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- 1 W. James, « What is an emotion ? », Mind, 9, 1884, p. 188‑205 ; W. James, Principles of psychology(...)
1Bien après que Descartes eut pensé l’interaction entre l’esprit et le cerveau, en particulier dans le cas des passions, le rôle central du corps dans l’émotion a été théorisé par le psychologue William James à la fin du XIXe siècle1. Pour James, l’émotion se réduit, de manière assez radicale, à l’ensemble des sensations relatives aux modifications corporelles qui se produisent dans le corps. En permettant à la postérité de considérer l’émergence de l’émotion dans l’esprit du sujet comme la conséquence d’une boucle neuro-somatique, James a par ailleurs fourni un cadre théorique que l’on retrouve dans les neurosciences des émotions (affective neuroscience). L’apport fondamental de James est aujourd’hui réinvesti pour soutenir que l’émotion ne peut pas être étudiée en dehors de l’interaction complexe entre le cerveau et le corps. Des neurobiologistes comme Joseph LeDoux et Antonio Damasio, en s’appuyant explicitement sur les travaux de James, proposent des théories de l’émotion qui complexifient considérablement la conception initiale du psychologue. Si les grands principes périphéralistes que défend James se retrouvent dans les neurosciences de ces deux auteurs, leur réévaluation concernant la façon dont le corps interagit avec le cerveau les amène en revanche à repenser de fond en comble l’émotion sur trois versants : 1) la nature du contenu psychique de l’émotion, 2) la façon dont la forme de ce contenu évolue en fonction des échanges d’informations entre le corps et le cerveau, 3) la façon dont les émotions vont moduler les réactions et les prises de décision.
2Notre contribution montre comment les neurosciences actuelles ont fait évoluer les thèses de James sur la question de l’émotion. Cela nous conduit ainsi à révéler les points de rupture et de continuité entre les neurosciences et les théories de James. Corollairement, c’est le type de filiation qu’entretiennent les sciences de LeDoux et Damasio avec les thèses de James que nous entreprenons de clarifier.
3Nous reviendrons d’abord sur les arguments périphéralistes de James, selon lesquels le corps joue un rôle majeur dans la constitution du phénomène émotionnel. Nous étudierons ensuite la réévaluation de ces arguments par deux neuroscientifiques. Pour cela nous montrerons, respectivement à l’appui des théories de LeDoux et Damasio, que cette réévaluation épistémique des émotions débouche sur des évaluations nouvelles, notamment concernant la forme et le contenu des émotions.
4James propose une théorie psychologique des émotions qui fait jouer au corps un rôle central dans le processus émotionnel. L’émotion se réduit à l’ensemble des sentiments des changements qui se produisent dans le corps :
- 2 W. James, C. Lange, Les Émotions. Œuvres choisies I, Paris, L’Harmattan, Encyclopédie psychologiqu (...)
« (…) les changements corporels suivent immédiatement la PERCEPTION du fait excitant, et (…) le sentiment que nous avons de ces changements à mesure qu’ils se produisent C’EST l’émotion »2..
5Ainsi, le stimulus émotionnel engendre directement une réaction corporelle qui est à son tour traitée par le cerveau pour faire sentir à l’esprit l’émotion proprement dite. James affirme bien que l’esprit sent l’émotion en tant qu’unité combinatoire des différentes modifications qui se produisent dans notre organisme :
« Grâce aux changements variés et aux combinaisons dont ces activités organiques sont susceptibles, il est possible d’une façon abstraite, qu’aucune nuance d’émotion, si légère soit-elle, ne se produise sans une répercussion corporelle aussi une, prise dans sa totalité, que l’état mental lui-même »3.
- 4 « En 1884, le Pr. Lange, de Copenhague, et l’auteur de ces lignes publièrent indépendamment l’un d (...)
- 5 J. LeDoux, Le Cerveau des émotions, trad. Pierre Kaldy, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 81.
6Le processus émotionnel jamesien suppose donc bien une interaction entre le corps et des voies cérébrales spécifiques pour que l’esprit puisse ressentir l’émotion en tant qu’état mental. Le stimulus émotionnel est ainsi perçu grâce aux différentes aires sensorielles du cortex cérébral. James affirme que la perception en question a un effet qu’il qualifie de primaire, au sens où elle engendre immédiatement et de façon réflexe des changements dans l’organisme4. De plus, lesdits changements sont contrôlés par le cortex moteur. L’effet primaire suppose que les systèmes de neurones dans le cortex sensoriel activent à leur tour des réseaux neuronaux du système moteur afin que ces derniers produisent les changements corporels. Á ce stade du processus, l’émotion en tant qu’expérience qualitative n’est pas encore sentie dans l’esprit. Il faut attendre le retour des réponses corporelles vers le cerveau et le traitement de ces informations pour que l’émotion, en tant que sensation secondaire, soit éveillée dans l’esprit. Les modifications qui se produisent dans le corps seront senties lorsque l’information, qui revient du corps vers le cerveau, sera traitée dans le cortex cérébral, et en particulier dans le cortex somatosensoriel. C’est, plus exactement, la combinaison de ces informations afférentes associée avec la perception du stimulus en question qui sera sentie comme une émotion. LeDoux, dans son ouvrage Le Cerveau des émotions, résume la position de James à partir du schéma suivant5 :
7La boucle neuro-somatique que décrit James est en réalité plus élaborée sur le plan psychologique que ce qu’en dit LeDoux. D’abord, l’expérience subjective de l’émotion ne se réduit pas à l’état mental qui émerge simplement suite aux afférences en provenance du corps, mais elle est plutôt le résultat d’une modulation intracérébrale qui permet l’intégration de différents types d’états mentaux. Ensuite, sur le plan neuropsychologique, LeDoux ne distingue pas, contrairement à James, le stimulus et la situation totale dont le stimulus n’est en réalité qu’une composante.
8L’émotion, en tant qu’état mental, correspond bien à une combinaison particulière d’états mentaux. On passe pour ainsi dire d’une sensation neutre (la représentation de l’objet perçu) à une représentation émotionnelle, et ce passage se fait à partir de la combinaison d’au moins deux états mentaux différents comme l’affirme James dans son article « What is an emotion? » :
- 6 W. James, C. Lange, op. cit., p. 43.
« Un objet tombe sur un organe sensoriel et est perçu par le centre cortical approprié ; ou bien cette dernière partie, excitée intérieurement, donne naissance à l’idée de cet objet. Prompts comme l’éclair, les courants réflexes descendent à travers leurs voies préétablies, modifiant l’état des muscles, de la peau et des viscères ; et ces modifications perçues, comme l’objet original, en autant de portions spécifiques du cortex, se combinent avec lui en un état de conscience et le transforment, d’un objet simplement représenté, en un objet senti émotionnellement »6.
- 7 La sensation de l’objet extérieur, bien que non-émotionnelle, n’est toutefois pas si neutre que ce (...)
