femmes aux mines réjouies. Puis, Muscle Beach devient le lieu de rencontre entre le muscle et le cinéma dans les années 1950. Les producteurs occidentaux y recrutent gladiateurs et légionnaires romains pour leurs péplums. Pour Courtine, le « cinéma contribue donc à faire pénétrer dans la culture visuelle de masse les stéréotypes musculaires virils sculptés dans la chair à Muscle Beach ». Steve Reeves en est la parfaite incarnation, passant en 1950 de Mister Universe au grand écran14.

• 15 Ibid., p. 465.
• 16 Joël Bouraïma, dans Tous musclés : la loi du muscle, websérie documentaire de Jérôme Momcilovic et (...)
• 17 Jean-Jacques Courtine, dans ibid.

15Le second âge d’or de Muscle Beach date des années 1970. Certains de ses athlètes deviennent alors les « ambassadeurs » d’une virilité états-unienne « surdimensionnée », en plein contexte de guerre froide15. En 1977, la diffusion du documentaire Pumping Iron médiatise à l’échelle mondiale la pratique et le milieu du culturisme professionnel états-unien. Des films comme Conan le barbare (John Milius, 1982) ou Terminator (James Cameron, 1984 ; fig. 3) accélèrent la diffusion de ces corps bodybuildés, via la figure d’Arnold Schwarzenegger. Enfin, si auparavant l’industrie du cinéma allait chercher des corps spectaculaires à Muscle Beach, les acteurs des blockbusters sont maintenant amenés à suivre d’intenses entraînements, afin d’acquérir eux-mêmes ces corps hypermusclés16. Courtine conclut que d’exceptionnel, le muscle est aujourd’hui devenu une norme17.

• 18 Voir Guillaume Vallet dans ibid. ; Guillaume Vallet, La Fabrique du muscle, Paris, L’Échapée, 2022.

16L’histoire du bodybuilding moderne suit celle du capitalisme. Elle reflète notamment l’entrée de la société dans la consommation de masse, après la Seconde Guerre mondiale. Le bodybuilding s’inscrit ensuite dans le renouveau du libéralisme des années 1970 et 1980. Tandis que le corps athlétique devient l’objet d’un loisir prisé, d’un florissant marché du muscle prospère. Selon Guillaume Vallet, le développement du muscle répond à présent à l’idée d’un « corps-projet », à l’entreprenariat, au contrôle et à la performance de soi prônés par la phase actuelle du capitalisme18. On ne peut donc détacher cette diffusion massive du muscle d’une lecture économique, que ce soit du côté de l’industrie cinématographique qui véhicule ces corps, ou du côté de celle du fitness, qui contribue à les forger et, par extension, à sculpter nos imaginaires.

• 19 Auteur anonyme, « Le bodybuilding, trouble mental ? », Athlétisme : revue officielle de la fédérati (...)

18– Marine Nédélec. Il convient tout d’abord de nuancer mon précédent propos. Si le muscle est aujourd’hui bien devenu une norme et que les corps modèles ont changé, se sont densifiés pourrait-on dire, il me semble que l’hypertrophie musculaire est toujours perçue comme problématique, voire relevant de la maladie mentale. En 2000, un court article de la revue Athlétisme présentait le bodybuilding comme un trouble obsessionnel compulsif (TOC) dont souffrirait 2 % de la population états-unienne. L’auteur anonyme notait que si ce sport peut être bénéfique au départ, « bien souvent, il dérape ». Les TOC se manifesteraient, entre autres, par l’habitude de se regarder fréquemment dans le miroir et de se laver souvent les mains19.

• 20 Voir Joanna Frueh, Laurie Fierstein, Judith Stein (dir.), Picturing the Modern Amazon, cat. exp. (N (...)
• 21 Kathy Alliou, Nøne Futbol Club, « Nøne Futbol Club : hello, world. Entretien avec Kathy Alliou », d (...)
• 22 Ibid.
• 23 Guillaume Vallet dans Tous musclés : la loi du muscle, cité n. 16.

