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Les mathématiques dans les écoles militaires (XVIIIe-XIXe siècles)

La formation des ingénieurs dans un contexte postcolonial sud-américain : le Colegio Militar de Bogota (1848-1884)

Bertrand Eychenne
p. 75-96

Résumés

Après l’accession de la Colombie à l’indépendance, le défi de la mise en place d’un enseignement scientifique et technique trouve finalement sa résolution en 1848 avec la création de l’école militaire : le Colegio Militar. L’étude de cet établissement implanté sur le continent sud-américain dans un contexte postcolonial, nous permet de porter un regard décentré sur la mise en place d’un enseignement des mathématiques, de montrer les choix dont il relève et l’influence des contextes politique et social. Par ailleurs, le Colegio Militar nous conduit à nous interroger sur les circulations des savoirs suscités par leur transmission dans le cadre d’établissements scolaires. L’enjeu de l’étude institutionnelle est alors de mettre en évidence la diversité de ces circulations, les processus d’adaptation qui les accompagnent, mais surtout, la manière dont ceux-ci se répercutent sur les enseignements et leur évolution.

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Texte intégral

1 Former des ingénieurs pour consolider l’indépendance

1Lorsqu’en 1849 le gouvernement de la Nouvelle-Grenade – la future Colombie – souhaite évaluer la « perspective d’avenir» du Colegio Militar (l’École militaire) fondé l’année précédente, il s’adresse au géographe et officier du génie italien Agustín Codazzi (1773-1859). Cet ancien sous-officier des troupes napoléoniennes présente alors dans son rapport l’établissement comme une « pépinière d’où doivent sortir les hommes capables de mener la guerre si nécessaire ou d’aider avec leur esprit et leurs connaissances le progrès matériel d’un pays pratiquement vierge qui a besoin de développement pour se mettre au niveau des autres peuples de la terre» [Codazzi 1849, 62].

2Codazzi, qui occupe dans l’école les fonctions d’inspecteur en charge de la discipline, insiste donc sur les deux facettes, militaire et civile, de la formation dispensée et sur l’importance que représentent, dans le contexte postcolonial, la défense nationale et le développement matériel. En effet, après l’accession de la Colombie à l’indépendance en 1819, sa capacité à se doter d’officiers savants et d’ingénieurs civils devient une question cruciale. Elle renvoie à la construction nationale, à l’affirmation de l’autonomie économique et politique du pays et rejoint le problème de l’instruction publique qui préoccupe tant les élites nationales.

3Les premiers dirigeants de la nouvelle république sud-américaine tels que Simon Bolivar (1783-1830) et Francisco Paula de Santander (1792-1840) placent ainsi l’éducation au cœur de leur programme politique. En particulier, ils insistent sur la nécessité d’implanter une formation scientifique à laquelle ils assignent divers objectifs. Elle symbolise tout d’abord une rupture avec l’ancien système colonial d’études littéraires contrôlées par les confréries religieuses. Elle traduit ensuite l’espoir de former des citoyens dits « utiles», prêts à défendre le pays comme à assurer son développement en exploitant ses richesses naturelles et en le dotant d’infrastructures.

4Pourtant, malgré cet intérêt du pouvoir porté par l’élan révolutionnaire de l’indépendance, la mise en place d’un enseignement scientifique et technique s’avère long et difficile. Comme l’a montré Frank Safford, les obstacles sont nombreux : le manque de professeurs, de livres, de matériels, l’attrait des familles pour les carrières traditionnelles du droit et de la médecine, l’absence de débouchés professionnels liés aux sciences et surtout le coût élevé de la mise en œuvre des études scientifiques et techniques [Safford 1989, 43–74, ma traduction].

  • 1 Le Colegio militar a été étudié par Frank Safford [Safford 1989] ; il montre les difficultés renco (...)

