• 1 Filippo Tommaso Marinetti, Arnaldo Ginna, « Il Naturismo Futurista. Manifesto futurista 1934 », Sti (...)
• 2 « Il programma naturista di un continuo perfezionamento fisico dell’uomo mediante maggiori contatti (...)
• 3 « Che propone da venticinque anni di perfezionare spiritualmente e fisicamente l’uomo mediante una (...)

1En 1934, le chef de file du mouvement futuriste, Filippo Tommaso Marinetti et le peintre, cinéaste et écrivain Arnaldo Ginanni Corradini, connu sous le pseudonyme de Ginna, publient le manifeste du naturisme futuriste1. Les deux auteurs souhaitent combiner dans ce projet « le programme naturiste qui consiste en un continuel perfectionnement physique de l’homme moyennant de plus larges contacts avec la nature et ce qui est naturel2 », avec le programme historique du futurisme italien « qui, depuis vingt-cinq ans, se propose de perfectionner l’homme spirituellement et physiquement3 ». Limitée dans le temps, l’activité des groupes naturistes futuristes donne lieu tout de même à plusieurs conférences, un congrès international, une grande exposition organisée à Turin en 1935, à laquelle participent de nombreux artistes affiliés, ainsi qu’à la publication de textes, articles et revues qui font la promotion des revendications de Marinetti et de ses émules. Le naturisme tel qu’il est pensé par les futuristes italiens est pourtant radicalement différent de celui des mouvements qui avaient pris pied dans l’Europe du début du xx^e siècle. Il est surtout également étroitement lié à la politique autarcique et impérialiste du régime fasciste et à son projet de régénération hygiénique et raciale du corps des Italiens. Les nombreux écrits théoriques qui accompagnent le projet lancé par Marinetti et Ginna se caractérisent en effet par une profonde idiosyncrasie par rapport aux principes adoptés par les naturismes étrangers. Tout en récupérant certains aspects majeurs des philosophies corporelles étrangères – l’alimentation végétarienne, l’attention à la gymnastique, les théosophies orientales –, les naturistes futuristes refusent toute forme de nudité, considérée comme le signe d’une vie paresseuse et sauvage. Ils réaffirment la stricte division des rôles de genres et, s’ils soulignent l’importance de renouveler la relation entre l’homme et la nature, ce rapport n’exclut pas le lien à la machine et à la productivité industrielle, dans le but de former les Italiens à la vie coloniale et à la guerre, cette dernière pensée comme une opération totalisante et purificatrice. On découvre ainsi que le corps naturiste imaginé par Marinetti et ses émules est véritablement « extrême » en tant qu’il est poussé à dépasser ses limites humaines afin de mieux maîtriser la nature et ses ressources, un corps qui doit être renforcé et réformé pour mettre en place une domination des peuples et des territoires.

• 4 Les historiens ont été les premiers à s’intéresser à la dimension politique du corps et de ses repr (...)
• 5 Bernard Andrieu, L’Écologie corporelle, Paris, L’Harmattan, 2016, 4 vol.
• 6 Sur l’histoire du naturisme, du nudisme et de la Lebensreform voir surtout Karl Eric Topfer, Empire (...)
• 7 Voir à ce sujet Jean Pascal Marcacci, Storia del nudismo. Il nudo-naturismo in Italia tra tolleranz (...)
• 8 Voir aussi Marja Härmänmaa, « Futurism or Nature? The Death of the Great Pan », dans Günter Berghau (...)
• 9 Pautasso, 2023, cité n. 1.
• 10 Voir Lucia Piccioni, « Aeropittura futurista e colonialismo fascista. Il paesaggio africano senza l (...)
• 11 Flippo Tommaso Marinetti, « Il Congresso Naturista-Futurista », La Forza. Mensile della Federazione (...)
• 12 Michael Zimmerman, « Ecofascism: An Enduring Temptation », dans id. (dir.), Environmental Philosoph (...)
• 13 Nous signalons surtout Antoine Dubiau, Écofascismes, Caen, Grevis, 2022 ; l’ouvrage propose d’aille (...)