9Ainsi, le passage de la sensation de l’objet perçu à l’émotion de cet objet se fait à partir de la combinaison 1) d’un état mental non émotionnel produit par la stimulation des centres corticaux appropriés et 2) d’un état mental lié à la sensation des modifications de l’état du corps produit par la stimulation des portions du cortex associées à chacune de ces modifications. L’objet est donc perçu émotionnellement lorsque les sensations issues des modifications de l’état du corps se combinent avec la sensation de l’objet extérieur7.
- 8 Total situations dans le texte anglais.
- 9 Respectivement : M. B. Arnold., Emotion and Personality, New York, Columbia University Press, 1960 (...)
10Enfin James, dans son article de 1894 « The physical basis of emotion », précise un point important sur la relation qui existe entre le stimulus émotionnel et les actions réflexes qui se produisent dans le corps. Il affirme que l’effet physique, c’est-à-dire l’expression émotionnelle relative aux effets réflexes dans le corps, n’est pas déterminé par le stimulus seul mais bien plutôt par une « situation totale »8. Et cette dernière peut intégrer un processus d’évaluation de la situation avant que la réaction réflexe ne se produise dans le corps. Cette idée d’évaluation (appraisal) inconsciente pré-émotionnelle sera reprise et retravaillée dans certaines grandes théories portant sur l’évaluation cognitive comme en témoignent les travaux menés par la psychologue Magda Arnold en 1960 ou encore par le psychologue clinicien Richard Lazarus en 19669. L’idée selon laquelle les réactions efférentes ne dépendent pas tant du stimulus que d’une situation totale dans laquelle le stimulus n’est qu’une composante parmi d’autres est énoncée en ces termes :
« Les “objets” sont assurément ce qui donne tout d’abord naissance aux mouvements réflexes instinctifs. Mais au fur et à mesure de l’expérience, ils prennent leur place d’éléments dans des “situations” totales, et les suggestions de celles-ci peuvent déterminer des mouvements d’une nature entièrement différente. Aussitôt qu’un objet nous est ainsi devenu familier et suggestif, ses conséquences émotionnelles, dans n’importe quelle théorie de l’émotion, doivent résulter plutôt de la situation totale qu’il suggère que de sa présence pure et simple »10.
11Les stimuli donnent bien d’abord naissance à des mouvements réflexes instinctifs, mais au fur et à mesure de l’expérience, les stimuli en question s’intègrent dans des situations plus larges qui détermineront véritablement les mouvements réflexes. Autrement dit, un stimulus étant devenu familier et suggestif entraîne des conséquences émotionnelles qui résultent toujours de la situation totale qu’il suggère. La situation totale, bien qu’elle ne soit jamais clairement explicitée par James, est semble-t-il composée d’un ensemble d’éléments qui font système et qui reflètent la familiarité d’un stimulus donné. On peut donc supposer qu’il existe une gamme de situations totales à laquelle correspond toute une gamme d’émotions. La mémoire du stimulus, l’habitude de réaction à un stimulus mais également l’idée que peut faire naître un stimulus vis-à-vis d’un contexte particulier dans lequel il apparaît sont autant d’éléments qui déterminent les réactions réflexes qui se produisent dans le corps. C’est à partir de cette notion de « situation totale » que la théorisation de James suppose une forme de cognitivisme, mais un cognitivisme qui ne s’oppose jamais à sa théorie de l’émotion incarnée. En effet, un processus d’évaluation de nature cognitive semble bien se produire de façon quasi-automatique, avant même le déclenchement des courants efférents dans le corps :
« Mais quelle que soit notre réaction contre l’ensemble des éléments [de la situation totale], elle est en définitive une réaction instinctive contre celui des éléments qui nous frappe pour le moment comme étant le plus important. Le même ours peut nous exciter, soit au combat, soit à la fuite, suivant que l’idée prépondérante qu’il suggère est que c’est lui qui va nous tuer ou que c’est nous qui allons le tuer. Mais dans tous les cas, la question suivante reste toujours la même : l’excitation émotionnelle qui suit l’idée, la suit-elle immédiatement, ou seulement d’une manière secondaire, et comme une conséquence de la “vague diffusive” des impulsions produites ? »11
12La situation totale semble ainsi susciter un processus d’évaluation. Elle n’est pas la simple perception du stimulus mais bien plutôt sa perception subjective, entendue comme un processus cognitif d’appréciation et d’évaluation de la situation et du stimulus. Arnold et Lazarus12 approfondiront cette idée de processus cognitif inconscient en montrant qu’une fois l’émotion conscientisée, le sujet est en mesure de revenir sur ce mécanisme d’évaluation pour en donner une explication cognitive. James ne va pas aussi loin que ces deux auteurs. Si le mécanisme réel du processus d’évaluation pré-émotionnel n’est pas détaillé par James, il reste toutefois compatible avec la thèse principale du psychologue, à savoir que l’expérience émotionnelle se produit après que les modifications corporelles ont eu lieu. Conséquemment, que le stimulus seul provoque les stimulations efférentes vers le corps ou bien la situation totale, cela ne change rien à l’enchaînement réel du processus causal. L’excitation émotionnelle (l’émotion en tant qu’état mental), qui fait suite à l’élément prédominant de la situation totale, n’est qu’une conséquence secondaire d’une excitation primaire dans le corps. La situation totale est donc moins directement responsable de l’expérience émotionnelle que des mouvements réflexes qui vont se produire dans le corps. Ce n’est alors que dans un second temps, de manière secondaire dira James, que l’information relative à ce changement homéostasique parviendra de façon afférente au cerveau pour produire, par combinaison avec les structures qui représentent le stimulus perçu dans l’esprit, l’expérience émotionnelle réelle.
- 13 W. Cannon, Bodily Changes in Pain, Hunger, Fear, and Rage, vol. 2, New York, Appleton, 1929 ; P. B (...)
13La thèse de James a été longuement critiquée, en particulier par les physiologistes Walter Cannon et Philip Bard13. Pour ces auteurs, l’expérience émotionnelle consciente n’attend pas le retour des afférences du corps pour être ressentie par le sujet. Plus précisément, les messages sensoriels sont transmis par des récepteurs périphériques à des aires spécifiques du thalamus. Ce dernier traite ces informations pour les relayer aux aires spécialisées du néocortex. Parallèlement à cela, certaines régions thalamiques relaient aussi des messages sensoriels à l’hypothalamus qui va alors envoyer des messages aux muscles et aux organes du corps et au cortex cérébral. L’expérience émotionnelle résulte de l’intégration corticale des messages en provenance du thalamus et de l’hypothalamus. Par conséquent, l’expérience émotionnelle advient à partir de processus strictement internes au cerveau, et la réponse émotionnelle dans le corps se produit en réalité au même moment que l’expérience émotionnelle (donc elle ne cause pas l’expérience émotionnelle). Dire que LeDoux et Damasio se sont réappropriés la thèse de James sera donc aussi une façon de montrer comment ils se sont positionnés contre la théorie de Cannon-Bard.