5Il faut ainsi attendre 1847 pour que le gouvernement de Tomas Cipriano de Mosquera (1798-1878) profite d’une période de relative prospérité pour créer le Colegio Militar. L’établissement est conçu à l’origine comme une académie militaire, mais il doit finalement assumer également la formation d’ingénieurs civils. La tâche est difficile dans le contexte postcolonial traversé par de multiples bouleversements : le pays subit entre son indépendance et 1885 pas moins de cinq guerres civiles et adopte cinq constitutions. Cette agitation affecte en retour l’école qui connaît plusieurs périodes d’interruption, des changements de statuts et de tutelles jusqu’à sa division, en 1884, en deux écoles distinctes l’une civile, l’autre militaire1.

  • 2 Nous désignons ainsi à la fois les individus voyageant sur le continent, recrutés comme professeur (...)

6Dans ce qui suit, nous souhaitons nous pencher sur l’exemple, souvent laissé en marge de l’historiographie, d’une école militaire implantée sur le continent sud-américain. Le décentrement du regard qu’elle apporte offre en effet l’opportunité de s’écarter de certains schémas européens de transmission des savoirs pour analyser l’institution et ses enseignements en mettant en évidence leurs spécificités et les choix dont ils relèvent. Il s’agit alors de dépasser la dimension descriptive de l’étude et le cadre limité de l’établissement pour appréhender des mécanismes complexes de sélection, de stratification et d’évolution des savoirs transmis en lien avec les contextes politique et social. Nous montrerons ainsi comment cet environnement influence la création et le développement du Colegio Militar, déterminerons le type d’enseignement des mathématiques auquel il donne lieu. Nous verrons notamment que l’évolution de ce programme d’études reflète des adaptations de l’école aux changements politiques et à la prise en compte de nouveaux objectifs pédagogiques. Enfin, sa situation géographique et l’implication dans l’établissement de scientifiques ou d’enseignants voyageurs2 étrangers, tels que Codazzi, nous invite à nous interroger sur les circulations de connaissances. Nous indiquerons ainsi comment l’institution, en tant qu’objet d’étude, bien que relativement circonscrite, peut apporter des éclairages sur ces mouvements de savoirs scientifiques et techniques vers et à partir de l’établissement et d’en appréhender la diversité, l’adaptation et l’influence sur les enseignements.

1.1 Quels enseignements scientifiques et techniques établir après l’indépendance ?

7Le Colegio Militar est fondé en 1847 en réponse à une longue série de demandes des secrétaires de la Guerre insistant sur la nécessité pour l’État de s’engager dans la formation des cadres de l’armée. Dès 1833 et le projet déposé devant le Congrès par le général José Hilario López (1798-1869), l’exécutif réclame un texte réglementaire et les fonds nécessaires à la création d’une académie pour les officiers des différentes armes. Mais ces requêtes se voient opposer, jusqu’en 1847, le manque de ressources de l’État et une certaine méfiance envers un renforcement possible de l’armée.

  • 3 L’Église et les confréries religieuses ayant perdu une grande partie de leur influence après l’ind (...)

8Dans le domaine de l’instruction publique, les grandes réformes de 1826, puis de 1842, ne parviennent pas à détourner l’intérêt des familles pour les carrières traditionnelles3 vers un enseignement des sciences qui, par ailleurs, peine à s’établir dans les établissements secondaires et supérieurs. Le secrétaire d’État en charge de l’Instruction publique déplore ainsi, en 1847, l’absence d’un budget suffisant pour permettre au gouvernement de perfectionner l’enseignement secondaire et « d’ouvrir de nouvelles voies au savoir utile et profitable, en déviant la jeunesse des uniques et exclusives professions du droit et de la médecine» [Osorio 1847, ma traduction].

9Le projet de loi de son homologue au secrétariat de la Guerre Joaquín María Barriga (1804-1854), voté le 1er juin 1847, décrit le Colegio Militar comme une académie militaire, mais les sénateurs, pour répondre simultanément aux demandes des deux membres du gouvernement et aux besoins du pays en infrastructures, ajoutent la formation des ingénieurs civils.

Figure 1: Carte de la Nouvelle-Grenade 1832-1856.

Figure 1: Carte de la Nouvelle-Grenade 1832-1856.

Source [Codazzi 1889, carta XV, 21

1.2 Les spécificités du Colegio Militar

10Le Colegio Militar présente des caractéristiques qui le distinguent d’établissements plus fréquemment évoqués par l’historiographie.

