• 1 Lavater, 1806-1809, t. VIII, p. 15.

Un profil qui n’est composé que d’une seule espèce de lignes, c’est-à-dire, dont toutes les lignes sont également concaves ou convexes, droites ou tendues ; un tel profil est une caricature ou un monstre1.

• 2 Tillier, 2021.
• 3 Baridon, Guédron, 2011.

2De nombreux paramètres peuvent être envisagés pour analyser le « caricatural2 ». Les approches historiennes, sans doute indispensables pour déchiffrer une iconographie souvent très conjoncturelle, ne rendent compte que marginalement des critères graphiques et esthétiques. L’approche socio-économique permet de décrire des trajectoires de caricaturistes et, indirectement, d’expliquer leurs choix esthétiques. Elle permet également de mettre en évidence l’importance des contextes de production (presse, industrie de l’estampe, etc.) qui ont d’indéniables effets tant sur les sujets traités que sur les modes d’expression graphique. L’approche visant à établir des liens entre les productions artistique et caricaturale est paradoxalement moins bien représentée dans l’historiographie alors même qu’il existe un corpus important de représentations satiriques sur l’art3.

• 4 Condillac, (1755) 1803, p. 99.

4Il n’est pas inutile de rappeler que dans l’esprit des artistes et des auteurs impliqués dans les débats théoriques autour de ces questions, l’imitation, au sens noble du terme, n’est pas dissociable de l’invention. C’est même là ce qui la différencie de la copie, souvent assimilée à certaines procédures de reproduction mécanique, et donc dépréciée en tant que telle. En 1755, Étienne Bonnot de Condillac résume bien les choses quand il voit dans l’imitation la caractéristique majeure de l’intelligence de l’homme, plutôt qu’un mécanisme aveugle que celui-ci aurait en partage avec les animaux : « Pour moi, je ne conçois pas que l’imitation puisse avoir lieu parmi des êtres sans intelligence4. » On aura compris qu’il n’est pas question ici d’imitation servile, mais d’un processus de reprise des caractéristiques du modèle naturel, bien distinct du simple plagiat. Au reste, Condillac ne cesse d’insister sur le fait que le propre du génie, c’est d’être capable d’extirper ses secrets à la nature, puisque c’est toujours elle qui fournit les premiers modèles. Dans ces conditions, créer ou inventer ne consiste jamais en un acte ex nihilo, mais en une réflexion sur ce que le modèle naturel contient en germe.

• 6 Félibien, 1705, t. II, p. 14.

6Ce qui résonne avec un point connu de la doctrine académique : si la nature est imparfaite et accidentelle, les artistes se doivent d’en sélectionner les plus beaux morceaux et d’en mettre au jour le caractère universel. Ainsi, tous ceux dont le but est de rechercher la perfection sont attentifs à imiter ce qu’elle leur offre de plus beau, quitte, comme l’expliquait déjà André Félibien, à « corriger ses défauts, quand ils en rencontrent dans les hommes qui leur servent de modèles6 ». Le refus de se contenter d’une imitation de la nature visible est d’ailleurs un trait essentiel du classicisme académique que souligne le peintre théoricien anglais Jonathan Richardson dans son Traité de la peinture et de la sculpture :

• 9 Féraud, 1787-1788, t. I, p. 362.
• 10 Article « Caricature », dans Watelet, Levesque, 1788, t. I, p. 96.

8Or la caricature paraît se situer aux antipodes de cette conception de l’imitation. Dans le Dictionnaire critique de la langue française, on lit qu’elle est un synonyme de la « charge » et qu’elle possède un caractère avilissant9. Plus développée, la définition de l’académicien Claude-Henri Watelet la présente comme un moyen d’exagérer les caractères différents des physionomies tout en rabaissant l’homme au rang des animaux10.

• 11 McTighe, 1993.

9Rappelons brièvement que si l’on observe un essor remarquable de la pratique de la caricature dès la seconde moitié du xviii^e siècle, son apparition remonte au début du xvii^e siècle, quand les frères Carracci, après avoir créé leur fameuse académie à Bologne, ont fixé les règles de l’enseignement du dessin en les fondant sur l’imitation du modèle naturel incarné par le nu masculin prenant la pose. De nombreux indices, tant à travers les textes qu’à travers les images, laissent en effet penser que la quête de l’imitation idéale au moyen d’un trait maîtrisé s’est ainsi doublée d’une fascination pour les formes qui s’en écartent le plus : corps grotesques, triviaux et licencieux servis par un dessin dont les accointances avec le graffiti sont souvent explicites. Quelques feuilles dessinées et gravées offrent du reste des interprétations caricaturales de la pratique du dessin académique d’après le modèle vivant. C’est le cas d’une petite estampe de Giuseppe Maria Mitelli d’après un original de Pietro De Rossi, Accademici scontornati [Académiciens contournés] (fig. 1), où les académiciens contrefaits parodient l’exercice majeur de l’enseignement académique : le modèle que les apprentis artistes s’acharnent à figurer s’y révèle tout aussi difforme qu’eux, ce qui est une manière plutôt amusante de suggérer à la fois les grandes potentialités de l’imitation et celles du contre-modèle. Le théoricien bolonais Carlo Cesare Malvasia, qui a consacré certains de ses écrits à la gloire des artistes de sa ville natale, affirme d’ailleurs que dès le début de leur carrière, en particulier dans leurs études et leurs dessins, Annibale et Agostino Carracci se sont mis en quête d’une « difformité parfaite [perfetta difformita] », sorte de contrepoint burlesque aux impeccables proportions des adeptes de la beauté idéale. Malvasia explique aussi que quand les frères Carracci se sont établis à Rome pour y honorer de prestigieuses commandes, ils ont pris l’habitude de se délasser de leurs rudes journées de travail en se promenant dans les rues de la ville en quête de victimes à saisir d’un seul jet sous la forme de dessins chargés. Comme si, à travers leur exemple, la caricature et la quête de la beauté idéale se répondaient symétriquement, la première en exagérant ce qu’il y a de plus laid ou de plus déviant par rapport aux normes admises de la beauté, la seconde en visant à faire ressortir le contenu essentiel et universel de la nature11.