14La théorie des émotions de LeDoux prend appui sur la théorie jamesienne pour la complexifier et la compléter. En effet, la boucle neuro-somatique de James est reprise par LeDoux pour décrire l’expérience émotionnelle. Toutefois, LeDoux ne semble pas considérer les rétroactions du corps lorsqu’il décrit l’émotion comme un pur comportement instinctif. L’interaction entre le corps et le cerveau est chez lui intégrée à une réflexion qui donne au cerveau un rôle bien plus important que ce qu’en dit James.
- 14 « La découverte d’une voie pouvant transmettre l’information directement du thalamus à l’amygdale (...)
- 15 « L’information sur les stimuli externes arrive à l’amygdale par une voie directe provenant du tha (...)
- 16 « En présence d’un danger ou de stimuli qui l’annoncent, on observe des réponses comportementales, (...)
- 17 « Chez le rat, il faut douze millisecondes (douze millièmes de seconde) pour qu’un stimulus acoust (...)
15Par exemple, dans sa description neurobiologique de la peur, LeDoux constate que le cortex sensoriel peut être court-circuité par le système thalamo-amygdalien14. Dans la caractérisation de LeDoux, il existe deux voies différentes qui sont impliquées dans le déclenchement d’une émotion et ces deux voies fonctionnent en parallèle15. La voie dite basse génère automatiquement des réponses émotionnelles, c’est-à-dire qu’elle permet au cerveau de déclencher très rapidement des altérations dans le corps lorsqu’un stimulus émotionnel touche le système cognitif. Le stimulus excite alors des réseaux de neurones spécifiques présents dans le thalamus sensoriel, qui va à la fois relayer l’information à l’amygdale et au cortex sensoriel correspondant. L’amygdale, stimulée par le thalamus sensoriel, va immédiatement modifier l’homéostasie du corps afin de produire une réponse rapide et instinctive de l’organisme pour faire face au stimulus16. LeDoux décrit ici l’émotion comme un pur comportement dénué d’expérience émotionnelle dans la mesure où il ne signale pas de feedbacks sensoriels des réponses du corps. Parallèlement, suivant une seconde voie, dite haute, le thalamus envoie des signaux au cortex sensoriel qui va à son tour traiter l’information et stimuler l’amygdale afin de produire une réponse comportementale. Le trajet thalamo-amygdalien est alors presque deux fois plus rapide que le trajet cortico-amygdalien17. La réponse comportementale de l’émotion se déclenche donc d’abord par la voie basse, qui est complétée dans un second temps par la voie haute. Lors de ce processus, l’amygdale est ainsi stimulée à deux reprises, d’abord par le thalamus puis par le cortex sensoriel.
Les voies haute et basse vers l’amygdale18
- 19 « Les neurones de l’aire thalamique qui se projettent vers le cortex auditif primaire sont très sé (...)
- 20 « Les Beatles et les Rolling Stones se ressembleront pour l’amygdale vus du côté des projections t (...)
16Cette double stimulation qui a pour origine le thalamus n’a pourtant pas la même fonction du fait de la particularité des neurones de l’aire thalamique qui se projettent dans deux régions différentes. Les neurones très sélectifs du thalamus qui se projettent vers le cortex auditif ne répondent qu’à certains signaux spécifiques. En revanche, les neurones qui se projettent vers l’amygdale peuvent être activés par une large gamme de stimuli19. Ainsi, dans le cas de deux sons similaires, le thalamus envoie le même type d’information à l’amygdale qui va alors produire des réponses corporelles identiques quel que soit le son perçu. En revanche, le cortex sensoriel, qui discrimine les deux sons, envoie à l’amygdale des signaux différents20. Ainsi, si le système cortico-amygdalien confirme dans certains cas la stimulation du système thalamo-amygdalien, renforçant ainsi le type d’altération somatique déjà déclenchée, dans d’autre cas, il stimulera l’amygdale autrement pour changer le type de modifications corporelles en train de se produire. Par exemple, la proximité des stimuli auditifs entre le son d’un coup de feu et d’un coup de tonnerre entraîne de la part du système thalamo-amygdalien le même type de réponses corporelles (accélération du rythme cardiaque et pulmonaire, contraction des muscles des jambes pour fuir, sudation…). Toutefois, dès que le cortex sensoriel aura traité l’information en provenance du thalamus, et qu’il aura identifié le son comme un coup de tonnerre, il stimulera l’amygdale pour réguler les changements réflexes qui se sont produits dans le corps (la peur instinctive et sa manifestation comportementale, laissant la place à une fausse peur ou tout au moins à une peur plus modérée).
17Si l’on ne prend en considération que le chapitre 6 de l’ouvrage Le Cerveau des émotions, nous remarquons que la position de LeDoux est très différente de celle de James. D’abord, LeDoux considère l’émotion comme un simple comportement sans se référer à la moindre expérience émotionnelle. Ensuite, le processus décrit est strictement intracérébral. Enfin, comme nous l’avons montré, ce processus se déclenche en deux temps. Au contraire, James s’intéresse bien plus à l’émotion ressentie, même si la boucle neuro-somatique qu’il décrit suppose, dans ses premières étapes, un mécanisme strictement cérébral responsable des efférences en direction du corps. En revanche, ce mécanisme n’évolue pas en deux temps dans sa philosophie, et il n’indique à aucun moment une rétroaction du cerveau sur ses propres structures pour corriger le type d’efférences vers le corps.
- 21 Ibid, p. 291.
- 22 Ibid., p. 286.
18Toutefois, lorsqu’on met en relation la thèse du chapitre 6 et celle du chapitre 9, il est possible de reconstruire chez LeDoux une boucle neuro-somatique. En effet, lorsque l'amygdale est stimulée et qu’elle produit des efférences vers le corps, LeDoux précise que la réponse corporelle est bien responsable de rétroactions sur l’amygdale, sur l’hippocampe, sur le cortex préfrontal et sur les systèmes somato-sensoriels21. LeDoux se réapproprie la thèse jamesienne de la boucle neuro-somatique mais il la complexifie, puisque cette boucle est sans cesse corrigée par le mécanisme intracérébral de la voie haute. De plus, comme nous l’apprend le chapitre 9, lorsque l’amygdale est stimulée, cela engendre dans un premier temps de façon réflexe des réponses comportementales (se figer, fuir, combattre…), des réponses du système nerveux autonome (accélération du rythme cardiaque, changement de la pression sanguine, piloérection…) et des réponses hormonales (libération dans le sang d’hormones du stress comme l’adrénaline et les stéroïdes surrénaliens). Dans un second temps, la rétroaction corporelle influence le traitement de l’information par le cerveau et la façon dont nous éprouvons qualitativement l’émotion en question22. Ainsi, LeDoux prouve que la réaction du sujet qui fait suite à un stimulus émotionnel s’exécute en deux temps : une première réaction réflexe se déclenche automatiquement avant que les systèmes cérébraux supérieurs ne discriminent précisément la nature du stimulus ni même que le sujet ne prenne conscience du stimulus. Cette réaction automatique est alors immédiatement rectifiée lorsque des systèmes plus spécialisés précisent à la conscience la nature du stimulus. Le cerveau pousse donc le corps à réagir avant même qu’il n’ait achevé le traitement de l’information qu’il rencontre. Ce mécanisme complexe suppose une première interaction entre le corps et le cerveau qui conduit à un premier comportement réflexe, rectifié ou prolongé par une seconde interaction durant laquelle le cerveau discrimine le stimulus et participe à sa conscientisation. Ainsi, la thèse de LeDoux illustre comment l’évolution de la relation entre le corps et le cerveau au cours du processus émotionnel détermine les premières phases de la réaction du sujet.