  • 4 Cette disposition n’est pas unique. Elle se retrouve dans d’autres écoles d’ingénieurs d’Amérique (...)

11Tout d’abord, l’école met en place, dès sa création et jusqu’en 1884, un cursus mixte à la fois militaire et civil4. Cette disposition, qui par certains aspects représente une mesure d’économie, s’inspire de décisions antérieures telles que le rattachement de l’École navale [Escuela Náutica] de Cartagena à l’université de cette ville en 1829. Mais, elle joue aussi un rôle politique qui s’avère essentiel à la préservation de l’établissement. En effet, les échecs des tentatives pour mettre en place un enseignement scientifique dans les établissements privés ont montré l’importance pour le Colegio Militar de disposer du soutien de l’État. Or, les partis politiques qui émergent au milieu du xixe siècle s’accordent sur le principe de cette double formation des officiers de l’armée et des ingénieurs civils. Mais en l’intégrant à leurs programmes politiques, les gouvernements successifs en donnent des interprétations différentes. Pour les conservateurs, elle s’inscrit dans une politique sécuritaire visant à renforcer la défense nationale, alors que pour les libéraux, elle répond à un projet de démilitarisation visant à remplacer l’armée permanente par des milices citoyennes. Dans ce dernier cas, les élèves du Colegio Militar sont perçus comme de potentiels instructeurs des miliciens dans les différentes régions du pays.

12Des inflexions apparaissent ainsi dans les parts consacrées aux versants militaires et civils de la formation du Colegio Militar. Ces ajustements permettent à l’école de s’adapter aux différents gouvernements, et par suite, de conserver leur soutien indispensable à son financement.

13Une autre caractéristique du Colegio Militar tient au « cursus intégré» qu’il met en place. L’établissement ne peut en effet compter sur un système d’institutions scolaires qui prendraient en charge une partie de la formation scientifique et technique dispensée en amont par un enseignement préparatoire et en aval par des écoles d’application. Cette structure est une caractéristique du modèle basé sur l’École polytechnique de Paris que Bruno Belhoste désigne comme le « système polytechnicien» [Belhoste 2003, 39]. Mais le Colegio Militar doit pour sa part intégrer ses propres enseignements préparatoires et appliqués.

14Ainsi, la classe préparatoire ouverte en 1848 n’est à l’origine que provisoire mais, face au faible niveau des candidats constaté par les enseignants, le pouvoir exécutif décide de la pérenniser à partir de 1850 [Herrera 1850, 24]. L’école instaure par ailleurs, des enseignements appliqués aussi bien militaires que civils placés dans les dernières années du cursus. Le manque de moyens et la recherche de généralité dans la formation limitent les mises en pratique comme l’éventail des spécialisations. Des choix sont effectués en fonction de la situation économique et des besoins nationaux définis par le pouvoir. Ils mettent l’accent sur les applications tournées vers le développement des infrastructures et en particulier les voies de communication alors que l’industrie, presque inexistante, reste en marge de ce programme d’études.

  • 5 Une loi de 1825 instaure l’étude des textes de Bentham dans les cours de droit public des établiss (...)
  • 6 L’utilitarisme de Bentham repose sur l’axiome que William Blackstone résume ainsi dans sa préface  (...)

15Une autre caractéristique du Colegio Militar étroitement liée à l’influence du pouvoir politique est la notion de « citoyens utiles» que l’établissement doit contribuer à former. Elle fait écho à l’utilitarisme de Jeremy Bentham qui influence les idées libérales des élites colombiennes après l’indépendance5 [Jaramillo Uribe 2001, 117–134]. L’idéal d’utilité qui apparaît de manière récurrente dans la rhétorique des discours politiques veut ainsi marquer une divergence avec l’enseignement classique colonial et la volonté de former des individus pouvant s’engager en faveur de la défense nationale, de la stabilité de ses institutions, mais aussi de son progrès matériel et économique devant profiter au plus grand nombre6.

