1L’ouvrage est constitué par les actes du colloque organisé sur l’île de Chypre, du 9 au 11 septembre 1998, à Larnaka, l’antique Citium, la cité natale de Zénon. Il réunit une quinzaine de contributions, qui sont dans l’ensemble d’excellente qualité, et offrent un panorama très large de la philosophie de Zénon, presque aussi complet que s’il s’agissait d’une monographie coordonnée. Les articles abordent en effet des sujets très variés : témoignages biographiques et sources, logique et épistémologie, cosmologie, psychologie, éthique, politique. On peut donc considérer que ce collectif est le premier ouvrage d’ensemble qui soit consacré à Zénon depuis le Zenon von Kition d’Andreas Graeser (1975). De ce fait, bien que quatre ou cinq des contributions aient été publiées ailleurs, l’ou­vrage apparaît comme une somme extrêmement utile sur le fondateur du stoï­cisme, souvent négligé aux dépens de Chrysippe ou de la « doctrine stoïcienne ». Tous les articles sont publiés en anglais, mais précédés d’un résumé en grec moderne. Le volume comprend aussi un index (noms et notions) et une assez riche iconographie (une demi-douzaine de portraits, antiques ou inspirés de l’antique) dont, malheureusement, la provenance n’est pas indiquée.

2La plupart des articles s’accordent sur un point : Zénon a relativement peu écrit (Hahm, p. 45 ; Algra, p. 180-181 ; Kidd, p. 354), et ce sont plutôt ses suc­cesseurs, Cléanthe et Chrysippe, qui ont développé le système. Notons toutefois à la suite de Hahm, que les ouvrages de Zénon sont dits « nombreux », πολλά, par Diogène Laërce et Plutarque. Il n’est donc pas impossible que les vingt à vingt-cinq ouvrages dont nous avons conservé les titres soient les seuls conservés dans l’Antiquité et que Zénon en ait écrit davantage (la remarque de Hahm, p. 45, semble aller dans ce sens). Cela pourrait expliquer que nos sources ont parfois du mal à distinguer clairement entre Zénon et ses successeurs. De fait, il est difficile de délimiter l’apport propre de Zénon, difficulté à laquelle se sont précisément attelés les auteurs du volume. Force est de constater qu’il s’en dégage une image renouvelée de Zénon.

3Les deux premiers articles (J. Brunschwig, D. Hahm) examinent les témoi­gnages sur la vie de Zénon : Brunschwig cherche à montrer la fonction idéologique de l’histoire des relations entre Zénon et Athènes, tandis que Hahm analyse la fonction de chacune des traditions biographiques sur Zénon. Il peut ainsi montrer que la vie de Zénon de Diogène Laërce le représente comme un exemple de vertu stoïcienne, et que le récit de sa vie est modelé sur la manière dont les stoïciens concevaient la formation philosophique. En outre, il peut décrypter la fonction du modèle évolutif sur lequel est construite cette vie (traiter comme des péchés de jeunesse les aspects scandaleux de certaines œuvres pour éviter de les rejeter comme apocryphes) ou la fonction des diffé­rentes versions de sa conversion (l’éloigner ou le rapprocher du cynisme).

4J. Mansfeld analyse une formule de Zénon transmise par Épictète sur le sujet de la philosophie comme connaissance des « éléments du logos » (στοιχεῖα τοῦ λόγου). Il renouvelle l’interprétation traditionnelle (une interprétation logique) de ce fragment pour montrer qu’il peut se rapporter à la « cohérence systématique du logos de la philosophie » en trois parties « telle qu’elle s’incarne chez le philosophe » (p. 67) et provenir du traité Sur le logos (p. 62-65). Le terme « éléments » doit être pris selon lui dans le sens de « principes » fondamentaux de la philosophie. On notera toutefois que, s’il a raison de penser (cf. p. 73 n. 56) que ce sens du terme « éléments » est exprimé chez Épictète par le terme « universaux » (καθολικά), l’hypothèse selon laquelle le fragment pourrait venir du traité de Zénon qui portait ce même titre (Καθολικά) est peut-être tout aussi vraisemblable que l’attribution au traité Sur le logos (cf. p. 62-63 n. 16).

5Des trois contributions suivantes, celle de K. Ierodiakonou est consacrée aux arguments de Zénon. En formalisant quinze arguments conservés de Zénon, elle montre que Zénon, même s’il n’a pas élaboré de théorie logique, utilisait des arguments valides et devait avoir une certaine connaissance des règles de validité formelle. Elle les distingue en six groupes, dont les cinq pre­miers relèvent de la logique propositionnelle, tandis que le dernier contient des quantificateurs et des termes singuliers (p. 109). Les contributions d’A. Long et de D. Sedley portent toutes deux sur l’épistémologie de Zénon. Long retrace ses origines dans le Théétète, tandis que Sedley propose une interprétation nouvelle de la définition de la phantasia kataleptike : selon lui, apo dans cette définition aurait un sens représentatif, et ne désignerait pas l’origine causale de la phantasia. Les deux articles montrent chacun à leur manière l’originalité de l’épistémologie de Zénon, Long en montrant comment l’épistémologie du Théétète a été inter­prétée par Zénon dans un sens positif radicalement différent de l’interprétation sceptique d’Arcésilas (p. 117), tandis que Sedley montre comment la définition de Zénon a été complètement réinterprétée par Chrysippe, dans un sens beau­coup plus radicalement empiriste que ce n’était probablement l’intention origi­nelle de Zénon (p. 152-153).