2En parcourant à nouveau l’histoire de cette conjonction aussi particulière que paradoxale entre aspirations futuristes et philosophies naturistes, il s’agit ici de creuser, à travers l’analyse de sources textuelles et visuelles, l’histoire d’un mouvement qui met l’enjeu du corps, de son entretien et de sa régénération, au cœur de ses propos. S’intéresser aux positions et aux contradictions du naturisme tel qu’il a été conçu par le futurisme permet ainsi d’ajouter une pièce au dossier de l’histoire culturelle et visuelle du corps en Italie4 et d’approfondir simultanément les usages esthétiques et politiques qu’on a pu faire des « écologies corporelles », pour reprendre une expression de Bernard Andrieu5, à l’époque fasciste. Il est néanmoins indispensable, avant de plonger dans le vif du sujet, de replacer l’étude de ce mouvement dans la perspective d’une histoire plus générale du développement des philosophies corporelles en Europe. Si les recherches sur la culture des mouvements naturistes en Europe ont donné vie à une abondante littérature6, les travaux sur les sociétés naturistes italiennes demeurent encore aujourd’hui peu nombreux, et surtout peu orientés vers l’étude de la culture visuelle7. L’historiographie du futurisme elle-même ne s’est penchée que très récemment sur le tournant naturiste de Marinetti et de son entourage, auparavant abordé essentiellement par Claudia Salaris, Günter Berghaus ou Marja Härmänmaa8. On doit à Guido Andrea Pautasso d’avoir rassemblé, dans une précieuse anthologie publiée en 2023, le riche corpus de textes, manifestes, articles et coupures de presse lié à l’expérience naturiste des futuristes9. Cet ensemble permet de reconstruire pas à pas l’histoire du naturisme futuriste et l’intérêt profond de ses membres pour l’écologie, le végétarisme, l’anthroposophie de Rudolf Steiner, ou encore les philosophies ésotériques orientales et a le mérite de les rendre accessibles. Cependant, d’un point de vue critique, l’auteur semble réduire à la contingence de l’esprit de l’époque l’alignement des positions de Ginna et Marinetti sur la propagande d’un régime qui, à l’aube de la guerre coloniale et de l’invasion de l’Éthiopie en 1935, avait tout intérêt à promouvoir leur démarche et leur aspiration à la fabrication d’un nouveau corps national purifié et régénéré. Dans son introduction, Pautasso met plutôt en avant une équivalence à notre avis trop simplificatrice entre l’intérêt des futuristes pour ces domaines du savoir et l’idée d’une « âme verte », reprise dans le sous-titre du livre, qui traverserait le mouvement, faisant de ses acteurs les précurseurs d’une sensibilité contemporaine vis-à-vis de la nature, des animaux et de pratiques écologiques. Partant de la traditionnelle équivalence entre avant-gardisme et culte du progrès, l’auteur considère sans équivoque la pensée écologique des futuristes comme un signe de modernité, leurs préoccupations écologiques intrinsèquement positives et progressistes, sans prendre véritablement en compte la manière dont celles-ci ont pu être mises au service de la politique fasciste. Une telle interprétation reflète en fin de compte l’ambiguïté substantielle qui caractérise une grande partie de l’historiographie sur le « second futurisme », terme forgé par Enrico Crispolti pour désigner la deuxième phase d’activité du groupe, qui n’a pas toujours été en mesure d’approcher de manière critique les liens profonds des futuristes avec le régime de Mussolini. Comme le fait remarquer Lucia Piccioni, la modernité qui caractérise la pensée et la démarche futuriste a souvent éclipsé la nature réelle des relations entre le futurisme et la politique fasciste10. Il est pourtant fondamental de s’intéresser de près aux aspects controversés d’un mouvement que Marinetti lui-même définit comme « patriotique fasciste viril dynamique guerrier et colonial11 », dont le manifeste loué et approuvé par Mussolini exprime la relation aux corps et à la nature dans des termes belligérants et impérialistes. Le projet du naturisme futuriste demeure sans doute une entreprise complexe, et l’anthologie rassemblée par Pautasso a le mérite de montrer les infinies ramifications et applications du naturisme à la médecine alternative, à l’architecture, à l’alimentation, à l’urbanisme et à bien d’autres champs du savoir. Néanmoins, il nous semble indispensable, dans le cadre de cette étude, d’aborder de manière plus directe la portée politique de la réflexion promue par les futuristes autour de la relation entre corps, environnement et nature. Une relation qui, à bien des égards, peut s’apparenter à une forme d’« écofascisme », pour reprendre l’expression forgée par Michael E. Zimmerman12 et remise au goût du jour par des recherches actuelles13, qui désigne les tentatives d’assujettir le débat sur l’écologie à une logique de domination et d’exploitation des corps, des territoires et des populations.

• 14 Sur l’histoire du naturisme en France, voir surtout Sylvain Villaret, Histoire du naturisme en Fran (...)
• 15 La communauté sera ensuite refondée en 1897 à Himmelhof, près de Vienne. Voir Michael Buhrs, Claudi (...)
• 16 La bibliographie sur le sujet est vaste ; voir notamment Robert Landmann, Ascona, Monte Verità: auf (...)