16Enfin, l’enseignement de l’école se positionne au niveau de l’instruction secondaire, mais par ses prérequis comme par le processus d’admission adopté, le pouvoir témoigne, en accord avec l’idéal d’utilité, de sa volonté de la rendre accessible aux élèves de toutes les régions et de toutes les classes sociales. L’État met d’ailleurs en place un système de bourses qui détermine en grande partie les effectifs tant les élèves pensionnés par leur famille sont rares. Ainsi, l’étude de la procédure d’admission montre que contrairement à d’autres établissements du même type sur le vieux continent, la sélection adoptée par le Colegio Militar reste limitée. Les candidats doivent tout d’abord adresser leur demande au pouvoir exécutif, puis subir un examen oral de passage destiné à vérifier qu’ils disposent des connaissances attendues. Ces prérequis dépassent à peine l’enseignement primaire : lire et écrire correctement le castillan, avoir des notions d’arithmétique, pouvoir traduire le français ou l’anglais. De plus, les élèves ayant obtenu un résultat médiocre sont autorisés à repasser l’épreuve. Par ce dispositif, le Colegio Militar loin de chercher à sélectionner les candidats sur leurs connaissances scientifiques ou leur niveau académique s’adapte au contraire à un système d’instruction publique fragile qui peine à diffuser une éducation primaire sur l’ensemble du territoire.

1.3 Un plan d’études centré sur les mathématiques

  • 7 Loi du 1er juin 1847, sobre establecimiento de un Colegio Militar, « un Colegio Militar destinado (...)

17L’établissement qui ouvre ses portes en janvier 1848 se définit comme « une école militaire destinée à former des officiers scientifiques d’état-major, du génie, d’artillerie, de cavalerie, d’infanterie et des ingénieurs civils7» [Codificación nacional 1926-1928, 1828, 111]. Il adopte pour cela un programme d’études composé de quatre années qui, conformément aux cursus des écoles militaires du xviiie siècle puis des formations d’ingénieurs instaurées par la suite en Europe et en Amérique du Nord, accorde une place centrale aux mathématiques.

18Cette domination des mathématiques peut s’expliquer en partie par cet héritage qu’évoquent parfois les élites colombiennes en faisant allusion à des écoles étrangères telles que l’École polytechnique ou l’académie de West Point [Herrera 1850, 22]. Elle est également présente dans des projets locaux antérieurs : la Escuela Náutica de Cartagena ouverte en 1822 ou ceux de Lino de Pombo un ingénieur militaire formé en Espagne qui propose au gouvernement colombien de fonder en 1827 une Escuela General Militar (École générale militaire) et en 1832 une Escuela general de matemáticas puras y aplicadas [École générale de mathématiques pures et appliquées] [Pombo 1832, 17].

19Par ailleurs, les mathématiques sont considérées par les enseignants de l’école, comme une « logique universelle» et « la base intégrante des arts comme de presque tous les domaines du savoir humain» [Pombo 1832, 22, ma traduction]. Elles ont pour objectif d’apporter les fondements du raisonnement ainsi que les notions nécessaires à l’étude des sciences. Dans cet esprit d’universalité, le programme se veut essentiellement théorique et général, réduisant au maximum les enseignements spécialisés aussi bien militaires que du génie civil. Il mise par conséquent sur la capacité des élèves à appliquer les méthodes des sciences savantes, et en particulier des mathématiques, à un large éventail de problèmes concrets et à dégager ainsi des approches pratiques. Dans ce programme, les enseignements appliqués et spécifiques comme les fortifications ou les ponts et chaussées ne se mettent en place que progressivement au cours du cursus et sont étroitement liés à l’enseignement du dessin.

  • 1re année (15h de cours + 25h30 d’études par semaine) : arithmétique, algèbre, géométrie spéculative, géométrie pratique, trigonométrie ;
  • 2e année (15h de cours + 25h30 d’études par semaine) : géométrie analytique, sections coniques, géométrie descriptive et ses applications, principes d’optique applicables à la perspective et à la théorie des ombres ;
  • 3e année (9h de cours + 13h30 d’études par semaine) : calcul différentiel et intégral, mécanique analytique, applications graphiques et géométriques ;
  • 4e année (9h de cours + 13h30 d’études par semaine) : machines, cosmographie et géodésie, routes, ponts et chaussées, voûtes, application de la géométrie descriptive aux machines, aux chaussées, aux arches et à la coupe des pierres.

