1Les traités 42, 43 et 44 (Enn. VI, 1-3), Des genres de l’être, comptent parmi les plus arides et les moins fréquentés des Ennéades. Le juge­ment de Trendelenburg, rejoint par Prantl, Zeller ou Inge, a long­temps pré­valu, selon lequel ils n’offriraient qu’une doctrine hybride et obscure, née de la juxtaposition des catégories d’Aristote et des genres du Sophiste. Leur partie critique ne présenterait guère plus d’intérêt, qui se limiterait à réaffirmer, contre Aristote, le dualisme platonicien. L’ouvrage de Ric­cardo Chiaradonna entreprend, avec constance et profondeur, de réviser ce jugement. Articulé autour de trois notions fondamentales, l’ousia, le mouvement, et l’analogie, et autour du commentaire de textes privilégiés (VI, 1 [42], 2-3 ; VI, 1 [42], 15-22 et VI, 3 [44], 21-27 ; VI, 1 [42], 3), il ordonne et appuie la lec­ture de ceux-ci en dégageant, par-delà son caractère apparemment rhapsodique, les enjeux fondamentaux de la critique qui y est menée. Ce faisant, il met aussi à jour la cohérence de ces traités, qui apparaît d’abord dans la méthode argumentative de Plotin : loin d’être superfi­cielle et dogmatique, celle-ci consisterait à l’inverse à épouser la thèse combattue pour en manifester, de l’intérieur, les limites comme les fondements ; surtout, elle repose sur un principe unique, dont R. Chiaradonna va jusqu’à dire qu’il joue le même rôle pour Plotin que, pour Aristote, le principe de non-contradiction : celui selon lequel la réalité intelligible peut et doit être pensée selon des catégo­ries adéquates, et qui ne sont pas celles du sensible. Ainsi, l’ontologie aristotélicienne ne peut pas simplement s’intégrer à la doctrine plato­nicienne comme une ontologie provisoire (Lloyd), ou encore comme une ontologie dont la validité serait limitée au sensible (De Haas). La critique plotinienne est bien plus radicale, et c’est cela qui fait son intérêt. Car elle permet de mesurer la singularité, voire l’insu­larité de Plotin, tant par rapport à la tradition néoplatonicienne posté­rieure que par rapport à celle, antérieure, des commentateurs péripa­téticiens et platoniciens. Contrairement à ces derniers, Plotin ne met pas en œuvre une stratégie de conciliation, ou d’harmonisation, des pensées d’Aristote et de Platon, aboutissant à une « ontologie concor­diste » au sein de laquelle toutes deux pourraient coexister en paix pourvu qu’on leur reconnaisse un champ d’application distinct. L’iré­nisme est ennemi de la philosophie : et l’un des mérites de la lecture de R. Chiaradonna est de montrer que la critique plotinienne d’Aris­tote est non seulement unitaire et systématique, mais philosophique­ment pertinente. Prolongeant la ligne interprétative esquissée par K. Wurm, R. Chiaradonna considère ainsi que la question du rapport à Aristote constitue une « perspective privi­légiée » pour apprécier l’originalité du platonisme de Plotin.

2La première partie du livre, consacrée à la notion de substance, illustre efficacement ce point : la critique plotinienne de la notion d’ousia prend appui sur des difficultés inhérentes à la doctrine aristo­télicienne ; Plotin ne fait rien d’autre finalement que poser la ques­tion du ti esti de l’ousia elle-même. Ainsi, quel est le caractère com­mun à la substance première et à la substance seconde ? Aux trois candidats du livre Ζ de la Métaphysique, matière, forme, et composé ? Comment maintenir la dis­tinction entre catégories substantielles et non substantielles dès lors que l’on admet des qualités essentielles ? Cette analyse a pour objet de montrer ce qu’un commentateur comme Horn, par exemple, a manqué, à savoir qu’il n’y a tout simple­ment pas de sens, pour Plotin, à parler de substance sensible. L’onto­logie sous-jacente à la critique d’Aristote est celle du Timée et de la Lettre VII : l’essence du sensible lui est extérieure. R. Chiaradonna montre ainsi comment, à la distinction aristotélicienne entre la sub­stance et l’accident, Plotin substitue celle entre le logos intelligible et la forme qu’il produit dans la matière, mais qui n’est qu’une structure qualitative, privée de substantialité. Cette doctrine, l’auteur y insiste, est toute différente de celle de la tradition platonico-aristotélisante, repérable tant dans les lettres 58 et 65 de Sénèque, que chez Alcinoos, ou encore chez Porphyre, selon laquelle la forme immanente aristo­télicienne serait l’image participée de l’idée-substance platonicienne. Le sensible, pour Plotin, n’est pas substance et image, mais qualité et effet. R. Chiaradonna convoque ici d’autres traités, comme le traité 37 (Enn. II, 7) ou le traité 44 (Enn. VI, 3), où serait lisible cette ontologie ; mais surtout, articulant le traité 42 à l’ensemble des Ennéades, il y trouve matière à formuler un problème qui excède l’inter­prétation des catégories, et qui a trait à la philosophie plotinienne en son entier : celui de la coïncidence, chez Plotin, du khorismos ontologique et de l’immanence causale. C’est ce pro­blème, on y reviendra, qui est à l’horizon de toute son interprétation.