3Pour saisir ces enjeux et comprendre les raisons qui ont poussé les futuristes à entremêler leur projet artistique avec les principes du naturisme et la propagande fasciste, une brève histoire du développement du naturisme en Europe et de son arrivée tardive en Italie mérite d’être esquissée. La question du corps et de sa régénération était en effet au cœur de projets réformistes tels que la Lebensreform [réforme de (la) vie] et la Freikörperkultur [culture du corps libre] en Allemagne, des objectifs des groupes naturistes formés en France, en Suisse ou dans les pays nordiques, qui faisaient la promotion de nouvelles pratiques hygiéniques, du végétarisme, de la médecine alternative, des philosophies du bien-être et des bienfaits de la culture physique14. De nombreux artistes des premières décennies du xx^e siècle avaient adhéré à ce projet de transformation des modes de vie, fondé sur un nouvel état d’harmonie entre l’homme et les ressources naturelles. La communauté naturiste Humanitas, fondée par Karl Wilhelm Diefenbach en 1885 à Höllriegelskreuth (Allemagne), est l’un des cas les plus connus15, et l’ample participation des artistes à des colonies utopiques comme celle de Monte Verità, en Suisse, témoigne de la profonde porosité des imaginaires et des pratiques au sein de ce processus de régénération corporelle et spirituelle16.

• 17 À ce sujet, voir par exemple Antonia Tafuri, Roberta De Martino, Diefenbach e Capri, Naples, Grimal (...)
• 18 L’étude la plus complète sur la revue Yoga et les expériences subversives de Fiume est celle de Sim (...)
• 19 Sur ce sujet, voir notamment Claudia Salaris, Alla festa della rivoluzione. Artisti e libertari con (...)
• 20 À ce sujet voir surtout Lorenzo Benadusi, Il Nemico dell’uomo nuovo. L’omosessualità nell’esperimen (...)

4Au début du xx^e siècle, l’Italie occupe une place apparemment marginale dans ce processus qui se développe à l’échelle internationale. Des groupes naturistes qui préconisent une alimentation végétalienne, des soins alternatifs et les bienfaits de la culture physique sont néanmoins présents sur le territoire italien dès les années 1910. L’île de Capri, par exemple, offre un terrain fertile pour le développement de colonies internationales d’artistes où l’on pratique le naturisme et le libre amour. Ce n’est pas un hasard si Diefenbach lui-même choisit de s’installer dans l’île en 1899, où il vit jusqu’à sa mort en 1913, et d’y fonder une nouvelle colonie utopique d’artistes, après que des scandales et des difficultés financières le poussent à quitter l’Autriche17. En 1919, l’occupation de Fiume (aujourd’hui Rijeka, en Croatie) par Gabriele D’Annunzio et le groupe des Arditi marque ensuite un moment particulièrement important pour la diffusion de pratiques et de philosophies corporelles alternatives, activement promues par certains protagonistes de cette « entreprise ». En 1920, alors que l’occupation de la ville touche à sa fin, l’aviateur Guido Keller, ami de D’Annunzio, ouvertement bisexuel, adepte du naturisme et du nudisme, fonde notamment la revue Yoga, avec l’écrivain Giovanni Comisso18. Inspirée des idées théosophiques et d’un mysticisme indien qui résonne dans les esprits de l’époque, la revue est également alimentée par les contributions d’artistes tels que Filippo De Pisis. Qui plus est, de nombreux futuristes sont directement engagés dans l’entreprise de Fiume19. Il serait dans ce sens important, dans la perspective de reconstruction de l’histoire culturelle visuelle du corps en Italie, de creuser davantage cet épisode qui a donné lieu à des moments de grande liberté dans l’expression des mœurs hétérosexuelles, tout en intégrant des personnalités artistiques à l’homosexualité déclarée, comme Comisso et De Pisis20.

• 21 De nombreuses publications consacrées au naturisme voient le jour au même moment, nous signalons pa (...)