1.4 Le choix d’aller du général vers le particulier : la méthode de l’analyse mathématique

20L’universalité des notions et des méthodes mathématiques que souligne leur position dominante apparaît plus spécifiquement dans l’attention accordée à la méthode analytique. L’historiographie a amplement montré l’importance de l’analyse dans les écoles militaires ou d’ingénieurs. Bruno Belhoste la qualifie ainsi pour l’École polytechnique d’« âme de l’école» [Belhoste 2003, 231]. L’exemple du Colegio Militar permet d’observer sa mise en œuvre dans un autre contexte ainsi que les processus de sélection et d’adaptation qui l’accompagnent.

21Par « analyse» nous considérons ici la méthode analytique qui consiste à décomposer un problème en éléments simples, c’est-à-dire, à le supposer résolu et à élaborer la solution à partir des relations qu’apporte cette hypothèse. L’analyse est souvent associée à la méthode de synthèse consistant, à l’inverse, à aller du simple vers le composé. Cette dernière est préférée pour rédiger les démonstrations. Le mathématicien Alexandre-Joseph-Hidulphe Vincent (1797-1868) résume ainsi dans son cours de géométrie, que reprennent les enseignants du Colegio Militar : « l’analyse sert à trouver les vérités inconnues, et la synthèse à prouver les vérités connues» [Vincent 1844, 109]. Le programme du Colegio Militar met l’accent sur la méthode d’analyse dans un esprit proche de celui de l’École polytechnique avant la réforme de 1850 où la pratique et les cas particuliers sont abordés comme des applications des principes théoriques [Belhoste 2003, 266]. Par contre, l’école colombienne se distingue de son aînée parisienne en réduisant le niveau d’abstraction du programme d’analyse infinitésimale et de mécanique qu’elle tronque environ de moitié.

  • 8 Zorraquín divise son traité de géométrie analytique et descriptive en deux sections correspondant (...)

22Le cours de géométrie analytique établi par Lino de Pombo illustre l’importance donnée aux différents aspects de l’analyse dans l’enseignement du Colegio Militar. Pombo sélectionne et adapte plusieurs sources pour concevoir ses leçons. Dans la publication qu’il en donne en 1850, il indique en effet s’être inspiré de différents auteurs (sans préciser lesquels) et de manière générale de « l’école française qui est celle des grands maîtres pour les sciences auxquelles s’applique l’ingénieuse et féconde intervention de l’analyse» [Pombo 1850, v, ma traduction]. Par ailleurs, la structure de son cours qui souligne la différence entre les méthodes d’analyse déterminée et indéterminée, suggère également une influence du cours de Mariano Zorraquín (?-1823) [Zorraquín 1819] qui enseigne à l’académie des ingénieurs militaires de l’Alcalá de Henares à l’époque où Pombo y poursuit ses études8. En s’appuyant sur ces sources, Pombo aspire à s’approcher de l’état des connaissances disponibles à l’époque dans le domaine de la géométrie analytique afin que n’apparaissent aucun « vide notable, ni écart avec les méthodes modernes» [Pombo 1850, v, ma traduction].

23Dans ses leçons, l’enseignant colombien insiste sur l’universalité de la méthode analytique et son utilité comme méthode d’invention. Elle est ainsi pour lui à la fois « générale», « rigoureuse», « simple» et « féconde». Son cours, qui vise, comme la plupart des traités de l’époque, l’étude des courbes et des surfaces d’ordre deux, se caractérise par deux aspects. D’une part, Pombo met en valeur l’analyse indéterminée qui fonde l’étude des courbes sur celle de leurs équations. D’autre part, dans l’approche générale de cette étude, il invoque des « méthodes générales» telles que la détermination de centres, de diamètres, d’asymptotes. Ces méthodes permettent alors au géomètre de modifier les équations et d’obtenir de nouvelles propriétés, mais elles lui offrent aussi la possibilité de s’adapter à une grande variété de problèmes.