- 23 Ibid.
- 24 « La contribution du cortex préfrontal latéral à la mémoire de travail continue d’être explorée, m (...)
- 25 L’activation effective de l’amygdale a trois conséquences distinctes mais qui se produisent en par (...)
19Enfin, LeDoux prolonge également la thèse de James selon laquelle l’expérience émotionnelle n’est pas la conséquence des seules réponses afférentes en provenance du corps mais bien plutôt de celle de ces réponses avec d’autres zones du cerveau qui ont été stimulées. Chez LeDoux comme chez James, le contenu subjectif de l’émotion est le produit d’une combinaison d’éléments. Parmi ces éléments, les informations en provenance du corps sont bien nécessaires mais non suffisantes pour que l’on puisse parler d’expérience émotionnelle. James n’élabore pas une thèse complexe pour expliquer le détail de cette combinatoire. Les neurosciences et les sciences cognitives réussissent en revanche à fournir une théorie capable de rendre raison, tant sur le plan neurobiologique que psychologique, de l’interaction des éléments qui participent à l’expérience émotionnelle. Les neurosciences de LeDoux reprennent ainsi la théorie combinatoire de James concernant le contenu des émotions tout en la précisant et l’approfondissant sur le plan neurobiologique. LeDoux précise le mécanisme complexe de cette combinaison en mobilisant la notion de mémoire de travail. Á la différence de la mémoire épisodique, c’est-à-dire de la mémoire consciente à long terme, ou encore de la mémoire procédurale qui permet la conservation dans le temps de mécanismes automatiques inconscients, la mémoire de travail est une mémoire à très court terme. Elle retient provisoirement différents éléments cognitifs pour les mettre en relation. Une telle combinaison permet ainsi de modifier certains états cognitifs ; cela expliquant par exemple le passage de la cognition à l’émotion. Chez James l’émotion subjectivement ressentie est le fait de la combinaison de la représentation neutre du stimulus et des sensations internes relatives aux altérations du corps. On peut même affirmer que les éléments de la situation totale que décrit James pour justifier la cause des mouvements réflexes qui se produisent dans le corps, se combinent eux aussi plus généralement avec d’autres éléments. Une forme de mémoire et d’habitude du stimulus peuvent donc entrer en compte dans les éléments qui se combinent pour causer l’expérience émotionnelle23. LeDoux prolonge cette idée en montrant que le cortex préfrontal latéral possède de nombreux systèmes de neurones qui se projettent à la fois dans divers systèmes sensoriels, dans d’autres systèmes néocorticaux qui possèdent des fonctions spécialisées de stockage temporaire, dans l’hippocampe qui est impliqué dans le stockage des informations à long terme, dans des aires corticales impliquées dans le contrôle des mouvements et enfin dans l’amygdale24. En se projetant ainsi dans ces différentes aires cérébrales, le cortex préfrontal latéral joue le rôle de mémoire de travail, c’est-à-dire qu’il est un mécanisme de stockage temporaire qui maintient plusieurs informations en même temps afin de les comparer et de les mettre en relation. Ce qui est en mémoire de travail est ainsi ce à quoi nous pensons sur le moment, ce que nous percevons sur le moment mais également ce que nous savons d’un stimulus, le type d’expérience que nous avons eu dans le passé et les informations en provenance de l’amygdale qui a été stimulée25 et du corps qui a été altéré. Tout cela est mis en relation dans la mémoire de travail et c’est à cette unique condition que nous passons d’une expérience cognitive non émotionnelle d’un stimulus à une expérience émotionnelle de ce dernier :
« Qu’est-ce qui dans l’activation des signaux issus de l’amygdale donnera à une expérience sa charge émotionnelle ? Pour comprendre cela, nous devons considérer quelques-unes des conséquences variées de cette activation. Les signaux fournissent les ingrédients de base qui, une fois mélangés en mémoire de travail avec les représentations sensorielles à court terme et les souvenirs à long terme activés par ces représentations, créeront une expérience émotionnelle »26.
20Nous nous en tiendrons à exposer les grandes lignes des descriptions neurobiologiques que propose Damasio pour expliquer les émotions. Cela nous permettra de montrer comment le neuroscientifique, tout en revenant aux thèses périphéralistes de James, finit par développer des considérations ontologiques qui s’écartent fortement des conclusions du psychologue pragmatiste.
- 27 Cf. A. Damasio, L’Erreur de Descartes : la raison des émotions, Paris, Odile Jacob, réédition 2010 (...)
21Damasio pense comme James que l’émotion suppose une interaction forte entre le cerveau et le corps. Les boucles neuro-somatiques sont ainsi reprises dans les théories de Damasio mais elles sont précisées. Si Damasio présentait déjà, dans L’Erreur de Descartes, les boucles neuro-somatiques impliquées lors des émotions27, c’est dans Spinoza avait raison que le détail neurophysiologique de ces boucles est le plus abouti. Selon Damasio, le processus émotionnel se déroule en six étapes.
- 28 A. Damasio, Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions, trad. Jean‑Luc Fidel (...)
221) L’apparition du stimulus émotionnel active au moins l’un des systèmes sensoriels du cerveau, ce qui se traduit au niveau de l’esprit par la perception de l’image mentale du stimulus en question. Le stimulus peut-être un objet (ou une situation) réel ou remémoré28.
232) Cette première stimulation active également des réseaux de neurones dans l’amygdale, dans le cortex préfrontal ventromédian, dans une autre région frontale située dans l’aire motrice supplémentaire et dans le cortex cingulaire. Ces deux zones ainsi stimulées jouent le rôle de sites déclencheurs des émotions29.
243) Ces sites déclencheurs stimulent alors d’autres zones cérébrales afin de faire exécuter dans le corps les émotions adéquates pour réagir au stimulus en question. Parmi les zones d’exécution des émotions, Damasio identifie la base du précortex, l’hypothalamus et certains noyaux du tegmentum du tronc cérébral. Damasio distingue donc les sites déclencheurs des émotions et les sites d’exécution des émotions : les premiers activent les seconds qui sont, de fait, les causes immédiates de l’état émotionnel qui advient dans le corps30.
254) Les sites d’exécution des émotions provoquent ensuite une cascade de réponses. Parmi eux, l’hypothalamus libère dans la circulation sanguine, directement ou par l’intermédiaire de la glande pituitaire, des molécules chimiques (par exemple l’ocytocine ou la vasopressine) qui modifient le milieu interne de l’organisme, et en particulier le fonctionnement des viscères et du système nerveux central31.