6Les pages de la revue L’Idea naturista (1931-1943), principal instrument de diffusion des idées du mouvement, offrent une idée très précise des objectifs de l’UNI : on y trouve des conseils sur les régimes végétariens, les médecines et thérapies alternatives, la réforme de l’habillement, la culture de produits naturels. La revue témoigne aussi des contacts directs avec les groupes naturistes étrangers et revient souvent sur l’histoire des fondateurs du mouvement21. La question du corps et de son entretien, par la gymnastique quotidienne (fig. 1), dont on fait la promotion à travers la représentation graphique de chorégraphies d’exercices à pratiquer, mais aussi par l’héliothérapie, l’hydrothérapie ou les bains d’air, sont au cœur des préoccupations de l’association. L’image du corps mise en avant par les naturistes est par ailleurs imprégnée d’un idéal artistique et esthétique enraciné dans la tradition nationale. On retrouve notamment des rubriques consacrées au « naturisme dans l’art », et des parcours de « tourisme naturiste » qui présentent au lecteur des itinéraires et des balades à la découverte des trésors artistiques disséminés sur le territoire national, notamment de tableaux qui valorisent les corps beaux et en bonne santé, de Michel-Ange à Véronèse. Pendant toute la première année d’existence de la revue, ce sont d’ailleurs les plus importantes réalisations de la Renaissance italienne, en peinture ou en sculpture, que l’on utilise en images de couverture (fig. 2). L’Idea naturista offre également un aperçu éclairant de la culture matérielle du naturisme, à travers la promotion d’objets liés aux soins corporels, douches portatives, brosses massantes, sous-vêtements en fibres naturelles (fig. 3), qui révèlent d’ailleurs l’attention portée à l’enjeu du vêtement et à la réforme de la mode naturiste, ou encore de machines sportives domestiques, qui dévoilent une approche moins connue du corps et de son entretien dans l’Italie des années 1930. De tels matériaux permettent d’interroger la dialectique complexe qui existe entre l’action coercitive d’un régime et le degré d’acceptation, d’adhésion ou d’appropriation de la part de la population de ses politiques hygiéniques et de sa façon de concevoir le corps et ses soins.

• 22 Lamberto Paoletti, Naturismo, arte del vivere (1934), Milan, Naturismo, 1942, p. 21, ou encore Paul (...)
• 23 La relation des membres de l’UNI au naturisme allemand, qui implique donc également la nudité intég (...)

7Sous de nombreux aspects, l’Unione Naturista Italiana propose une forme de naturisme adaptée à la politique hygiénique du régime fasciste, qui apporte son soutien au projet. « L’UNI exclut le nudisme de toutes ses manifestations », écrivent les membres fondateurs dans les statuts de l’association, tandis que de nombreuses publications consacrées au naturisme en Italie insistent longuement sur la distinction essentielle entre nudisme et naturisme. On peut citer à ce sujet l’ouvrage d’Eugenio Paulin, Nudità e Naturismo22, publié en 1934, très intéressant du point de vue de sa contribution à la culture visuelle du mouvement. L’illustrateur Urbano Corva réalise la couverture du livre (fig. 4) : une silhouette à contre-jour, immergée dans un paysage naturel, lève les bras vers le soleil dans le geste de la prière à la lumière, typique de l’iconographie naturiste traditionnelle. Le trait d’Urbano Corva est néanmoins caractérisé par une veine moderniste qui évoque le graphisme fasciste de la même époque, et le profil des vêtements qui enveloppent la silhouette fait d’emblée comprendre qu’il s’agit d’un naturisme non-nudiste. C’est précisément ce refus de la nudité qui distingue le naturisme italien d’autres naturismes développés à l’étranger, et notamment en Allemagne, où la Freikörperkultur est au cœur des pratiques des adeptes, mais aussi des réflexions théoriques des promoteurs du mouvement au début du xx^e siècle23. Pour des raisons qui ne sont d’ailleurs pas sans liens avec le poids du Vatican et de la morale catholique qui pénètre toutes les sphères sociales et culturelles, le naturisme italien refuse en somme toute association avec la nudité sociale, considérée comme une forme de négation de la civilisation. Malgré le soutien affiché du régime fasciste et la progressive radicalisation de l’association, qui soutient de plus en plus dans les pages de sa revue la politique raciale et autarcique du régime, l’UNI garde une certaine autonomie dans la promotion d’un idéal de santé corporelle et de bien-être qui se veut démocratique et ouvert à tous, et se tient donc à distance de la célébration virile et militaire du corps sportif promue au même moment par le régime.

• 24 Pautasso, 2023, cité n. 1, p. 42. Selon le fondateur Lamberto Paoletti, le régime aurait souhaité c (...)

8Dans ce contexte, la publication du manifeste du naturisme futuriste par Ginna et Marinetti en 1934 se présente comme une tentative médiatique des futuristes pour s’emparer des préoccupations naturistes et donner naissance à un nouveau mouvement distinct de l’Unione. Les fondateurs de l’UNI, qui poursuit ses activités même après la dissolution des groupes naturistes futuristes, considèrent notamment que la naissance de ces derniers aurait été directement orchestrée par la propagande fasciste. Le régime souhaitait probablement avoir à sa disposition un groupe naturiste plus explicitement aligné sur sa vision politique et, on peut le supposer, plus fin et efficace dans son système de communication24. Il est donc probable que Marinetti ait rapidement saisi cette opportunité, utilisant le futurisme comme une véritable marque de fabrique prête à être appliquée à un projet d’actualité, afin d’en revendiquer la paternité et de profiter de potentiels coups de projecteur médiatiques.

