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Anca Vasiliu et Elsa Grasso (éd.), Platon et la pensée de l’image

Paris, Vrin, 2023. 378 p., ISBN : 978-2-7116-3106-3.
Anna Marmodoro
Référence(s) :

Anca Vasiliu et Elsa Grasso (éd.), Platon et la pensée de l’image, Paris, Vrin, 2023. 378 p., ISBN 978-2-7116-3106-3.

Texte intégral

1On a beaucoup écrit, dans diverses langues, sur Platon et son point de vue sur les images. Les chercheurs s’interrogent sur comment et pourquoi Platon à la fois condamne sévèrement les images et les faiseurs d’images (artistes et poètes) et emploie lui-même une gamme extrêmement riche d’images dans ses propres dialogues. Les images, qui abondent dans la littérature et l’art classiques à l’époque de Platon, ont le pouvoir de motiver leurs bénéficiaires à penser et agir en fonction des sentiments que les images suscitent. En raison de leur proximité à la réalité (sensible), les images engagent et ont prise sur l’âme de leurs spectateurs ; mais en raison de leur éloignement de la réalité (intelligible), les images peuvent aussi être trompeuses, et nous conduire sur le mauvais chemin. Dans la perspective de Platon, les images nous trompent de la manière la plus grave lorsque leur beauté est si satisfaisante qu’elle nous démotive à penser et à agir au-delà de la réalité sensible à laquelle les images appartiennent, par exemple si nous pensons qu’Achille tel qu’Homère l’a décrit est le paradigme du courage alors qu’il n’est qu’une incarnation partielle ou imparfaite du courage lui-même. Pour autant le statut des images est toujours problématique pour Platon, selon ce que l’on peut considérer comme l’approche traditionnelle de la question. C’est l’approche suivie par exemple par une publication récente sur le sujet, en anglais : le volume Plato and the Power of Images, sous la direction de Radcliffe G. Edmonds III et Pierre Destrée, publié par Brill en 2017, où les auteurs discutent principalement la question des images comme représentations du réel.

2Vasiliu et Grasso de leur côté apportent une nouvelle approche au débat, en partant de la thèse qu’il y a « une omniprésence de l’image dans les Dialogues de Platon » et qu’il faut ainsi qu’il y ait une raison profonde qui l’explique. Elles ne problématisent pas l’image comme potentiellement trompeuse ; au contraire elles soulignent son rôle épistémique positif et irremplaçable en atteignant ce que la capacité réflexive et conceptuelle de la pensée dianoétique ne peut pas atteindre. Les directrices de la publication postulent que grâce à son statut ontologique de ne pas être « moins mais plus qu’une chose […] l’image donne, jusqu’à s’y confondre, la chose en elle-même, parfaite, paradigmatique et intelligible, et c’est elle que le philosophe scrute et fixe […] », écrit Vasiliu (p. 11). Grasso articule la manière par laquelle l’image accomplit son rôle épistémologique en spécifiant que « la valeur de l’eikon platonicienne est celle d’une ressemblance non de terme à terme, mais de structure à structure […] Elle n’est donc pas un panneau inerte mais bien un acte, intermédiaire entre la représentation figurée et l’intellection : mobilisant une intellection de rapports, par sa structure fondamentalement analogique […] » (p. 57). Je note ici que le lecteur ou la lectrice pourrait souhaiter en savoir plus, concernant la structure du monde intelligible et des formes qui le peuplent, présupposée par cette interprétation suggérée par Grasso ; et aussi concernant ce qui garantit la correspondance de cette structure à celle des images.

3Le volume réunit treize contributions provenant d’un colloque sur le même thème, qui a eu lieu à Paris à la Sorbonne en 2020. Les textes sont tous en français, d’auteurs et d’autrices provenant de plusieurs pays européens et du Canada. Comme il est précisé par les directrices, les interventions sont « réparties en trois sections thématiques qui distinguent les principaux domaines d’usage de l’image : 1) la circonscription et la connaissance de l’être, 2) la définition et la pratique des vertus, et 3) le rapport au divin et aux mythes. » Ces trois parties sont encadrées par un incipit qui introduit la thématique de l’image dans la République (Grasso) et une contribution finale traitant des aspects les plus déterminants des différents usages de l’image par Platon dans le Sophiste et la lettre VII (Vasiliu).

4La première partie du livre concerne la relation, définie comme inextricable, entre images pédagogiques et images ontologiques. Cette relation est définie comme inextricable, je suppose, parce que les auteurs et les autrices des chapitres de cette partie du livre attribuent aux images un rôle d’aide épistémique pour notre compréhension de l’ontologie de Platon.

5Dans le premier chapitre Ferrari argumente que « l’utilisation d’un langage métaphorique et iconique compense le manque [selon lui nécessaire, inévitable pour Platon] d’outils conceptuels adéquats pour exprimer la relation unissant deux domaines ontologiques irréductibles » (p. 66), le monde sensible et le monde intelligible. La conséquence importante de cette interprétation est que l’imitation, la présence des, ou la participation aux formes ne sont pas des modèles métaphysiques alternatifs que Platon met en avant pour expliquer comment les formes font que les choses sensibles ont les propriétés qu’elles ont (par exemple, la forme de la beauté rend Hélène belle). Il s’agit plutôt de manières alternatives de concevoir, métaphoriquement, une relation qui ne peut être conceptualisée autrement. Ainsi, selon Ferrari, il y a une relation entre les objets sensibles et les formes, et plusieurs manières de la concevoir ; selon d’autres spécialistes de Platon, il y a plusieurs relations (comme je l’ai moi-même soutenu dans mon Properties in Ancient Metaphysics, Cambridge University Press, 2023) ; la question reste toutefois controversée.