265) Les multiples salves de réponses chimiques et neurales modifient ainsi les expressions du visage, la vocalisation, la physiologie du corps et plus généralement le comportement. Parallèlement à ces modifications viscérales et musculo-osseuses, Damasio décrit une modification des structures cérébrales qui sous-tendent la production d’images et le mécanisme d’attention32.
- 33 Ibid., p. 105. Voir également les expériences que décrit Damasio au même chapitre et qui prouvent (...)
276) Enfin, les signaux en provenance du corps qui remontent vers le cerveau sont traités par le cortex cingulaire, l’hypothalamus, des noyaux du tegmentum du tronc cérébral et par deux des cortex somato-sensoriels (insula et SII). Toutes ces régions sensibles aux signaux afférents en provenance du corps, sont donc sollicitées, ce qui provoque dans l’esprit le sentiment (feeling) de l’émotion qui se produit dans le corps33.
Synthèse de la conception damasienne de la boucle neuro-somatique
28La boucle neuro-somatique est accompagnée de deux autres types de boucles : des boucles de simulation et ce que nous pourrions appeler des boucles rétrogrades. Dans L’Erreur de Descartes, Damasio décrit ces fameuses boucles de simulation pour montrer qu’elles ne sont pas suffisantes pour expliquer à elles-seules le déclenchement du sentiment d’une émotion. La conception du neurobiologiste évoluera au cours du temps : dans Le Sentiment même de soi puis dans Spinoza avait raison, Damasio intègrera complètement les boucles de simulation à ses théories et il finira par accepter qu’elles soient en mesure de court-circuiter en partie les boucles neuro-somatiques. Il décrit dans l’Erreur de Descartes les boucles de simulation en ces termes :
- 34 L’Erreur de Descartes, op. cit., p. 217. La notion de feelings est traduite ici par perception des (...)
« Cependant, d’autres chercheurs estiment que si le corps subit effectivement des changements découlant de l’émotion, la perception (the feeling) des émotions ne s’appuie pas nécessairement sur ces changements ; selon eux, le même agent cérébral qui a déclenché des changements au niveau du corps, envoie des signaux à un autre site cérébral (probablement le système somatosensoriel), l’informant des types de changements qui ont été demandés au corps. La perception des émotions (Feelings) reposerait alors directement sur ces derniers types de signaux, et n’émanerait donc que de phénomènes neuraux intracérébraux, bien qu’étant tout de même concomitante des changements corporels. Pour les partisans de cette façon de voir, le point important serait donc que les changements de l’état du corps se produiraient parallèlement à la perception des émotions, plutôt qu’ils n’en seraient la source (causative of the feelings) »34.
- 35 « Le mécanisme présumé produire cette sorte de sentiment est une variété de ce que j’ai appelé le (...)
- 36 L’étude que propose Damasio du syndrome du locked‑in prouve que le sentiment issu des boucles de s (...)
- 37 « Les modifications de l’état cognitif interviennent quand le processus émotionnel conduit les noy (...)
29Les boucles de simulation permettent à certaines régions cérébrales excitées par un stimulus de générer directement des signaux vers d’autres zones cérébrales qui traitent habituellement les signaux en provenance du corps. Ainsi, par exemple, les cortex préfrontaux et prémoteurs peuvent directement stimuler les cortex somatosensoriels, ce qui entraine dans l’esprit le sentiment d’une émotion35. Le sentiment de l’émotion en question correspond alors à la perception d’une modification corporelle qui pourtant n’a pas (encore ?) lieu dans le corps. La boucle de simulation est toujours antérieure au déclenchement de la boucle neuro-somatique, mais elle n’est pas suffisante pour expliquer le sentiment d’une émotion dans toute son ampleur qualitative36. Il faut ajouter à ces boucles de simulation la possibilité pour les sites d’exécution et de déclenchement des émotions d’agir directement, non seulement sur les structures cérébrales qui sous-tendent les sentiments des émotions, mais également sur la transmission des signaux en provenance du corps vers le cerveau37. Ainsi, le sentiment d’une émotion correspond moins à la modification réelle de l’état du corps qu’à la synthèse des signaux issus des boucles de simulation et des boucles neuro-somatiques, dans la mesure où les signaux en provenance du corps peuvent à leur tour être modifiés par les structures cérébrales qui exécutent et déclenchent les émotions dans le corps. Sur ce point, la position de Damasio est à la fois proche et éloignée des thèses de James.
- 38 « Il faut avouer qu’il y a des cas de peur morbide dans lesquels le cœur n’éprouve guère de pertur (...)
30Dans une de ses notes sur la peur morbide38, James reconnaît la possibilité pour les systèmes cérébraux sensibles aux afférences du corps de pouvoir être stimulés par autre chose que le corps pour produire une émotion. Dès lors l’émotion est ressentie comme si elle se produisait dans le corps. En ce sens, les boucles de simulation ont déjà été évoquées par James. Toutefois, James ne décrit ce phénomène que dans le cas d’une pathologie, et il explique que la cause de la stimulation des structures cérébrales sensibles au corps est une maladie cérébrale donnant naissance à l’hallucination des modifications corporelles. Á l’opposé, Damasio considère que la cause des boucles de simulation n’est pas pathologique mais qu’elle repose plutôt sur le fonctionnement neurophysiologique normal d’un sujet sain. James pense donc bien la possibilité des boucles de simulation mais cela ne relève que de cas psychopathologiques rares. Cela signifie que, pour James, sur le plan ontologique, le contenu de l’émotion ressentie par le sujet coïncide normalement (mais pas nécessairement) avec les sensations de l’état réel du corps qui se combinent avec d’autres éléments cognitifs. Damasio, quant à lui, affirme que le système somatosensoriel constitue un substrat essentiel du sentiment ; il considère avant tout la façon dont certains éléments du cortex somatosensoriel produisent une cartographie (mapping) d’un état du corps qui ne correspond pas nécessairement à l’état réel du corps :
- 39 A. Damasio, Spinoza avait raison, op. cit., p. 97 ; 121‑122.
« Un sentiment est par essence une idée – à savoir une idée du corps et plus précisément encore une idée d’un certain aspect du corps, de son intérieur dans certaines circonstances. Un sentiment d’émotion est une idée du corps lorsqu’il est perturbé par le processus émotionnel. (…) Cependant, il est peu probable que la cartographie du corps (the mapping of the body) qui constitue l’élément décisif de cette hypothèse soit aussi directe que William James l’imaginait. (…) William James (…) a suggéré que les sentiments seraient nécessairement une perception du corps modifié par l’émotion. (…) Si le système fonctionnait toujours comme l’imaginait James, il se pourrait qu’il ne fasse pas tout le temps de son mieux. J’ai proposé une autre solution qui repose sur une idée essentielle : les sentiments ne dérivent pas nécessairement des états réels du corps (actual body states) – bien que ce soit possible -, mais des cartes réelles (actual maps) construites à un moment donné dans les régions sensibles au corps du cerveau »39.