• 25 Günter Berghaus, « The Aesthetics and Ideology of Sport in Italian Futurism », dans Andreas Kramer, (...)
• 26 Filippo Tommaso Marinetti, « Manifeste du futurisme », Le Figaro, 20 févr. 1909.
• 27 Filippo Tommaso Marineti, « Il Teatro di Varietà. Manifesto futurista », Daily Mail, 21 nov. 1913, (...)
• 28 Voir notamment Mario Verdone, « Abstraktion, Futurismus und Okkultismus: Ginna, Corra und Rosà », d (...)

9Le couple Marinetti-Ginna était sans doute le plus à même de rassembler les doctrines naturistes au sein d’un nouveau manifeste futuriste. Dès le début de leur carrière artistique et littéraire, Marinetti et Ginna ont visé une profonde transformation du style de vie du peuple italien à travers la promotion d’une nouvelle image de l’homme viril, énergique, sportif et guerrier, ainsi que l’a démontré Günter Berghaus25. Ils sont tous deux familiers des philosophies corporelles et ils s’y intéressent depuis leur jeunesse. Dans le Manifeste de 1909, Marinetti affirme d’ailleurs son désir d’exalter « le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing26 ». L’idéal d’« homme nouveau », d’homme mécanisé auquel il aspire, doit relever d’un régime de « fisicofollia » [« physicofolie »], une attitude à la fois optimiste et agressive, issue de l’amour pour le sport et la tonification musculaire27. Le « baptême » futuriste de Ginna, de son vrai nom Ginanni, modifié en Ginna en raison de l’assonance de ce mot avec l’italien « ginnastica » [gymnastique] est étroitement lié au culte du sport, une passion qui se mélange chez lui à un intérêt pour les textes ésotériques et occultes et pour les théories de Rudolf Steiner, qu’il contribue à diffuser en Italie28. Dans le film Vita futurista de 1916, dirigé par Ginna et aujourd’hui perdu, Marinetti lui-même apparaît participant à des matchs d’escrime et de boxe. Des liens de continuité évidents existent donc entre les positions du futurisme avant-gardiste du début du xx^e siècle et le développement d’une pensée sur la culture physique et le culte du corps viril toujours au cœur de la démarche de Marinetti ou de Ginna lorsqu’ils signent le manifeste du naturisme futuriste.

• 29 Thayaht développe notamment une importante réflexion autour de la mode et de la réforme du costume (...)
• 30 « I futuristi, che hanno sempre proclamato la necessità del soggetto in arte, sono i soli a dare pi (...)
• 31 Ibid.

10Dans les années 1930, Ginna et Marinetti partagent néanmoins cet intérêt avec d’autres figures artistiques marquantes qui participent au mouvement naturiste futuriste comme Thayaht (Michahelles Ernesto) ou le peintre turinois Fillìa (Luigi Colombo) ; ensemble, ils prônent une alimentation végétarienne, se rapprochent des théories théosophiques et ésotériques qui visent le renouveau spirituel de l’être humain, et imaginent une révolution totale des œuvres, à partir d’une nouvelle relation des Italiens à leur corps et au monde qui l’entoure29. Comme le rappelle Fillìa dans le texte intitulé « Naturismo e arte », les futuristes savent faire vivre dans leurs peintures, sculptures et poésies « les forces vierges de la nature30 », et ils identifient la nature à « tout ce qui est actif et sain, matériel et spirituel, de la terre aux machines31 ».

• 32 « Il naturismo futurista esprime sempre orgoglio italiano novatore, ottimismo virile caldo e dinami (...)
• 33 Ibid.
• 34 « A quei naturismi esteri che esaltano il nudismo, il pacifismo, il regresso, il neopaganesimo, che (...)
• 35 « La civiltà meccanica, apportatrice di benessere, che facilita le comunicazioni rapide tra città e (...)

11Les futuristes doivent donc tout naturellement indiquer la voie de ce changement. Dans le manifeste de 1934, quatorze points programmatiques soulignent ainsi les caractéristiques de ce mouvement, dont les auteurs affirment tout d’abord le caractère inédit et la distance substantielle par rapport aux naturismes étrangers. Ces différences sont résumées par Fillìa dans un article paru dans La Forza, l’un des organes de presse officiels du naturisme futuriste : « Le naturisme futuriste exprime toujours un orgueil italien novateur, un optimisme viril, chaleureux et dynamique, une confiance illimitée dans le grand futur impérial de notre race32. » Il s’oppose ainsi « à tous ces naturismes étrangers qui exaltent le nudisme, le pacifisme, la régression, le néopaganisme, et qui renient la solidarité humaine et la patrie33 ». Il glorifie en revanche « la civilisation mécanique, qui procure le bien-être34 », afin d’atteindre « le perfectionnement physique et spirituel de l’homme, l’affirmation d’un art de notre temps, le triomphe d’une vie renouvelée et en même temps utile à l’individu et à la nation35 ».