• 12 On pourra le vérifier à partir des méthodes de dessin qui se publient alors, par exemple celle de C (...)
• 13 Courtine, 2006, p. 230.
• 14 Paillot de Montabert, 1829-1851, t. IV, p. 46-47.

10L’héritage évoqué ici à grands traits permet sans doute de mieux saisir pourquoi l’image scientifique du corps humain et la caricature évoluent parfois dans des champs sémiologiques contigus, à travers l’utilisation de critères communs de la norme et de la déviance. Sur quoi de tels critères sont-ils fondés ? Essentiellement, comme on le constate à travers les textes et les images, sur la tradition des beaux modèles et des belles proportions. Au xviii^e siècle, mais aussi durant une bonne partie du xix^e siècle, l’exemplarité des statues canoniques de l’Antiquité classique demeure entière, du moins pour les défenseurs de la ligne esthétique traditionnelle12. À cet égard, tout en gardant à l’esprit pour la suite que, jusqu’à un certain point, le monstre est perçu comme une infraction contre les règles13, il est éclairant de citer un des tenants de cette esthétique : « Quant aux chefs-d’œuvre que nous connaissons de l’Antiquité, ne voyons-nous pas qu’ils réunissent toutes les règles essentielles à l’art qui les a produits ? Il n’est pas un de ces admirables modèles où les lois constituant la vraie doctrine aient été violées14. »

• 15 Barbillon, 2004, p. 107-126 ; Comar, 2008, p. 339-243.
• 16  Williams, 1994.
• 17  Mosse, (1996) 1997, p. 40.

11Au xix^e siècle, dans les écoles d’art qui assurent la formation des artistes officiels, le corps parfait reflète les mesures et les statistiques pratiquées sur des athlètes dont la silhouette et les proportions s’opposent aux malformations et aux caractères déviants soumis eux aussi à des études systématiques15. Or si la prégnance des modèles académiques se maintient, c’est peut-être qu’elle n’est plus seulement le fait des artistes et des théoriciens de l’art adeptes d’un idéal esthétique suranné : moralistes, philosophes, savants, naturalistes, vouent au corps idéal une commune admiration, tout en se montrant profondément préoccupés par tout ce qui déroge au goût, aux canons de proportions, à la justesse anatomique, à l’équilibre des formes et à la maîtrise des passions16. Du reste, il n’est pas rare de trouver des références à l’Apollon du Belvédère, au Laocoon ou au Gladiateur Borghèse, éventuellement assorties de planches didactiques, dans des traités d’anatomie comparée, d’anthropologie physique ou de médecine aliéniste qui continuent d’imposer les mêmes stéréotypes physiques bien après que le classicisme académique est passé de mode17. Symétriquement, le corps hors norme ne cesse d’être désigné comme monstrueux et suscite une curiosité où se mêlent compassion et répulsion. Ainsi, tandis que médecins et anthropologues observent, évaluent et classifient les anomalies congénitales, celles-ci font l’objet d’exhibitions populaires et se voient chargées par les caricaturistes de contenus moral, social, politique et esthétique, renouvelant le principe éprouvé de la « monstrification » de l’adversaire. Envers menaçant de la nouvelle norme corporelle – celle du corps masculin naturellement athlétique et sain –, la figure du monstre humain sert à stigmatiser des êtres transgressifs et dénaturés.

• 18 Wright, (1865) 1867, p. 230-239 ; Champfleury, 1875, p. 52 ; id., 1880, p. 189-190.
• 19 Malcolm, 1813, p. 147.
• 20 George, 1947, n^o 11602.