24La publication par Pombo de ses Lecciones de Jeometría Analítica joue par ailleurs, un rôle majeur dans la diffusion de la méthode analytique en Colombie. L’ouvrage, qui aspire à pallier « un manque de textes adéquats pour l’enseignement ou l’apprentissage solitaire» [Pombo 1850, v, ma traduction], ne semble pas avoir d’équivalent dans le pays au xixe siècle. Mais surtout, il sert de référence au cours de géométrie analytique de l’école d’ingénieurs de Bogota jusque dans les années 1880 et il est également suivi par d’autres établissements du pays comme les Colegios [écoles secondaires] del Espíritu Santo ou celui de Nuestra Señora del Rosario.

1.5 Le dessin : un complément pratique de l’enseignement des mathématiques

25Le dessin tient au Colegio Militar une place centrale dans la mise en œuvre progressive des enseignements appliqués. Étudié tout au long du cursus et pratiqué quotidiennement par tous les élèves, il remplit la double fonction de faciliter l’apprentissage des notions mathématiques théoriques et d’apporter des éléments pratiques tels que la topographie ou l’étude des machines. Son enseignement implique une grande capacité d’adaptation aux différents cours de mathématiques, aux formations spécifiques militaires et civiles, mais aussi, aux niveaux très variés des cadets.

26La relation entre le dessin et les mathématiques conduit les élèves à réaliser divers exercices d’application. En première année, ceux-ci portent sur les géométries euclidienne et pratique, puis l’année suivante, sur les géométries analytique et descriptive. Enfin, durant les deux dernières années du programme, les élèves réinvestissent les notions de géométrie descriptive dans des travaux de mécanique, d’architecture et de génie civil. L’importance de la classe de dessin est reconnue et soulignée par les enseignants de mathématiques dès les premières années de l’école. Ainsi, lorsqu’en 1848 le manque de matériel empêche la pratique des élèves, le professeur de mathématiques Pombo déclare que son cours est « amputé d’une partie vraiment essentielle» [Archivo General de la Nación (AGN) 1848, ma traduction].

Figure 2: Exercices de géométrie descriptive au Colegio Militar, 1851.

Figure 2: Exercices de géométrie descriptive au Colegio Militar, 1851.

Source : AGN 1851, Sección : mapas y planos, Mapoteca 1, ref. 69, 14.

  • 9 Sur l’enseignement du dessin en France voir [D’Enfert 2003].

27En dehors du lien établi avec les mathématiques, le cours de dessin amène les élèves à acquérir progressivement à la fois des techniques (crayon, encre de chine, lavis, gouache) et des méthodes graphiques (dessin géométrique, dessin linéaire et géométrie descriptive), mais aussi, des savoirs spécifiques comme la cartographie, le tracé de routes ou la conception de fortifications9.

2 Vers une extension aux sciences expérimentales et appliquées (1868-1884)

28Après sa création en 1848, le Colegio Militar fonctionne jusqu’en 1854 lorsqu’un coup d’État entraîne sa fermeture. Par la suite, diverses difficultés et surtout le manque de fonds ne permettent sa réouverture qu’en 1866. Mais il faut attendre 1868 et la création de la Universidad Nacional par le pouvoir radical pour que l’école renommée Escuela de Ingeniería [École d’ingénieurs] retrouve son fonctionnement antérieur.

29L’installation de l’université à Bogota traduit la volonté des radicaux de corriger certaines dérives d’une politique éducative libérale ayant conduit à une dépréciation des diplômes qui ne sont plus requis pour exercer les professions. Mais le gouvernement souhaite également stimuler les formations professionnelles pouvant participer au développement national en les rassemblant dans une même institution. L’école d’ingénieurs qui lui est rattachée bénéficie alors de la concentration des ressources matérielles et humaines dans une structure plus large et dotée d’un meilleur financement de l’État.