• 36 Marinetti, Ginna, 1934, cités n. 1, p. 1.
• 37 « Una diserzione dalla vita d’oggi e dal suo sforzo eroico fascista-futurista. » Ibid.
• 38 « A femminizzare l’uomo e mascolinizzare la donna. » Ibid.
• 39 « Il vero rafforzamento costituzionale della razza bianca contro l’imponente imitazione esteriore d (...)
• 40 Ibid.

12La distinction entre naturisme et nudisme et la vigoureuse opposition à l’exposition du corps nu sont notamment au cœur du programme des futuristes qui, là-dessus, suivent les positions de l’Unione. Cependant, si les naturistes de l’UNI rejettent le nudisme pour des raisons morales et d’ordre public, les futuristes s’y opposent car ils considèrent que cette pratique est antithétique à une conception politique du corps sportif, militaire et viril. Dans le manifeste de 1934, le nudisme est désigné par Ginna et Marinetti comme un signe de faiblesse et de barbarie, une condition antiesthétique, qui rend l’homme inapte à la vie moderne, à l’utilisation de la machine, mais aussi à la lutte et à la guerre36. Les métaphores militaires, typiques de la rhétorique futuriste, sont d’ailleurs très présentes dans le texte et révélatrices d’un rapport martial au corps, au point que la nudité est considérée comme une forme de « désertion de la vie héroïque fasciste-futuriste37 ». Le contact entre corps nus risquerait, qui plus est, de conduire à un état d’indétermination sexuelle, à une promiscuité excessive dans les relations entre les sexes qui mèneraient à « féminiser l’homme et masculiniser la femme38 ». Tout cela est incompatible avec les finalités d’un mouvement qui préconise « le véritable renforcement constitutionnel de la race blanche39 » contre toutes les « autres races et leurs épidermes colorés revêtant l’apparence de la force (exemple : brunissage africain-asiatique artificiel de la peau)40 », révélant aussi la dimension eugénique et raciste du projet.

• 41 Arnaldo Ginna, « Ritorniamo alla Terra! », Il Nuovo. Quindicinale Fascista e Futurista, n^o 8, 1934.

14Arnaldo Ginna insiste également, dans un autre texte programmatique, sur l’importance d’un sport « agricole » qui permet la régénération de la race et un retour à la « terre mécanisée » comme source de santé et de bien-être41, dans un discours qui met sur le même plan la culture et la « bonifica » [« assainissement »] des terres agricoles et de la race, révélant ainsi une logique commune d’exploitation et de régénération conjointes des corps et de la nature. À la culture physique est consacrée notamment une salle de la « Mostra del Naturismo in Piemonte » [« Exposition du naturisme dans le Piémont »], organisée en 1935 à Turin, au Palazzo della Promotrice delle Belle Arti, dans le but de donner une forme concrète « et plastique » aux positions théoriques du mouvement. L’architecte Nicolas Mosso, en charge de l’aménagement de la salle, souhaite offrir au visiteur une idée de la richesse naturelle de la région du Piémont et, en même temps, des infrastructures au service de la culture physique. Une partie des œuvres et des matériaux exposés dans cette salle sont issus de la « Mostra Nazionale dello Sport », la grande exposition consacrée au sport et à la culture physique organisée la même année à Milan, avec l’appui et le soutien du régime fasciste.

• 42 Dans l’exposition de 1935, des salles sont dédiées à l’« Alimentazione rinforzante e velocizzante » (...)
• 43 « In un Regime di superamento com’è il nostro non ci possiamo accontentare di un naturismo umano, o (...)

15Le sport n’est pourtant pas le seul instrument envisagé pour la régénération corporelle naturiste, qui doit passer aussi par un régime alimentaire renouvelé. Une alimentation saine, à dominante végétale, voire crudivore et à base de produits locaux, est fortement recommandée, et une partie importante de la production théorique du mouvement est consacrée à cet aspect42. Néanmoins, si ces principes étaient communs aux naturismes étrangers, c’est la dimension autarcique du projet futuriste qui émerge en filigrane de la lecture des textes et des revues dédiées au futurisme naturiste. Outre l’alimentation, une nouvelle approche des soins depuis longtemps associés aux pratiques naturistes, comme l’héliothérapie, la trophologie, la médicine naturelle et alternative, est également préconisée. Ainsi que l’écrit Ginna, le régime envisagé par les naturistes futuristes est un régime de « dépassement », il faut alors « aspirer au surhomme, volontariste, capable de se dépasser physiquement et spirituellement43 ».