12Le recours à la monstruosité est un expédient essentiel de la satire visuelle : démons en tous genres, hybrides mythologiques, créatures des bestiaires moralisés, merveilles et prodiges y sont exploités à des fins polémiques depuis l’apparition de l’image imprimée. Dans cette veine, si l’on tient compte de leur longévité et de leur descendance, les figures fantasmatiques les plus frappantes sont sans doute celles qui ont tiré parti de naissances monstrueuses et d’images conçues pour en attester la réalité. Au reste, ces convergences sont déjà repérées chez les premiers auteurs qui se sont intéressés à l’histoire de la caricature, que ce soit à propos de certaines figures grotesques ornant les stalles des églises, des gravures polémiques apparues dans le contexte des luttes confessionnelles entre protestants et catholiques, des images ligueuses et, bien entendu, de la monstrueuse parade qui a fait son apparition dans la caricature politique à partir de la Révolution française18. Ce n’est pas un hasard si, dès le début du xix^e siècle, certains auteurs acquis à la défense de la tradition classique regrettent que cette collusion se renforce à l’occasion de la présentation publique de phénomènes. Ainsi James Peller Malcolm mentionne une suite de caricatures qui font écho à l’exhibition de Saartjie Baartman, arrivée à Londres au cours de l’année 181019. Sur l’une d’elles (fig. 2), la « Vénus hottentote » apparaît, fumant la pipe, entourée, à gauche d’une naine, miss Ridsdale, mesurant « à peine trente pouces de haut [only 30 inches high] », à droite d’une jeune albinos aux cheveux de soie et aux yeux roses, miss Harvey. La légende de l’image spécifie que les trois Grâces peuvent être admirées aux Spring Gardens de Londres, Wigleys Rooms20. Si, pour Malcolm, les phénomènes de foire servent de repoussoir à la beauté classique, ils sont aussi à l’image de ce que devient la caricature en ses pires moments : un spectacle monstrueux, grotesque et trivial qui séduit un public aussi nombreux qu’il est peu exigeant.

• 21 Glendinning, 1992, p. 19-32 ; Pérez Sánchez, 1993, n^o 7, p. 164 ; Watt, 2007, p. 25-30. Les auteurs (...)

13C’est sur le caractère à la fois grotesque et subversif du monstre humain que vont jouer les adeptes de la satire visuelle, avec, comme Francisco de Goya l’illustre de manière insurpassable, une monstruosité physiologique aux limites du fantastique, doublée d’une monstruosité morale dont on soupçonne la nature démoniaque. On le vérifie dans le Disparate desordenado ou Disparate matrimonial (fig. 3), où l’on voit un homme et une femme fusionnés dos à dos, de l’occiput au sacrum, la partie féminine, seins dénudés, présentant une face simiesque trouée d’un cri douloureux, tandis que la partie masculine, d’un geste amphibologique, croise les mains en signe d’adoration tout en pointant un doigt accusateur en direction d’un ecclésiastique qui, parmi d’autres êtres aux visages très bestialisés, proches de ceux de la Quinta del Sordo, assiste au spectacle. Si l’on pense à l’univers du carnaval et du corps grotesque, on observe que chacune des quatre jambes du couple abominable est dotée de deux pieds opposés soudés par un talon commun, ce qui renforce l’idée qu’il personnifie l’indissolubilité du mariage ; il n’est permis à aucune des deux parties d’échapper à sa terrible condition21.

• 22 Tort, 1998, p. 354-359.
• 23 Geoffroy Saint-Hilaire, 1832, p. 36.
• 24 Nouailles, 2017, p. 64.
• 25 Geoffroy Saint-Hilaire, (1822-1831) 1827, p. 151, col. 1. L’auteur souligne.

14Il faut y insister : l’intérêt pour les monstres occasionne des travaux qui sont contemporains des études pionnières sur l’histoire de la caricature. Or si ces dernières évoquent sans distinction les naissances monstrueuses et les êtres fabuleux issus des mythes religieux, des légendes héroïques ou des caprices de l’imagination, on note une importante mutation épistémologique dans la compréhension scientifique des monstruosités. Pour les promoteurs de la tératologie, celles-ci ne sont plus réductibles à des chimères, mais répondent à des règles précises. Le démontrent les travaux de l’école rationaliste représentée par les zoologistes français Étienne Geoffroy Saint-Hilaire et son fils Isidore. Si, dès 1797, le premier a pu affirmer que la nature n’a formé tous les êtres vivants que sur un plan unique, c’est en 1832 que le second donne du monstre une définition fondatrice ainsi qu’une classification de ses différentes déclinaisons reposant implicitement sur une référence au corps humain « normal ». En vérité, le fait de rattacher les monstres à l’ordre naturel, autrement dit de les soumettre aux mêmes lois que celles qui régissent l’ensemble des phénomènes du vivant, revient à les rationaliser, à les réifier, à les dégager du surnaturel et de la superstition, voire à désamorcer leur dimension critique et subversive22 : « Il n’existe pas, lit-on dans le Traité de tératologie, de formations organiques qui ne soient soumises à des lois, et le mot “désordre”, pris dans son acception véritable, ne saurait être appliqué à aucune des productions de la nature23. » Les monstres obéissent donc au même plan d’organisation que l’ensemble des animaux ; ils présentent une unité de système dans les connexions entre leurs différentes parties organiques, et leur aspect résulte d’interruptions ou d’excès dans leur formation ou leur développement24. Toujours selon Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, « amenés de temps à autre sur la scène des productions vivantes et s’y montrant avec des caractères d’imperfection graduée, ils deviennent de précieuses ébauches à consulter25 ».