- 40 Les cartes réelles du corps correspondent à des agencements spécifiques de réseaux de neurones dan (...)
- 41 « Même dans les situations les plus communes, les réponses émotionnelles s’adressent à la fois au (...)
31Si pour James, lorsque nous percevons une émotion, nous percevons des états réels du corps en cours d’altération, hormis dans le cas de rares psychopathologies, pour Damasio, lorsque nous percevons une émotion, nous ne percevons probablement pas des états réels du corps mais bien plutôt des états mentaux issus de cartes réelles40 qui se forment dans le cerveau à la réception des signaux en provenance du corps et d’autres parties du cerveau41. On ne ressent donc jamais le corps dans son état réel, mais toujours le corps tel qu’il est médiatisé à travers des signaux cérébraux de différentes provenances qui modifient l’activité neuronales des régions du cerveau sensibles au corps. Pour Damasio, le contenu du sentiment de l’émotion est une combinaison de sensations corporelles. Si, sur le plan de l’ontologie mentale, l’émotion est un état du corps, cet état du corps est, selon lui, une pure construction cérébrale qui ne coïncide pas avec l’état effectif du corps au moment où l’émotion est ressentie dans l’esprit. C’est pourquoi Damasio distingue l’état réel du corps des cartes cérébrales réelles du corps. Sa théorie de la cartographie cérébrale dissocie le contenu de l’émotion sur le plan psychologique du contenu de l’émotion sur le plan neuro-somatique. Pour Damasio, des éléments intracérébraux modifient en permanence l’activité des réseaux de neurones du cortex somatosensoriels (ce qu’il appelle les cartes du corps), produisant dans l’esprit des émotions qui simulent un état particulier du corps qui est très certainement différent de l’état réel du corps. Ainsi, les cartes cérébrales du cortex somatosensoriel sont dépendantes à la fois : 1) des signaux afférents en provenance du corps ; 2) des signaux intracérébraux qui modifient directement l’activité des réseaux de neurones du cortex somatosensoriels sans passer par le corps ; 3) des signaux cérébraux qui modifient en cours de route une partie des signaux afférents.
32La thèse de Damasio sur la relation entre le corps et le cerveau implique une évaluation du contenu de l’émotion qui le distingue de James. Bien que les informations en provenance du corps jouent un rôle dans l’élaboration des cartes cérébrale du corps (boucles neuro-somatiques), d’autres facteurs purement cérébraux modulent également cette cartographie, comme les boucles de simulation et de rétroaction. Ainsi, selon Damasio, le contenu psychologique de l’émotion ne représente jamais véritablement ce qu’il vise dans le réel, à savoir l’état du corps. Tout comme Damasio, LeDoux propose également cette évaluation du contenu de l’émotion lorsqu’il montre qu’une partie des courants afférents en provenance du corps sont trop lents pour jouer le rôle unique de cause de l’expérience émotionnelle :
- 42 Ibid., p. 288. Sur la rapidité et la spécificité suffisante du système somatique pour contribuer à (...)
« Ainsi, la position de Cannon était bien pertinente au sujet de l’incapacité des réponses viscérales à déterminer les sentiments émotionnels, mais plus en raison de leur lenteur que de leur manque de spécificité. Pourtant la critique de Canon était en même temps un peu déplacée étant donné que James avait soutenu l’importance de la rétroaction viscérale mais aussi somatique. Et le système somatique a clairement une rapidité et une spécificité suffisantes pour contribuer à la réponse émotionnelle (il faut moins d’une seconde à vos muscles striés pour répondre à un stimulus et pour que les sensations de cette réponse parviennent à votre cortex) »42.
33La rétroaction du corps s’effectue bien mais de façon partielle au moment où l’émotion est véritablement sentie et perçue par la conscience. Cela conduit LeDoux à considérer, dans le sillage des travaux de Damasio, que le cerveau peut générer des boucles de simulation pour stimuler en avance des réseaux de neurones qui auraient été stimulés à partir des informations afférentes en provenance des viscères43. Toutefois, LeDoux défend une position ontologique à mi-chemin entre l’ontologie des émotions de James et de Damasio. Pour LeDoux, une boucle de simulation ne peut pas se produire si une rétroaction réelle du corps ne s’est pas préalablement produite :
- 44 J. LeDoux, Le Cerveau des émotions, op. cit., p. 293.
« Vous ne pouvez pas avoir une expérience émotionnelle soutenue sans rétroaction de l’organisme ou sans au moins les souvenirs à long terme qui permettent la création d’une rétroaction de type “comme si” [= boucle de simulation]. Mais même cette dernière doit être apprise à la suite d’une occasion bien réelle. Le corps est crucial pour une expérience émotionnelle, soit parce qu’il donne les sensations qui font ressentir les émotions d’une certaine manière sur le moment, soit parce qu’il a déjà fourni ces sensations associées à des émotions spécifiques »44.
34Cela n’entre pas en contradiction avec la dissociation damasienne entre l’état réel du corps (statut somatique) et les cartes réelles du corps (statut neuropsychologique), mais cette remarque affaiblit le cérébrocentrisme de cette thèse. Pour que le cerveau puisse générer des cartes cérébrales associées psychologiquement au sentiment d’un certain état du corps, il faut nécessairement que le corps, via des signaux afférents (hormonaux ou nerveux), ait préalablement informé directement le cortex somatosensoriel de son état actuel. Une fois ce type de cartographie cérébrale réalisé, le cerveau peut le restituer de lui-même en court-circuitant la boucle neuro-somatique classique. Mais cette ontologie suppose que le cerveau ne puisse pas se passer du corps dans un premier temps. Nous voyons donc bien comment l’approfondissement des thèses périphéralistes de James par les neurosciences conduit à de nouvelles évaluations du contenu des émotions. Les neurosciences questionnent ainsi les modalités de l’interaction corps/cerveau tout en admettant métaphysiquement que le contenu des émotions se réduit à la sensation particulière d’un état du corps.
35Enfin, on comprend la position complexe qu’adoptent LeDoux et Damasio par rapport à la théorie de Cannon-Bard. LeDoux s’oppose bien à cette théorie lorsqu’il considère que la rétroaction corporelle est nécessaire, tout au moins dans les premiers temps de la cartographie cérébrale, à l’expérience émotionnelle. LeDoux et Damasio lorsqu’ils développent ensuite leur propos sur la boucle de simulation semblent en revanche valider une partie de la théorie de Cannon-Bard : des mécanismes intracérébraux responsables d’une première expérience émotionnelle se produisent bien en parallèle des efférences en direction du corps. Toutefois, cette expérience émotionnelle est incomplète selon eux, et elle sera bien complétée par les rétroactions corporelles, ce qui corrobore ici tout un versant de la théorie jamesienne.
