2Le champ exploré est vaste, mais l’un des mérites de l’A. est de prendre appui, sans jamais perdre de vue sa question directrice, sur des textes précis, et précisément analysés.

3Ainsi, et concernant Platon, la méthode de l’École de Tübingen est d’emblée récusée : c’est à partir du mouvement même des dialogues, et non par le biais de témoignages artificiellement systématisés, que la constitution de la notion d’ἀρχή doit être considérée. L’A. étudie donc successivement l’argument du Phèdre et du livre X des Lois en faveur de l’immortalité de l’âme, le Timée (notamment 48c) et, enfin, la fonction du Bien en République VI. Les résultats auxquels il aboutit confirment la légitimité de sa démarche : si la recherche du principe est bien posée par Platon comme une exigence, elle n’aboutit pas à un système unifié, mais obéit plutôt à une économie fonctionnelle, contextuelle, et solidaire d’un cadre méthodologique défini (l’opposition commune au Phèdre et au Timée entre la genesis et l’ousia-arche). La République peut paraître faire exception : cependant, Platon y décrit « davantage une structure et ses rapports, qu’une véritable relation ontologique dont la raison serait donnée dans et par un terme premier » (p. 113). La transcendance du Bien serait à comprendre comme une simple fonction de liaison, et non d’engendrement, qui, cependant, serait ontologique avant d’être épistémologique. Pour appuyer cette thèse, et sa critique de l’interprétation de Monique Dixsaut, l’A. est contraint de renoncer brièvement à ses propres principes, puisqu’il suggère de lire la République à la lumière du Sophiste, et de distinguer une double dunamis du Bien, l’une qui rendrait intelligibles les formes, l’autre qui vaudrait entre elles comme une puissance de communication.

4Sa conclusion n’en est pas moins claire : « Chez Platon, l’exigence de l’ἀρχή ne paraît pas […] liée au projet de constituer la philosophie comme recherche des principes » (p. 119). C’est vers Aristote qu’il faut se tourner pour trouver une détermination explicitement archéologique de l’entreprise philosophique. Le livre Δ de la Métaphysique vaudrait, à cet égard, symptôme : l’ἀρχή n’y est pas un terme parmi d’autres du lexique philosophique, mais celui sous lequel les notions fondatrices d’ousia et de phusis doivent elles-mêmes être rangées. Reste alors à demander si la philosophie, ainsi définie comme recherche des principes, accorde le primat à un principe premier dont l’étude viendrait dès lors la structurer – à reformuler, donc, la question disputée de l’unité de la Métaphysique. L’A. maintient la distinction, qu’il lit dès le livre Α comme une tension, entre la philosophie première qui ne se donne bien pour objet qu’un principe premier, et la science recherchée « constamment définie comme une recherche plurielle, qui porte sur une pluralité de principes » (p. 149). Plutôt que de chercher à réduire, au profit de l’un ou l’autre de ses termes, cette distinction, l’A. concentre son attention sur la théorie du premier moteur. Il démontre avec constance, et contre les tentatives récurrentes d’y voir une cause efficiente, que sa détermination comme cause finale est essentielle, soulignant en particulier que ce n’est qu’une fois identifié comme tel, en Λ 7, qu’il est aussi désigné comme ἀρχή. Cette détermination serait cependant aussi source de difficultés. Car désigner le premier moteur comme cause finale c’est, d’un seul geste, en identifier et en restreindre la causalité : c’est la limiter aux êtres dotés d’une âme rationnelle qui, seuls, peuvent désirer l’intelligible et le Bien. Et c’est aussi, et encore, suspendre à ce désir son statut principiel. La notion de cause finale serait donc cette détermination paradoxale qui, tout en permettant d’identifier le principe, le poserait comme dépendant de ses effets. Ces apories, même si elles explorent de façon conséquente les exigences contradictoires de la principialité et de la causalité, paraissent forcées : la seconde néglige l’antériorité du désirable sur le désiré, affirmée notamment en De anima, III, 12, 433b11, mais aussi, et plus largement, celle de l’acte sur l’en-puissance qu’explore Métaphysique Θ, 8. En celle-là on peut voir aussi un moyen de lever la première aporie, dès lors que la relation psychologique, et restreinte à une certaine classe d’êtres animés, du désir au désirable peut être renvoyée à une structure ontologique qui, elle, est commune aux différentes substances.

5Cependant, là encore, la conclusion de l’A. est à la fois ferme et éclairante ; elle permet d’apprécier ce qui se joue dans le passage de la théologie aristotélicienne à l’hénologie plotinienne : comment c’est avec Plotin que pour la première fois « la recherche du principe premier, même si elle ne se confond pas avec la philosophie tout entière, en commande le développement, en dirige les orientations » (p. 212). En le premier principe plotinien, l’A. repère pourtant la même difficulté qu’en le premier moteur aristotélicien : sa causalité serait subordonnée à la conversion et au désir de ses propres produits, par lesquels, seuls, elle deviendrait effective. Là encore, cette difficulté paraît artificielle : car Plotin souligne bien que, quoiqu’il n’en soit distinct que « pour nous », le mouvement de conversion présuppose celui de procession en tant même que le désir qui est à son principe est un effet de la trace laissée, en tout être, par la puissance de l’Un-Bien. De la causalité finale, on peut dire dès lors qu’elle est subordonnée à la productivité de l’Un, mais non à ses produits.

6On peut se demander si l’A. n’est pas plus attentif à manifester, au travers des différents textes qu’il étudie, l’antinomie du principe qu’à en chercher les possibles résolutions : ce pour quoi d’ailleurs il aboutit à une opposition, assez paradoxale, entre recherche du principe et systématicité (p. 328). Sa démarche (et c’est ce qui en fait l’intérêt, mais aussi les limites ponctuelles) est régie par une structure plus que par des concepts : par l’opposition causalité/principialité plus que par les déterminations successives que revêtent, de Platon à Plotin, le ou les principes (Bien, être, acte, Un, puissance...), déterminations dont on peut se demander si certaines ne visent pas, précisément, à dépasser ou à résoudre cette opposition. Un résultat précieux de cette méthode est que se découpent, clairement, trois schèmes successifs – celui, platonicien, de l’économie plurielle des principes ; celui, aristotélicien, de la recherche duelle ; celui, enfin, à la fois hénologique et unificateur, de Plotin. Des lignes de rupture se dessinent ainsi qui, tout en épousant les complexités des textes, marquent les structures, les contours, que des lectures plus pointillistes tendent trop souvent à estomper.