• 26 Hugo, 1912, p. 15.
• 27 Ibid., p. 24.
• 28 « Quant au genre monstre, vous savez comme ils l’ont traité, comme ils ont arrangé Han d’Islande, c (...)
• 29 Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Paris, Gallimard, 1974, p. 88.
• 30 Mazzocut Mis, (1992) 2018, p. 8.

15Ainsi que le suggère cette phrase publiée en 1827 par le fondateur de la tératologie, le monstre est un paradigme de la création. La même année, Victor Hugo, dans la préface de Cromwell, reconnaît la valeur du grotesque et du laid en considérant que « tout dans la création n’est pas humainement beau, que le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière26 ». À ceux qui « prétendent que le difforme, le laid, le grotesque, ne doit jamais être un objet d’imitation pour l’art, on […] répond que le grotesque, c’est la comédie, et qu’apparemment la comédie fait partie de l’art27 ». Théophile Gautier entérine ce manifeste en identifiant dans le romantisme un « genre monstre », explicitement rattaché à Quasimodo28. Qualifié par l’auteur de Notre-Dame de Paris d’« idéal du grotesque29 », ce personnage qui vit parmi les gargouilles triomphe du concours de grimaces de l’élection du pape des fous, véritable défilé de caricatures. Tout médiévaliste qu’il est, le roman de Victor Hugo dénonce et dénoue le lien chrétien forgé entre monstrueux et démoniaque. Les monstruosités de Quasimodo font de lui le plus sincère et authentique des hommes, celui qui, pour être contrefait, ne contrefait pas : « Hugo identifie dans le grotesque à la fois une catégorie esthétique et autonome et l’instrument adapté pour découvrir que la réalité elle-même est monstrueuse30. »

• 31 Lavater, 1806-1809, t. VIII, p. 227. En 1808, Moreau de la Sarthe publie également un ouvrage consa (...)
• 32 Bablot, 1788. Voir Rey, 2018.

17La culture scientifique des dessinateurs satiriques est avérée pour certains d’entre eux. Grandville, aux côtés d’Eugène Delacroix, fréquente le Jardin des plantes ou recourt aux Physiognomische Fragmente de Johann Caspar Lavater dans l’édition en langue française de Jacques-Louis Moreau (dit Moreau de la Sarthe). Actualisée quant aux savoirs physiognomoniques et phrénologiques, cette édition ajoute au chapitre de Lavater consacré aux marques de naissance, un « Supplément sur les monstres ». Dès 1808, réfutant l’idée qu’il s’agit d’« erreurs de la nature », Moreau de la Sarthe indique que celle-ci « ne se trompe point, mais que réalisant tous les possibles, sortant des bornes étroites où nous croyons la renfermer par nos méthodes, elle produit des combinaisons de formes et de facultés dont l’imagination la plus hardie n’aurait pu soupçonner la réalité31 ». Valorisant ainsi l’imagination de la nature dans ses œuvres, il réfute a contrario la théorie dite des envies, présentée par Lavater, selon laquelle l’imagination exacerbée de la future mère imprimerait sur le corps du fœtus des signes en rapport avec la vision d’un monstre pendant la grossesse. Ce topos médical, encore très débattu à la fin des Lumières32, se retrouve associé au monstrueux dans le corpus satirique ainsi que nous le verrons plus loin.

• 33 Abelanet, Saint-Maur, 1991.
• 34 Ibid.
• 35 Balzac, 1843, p. 90.

18Le public peut, dès 1835, accéder au musée d’anatomie que Guillaume Dupuytren a constitué avant de décéder la même année. Y sont exposées des pièces osseuses spectaculaires, le squelette affaissé sous son propre poids d’une ostéomalacie post-gravidique, « et de multiples variétés possibles de pieds-bots, de tuberculoses ostéoarticulaires, de cals vicieux et de bassins dystociques, sans oublier le rachitisme33 ». Parmi les cires anatomiques, mentionnons le cas d’un bec-de-lièvre unilatéral, avant et après l’opération réalisée en 1799 par Antoine Dubois, et « une très belle tête de cire d’un homme porteur d’un énorme naevus pigmentaire congénital, appelé “naevus veineux ou taupe”34 » – en raison de sa couleur et de sa pilosité qui lui confère une apparence animale. Dès avant 1835, les galeries du Muséum d’histoire naturelle présentent des collections tératologiques, ainsi qu’en témoigne Honoré de Balzac par la description qu’il fait du baron de Maulincour dans Ferragus (1833) : « C’était un homme rapetissé, dissous, arrivé à l’état dans lequel sont ces monstres conservés au Muséum, dans les bocaux où ils flottent au milieu de l’alcool35. »

• 36 Planche 10 de la série « Les Grisettes » par Henry Monnier, Paris, Giraldon et Bovinet, 1827.