20En comparaison avec la boxe, sport dont le corpus iconographique est très dense, peu d’artistes en France semblent finalement s’être emparés du bodybuilding (ce qui n’est pas le cas aux états-Unis, comme l’indique le catalogue très richement illustré de l’exposition « Picturing the Modern Amazon » qui a eu lieu au New Museum of Contemporary Art, à New York, en 200020). Au début du siècle, en France, il y a bien Francis Picabia (La Culture Physique, 1913) ou Marcel Gromaire (Haltères, 1926), mais rien d’équivalent à la boxe. Du côté de l’art contemporain, si certains, comme Valérie Belin, se sont surtout intéressés à la dimension plastique des corps, d’autres artistes en livrent une vision plus critique. En 2013, Nicolas Bourriaud suscite, pour l’exposition « L’art et le processus culinaire » programmée au Palais des beaux-arts de Paris, des collaborations entre chefs cuisiniers et artistes. À cette occasion, le duo Nøne Futbol Club fait réaliser Stay Hungry [Rester affamé], une sculpture en caramel en forme de bodybuilder grandeur nature (fig. 4). Cette œuvre répondait à la « fascination mêlée d’un certain dégoût » des artistes pour les images de culturistes posant muscles contractés et luisants d’huile21. L’accent est donc mis ici sur un corps spectaculaire, hors norme, voire carrément monstrueux, impossible à obtenir sans produits de synthèse. D’après les artistes, l’emploi du caramel faisait alors écho « au côté excessif de cette pratique », où le « rapport à un idéal de perfection, au beau, est exagéré au point d’en devenir laid22 ». À travers cette démonstration d’attraction-répulsion envers les canons et la matérialité de ces corps extrêmes, on perçoit un regard critique, voire cynique, sur la vanité d’une telle pratique : le caramel finira par fondre, tout comme les muscles. L’impossibilité de la quête d’un corps parfait ferait alors lire ce phénomène sous l’angle du mythe de Sisyphe, davantage que sous celui de Narcisse, comme le propose Guillaume Vallet dans la récente série documentaire Tous musclés de Camille Juza et Jérôme Momcilovic23.

• 24 Christine Macel et Léa Gauthier, Low Commotion. Olivier Dollinger, Ivry-sur-Seine/Paris/Genève, Le (...)

21Cette lecture critique du culturisme, oscillant entre les figures de Narcisse et de Sisyphe, était déjà mise en œuvre en 1998 dans la performance The Tears Builder [Le Constructeur de larmes] d’Olivier Dollinger. Une semaine avant l’ouverture de son exposition, l’artiste avait invité un bodybuilder à occuper pendant un jour l’espace de la galerie parisienne Chez Valentin. Il lui avait donné pour seule recommandation de « se mettre dans la situation d’attente et de préparation physique qui précède la montée sur un podium d’exhibition ». En passant du gymnase à la galerie, l’artiste cherche à interroger la re-présentation. La vidéo tirée de la performance tend en outre à révéler « l’errance d’un corps sur-gonflé, d’un corps spectacle, d’un corps à la recherche d’une fonction à sa mesure24 ».

• 25 Sur le site de l’artiste : Olivier Dollinger, The Tears Builder, 1998-2015. Voir aussi Chercher le (...)

22Dix-sept ans plus tard, en 2015, à l’occasion de l’exposition « Chercher le garçon », Dollinger réactive la pièce avec le même bodybuilder. À nouveau, la performance explore la construction du masculin et « [retourne] l’image spectaculaire » de ce corps, en laissant apparaître la psychologie du protagoniste et, cette fois, les traces du temps. Tout comme Valérie Belin, Dollinger souhaite finalement briser ce qui est perçu comme un stéréotype. Sa critique est acerbe et sans appel : le bodybuilding est décrit comme un « sport extrême » et le bodybuilder apparaît comme « piégé » dans une « image spectaculaire25 ».

• 26 Voir à ce propos Nicolas Chemla dans Tous musclés : la loi du muscle, cité n. 16.

24– Marine Nédélec. Oui, cette expression fonctionne plutôt bien pour parler de la place des genres – et pas uniquement du genre féminin – dans la pratique du bodybuilding. Comme le fait remarquer Nicolas Chemla26, l’appellation « athlète au miroir » ou encore les compétitions basées sur des défilés, des poses et des jugements esthétiques relèvent plutôt de stéréotypes de genre assignés aux femmes dans la société occidentale moderne. Autant d’éléments qui entrent en opposition avec ceux prônés usuellement par l’hypervirilité, notamment concernant le muscle.

• 27 Courtine, 2011, cité n. 13, p. 478-480, et dans Tous musclés : la loi du muscle, cité n. 16.
• 28 Mylène Bilot, « De la culturiste à l’Amazone : défier les genres. R. Mapplethorpe, Lady », dans Mél (...)

25Ces « troubles dans le genre » s’amplifient lorsque les femmes se saisissent de la culture physique qui, à l’image du sport moderne, a été faite par et pour les hommes. Leur présence met directement à nu les codes de genre attribués au muscle : bien qu’il n’ait plus aucune utilité physique, le muscle démesuré de certains bodybuilders d’aujourd’hui performerait toujours une virilité guerrière (devenue alors fantôme), d’après Jean-Jacques Courtine27. S’approprier le muscle pour les femmes reviendrait ainsi à façonner, selon Mylène Bilot, une « “féminité virile” qui, comme l’expression l’indique, trouble les stéréotypes de genres28 ».