***
36Cette étude nous a conduit à préciser la place ambiguë qu’occupent les thèses jamesiennes des émotions au sein de deux études neuroscientifiques actuelles. LeDoux et Damasio réinvestissent conceptuellement les grands principes périphéralistes de James pour à la fois les approfondir et s’en écarter. Ils reprennent ainsi à leur compte l’idée d’une certaine combinaison des états mentaux pour justifier le fait que le contenu mental d’une émotion résulte d’un ensemble de phénomènes cognitifs mis en relation par l’esprit, ou encore l’idée de boucle corporelle pour expliquer que toute émotion est nécessairement ressentie comme un état particulier du corps.
37La combinaison particulière des états mentaux chez James a fourni un cadre fécond aux sciences cognitives pour comprendre comment le cerveau travaille à la construction d’une émotion. Comme nous le montre LeDoux, les sciences cognitives et les neurosciences retravaillent la théorie jamesienne en révélant l’interaction particulière des bases neurales qui sont impliquées dans ce mécanisme cognitif complexe. La théorie portant sur la mémoire de travail qui découle de cela corrobore ainsi au plus haut point l’actualité de ce principe posé par James dans l’étude récente des émotions. Concernant enfin la thèse de la boucle corporelle, LeDoux comme Damasio se la réapproprient pour mieux révéler son insuffisance. LeDoux montre comment la forme et le contenu des états mentaux issus de cette boucle sont modulés par l’action rétrograde du cerveau, et en particulier par l’action cortico-amygdalienne. Damasio quant à lui s’oppose à James concernant l’action effective du corps dans la modulation du contenu mental lié à l’émotion : l’évaluation épistémique des émotions trouve son prolongement dans une évaluation qui restaure le présupposé jamesien concernant la nature du contenu émotionnel (à savoir des sensations corporelles) tout en s’écartant paradoxalement de la réalité somatique de ce contenu (ces sensations corporelles ne reflètent pas l’état réel du corps).
38Les progrès technologiques des neurosciences contemporaines nous permettent ainsi de tester efficacement les théories de James sur certains points majeurs. C’est donc a posteriori, et à la lumière des neurosciences, que l’on peut affirmer que James a su fournir un cadre conceptuel efficace pour expliquer, avec les moyens de son époque, comment le corps interagit avec le cerveau lors du processus émotionnel. Cela paraît évident dans la mesure où les relations fonctionnelles entre les concepts impliquant le corps, le cerveau et l’expérience émotionnelle des neurosciences sont très proches, pour ne pas dire identiques, de celles qu’établissait déjà James à la fin du XIXe siècle. Toutefois, si les théories contemporaines des émotions peuvent s’écarter sur bien des points des thèses de James, ces écarts ne doivent pas masquer l’influence considérable qu’a eu James dans le domaine des sciences des émotions.
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Notes
W. James, « What is an emotion ? », Mind, 9, 1884, p. 188‑205 ; W. James, Principles of psychology, New York, Holt, 1890, p. 442‑485 ; W. James, Psychology: Briefer Course, New York, Holt, 1892, p. 373‑390 ; W. James, « The physical basis of emotion », Psychological Review, September, 1, 1894, p. 516-529.
W. James, C. Lange, Les Émotions. Œuvres choisies I, Paris, L’Harmattan, Encyclopédie psychologique, trad. Georges Dumas revue et complétée par Serge Nicolas, 2016, p. 27.
Ibid., p. 53‑54.
« En 1884, le Pr. Lange, de Copenhague, et l’auteur de ces lignes publièrent indépendamment l’un de l’autre, la même théorie de la conscience émotionnelle. Celle-ci, affirmaient-ils, est l’effet des changements organiques, musculaires et viscéraux, qui constituent la prétendue “expression” de l’émotion. Elle n’est donc pas une sensation primaire, directement éveillée par l’objet ou la représentation, mais une sensation secondaire indirectement éveillée ; l’effet primaire consistant dans les changements organiques en question, réflexes immédiats qui suivent la présence de l’objet », ibid., p. 107.
J. LeDoux, Le Cerveau des émotions, trad. Pierre Kaldy, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 81.
W. James, C. Lange, op. cit., p. 43.
La sensation de l’objet extérieur, bien que non-émotionnelle, n’est toutefois pas si neutre que cela. En effet, James précise dans « The physical basis of emotion » que les qualités sensibles qui sont à la source de la représentation mentale du stimulus portent en elles-mêmes une forme de plaisir ou déplaisir. On peut ainsi lire : « Le plaisir ou le déplaisir semblent adhérer immédiatement à la qualité sensible elle-même. Ils se fondent dans notre conscience totale. Mais outre ce plaisir ou cette douleur du contenu, qui semblent dus dans tous les cas à des courants afférents, nous pouvons éprouver aussi un accès d’excitation générale (…) et c’est là ce que j’ai toujours voulu entendre par le mot “émotion” », ibid., p. 116.
Total situations dans le texte anglais.
Respectivement : M. B. Arnold., Emotion and Personality, New York, Columbia University Press, 1960 ; R. S. Lazarus, Psychological Stress and the Coping Process, New York, McGraw Hill, 1966.
Ibid., p. 110.
Ibid.
Voir supra.
W. Cannon, Bodily Changes in Pain, Hunger, Fear, and Rage, vol. 2, New York, Appleton, 1929 ; P. Bard, « The central representation of the sympathetic system : as indicated by certain physiological observations », Archives of Neurology and Psychiatry, 22, 1929, p. 230‑246.
« La découverte d’une voie pouvant transmettre l’information directement du thalamus à l’amygdale suggérait comment un stimulus conditionnel pouvait évoquer les réponses de peur sans l’aide du cortex. Le signal du thalamus à l’amygdale permettait simplement de court-circuiter le cortex », J. LeDoux, Le Cerveau des émotions, op. cit. , p. 155.
« L’information sur les stimuli externes arrive à l’amygdale par une voie directe provenant du thalamus (la voie basse) ou par une voie passant de plus par le cortex. La voie basse est plus courte et donc plus rapide que celle arrivant du cortex », ibid., p. 162.
« En présence d’un danger ou de stimuli qui l’annoncent, on observe des réponses comportementales, végétatives ou endocrines et la modulation de réflexes. Chacune de ces réponses est régulée par des groupes différents de signaux issus du noyau central de l’amygdale. Des lésions de ce noyau bloquent l’expression de toutes ces réponses, tandis que celles effectuées sur leur voie spécifique les suppriment individuellement », ibid., p. 158.
« Chez le rat, il faut douze millisecondes (douze millièmes de seconde) pour qu’un stimulus acoustique arrive à l’amygdale par le thalamus, et près de deux fois plus de temps s’il doit passer par la voie corticale. Le trajet par le thalamus est donc plus rapide », ibid., p. 161.
Ibid., p. 162.
« Les neurones de l’aire thalamique qui se projettent vers le cortex auditif primaire sont très sélectifs, et ne répondront qu’à certains signaux. En revanche, ceux de l’aire se projetant vers l’amygdale sont moins difficiles, ils seront activés par une gamme beaucoup plus large de stimuli », ibid., p. 159.