19Le monstre est omniprésent dans les représentations satiriques, très souvent pour l’inscrire dans la tradition du grotesque, parfois pour se référer précisément au contexte tératologique. Pour illustrer le premier cas de figure, il faut signaler que le mot « monstre » apparaît dans de nombreuses compositions qui évoquent ce que l’homme ordinaire a de l’animal, dans ses mœurs et ses appétits sexuels notamment. Il semble avoir souvent été utilisé dans ce sens au cours de la première moitié du xix^e siècle pour qualifier la brutalité et la bestialité du comportement masculin. Il peut s’agir de désigner un violeur potentiel ou, le plus souvent, d’un mot mis dans la bouche d’une femme qui reproche à un homme un comportement, une attitude ou un propos, jugés trop explicites. Henry Monnier fait dire à l’une de ses grisettes, dont la vertu est par nature censée être suspecte, alors qu’elle s’adresse à un homme : « Vous êtes tous des monstres36. »

• 37 Voir par exemple : Anonyme, 1830.
• 38 Traviès, Facéties de M. Mayeux, Paris, Aubert, 1831, pl. 4.
• 39 « D’un monstre et M. Geoffroy S. Hilaire », Le Figaro, 7 mars 1831, p. 3, cité par Kolbinger Menon,(...)
• 40 Ibid., fig. 23, reproduction d’une page d’un carnet de dessins de Grandville conservé au musée Carn (...)

20La part animale de l’homme est placée sous le signe du monstrueux pour signifier sa bestialité ou sa bêtise. Le personnage de Mayeux est l’incarnation du monstre ordinaire, celui qui habite la société bourgeoise née de la révolution de Juillet. Héritier des bouffons et des nains grotesques, mal éduqué autant que mal conformé, il est créé en 1831 par Charles Joseph Traviès et peuple les illustrés pendant une décennie. Prétexte à traiter toutes sortes de sujets, sociaux ou politiques, il est aussi, par l’appétit sexuel dont il se prévaut – motif traditionnel du nain et du bossu – un monstre moral37. « Non, Mayeux… tu es un monstre, tu veux me séduire… » indique la légende d’une composition de Traviès38. Le lien avec la culture naturaliste est parfois explicité au travers de nombreuses scènes qui confrontent le personnage à des primates comme à d’autres espèces animales à l’anatomie comparable. Un article du Figaro recommande d’ailleurs à Étienne Geoffroy Saint-Hilaire de s’intéresser au Mayeux plutôt qu’à tous les animaux qui peuplent la ménagerie du Jardin des plantes39. Grandville dessine son squelette difforme au sein d’une collection anatomique40.

• 41 Appel, 1987, chap. v.
• 42 La série, parue dans La Caricature politique, morale, littéraire et scénique, t. V, comporte trois (...)
• 43 Agulhon, 1981, p. 81.
• 44 Dans les années 1820, des boulettes de viande mélangée à des tessons de verre sont à plusieurs repr (...)

21Grandville et Honoré Daumier sont des dessinateurs dont la production témoigne d’une culture tératologique précise, notamment en ce qu’elle s’inscrit dans le grand débat sur la classification qui marque le tournant des années 183041. La tératologie a pour but de montrer que la nature, quand elle ébauche le vivant au moyen de monstres, manifeste sa capacité à transformer les espèces. Prouver leur variabilité permet de contester leur fixité, thèse défendue par Georges Cuvier contre Étienne Geoffroy Saint-Hilaire dans cette querelle dite des analogues. Le second voit des analogies entre les différentes espèces et dans le plan de composition de tous les organismes. Les monstres humains, quand ils présentent des parentés avec des animaux, témoignent de ces analogies. Grandville, qui a consacré une grande partie de sa production à la création de monstres sous la forme d’hybrides d’hommes et d’animaux, a plusieurs fois traité des sujets relatifs à la tératologie dans son œuvre de caricaturiste de presse et d’illustrateur. Les trois planches de la série Cabinet d’histoire naturelle42 présentent les personnalités politiques au pouvoir, dont les visages sont entés sur le corps d’espèces animales, lesquelles, parce qu’elles sont alors inconnues ou méconnues, recèlent une étrangeté certaine. Il faut rappeler que l’animal sauvage est alors presque unanimement considéré comme un ennemi qu’il convient de détruire43. La curiosité du public, attestée par la célébrité de Jack l’orang-outang (transporté de Bornéo à Paris en 1836 et mort l’année suivante) ou de Zarafa la girafe (offerte à Charles X par Méhémet Ali en 1827), s’accompagne fréquemment d’agressions, ainsi qu’en témoigne le relevé des exactions commises envers les pensionnaires de la ménagerie du Jardin des plantes44.

• 45 Michel, 1972, p. 223-237 ; Gaillard, 1982, p. 53-83 ; Tortonese, 2019.
• 46 Stahl, Grandville, 1842, t. I, p. 189-190.
• 47 Ibid., planche hors-texte, face p. 201.