6La contribution de K. Algra est la seule qui soit consacrée à la cosmologie, tandis que les contributions de T. Tieleman et de R. Sorabji sur le monisme psychologique et les passions sont à la charnière de la physiologie et de l’éthique. L’objectif de la contribution d’Algra est largement négatif : il s’agit de montrer à partir de deux cas particuliers, un fragment sur l’immobilité du monde (p. 163-167) et trois fragments sur le lieu et le vide (p. 168-176), qu’une partie des fragments collationnés comme fragments de Zénon par Pearson dans The Frag­ments of Zeno and Cleanthes (1891) et par Arnim dans les Stoicorum Veterum Frag­menta (1905) représente en réalité la doctrine commune de l’école. Il replace cette démonstration dans une perspective plus générale sur la physique stoïcienne, qui a seulement été esquissée par Zénon, sans être élaborée de façon détaillée avant Chrysippe (p. 176-181). Tieleman et Sorabji abordent tous deux la question du monisme psychologique de Zénon et de son influence sur la théorie des pas­sions. Tous deux remettent en cause la version accréditée par Galien, selon qui Chrysippe aurait rompu avec la conception zénonienne de l’âme et de la passion pour établir une conception moniste de l’âme. Tous deux soutiennent que Zénon avait déjà une conception moniste de l’âme, mais Tieleman réintroduit chez Zénon une « espèce particulière de dualisme entre le caractère tel qu’il est conditionné par le corps d’un côté, et l’intellect divin qui pénètre tout d’un autre côté » (p. 212), tandis que Sorabji continue à opposer fortement Zénon et Chrysippe sur la question de la passion. Pour lui, toute passion implique une akrasia au sens d’une « oscillation » entre deux jugements, le bon et le mauvais, ce qui entraîne un conflit de l’âme avec son meilleur jugement (p. 227). Cette thèse, radicalement nouvelle, n’est pourtant guère crédible, car ce n’est pas ce qui est discuté par Chrysippe ou Sénèque dans les passages auxquels Sorabji se réfère : ce dont ils parlent, c’est de « mouvements incontrôlés (akrateis) », comparables à ceux d’un coureur emporté dans son élan, et non d’akrasia « au sens d’un conflit avec son meilleur jugement ».

7Des deux articles consacrés à l’éthique, celui de M. Erler cherche à retrouver les origines de la théorie stoïcienne de l’oikeiosis chez Xénophon, tandis que M. Forschner montre que la conception stoïcienne de la vertu n’est pas à l’ori­gine exclusivement éthique (p. 262) : la philoso­phie naturelle joue aussi un rôle dans la conception stoïcienne de la vertu et de l’unité de la vertu et du bonheur (p. 287). Les articles de C. Rowe et de M. Schofield sont consacrés à la République de Zénon. Tous deux voient la République de Zénon comme une réponse à la République de Platon, mais alors que Rowe pense que Zénon aurait jugé insuffisamment socratique la République de Platon (p. 296), ce qui l’aurait conduit à renforcer à la fois l’intellectualisme et le rôle de l’eros, Schofield insiste sur le fait que Zénon aurait voulu souligner que sa cité, contrairement à celle de Platon, était réalisable ici et maintenant, parce qu’elle ne réclame ni législation, ni armée, ni politique eugénique, ni hiérarchie sociale, toutes conditions qui sont difficiles à réaliser (p. 313). En fait, selon Schofield, Zénon aurait estimé que la communauté formée par lui et ses élèves suffisait à réaliser la cité de sa Répu­blique (p. 314-315). Cette hypothèse paraît difficile à concilier avec le dogme stoï­cien selon lequel il n’existe presque pas de sages, mais Schofield montre que le problème de la compatibilité ne se pose pas si l’on suppose que ce dogme serait né, postérieurement à la République, dans une querelle avec Épicure. L’article de M. Dragona-Monachou s’efforce de discuter la question de l’actualité des con­ceptions politiques de Zénon.