• 29 Voir à ce sujet la thèse de Florys Castan-Vicente, « Un corps à soi ? Activités physiques et fémini (...)

26Les corps féminins d’abord musclés, puis bodybuildés, peuvent d’entrée de jeu être qualifiés d’« extrêmes ». Ils remettent en question le concept d’un « éternel féminin » et, par là, ses supposés attributs, tels que la fragilité, la faiblesse et l’insuffisance, en opposition aux puissances masculines que seraient la force, la santé et le courage. Passant pour naturelles, ces caractéristiques ont évidemment une histoire, de l’Antiquité au positivisme du xix^e siècle, en passant par l’invention au xviii^e siècle de la binarité telle que nous la connaissons aujourd’hui29.

• 30 Ibid., p. 41-42.
• 31 Voir par exemple D. L. P. Le Breton, « Les femmes seront-elles jamais supérieures aux hommes en spo (...)

27En venant empiéter sur le terrain réservé au masculin, le muscle féminin remet finalement en cause la prétendue infériorité physique des femmes. C’est un enjeu majeur car, d’après Florys Castan-Vicente, couplé à celui d’une inégalité intellectuelle, cet argument d’une inégalité physique sert depuis des siècles aux opposants aux droits des femmes à justifier une inégalité sociale30. On comprend alors pourquoi l’une des grandes peurs du début du xx^e siècle était que les femmes s’« hommassient31 », qu’elles se virilisent par le sport. Ce qui se joue finalement là, c’est la construction de la binarité homme-femme, la démonstration de la virilité et de sa puissance, de sa domination, au détriment de celle des femmes.

• 32 Edmond Desbonnet, Pour devenir belle… et le rester. Manuel de culture physique de la femme, Paris, (...)

30De manière fort intéressante pour ce numéro de Perspective, Desbonnet érige en modèles ces spectaculaires femmes fortes. En 1911, dans son Manuel de culture physique de la femme, Pour devenir belle… et le rester (fig. 6), parmi de nombreuses photographies d’artistes comédiennes, danseuses et gymnastes, il donne à voir des athlètes plus ou moins renommées et surtout très musclées, à l’instar d’Athléta, de Vulcana ou de Sandwina. Elles lui servent à illustrer le fait que la « femme, élevée dans les mêmes conditions que l’homme, est aussi forte que lui32 ». Si ces exemples demeurent d’après lui exceptionnels, à la même époque, dans la vie quotidienne, des femmes s’attellent aux côtés des hommes aux durs labeurs de la campagne.

• 33 Ibid., p. 35.
• 34 Edmond Desbonnet, Les Rois de la force. Histoire de tous les hommes forts depuis les temps anciens (...)

31Ne faisons pas pour autant de Desbonnet un féministe ! Sa méthode s’inscrit dans la logique eugéniste et patriarcale de son temps, selon laquelle les femmes sont soumises à des obligations maritales et maternelles. Selon son Manuel…, elles doivent être belles et en bonne santé pour concevoir des enfants forts, la « cause primordiale et ultime » étant « la conservation et l’amélioration de la race33 ». Dans Les Rois de la force, la légende dorée d’Athléta traduit parfaitement ses attentes : après sa carrière d’athlète, l’héroïne coulerait des jours heureux dans sa villa près d’Anvers, toujours belle et paraissant aussi jeune que ses trois filles qui ont repris son flambeau, ce qu’il démontre par de nombreuses photographies34.

• 35 Linda Nochlin, « Femmes, art et pouvoir », dans Femmes, art et pouvoir et autres essais, Nîmes, Jac (...)

32Desbonnet n’est pas le seul à diffuser, à l’orée du xx^e siècle, ces images de femmes fortes : on en trouve aussi dans des revues consacrées à la culture physique ou, plus globalement, au sport (fig. 7) et même dans la presse généraliste. Certes, ces corps restent associés aux mondes du sport et du spectacle, où les assignations de genre peuvent être exacerbées car elles sont très vendeuses. Mais, il n’en demeure pas moins que ces musculatures mettent un sacré K.-O. visuel à l’image de la femme fragile ou faible, à l’instar de celles qui apparaissent caricaturalement pantelantes dans Le Serment des Horaces de Jacques-Louis David, tableau achevé en 1785 et relu par Linda Nochlin en 198835.