6Gonzalez propose une lecture de la République comme étant elle-même « un noble mensonge ». Selon lui, Socrate, le philosophe qui après s’être échappé de la caverne y est redescendu, n’a pas d’autres moyens de contraster l’influence corruptrice de la cité réelle envers ceux qui sont encore dans la caverne, que d’offrir l’histoire d’une cité idéale construite sur les paroles. Donner l’histoire / l’image de cette cité idéale qui n’est pas réelle, est bien inférieur au fait de donner la connaissance de ce qui est réel ; mais dans le contexte/dans la caverne, c’est néanmoins utile pour rendre les citoyens meilleurs, argue Gonzalez. C’est un « mensonge », parce qu’il parle de quelque chose qui n’est pas réel, mais avec de bonnes intentions – donc « noble ».

7Poetsch reconsidère l’analogie de la ligne dans la République et argumente contre l’interprétation traditionnelle selon laquelle les images sont à localiser dans sa section inférieure et les objets matériels dans la section directement au-dessus. Sa proposition interprétative est que les deux sections de la ligne ne contiennent pas d’objets distincts, mais deux aspects d’une seule entité : le visible et l’invisible (dont la relation est expliquée par Poetsch comme étant celle entre le corps et l’âme d’un homme vivant). Sa lecture s’appuie sur une analyse sophistiquée du texte de Platon, et même ceux qui ne seront pas d’accord avec son interprétation trouveront la discussion philologique intéressante.

8Palumbo problématise l’usage par Platon de termes différents (eidola, eikones) pour ce que nous appelons génériquement « images ». Les mêmes choses dans le monde sensible peuvent être eidola ou eikones, mais lorsqu’elles sont appelées par Platon eidola, elles sont simplement ce qu’elles sont, c’est-à-dire : ce qui est visible. En revanche, lorsqu’elles sont appelées eikones, elles sont chargées de symbolisme : elles sont le véhicule représentatif de ce qui les transcende, et donc elles peuvent être utilisées comme un outil didactique, pour apprendre à voir au-delà des apparences. Même si on peut se demander si Platon est vraiment aussi constant dans son usage de ces termes, à travers différents dialogues et différents personnages qui parlent, et même si on peut trouver des contrexemples ou des cas ambigus, c’est un schéma interprétatif général très suggestif.

9Dans la deuxième partie du livre, concernant la question de l’image chez Platon considérée dans une perspective éthique et anthropologique, Renaut argumente que l’« image éthique » (à savoir une image qui représente une action vertueuse, c’est à dire une instanciation de la vertu) selon Platon a le pouvoir de transformer ses destinataires, en leur donnant une disposition vers la vertu. C’est vrai notamment pour les enfants dont la sensibilité les rend sujets au pouvoir de l’influence de l’image, avant qu’ils aient la capacité de former une opinion ou un jugement. Pour eux, les images éthiques sont un moyen éducatif indispensable et efficace. Il aurait été intéressant de savoir comment Renaut pense que d’autres types d’images, celles qui ne sont pas éthiques mais plus purement esthétiques, transforment leurs destinataires.

10Neola contribue à la thèse générale du livre que les images sont selon Platon un outil épistémique plutôt qu’un obstacle pour la connaissance du monde intelligible, en argumentant que l’être humain partage avec l’image un statut ontologique « faible » ; mais précisément cette « proximité ontologique » de l’être humain avec les images explique pourquoi nous ne pouvons nous approcher des formes, à savoir la vraie nature des choses, que par le moyen des images. Le sens selon lequel l’être humain et les images sont « faibles » reste pour moi un aspect qui manque de clarté, mais il en sera peut être autrement pour les lecteurs et les lectrices.

11Bujor se concentre sur les images tridimensionnelles dans l’œuvre de Platon, c’est-à-dire sur les statues – un thème encore peu étudié ou étudié sans systématicité par les spécialistes. Selon Bujor le motif de la statue est utile à Platon afin de dévoiler, en s’appuyant sur le domaine visible, certains phénomènes qui concernent l’âme et qui se refusent au regard sensible.

12La troisième partie du livre concerne l’image face au divin. Männlein-Robert discute de l’image de Dieu donnée par Socrate dans la République et de l’utilisation du terme grec typos dans ce contexte. Selon l’autrice, Platon, en jouant avec l’ambiguïté du terme typos signifiant « modèle/archétype » plutôt que « empreinte », le « re-sémantise ».

13Thein et Fronterotta dans leurs chapitres parlent du dialogue Timée ; le premier réfléchit sur « le monde qui, dans son ensemble, est désigné à la fois comme une image et comme un dieu » par Platon dans le Timée (p. 241). Le deuxième se concentre sur la notion de mimesis et sur le rôle et la fonction des mathématiques pendant les différentes phases et le développement de l’existence du cosmos. Ces chapitres contribuent à l’intérêt renouvelé pour le Timée qui se développe rapidement de nos jours.

14Collobert enfin revient sur le thème général du livre, à savoir que les images aident « à voir ce qui ne peut pas être vu, du moins au sens ordinaire du terme » (p. 291) ; selon l’autrice la fonction de l’image est de montrer que l’accès au monde intelligible demande une transformation radicale pour celui qui le cherche, et cette transformation a lieu par la contemplation qui a pour objet les formes ; leur contemplation nous aidant à les imiter.

15En conclusion, je dirais que ce très beau recueil, en ouvrant des voies nouvelles, nous permet d’accéder à une meilleure compréhension du monde intelligible de Platon.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anna Marmodoro, « Anca Vasiliu et Elsa Grasso (éd.), Platon et la pensée de l’image »Philosophie antique [En ligne], Comptes rendus en pré-publication, mis en ligne le 27 mars 2025, consulté le 21 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/philosant/9666

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