8L’article conclusif de I. Kidd (p. 350-365) revient à la question des sources. Mais son analyse des modes de citation et de référence à Zénon dans les princi­pales sources (littérature des Placita, Diogène Laërce, Plutarque, Cicéron) a moins pour fonction d’évaluer la fiabilité des témoignages que d’examiner la question du rapport entre la tradition stoïcienne et Zénon. Chrysippe a-t-il adopté des positions nouvelles qui étaient en rupture délibérée avec les positions de Zénon, ou qui se contentaient de les développer de façon originale (p. 359) ? La conclusion de Kidd le conduit à voir Zénon comme celui qui a construit une « enveloppe de base » qui, une fois ouverte, a « révélé toute une succession de problèmes vitaux non développés qui ont stimulé, provoqué et exercé ses suc­cesseurs » (p. 364). La force de la tradition orale issue de Zénon résulte, selon Kidd, de l’« incertitude stimulante de ses doctrines ».

9L’ensemble de ces contributions ouvre à l’évidence de nouvelles per­spectives, qui renouvellent et modifient notre connaissance de la philosophie de Zénon. Elles permettent ainsi d’esquisser une bonne partie de l’apport philoso­phique propre de Zénon. Il est évident toutefois que l’une des questions essen­tielles, quand on étudie un auteur comme Zénon, dont il ne reste aucun écrit, est celle de la fiabilité des sources et des critères d’attribution d’un « fragment », et celle de sa place dans la constitution des dogmes d’une école mieux connue comme école que dans les individualités qui la composent. La question est abordée à de nombreuses reprises dans le volume, dont les réflexions sur ce point sont à l’évidence un des apports les plus importants.

10Kidd et Algra soulignent qu’il faut distinguer entre les mentions du nom de Zénon où il ne fait que « personnifier le stoïcisme en général, en tant que fonda­teur du système » et celles qui constituent une véritable citation ou référence à Zénon (p. 356) : selon Algra, des points de doctrine qu’une source attribue nommément à Zénon ne sont pas des témoignages fiables et peuvent fort bien relever de la doctrine stoïcienne commune, car Zénon peut très bien dans la plu­part des cas n’être qu’un nom-étiquette (name label). Bien entendu, on accordera sans difficulté que tout témoignage mentionnant le nom de Zénon doit être accueilli avec précaution, surtout lorsque l’on a affaire à des formules comme οἱ περὶ Ζήνωνα ou même Ζήνων καὶ οἱ ἀπ᾿ αὐτοῦ (voir sur ces différentes formules Kidd, p. 355-356), mais l’un au moins des arguments d’Algra ne paraît pas très convaincant. Il part en effet de la comparaison par Mansfeld et Runia dans Aëtiana (1997), p. 261-262, des deux sources du fr. 36 d’Arius Didyme, Stobée et Eusèbe, comparaison qui nous renseigne sur la méthode de compila­tion de Stobée. Selon Algra, Arius faisait pour l’essentiel un exposé général de la doctrine stoïcienne, dans lequel il n’ajoutait des références à des stoïciens indivi­duels que s’ils introduisaient un argument intéressant ou étaient en désaccord sur certains points (p. 165). En compilant Arius, Stobée a généralement rajouté des développements venant d’autres sources, et aurait remplacé les mentions concernant les stoïciens (οἱ Στωικοί) par des références à Zénon au génitif (Ζήνωνοϛ : « de Zénon ») comme name label : autrement dit, dans les extraits d’Arius que l’on trouve dans Stobée, la mention Ζήνωνοϛ ne serait pas toujours à prendre comme introduisant un fragment authentique de Zénon, mais parfois comme un témoignage sur la doctrine de l’école stoïcienne (p. 166). Pourtant, le parallèle entre Eusèbe et Stobée pour le fr. 36 d’Arius montre clairement que Stobée ne procède pas ainsi. Chez Eusèbe, on trouve une doctrine attribuée aux « philosophes stoïciens » (τοῖϛ Στωικοῖϛ φιλοσοφοῖϛ). En citant le même extrait d’Arius, Stobée n’a pas remplacé l’expression par un seul nom, celui de Zénon, mais par les trois noms de Zénon, Chrysippe et Cléanthe (Ζήνωνι καὶ Κλεάνθει καὶ Χρυσίππῳ ἀρέσκει). Cela infirme donc la théorie de Zénon comme name label chez Stobée. Bien entendu, il n’en reste pas moins que la men­tion du nom de Zénon dans un fragment doit être considérée avec prudence : par exemple, quand on voit apparaître dans un fragment introduit par la men­tion Ζήνωνοϛ le verbe φασι, « ils disent », au pluriel, il y a des raisons d’être suspicieux (cf. p. 166-167 pour le fr. 23 d’Arius), mais la théorie de l’usage du nom de Zénon comme étiquette pour l’école doit être affinée. Cela n’enlève évi­demment rien à la pertinence du principe selon lequel « il est vital de distinguer, à chaque fois qu’une analyse des témoignages nous permet de le faire, ce qui peut être attribué à Zénon de façon sûre de ce qui peut être attribué de façon sûre aux autres stoïciens, mais aussi du matériau “stoïcien commun”, en tant qu’il n’est d’origine zénonienne que de manière possible ou partielle » (p. 181).