• 44 Cara New Daggett, Pétromasculinité. Du mythe fossile patriarcal aux systèmes énergétiques féministe (...)
• 45 Le discours de Marinetti est rapporté dans la presse. Voir Anonyme, « Marinetti e il Naturismo », R (...)
• 46 Ibid.

16C’est là qu’affleure néanmoins l’autre paradoxe inhérent à ce mouvement, qui cherche à concilier humain et surhumain, nature et machine, souci de l’environnement et glorification de la productivité industrielle. Dans un texte paru en 2018, la chercheuse Cara New Daggett explore la façon dont l’imaginaire des énergies fossiles s’est constitué au fil du temps comme un élément au fondement de l’identité masculine à la période contemporaine. L’autrice tente de déconstruire le mythe d’une masculinité associée à la machine et au pétrole, qui structure les sociétés patriarcales et entrave le développement de nouvelles visions écologiques44. Elle parle d’une forme de « fascisme climatique », ou écofascisme, lié à un récit de la puissance androcentrée, qui vise à surmonter les limites de l’homme au détriment de l’environnement. Ces considérations peuvent éclairer les contradictions internes au projet du naturisme futuriste qui prône le retour à la terre et la récupération des philosophies naturistes et végétalistes, mais célèbre simultanément la civilisation du moteur et de la machine, symboles de puissance et de virilité. La duplicité problématique de ce discours est entièrement résumée dans l’emblématique photographie de Marinetti au volant d’un motoculteur Fiat (fig. 6), accompagné de Ginna qui travaille la terre, publiée dans la revue Il Nuovo en 1935. En effet, alors que les naturismes du début du siècle s’étaient développés en réaction à l’urbanisme, à la corruption d’une société industrielle considérée comme malsaine, l’« âme verte » des futuristes n’envisage jamais d’abandonner la ville, la machine ou la technologie. Les nouvelles technologies doivent en revanche contribuer à ce processus de régénération corporelle, sans contradiction. La machine est perçue comme une création organique de la nature elle-même, qui doit dépasser son statut d’objet technique pour devenir un prolongement de l’homme. Le discours prononcé à la radio par Marinetti en 1934 résume notamment les objectifs d’un mouvement qui envisage de « viriliser le mode de vie, perfectionner le corps humain, et l’entraîner dans l’utilisation de la machine45 », jusqu’à le « transformer […] en un moteur électrifié46 ».

• 47 Filippo Tommaso Marinetti, « Naturismo coloniale e guerriero », La Forza. Mensile della Federazione (...)

17Non seulement ce projet naturiste futuriste ne renie pas le culte de la machine et l’idée d’une productivité industrielle, mais il s’appuie également sur un discours impérialiste et colonial, explicitement affirmé par Marinetti dans l’un des textes théoriques du mouvement publié en 1935 dans La Forza, « Naturisme colonial et guerrier47 ». Le 3 octobre 1935, Mussolini concrétise son projet impérialiste par l’invasion de l’Éthiopie, qui marque le début d’une guerre coloniale alourdie par des sanctions internationales massives, justifiant, entre autres, la propagande autarcique du régime. Il est donc essentiel de lire le projet futuriste naturiste à la lumière de la dynamique de propagande du régime, qui impose le retour à la terre et la consommation de produits locaux. La militarisation du corps futuriste naturiste doit également être interprétée à la lumière d’une guerre qui confronte le soldat à des climats et des conditions peu familiers.

• 48 « I rapporti del futurismo con la velocità, la macchina, la vita coloniale e la guerra. » Marinetti (...)
• 49 « Militarizzazione naturista meccanica dello spirito- corpo. » Ibid.
• 50 Ibid.
• 51 Ibid.
• 52 Ibid.

18Dans son texte, Marinetti souhaite justement préciser « les rapports du naturisme avec la vélocité, la machine, les arts, la vie coloniale et la guerre48 ». On retrouve de nouveau l’idée d’un corps amélioré par l’utilisation de la machine, du vélo, de la moto, du téléphone, de la radio, mais aussi par le motoculteur et le char d’assaut, car l’objectif du mouvement est d’atteindre la « militarisation naturiste mécanique de l’esprit-corps49 » et d’habituer le soldat colonial « à des conditions naturelles extrêmes, à la chaleur, à la soif, aux insectes, à l’humidité50 ». Il faut le préparer à « la rudesse et à la méchanceté de la nature, telle est l’utilité naturiste de la vie coloniale51 ». La nature de Marinetti devient ainsi un lieu de conflit, de férocité et de brutalité qui doit être « maîtrisé par un esprit militaire52 ».