• 36 Bruce Chatwin, « Un œil et un corps », dans Robert Mapplethorpe, Lady Lisa Lyon, Paris, éditions Fi (...)
• 37 Lisa Lyon citée par Chatwin, ibid., p. 12.
• 38 Lisa Lyon citée par Samuel Wagstaff, « Avant-propos », ibid., p. 7.

35L’image des femmes bodybuilders porte une grande ambiguïté. Le meilleur exemple nous est donné par Lisa Lyon, haltérophile puis culturiste qui, au début des années 1980, est aussi mannequin et modèle pour de nombreux photographes. Selon Bruce Chatwin, dans sa préface au recueil photographique de Robert Mapplethorpe publié en 1983, Lady Lisa Lyon, la culturiste se considère (elle aussi) comme une artiste sculptrice. Envisageant son corps comme un matériau « périssable, elle voulait trouver le photographe capable de l’archiver36 ». L’œuvre photographique rend donc hommage à l’œuvre sculpturale de la culturiste, en l’immortalisant, dans une sorte de version inversée du mythe de Galatée. Les photographies de Lyon sont un défi aux normes de genre. Elle y incarne différentes dimensions de l’éternel féminin – élégance, séduction, voire sexualité –, mais aussi la sportive accomplie au corps musclé. Si pour la pratiquante le corps féminin n’est « ni masculin ni féminin mais félin37 » et les photographies de Mapplethorpe sont très « lointaines des clichés stéréotypés féminins38 », elle n’échappe néanmoins pas aux assignations de genre (et notamment à l’image de la femme forte et sexy des années 1980), comme l’indique le très significatif « Lady » du titre du recueil.

• 39 Bilot, 2012, cité n. 28, p. 32 ; voir également à ce sujet : Mylène Bilot, « Des femmes colosses : (...)

36Mylène Bilot voit, dans un cliché de Mapplethorpe où Lyon fait le geste de bander un arc, une survivance du mythe de l’Amazone. Elle note que l’archétype de la femme virile (représenté par les Amazones) « semble passer par la valorisation, à travers l’armure, de ses attributs féminins », et qu’ici l’armure-muscle participe à l’érotisation du corps féminin39. L’ambiguïté de genre de Lyon est encore plus significative dans les œuvres de Joel-Peter Witkin. En 1983 toujours, l’artiste la photographie nue, dans la posture du Kouros d’Anavyssos, jeune guerrier androgyne sans barbe ni poils (fig. 8). Dans une autre image, il la portraiture à nouveau torse nu, grimée en Hercule, portant une fausse barbe et tenant à la main un semblant de la traditionnelle massue.

• 40 « On en a pris plein la gueule ! Maxi Pump ou Maxi Sexe ? “That is the question” ? », Maxi Pump : l (...)
• 41 Pierre Samuel, « Les gaillardes dans le folklore. 2. Les amoureuses musclées », Athéna 2, n^o 2 : Fe (...)

37Le potentiel érotique des femmes musclées atteint son point culminant dans les années 1990, moment où le muscle apparaît de plus en plus lié à la pornographie. Cette érotisation est particulièrement visible dans Maxi Pump : un lecteur fâché se plaint même en 1998 d’y voir des femmes toujours plus dénudées et d’assister à la transformation du magazine de sport en un périodique d’un autre registre40. Dans un univers plus sadomasochiste, parmi des entretiens avec des lutteuses, haltérophiles et boxeuses, un numéro de la revue Athéna 2, intitulé Femmes musclées, expose les fantasmes d’inversion de Pierre Samuel. En 1996, il se demande, de manière tautologique, si une femme musclée peut « violer un homme contre son gré41 » – ce qui revient à énoncer ouvertement ce que le muscle peut sous-entendre : la force, la puissance et la domination, jusqu’à la domination sexuelle sans consentement, autrement dit le viol.

• 42 Bilot, 2012, cité n. 28, p. 32-33.

38Même si elles ne nourrissent peut-être plus autant de fantasmes, les femmes musclées ne cessent aujourd’hui d’interroger nos normes de genre. Il paraît encore impossible qu’elles puissent échapper à ces assignations, tant finalement le muscle renvoie à la virilité. C’est ce que semblaient déjà montrer les portraits des Female Bodybuilders de Martin Schoeller au début des années 2000. Grâce à un cadrage frontal, objectif, probablement hérité de l’école de Düsseldorf, les muscles extrêmement développés entrent ici étrangement en résonance avec les attributs de la féminité représentés par la chevelure, la poitrine mise en valeur par un bikini, ou des accessoires comme des boucles d’oreilles. En 1992, Lynda Nead note que le culturisme féminin a parfois été perçu comme l’échange d’un stéréotype pour un autre (et on pourrait ajouter : d’une norme contre une autre). Pour Bilot, le bodybuilding est finalement paradoxalement « autant une marque d’émancipation que de servitude », mais dans tous les cas les culturistes femmes produisent un « trouble (dans les genres) » en associant les stéréotypes de l’hyperféminité et de l’hypermasculinité42. Et c’est ce que semblent illustrer les portraits de Schoeller.