3La deuxième partie de l’ouvrage, consacrée au mouvement et à VI, 1 (42), 15-22 et VI, 3 (44), 21-27, est peut-être plus intéressante encore, qui fait apparaître dans toute sa clarté l’originalité de la thèse ploti­nienne : on sait que Plotin assimile la kinesis à l’energeia non pas kiné­tique mais ontologique, autrement dit, à l’acte parfait. Le mouvement, en son essence, est un acte achevé, et non pas simplement une acti­vité ou une actualisation, mais cet acte, quoique en lui-même com­plet, est toujours réitéré. Il faut ainsi le distinguer de sa manifestation extérieure et quanti­tative, qui, seule, peut être considérée comme ate­les. Cependant, et de nouveau, Plotin ne se contente pas, comme le fera son plus vigoureux critique sur ce point, Jamblique, de juxtapo­ser le mouvement en soi et le mouvement empirique : de l’un à l’autre, la relation est, là encore, d’engendrement. Comme le dit très bien R. Chiaradonna, qui esquisse en cette occasion l’intéressante hypothèse d’une influence de Plotin sur la conception de l’impetus par Philopon, le mouvement est une « dynamis-force » : la potentialité qu’a le mobile de devenir quelque chose se fonde dans la puissance qu’a le mouvement d’engendrer un effet (p. 195).

4La troisième partie de l’ouvrage prend pour objet même ce trait commun à la critique et à la doctrine plotiniennes qu’ont dégagé les deux premières : la tentative de penser, de l’intelligible au sensible, à la fois l’indépassable chorismos et une forme de relation. R. Chiaradonna montre ainsi de façon originale comment Plotin ne se rallie pas à la doctrine de l’analogie aph’ henos ou de « l’unité hiérar­chique de provenance », dès lors que celle-ci échoue à penser le sen­sible et l’intelligible sous leurs prin­cipes propres. Cette doctrine structure à l’inverse la thèse porphyrienne telle qu’elle s’expose dans l’Isagoge et se retrouve aussi chez Dexippe et chez Simplicius, où elle est convoquée justement en vue de résoudre les apories ploti­niennes. À l’analogie aph’ henos, Plotin opposerait ainsi l’« homonymie descendante » (repérable en 46 [Enn. I, 4], 3) où la différence de grade va de pair avec une différence d’essence. Reste que, selon R. Chiara­donna, ce schéma ne résout pas ce qui apparaît finale­ment, au terme de son interprétation, comme la grande originalité en même temps que la grande obscurité de la philosophie plotinienne : comment soutenir à la fois que le monde sensible dépend de l’intelligible et ne peut être connu sans celui-ci, et que ces deux mondes sont hétérogènes (p. 308-309) ?

5On peut pourtant se demander si, en mettant en valeur comme il l’a fait ces catégories de la médiation et de la causalité que sont, chez Plotin, les notions de dynamis et de logos, l’auteur n’a pas lui-même dégagé les principes d’une solution possible à ce problème ; plus encore, on peut se demander si la conception plotinienne de la cau­salité intelligible, telle qu’elle s’expose, notamment, dans les traités qui font suite, dans l’ordre d’édition, à ceux qu’il étudie, VI, 4 [22] et VI, 5 [5], ne repose pas sur l’idée, apparemment paradoxale, mais fondée sur la théorie des puissances, selon laquelle la séparation est la condi­tion même de la présence et de l’efficacité. Mais cette réponse pos­sible pose à son tour une autre question, que l’auteur, dans son souci de dégager l’unité de la démarche plotinienne, est conduit à mino­rer : cette question est celle de l’influence, suggérée par Jamblique, et lisible en particulier dans la théorie du mouvement, des stoïciens sur Plotin, et de la mise en œuvre de notions héritées de ceux-ci en vue, précisément, de restaurer le plato­nisme par-delà les critiques d’Aris­tote (et ce, alors même qu’aux stoïciens comme à Aristote Plotin adresse le même reproche fondamental, qui est de penser le supé­rieur à partir de l’inférieur). On est alors conduit à nuancer, sinon la singularité, du moins la « pureté » du platonisme de Plotin, et à prendre en compte la puissance d’intégration, pas seulement tactique mais bien principielle, de sa doctrine propre. De la même façon, si, dans le champ qu’elle s’est fixé, la démonstration de R. Chiaradonna convainc, on peut se demander dans quelle mesure il considère qu’elle peut être étendue au-delà de l’ontologie : la psychologie plotinienne, par exemple, si elle n’est pas iréniste, apparaît bien comme concordiste, et l’évolution, ici, paraît inverse de celle que R. Chiaradonna retrace pour l’ontologie, puisqu’elle va du rejet de l’aristotélisme à son intégration.

6Mais c’est précisément le grand mérite de l’auteur que d’avoir su élargir – avec à la fois une très grande acuité dans la lecture des textes, une évidente maîtrise du matériau philosophique, et une réelle vigueur philosophique – le champ de la discussion plotinienne à des traités que, pas plus que son livre, elle ne pourra désormais négliger.