22Grandville illustre les Scènes de la vie privée et publique des animaux, ouvrage dans lequel Balzac met en scène la querelle des analogues45. Un âne est travesti en zèbre aux rayures jaunes et noires au cri de « Renversons la nomenclature ! » Pour ce faire, les auteurs usent des mêmes procédés que les charlatans qui produisent « les hommes squelettes, les nains pesant cent cinquante kilogrammes, les Femmes barbues, les Poissons démesurés, les êtres monstrueux46 ». Grandville y représente ce monstre artificiel contemplé par des hybrides d’hommes et d’animaux, dans les galeries du Museum, comme pour entériner le désordre de la classification et les thèses de Geoffroy Saint-Hilaire, lui-même représenté comme un hybride de primate et d’homme47.

• 48 Grandville, 1844, p. 116.

23D’autres hybridations chimériques et monstrueuses sont imaginées en 1843 par Grandville dans Un autre monde. Pour les illustrations de cet ouvrage qu’il a conçu seul, il crée des monstres modernes ; ceux de l’âge de la machine pour « un orchestre à la vapeur » composé d’automates en fonte, ceux des hypocrisies sociales avec des jeux de masques animaux ; ceux de la ménagerie du Jardin des plantes avec un vaste panorama tératologique qui s’étend des animaux de la mythologie et de l’héraldique revisités (sirènes, centaures, griffons ou licornes), aux nouveaux monstres créés par la science. La Fosse aux doublivores (fig. 4) et Le Perchoir (fig. 5) sont l’occasion de moquer une classification qui peine à suivre les découvertes d’espèces étranges comme la création par hybridation de nouvelles espèces. Apparaissent également des « espèces provisoires » encore innomées, des hybrides créés « par un professeur de zoologie48 », ce qui fait écho à une partie importante du travail des Geoffroy Saint-Hilaire père et fils. Une des missions d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire au Muséum consiste en effet à acclimater voire à adapter des espèces exotiques pour les rendre utiles aux progrès de la nation. Comme son père, il conduit même des expérimentations visant à créer des monstres.

• 49 Rostand, 1964.
• 50 Formulée de façon plus complète en 1866 : « L’ontogenèse est la récapitulation courte et rapide de (...)

24Entre 1820 et 1826, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire mène des expériences tératogéniques destinées à montrer, dans le cadre de son débat avec Cuvier, que les espèces ne sont pas fixes49. Les résultats de ces expériences, reprises ensuite par son fils Isidore puis par Camille Dareste, ont dû être décevants puisqu’ils n’ont pas été publiés. Il fait peu de doute cependant que ces recherches étaient connues et que Grandville leur fait écho. Si l’on accepte cette hypothèse, il est important de savoir que, pour les Geoffroy Saint-Hilaire, le développement de l’embryon passe par des stades de plus en plus complexes, résumant en quelque sorte la hiérarchie de l’échelle des êtres – ce que les travaux d’Ernst Haeckel permettent de condenser en une formule célèbre : « L’ontogénèse récapitule la phylogénèse50. » Les embryons monstrueux seraient donc le produit d’un arrêt de développement, ce qui expliquerait que certains individus aient des parentés avec des êtres dont l’organisation est moins complexe, comme les animaux.

• 51 Geoffroy Saint-Hilaire, 1818-1834, t. II, p. 518 et suiv. ; Geoffroy Saint-Hilaire, 1827, p. 142-14 (...)
• 52 Martin, 1880, chap. xi, p. 266 et suiv.
• 53 Morel de Rubempré, 1835, p. 270.
• 54 Cette interdiction, souvent mentionnée, est incertaine. Sur Chang et Eng Bunker, voir Wu, 2012.

25La théorie des envies, alors même qu’elle est rejetée par Étienne Geoffroy Saint-Hilaire et Moreau de la Sarthe, continue d’inspirer les dessinateurs, probablement parce qu’elle permet de plaisanter sur toutes sortes de sujets, mais peut-être aussi parce qu’elle offre la possibilité de tenir un propos sur la création des monstres et, par ce biais, sur la création des caricatures. Tout en admettant qu’une émotion forte puisse créer des désordres anatomiques durant la gestation, Geoffroy Saint-Hilaire consacre de nombreuses lignes51 à combattre cette théorie parfois appelée également la « théorie des regards52 ». Elle est pourtant encore très répandue, et même colportée par certains médecins. Joseph Morel de Rubempré en fait état en 1835 et déclare que « tous les jours on voit des femmes mettre au monde un enfant offrant la plus parfaite ressemblance avec un individu qu’elles ont souvent eu l’occasion de regarder fixement […] sans qu’elles aient eu pour cela aucun commerce amoureux avec lui53 ». Victor Hugo la mentionne également, mais pour la discréditer. Dans Notre-Dame de Paris, un homme accuse Quasimodo, alors que celui-ci agonise sur la roue, d’avoir « rien qu’en passant devant elle, […] fait accoucher [sa] femme d’un enfant à deux têtes ! – Et ma chatte d’un chat à six pattes ! glapi[ssai]t une vieille en lui lançant une tuile. » Cette croyance explique que l’exhibition des frères siamois Chang et Eng Bunker aurait été, dans un premier temps, interdite à Paris, avant d’être autorisée en 183554. Quelques représentations de Mayeux recourent à ce topos médical et populaire. Daumier le montre devant un orang-outang, intimant à sa femme enceinte, et déjà mère d’un garçonnet aussi difforme que son géniteur : « Bobonne, Bobonne ! tu me ferais un monstre comme ça, ne le regarde pas tant ! » (fig. 6).