• 43 Wolff, 2017, cité n. 6. Voir aussi sur les beefcakes : Thierry Hoquet, « Beefcake. Corps gay hystér (...)

41– Marine Nédélec. Quand certains homosexuels s’emparent du muscle, cela montre bien, à nouveau, à quel point il est rattaché à la virilité. Wolff explique comment, dans les années 1950, apparaît la figure du « beefcake », ces « jeunes éphèbes homosexuels qui affichent un corps viril (c’est-à-dire musclé) qu’ils entendent opposer au corps mou et efféminé traditionnellement associé aux gays43 ». D’où le terme de « beefcake », soit un « gâteau de muscles » ou de « biscoteaux », si l’on suit l’acception plus familière de « beef » qui désigne à l’origine le bœuf et, par extension, sa viande. Des magazines tel Physique Pictorial véhiculent l’image de ces jeunes hommes musclés dans les rôles de personnages tirés de la culture virile et populaire états-unienne : ouvriers, marins, cow-boys, motards, etc. (fig. 10). Fondé en 1951, ce célèbre magazine est un bon exemple d’utilisation du culturisme et de mise en scène classique pour diffuser des images homoérotiques tout en essayant d’échapper aux accusations d’obscénité.

• 44 Voir les œuvres Saint Sébastien de la mer (1994) ou Saint Sébastien de la guerre (2009).
• 45 « Pierre et Gilles ont voulu rendre hommage aux revues culturistes des années 1960 et 1970 qui ont (...)

42Plus largement, cette iconographie traverse l’imaginaire visuel gay, des matelots de Jean-Paul Gaultier à ceux de Pierre et Gilles, transformés à l’occasion en saint Sébastien44. Ce duo illustre aussi bien les fantasmes sexuels de puissance et de domination associés au muscle, le tout dans un univers aux couleurs vives, kitsch, et parfois sur un ton que l’on décrirait volontiers comme léger et humoristique. Leur exposition de 2014 à la galerie Templon présentait des héros antiques (réels ou mythiques) tels Achille et Léonidas, ainsi que le portrait de l’athlète Thomas Tabti. Selon la notice du catalogue, cette dernière œuvre renvoie à l’iconographie des beefcakes, à la figure de Schwarzenegger et à la sculpture nazie d’Arno Breker45. Renforcement ou jeu, voire rejeu, humour ou subversion des stéréotypes et création de nouveaux fantasmes, une fois encore, à vous de trancher.

• 46 Nicolas Chemla dans Tous musclés : la loi du muscle, cité n. 16.
• 47 Jacques Gleyse, Éric Perera, « Introduction. Bodybuilding et mutation du corps dans nos sociétés mo (...)

44– Marine Nédélec. L’ambiguïté, mais aussi la recherche des limites de l’humanité, sont sans doute les grands enjeux du bodybuilding. Pour Nicolas Chemla, il est un héritage de la révolution industrielle, de son interprétation répétitive, mécanique et rationnelle du réel. En tant qu’incarnation du progrès scientifique, le bodybuilding aurait dû permettre de construire l’humain du futur46. Dans la seconde moitié du xx^e siècle, le muscle s’est tant exacerbé que la construction de cet humain autre implique bien souvent l’addition de produits de synthèse. C’est un enjeu si important dans cette discipline que Jacques Gleyse et Éric Perera parlent de « construction chimique [des] identités » et du développement d’un véritable « savoir indigène » quant aux effets des produits47.

• 48 Je remercie les chercheurs qui m’ont indiqué les références artistiques qui parcourent ce texte : K (...)

46Le corps qui se construit dans le bodybuilding dépasse les genres et les âges, et tend finalement à autre chose, à un corps qui ne serait ni celui d’un homme ni celui d’une femme, ni même celui d’un humain. Pour conclure, je referme la boucle sur le travail d’un artiste présenté au début de cet entretien : Cassils (fig. 11). Iel incarne en effet très bien cet idéal transgenre du bodybuilding à travers sa pratique performative. Iel interroge également les limites de la recherche d’un corps parfait, d’un corps au-delà de l’humain48.