• 53 Pautasso, 2023, cité n. 1, p. 63 et suiv.
• 54 Nous mentionnons surtout à ce sujet les travaux de l’historienne de l’art Giulia Beatrice, qui réal (...)

20Dans son analyse du mouvement, Pautasso affirme que l’intérêt des futuristes pour la vie coloniale doit être lu essentiellement à la lumière du « panitalianisme » de Marinetti, qui regarde vers l’Afrique avec un mélange d’esprit d’aventure et de patriotisme53. Cette position ne nous semble pas à même de saisir les enjeux d’un rapport bien plus complexe et problématique des futuristes à l’Afrique et au colonialisme, ainsi que le démontre l’actualité des recherches en cours sur le sujet qui a fait jusqu’ici l’objet d’un véritable oubli, pour ne pas dire déni, au sein de l’historiographie du mouvement54. Dans les pages de La Forza, notamment, la dimension coloniale occupe une place centrale. Les auteurs qui y interviennent ne tentent même pas de cacher le lien direct entre l’entreprise des naturistes futuristes et le besoin de préparer le corps des Italiens à la colonisation et à la domination des terres conquises par le régime :

• 56 Sur l’aéropeinture futuriste, le paysage colonial et l’absence de figures humaines dans les tableau (...)

22En guise de conclusion, il faut néanmoins soulever un constat fondamental : par rapport à l’ampleur de la production théorique et textuelle du mouvement naturiste futuriste sur le sujet qui nous occupe, la production visuelle et plastique est finalement très limitée, ou, du moins, ce n’est pas le corps qu’elle met en scène. Si le renforcement physique et spirituel du corps demeure, comme on a pu le voir, au cœur de leurs préoccupations théoriques, les revues du mouvement n’accordent pas pour autant une place de choix aux images du corps. Cela paraît d’autant plus paradoxal que les représentations de corps en action, de corps athlétiques et en contact avec la nature, sont très abondantes dans la culture visuelle du naturisme traditionnel, qui cherche à familiariser le spectateur avec le corps dans son état libre et naturel. Il suffit de comparer des revues La Forza ou Il Nuovo avec L’Idea naturista pour se rendre compte de ce décalage visuel majeur. En l’absence d’un catalogue complet des œuvres d’art présentées lors de l’exposition de 1935 ou de photographies qui puissent témoigner de l’accrochage des œuvres dans les salles, il est difficile d’estimer la nature exacte de la contribution des artistes à la manifestation et au projet naturiste, et les sujets des œuvres exposées. Les articles et comptes rendus parus dans La Forza laissent néanmoins penser que c’est davantage le paysage qui occupe l’attention des artistes présentés. Si Fillìa affirme que le naturisme futuriste vise l’héroïsme physique et mental, et que son esthétique est celle de la machine et de l’homme nouveau, il cite les œuvres de Fortunato Depero, Enrico Prampolini, Tato, ou encore Gerardo Dottori (on sait d’ailleurs que ce dernier avait exposé à Turin son Polyptyque fasciste), qui ont su synthétiser dans leurs paysages et aeropitture [aéropeintures] cet état de maîtrise de l’homme sur la nature56.

• 57 L’Unione Naturista Italiana poursuit son activité de manière autonome jusqu’à la chute du régime fa (...)

24Au-delà de l’importance évidente de l’épisode naturiste au sein de l’historiographie du second futurisme, cette appropriation italienne d’un phénomène international permet d’éclairer des aspects majeurs de l’histoire culturelle du corps en Italie, qui touchent à la fabrication d’une masculinité virile, rurale et militaire, tout comme à la construction d’une rhétorique et d’un imaginaire de la domination coloniale et de la purification raciale. La vie du mouvement naturiste futuriste, comme on l’a rappelé au début de cet essai, est assez éphémère et son rayon d’action assez restreint (correspondant au nord de l’Italie, principalement à Turin, Trieste ou Milan, qui peuvent déjà compter sur un public intéressé par les activités de l’Unione Naturista Italiana57), sans véritable retentissement international. On peut tout de même affirmer que cette paradoxale relation des futuristes à l’idée d’un retour à la nature s’inscrit dans une histoire plus vaste de l’usage que les régimes totalitaires et les mouvements d’extrême droite ont pu faire de l’écologie corporelle et de la réflexion environnementale. Et c’est en cela que cette recherche vient alors enrichir la réflexion autour des enjeux de la notion de « corps extrême ». Le corps régénéré, purifié, mécanisé tel qu’il est pensé par les naturistes futuristes avec l’approbation du fascisme, n’est pas uniquement censé retrouver un état de communion avec la nature, il doit aussi la maîtriser et la dépasser, pour devenir un puissant instrument de guerre, de domination et même de colonisation.