• 55 Voici la légende apparaissant sous l’image : « Mon dieu ! si j’allais faire un enfant à tête de Poi (...)

26Une des lithographies de la série L’Imagination, du même Daumier, est à cet égard exemplaire. Le principe sur lequel repose cette série est de faire apparaître autour d’un personnage ses obsessions sous la forme d’objets ou de figures, le plus souvent sur un mode fantastique. Peut-être inspiré du Sommeil de la raison de Goya (1799), la planche Chimère de l’imagination met en scène une femme enceinte qui, après la lecture du journal La Caricature, s’inquiète qu’à la vue de ces charges de Daumier elle puisse donner naissance à un monstre (fig. 7). Ses pensées apparaissent sous la forme d’un cortège d’homoncules difformes aux crânes surdimensionnés et bosselés, évocation de la monstrueuse progéniture à laquelle elle craint de donner jour55. Ces apparitions sont elles-mêmes directement inspirées des bustes des parlementaires du sculpteur et dessinateur, modelés pendant cette même période, et qui ont servi de matrices aux caricatures publiées dans La Caricature et Le Charivari en 1832 et 1833. Ces bustes en terre crue conservés au musée d’Orsay, qui ont probablement été réalisés pour chercher dans le travail du volume un style caricatural percutant, rompent avec l’iconographie de type allégorique ou symbolique qui prévaut dans la plupart des grandes compositions complexes des journaux satiriques de cette époque. Les expressions hostiles, hébétées ou furieuses, déforment les visages dont l’exagération des traits s’accompagne de déformations crâniennes.

• 56 Renneville, 2000 ; Staum, 2003.
• 57 Double pl. 166-167 de La Caricature, n^o 83, 31 mai 1832.

27Il faut y voir une influence de la phrénologie56, sujet que Daumier a souvent traité. Or, au moment de modeler ces bustes, à la fin de l’année 1832, Daumier a été condamné pour la charge de Louis-Philippe en Gargantua et a obtenu de purger la fin de sa peine dans la maison de santé pour aliénés de Casimir Pinel, le neveu de Philippe Pinel. Il est probable que les théories phrénologiques et, d’une façon générale, l’intérêt pour l’observation des aliénés aient déterminé un mode de traitement caricatural fondé sur l’intention d’assimiler ce personnel politique à des malades mentaux. « Le Charenton ministériel » de 183257 corrobore cette hypothèse au même titre que la série L’Imagination.

• 58 Dantan jeune. Caricatures et portraits de la société romantique. Collections du musée Carnavalet, P (...)
• 59 Laugée, Villela-Petit, 2011 ; Baridon, Guédron, 1999 ; Baridon, 2000.
• 60 Ackerknecht, 1956.
• 61 Balzac, 1848, p. 357.

28Le sculpteur Jean-Pierre Dantan dit Dantan jeune, auteur de statuettes caricaturales, représente également cette hybridation des cultures phrénologiques et caricaturales (fig. 8). Ses bustes permettent à un public bourgeois d’acquérir à prix modeste l’effigie chargée des vedettes et des politiques du jour58. Dantan propose en outre des bustes sérieux et il applique aux deux catégories les mêmes principes pour transcrire en volume la personnalité de ses modèles. Ces principes relèvent de la phrénologie, les frères Dantan, tous deux sculpteurs, ayant été très tôt conduits, par des circonstances familiales, à s’intéresser à cette pseudoscience. Elle préoccupe d’ailleurs bien d’autres artistes comme David d’Angers59. Les têtes monstrueuses de ses caricatures doivent certainement à une exagération plaisante des conformations crâniennes observées par les tenants de la phrénologie. En 1836, Pierre Marie Alexandre Dumoutier, un des plus zélés défenseurs de la phrénologie en France, ouvre à son domicile parisien un musée qui lui est dédié60. Sous la forme de moulages ou de portraits dessinés ou peints, on y trouve tous ceux qui sont jugés exceptionnels par leurs actes : les génies, parmi lesquels figurent nombre d’artistes peintres ou sculpteurs (dont les frères Dantan eux-mêmes), comme les criminels – des « monstres sociaux61 » selon l’expression utilisée par Balzac –, ou les aliénés. La phrénologie traque les indices de la monstruosité psychologique dans la forme du cerveau telle qu’elle se lit dans les conformations crâniennes, tout comme la caricature les révèle par le biais des déformations expressives et anatomiques.