« Les Beatles et les Rolling Stones se ressembleront pour l’amygdale vus du côté des projections thalamiques mais seront très différents vus du côté des projections corticales », ibid., p. 159.
Ibid, p. 291.
Ibid., p. 286.
Ibid.
« La contribution du cortex préfrontal latéral à la mémoire de travail continue d’être explorée, mais beaucoup de données suggèrent déjà son implication dans les aspects exécutifs ou polyvalents de cette mémoire. (…) Il a des connexions avec les divers systèmes sensoriels (comme le visuel et l’auditif) et d’autres systèmes néocorticaux qui possèdent des fonctions spécialisées de stockage temporaire (comme le stockage spatial et verbal) et il se trouve aussi en relation avec l’hippocampe et d’autres aires corticales intervenant dans le stockage à long terme. Il a de surcroît des connexions avec les aires corticales impliquées dans le contrôle des mouvements, ce qui permet aux décisions prises par l’exécutif de se traduire par des actions décidées sous l’effet de la volonté », ibid., p. 270. De nombreux travaux étayent cette thèse de la très forte connectivité du cortex préfrontal avec d’autres zones cérébrales impliquées dans des activités cognitives différentes. J. M. Fuster, The Prefrontal Cortex, New York, Raven, 1989 ; P. S. Goldman-Rakic, « Circuitry of primate prefrontal cortex and regulation of behavior by representational memory », Handbook of Physiology. Section 1 : « The nervous system », Vol. 5 : Higher Function of the Brain, F. Plum, éd. Bethesda, American Physiological Society, 1987, p. 373‑417 ; R. Reep, « Relationship between prefrontal and limbic cortex: a comparative anatomical review », Brain, Behavior and Evolution, 25, 1984, p. 5‑80 ; H.B.M. Uylings, C.G. Van Eden, « Qualitative and quantitative comparison of the prefrontal cortex in rat and in primate, including humans , Progress in Brain Research 85, 1990, p. 31‑62.
L’activation effective de l’amygdale a trois conséquences distinctes mais qui se produisent en parallèle : l’amygdale agit en retour sur le cortex qui la stimule, l’amygdale est impliquée dans le mécanisme d’éveil cérébral, l’amygdale est responsable des modifications du corps et de la rétroaction corporelle.
Ibid., p. 279‑280.
Cf. A. Damasio, L’Erreur de Descartes : la raison des émotions, Paris, Odile Jacob, réédition 2010, chap. 7.
A. Damasio, Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions, trad. Jean‑Luc Fidel, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 65.
Ibid., p. 66.
Ibid., p. 70.
Ibid., p. 70-71.
Ibid., p. 70-71.
Ibid., p. 105. Voir également les expériences que décrit Damasio au même chapitre et qui prouvent que l’émotion (modifications qui s’effectuent dans le corps) intervient bien avant l’expérience de son sentiment (le fait de ressentir lesdites modifications), ibid., p. 106‑110.
L’Erreur de Descartes, op. cit., p. 217. La notion de feelings est traduite ici par perception des émotions. Nous remarquons la faiblesse de cette traduction. Il nous semble plus adéquat de traduire ici feelings par sentiments, ou expériences subjectives. Ce concept renvoie avant tout à ce qui est ressenti qualitativement par le sujet.
« Le mécanisme présumé produire cette sorte de sentiment est une variété de ce que j’ai appelé le mécanisme de “boucle quasi corporelle”. Il implique une simulation cérébrale interne qui consiste en une modification rapide des cartes corporelles en cours. Cela se produit lorsque certaines régions cérébrales, comme les cortex préfrontaux/prémoteurs, émettent directement des signaux aux régions du cerveau sensibles au corps », Spinoza avait raison, op. cit., p. 125.
L’étude que propose Damasio du syndrome du locked‑in prouve que le sentiment issu des boucles de simulation est qualitativement différent du sentiment issu des boucles corporelles. Damasio conclut alors : « (…) Le mécanisme de l’émotion et du sentiment fondé sur la “boucle corporelle” joue un plus grand rôle dans l’expérience effective des sentiments que le mécanisme “comme si” que je proposais en guise de de complément au premier », A. Damasio, Le Sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 279‑280. Concernant l’étude détaillée que mène Damasio autour du syndrome du locked‑in voir Ibid., p. 289‑292.
« Les modifications de l’état cognitif interviennent quand le processus émotionnel conduit les noyaux du télencéphale basal, de l’hypothalamus et du tronc cérébral à sécréter certaines substances chimiques, et à les envoyer vers plusieurs autres aires du cerveau. Quand ces noyaux libèrent des neuro-modulateurs au sein du cortex cérébral, du thalamus et du télencéphale basal, ils provoquent plusieurs modifications substantielles des fonctions cérébrales. [Parmi ces modifications nous soulignons], une modification du traitement en cours des états du corps (les signaux émis par le corps peuvent ainsi être filtrés ou bien au contraire laissés passer, une partie d’entre eux peuvent se voir inhibés ou mis en valeur, et le plaisir ou déplaisir qu’ils suscitent altérés) », A. Damasio, Le Sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience, op. cit., p. 279‑280.
« Il faut avouer qu’il y a des cas de peur morbide dans lesquels le cœur n’éprouve guère de perturbation réelle. Mais ces cas ne prouvent rien contre notre théorie, car il est évidemment possible que les centres corticaux qui perçoivent normalement la peur comme une combinaison de sensations cardiaques et autres sensations organiques due à une modification physique réelle soient excités tout d’abord dans une maladie cérébrale et donnent naissance à l’hallucination que les modifications produisent dans cet endroit – hallucination de peur, par conséquent, qui coexiste avec un pouls comparativement calme », W. James, C. Lange, « What is an emotion », op. cit., p. 38.
A. Damasio, Spinoza avait raison, op. cit., p. 97 ; 121‑122.
Les cartes réelles du corps correspondent à des agencements spécifiques de réseaux de neurones dans les régions cérébrales sensibles au corps (en particulier le cortex somatosensoriel) qui sous-tendent les sentiments des émotions.
« Même dans les situations les plus communes, les réponses émotionnelles s’adressent à la fois au corps et au cerveau. Ce dernier est à l’origine de modifications cruciales du processus neuronal, lequel forme une part importante de ce que nous percevons comme sentiments. Le corps n’est donc plus l’unique théâtre des émotions, ni par conséquent la seule source de sentiments, comme le voulait James », A. Damasio, Le Sentiment même de soi, op. cit., p. 285.
Ibid., p. 288. Sur la rapidité et la spécificité suffisante du système somatique pour contribuer à la réponse émotionnelle, nous renvoyons également aux travaux de Sylvan Tomkins et de Carroll Izard. Respectivement : S. S. Tomkins, Affect, Imagery, Consciousness, New York, Springer, 1962 ; C. E. Izard, « Four systems for emotion activation : cognitive and noncognitive », Psychological Review 100, 1992, p. 68‑90.
Ibid., p. 290.
J. LeDoux, Le Cerveau des émotions, op. cit., p. 293.
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