• 62 Cité par Oehler, (1988) 1996, p. 38.
• 63 Voici ce que dit la légende de l’image : « Pour ce qui est de la banqueroute de l’État, eh bien, vo (...)

29Le « monstre » qualifie, au xix^e siècle comme aujourd’hui, l’homme prédateur et délinquant, l’agresseur ou le violeur. Mais les plus effrayants sont certainement ceux qui peuplent la société, se révélant à l’occasion de ses crises. Autour des journées de Juin 1848 et de la Commune, se noue un réseau sémantique qui monstrifie et démonise les séditieux : « Dirai-je les excès de votre barbarie, / Monstres qu’en sa furie / L’enfer semble avoir enfantés ? » écrit un commentateur des émeutes de Juin62. Gustave Doré, lors des procès de Versailles, caricature les communards en les affublant de trognes patibulaires63 (fig. 9). Au moment de l’affaire Dreyfus, Victor Lenepveu assimile les juifs à des monstres repoussants et maléfiques dans Le Musée des horreurs, une série d’affiches caricaturales.

• 64 Le Charivari, 18 févr. 1838, p. 2.
• 65 Le Men, 1988, p. 10-12.
• 66 La Presse, 21 mars 1854, cité par Chotard, 1990, p. 79. Soulignons que ces portraits-charges étaien (...)
• 67 Edmond et Jules de Goncourt, Charles Demailly, Paris, Charpentier et Cie, 1876, p. 5-6.

30Toutefois le monstre peut être un génie qui transcende les normes par son exceptionnalité. C’est ce que suggère en 1838 l’annonce de la publication de la série du Panthéon charivarique de Benjamin Roubaud, cette suite de portraits-charges qui paraissent désormais dans Le Charivari pour y constituer une « galerie monstre » : « Sous le titre de Panthéon charivarique, nous offrons à nos abonnés une galerie monstre (monstre est ici placé dans une double acception) qui comprendra la charge de toutes les notabilités artistiques et littéraires de Paris, divisées en plusieurs séries, telles que séries des journalistes, séries des romanciers, des poètes, des musiciens, des peintres, des acteurs etc., etc.64 » ; double acception qui permet d’assimiler, sur un mode plaisant, ces célébrités du jour à des hydrocéphales aux physionomies grotesques et aux corps rapetissés65 (fig. 10), soit à des sortes de phénomènes de foire livrés à la curiosité du public. Pareillement, les portraits-charges du Panthéon-Nadar, dont la première planche est sortie des presses de l’imprimerie Lemercier au début de l’année 1854, sont décrits par Théophile Gautier, sur le mode humoristique, comme des « monstres », des « godenots », des « casse-noisettes », des « kobolds », des « poussahs66 ». Six ans plus tard, dans leur roman Charles Demailly d’abord publié sous le titre Les Hommes de lettres, les Goncourt confirment ce point de vue : « Cela représentait – écrivent-ils – une procession de personnages à grosses têtes et plus laids encore que nature, s’acheminant sur des jambes de fœtus vers un Panthéon où Nadar faisait aux vivants la distribution des prix de la Postérité67. »

• 68 Morel, 1857, p. 80 ; Guédron, 2020.
• 69 Nordau, (1892) 1894, t. I, p. 50.

31Ainsi, les « monstruosités morales et physiques68 » qui pervertissent la race s’observent tant chez les génies que chez les monstres des prétoires, des geôles et des asiles. Cesare Lombroso cherche dans leurs caractères physiques les indices de leur exceptionnalité. Comme lui, Max Nordau estime que l’art de son temps témoigne non d’un renouvellement, mais d’une déviance due à la dégénérescence de l’espèce dont, entre autres, les artistes sont à la fois les représentants et les propagateurs par les images qu’ils produisent. Nordau compare ainsi les représentations de « certains peintres, impressionnistes, pointillistes ou mosaïstes, trembleurs ou papilloteurs, coloristes rugissants, teinturiers en gris ou en blafards69 » aux caricatures parues dans le journal satirique munichois Fliegende Blätter.

• 70 Gould, 2008, p. 45-48.
• 71 Nouailles, 2017, p. 224-226.

32On constate ainsi une sorte de disjonction entre la science des monstres et les images qui exploitent leur pouvoir de sidération en pariant sur le choc visuel causé par l’aversion instinctive que suscitent les personnes affectées de malformations spectaculaires70. À n’en pas douter, ces images misent sur la déviance organique comme moyen de mettre au jour des déviances sociales, politiques et morales, ou, pour le dire autrement, comme moyen de rendre visible des pulsions, des motivations, des désirs scandaleux. Dès lors, tant du côté savant que du côté populaire, l’inadaptation pathologique aux modes de vie habituels et réguliers croise un nouveau mécanisme de causalité : celui de la dégénérescence atavique, qu’exploiteront sans tarder les caricaturistes. Comme si le monstre ne pouvait échapper à la souillure, à la transgression, à la catastrophe71.