30Dans un premier temps, l’établissement scientifique réinstalle le programme d’études originel de 1848 et le consolide. Cette étape est facilitée par la présence, parmi les enseignants, d’une majorité d’anciens élèves (5 sur 7 en 1868). Pour élaborer leurs leçons, la plupart s’inspirent des cours qu’ils ont reçus au Colegio Militar au début des années 1850. Toutefois, certains apportent des modifications et tentent d’innover. Ainsi, Indalecio Liévano (1834-1913) dans le cours d’arithmétique qu’il publie en 1856 [Liévano 1856] aborde la notion de nombres incommensurables dont certains travaux d’histoire des sciences ont voulu souligner l’originalité et l’aspect précurseur [Albis-González & Soriano-Lleras 1976]. L’étude que nous avons menée montre toutefois que Liévano ne cherche pas véritablement à définir les nombres réels et leurs propriétés, mais se concentre essentiellement sur la notion de grandeurs, et plus particulièrement, sur le problème posé par l’emploi de grandeurs continues telles que le temps ou la distance [Eychenne 2018, 306–310]. Plus qu’une approche théorique des incommensurables, Liévano s’interroge sur leur utilisation dans des problèmes concrets. Il en donne d’ailleurs un exemple dans son cours d’algèbre paru en 1875 où il les fait intervenir dans des calculs d’intérêts d’emprunts contractés pour des travaux de génie civil [Liévano 1875, 162–164].

31Un autre professeur du Colegio Militar, l’ingénieur civil Manuel Peña (1836-1900), cherche à introduire dans son enseignement de nouveaux résultats. Il s’inspire pour cela de son expérience de géomètre-arpenteur et intégre à ses leçons de géométrie pratique des notions qu’il considère mieux correspondre à la géographie colombienne. Au départ, Peña confie se baser sur l’enseignement de Pombo au Colegio Militar [Peña 1887, xi], mais il insiste sur les difficultés rencontrées par la suite dans son activité professionnelle pour appliquer des résultats issus de traités européens tels que celui de Salneuve [Salneuve 1857]. Le relief accidenté, la végétation plus dense et la grande taille des terrains à mesurer imposent, selon lui, d’adapter les méthodes de l’arpentage. Il indique également avoir établi personnellement et intégré à son enseignement des procédés d’évaluation des erreurs sur le plan comme sur les mesures de terrain et illustre leur intérêt par des exemples tirés du contexte colombien [Peña 1887, 87–93].

2.1 L’introduction des sciences expérimentales en 1872

32Après 1868 et le rattachement de l’établissement à l’université, les ressources apportées par la nouvelle institution incitent les enseignants et le directeur de l’école d’ingénieurs Antonio de Narvaez à réclamer une réforme du programme d’études. Leur projet établi en 1870 prend deux directions. D’une part, il souhaite étendre le programme d’études en ajoutant des matières issues des sciences expérimentales comme la chimie et la physique ainsi que des notions de sciences naturelles telles que la géologie et la minéralogie. L’école compte pour cela sur le partage du matériel de chimie avec l’école de sciences naturelles de l’université et sur les élèves issus de cette dernière pour assurer les nouveaux cours. D’autre part, pour l’enseignement des mathématiques, les professeurs de l’école d’ingénieurs prônent une segmentation des cours et une spécialisation des enseignants. Ainsi, les cours regroupant plusieurs matières comme celui de première année où figurent l’algèbre, la géométrie euclidienne et la géométrie pratique sont divisés en plusieurs cours et confiés à des enseignants différents.

33Cette réforme validée par le pouvoir exécutif en 1872, s’accompagne d’un renforcement des enseignements pratiques. Le professeur Ruperto Ferreira (1845-1912) indique notamment par la suite que la volonté « de faire en sorte que les principes théoriques soient reliés avec les applications pratiques fut étudiée quand cela était possible et dans les domaines qui s’y prêtaient». Lui-même instaure en 1874 « une classe de construction pratique de modèles d’assises et d’armatures en bois» [Ferreira 1899, 111, ma traduction].

2.2 Le renforcement de l’instruction militaire (1880-1884)

34Un autre temps fort de l’évolution du programme d’études du Colegio Militar intervient en 1880 lorsque l’école d’ingénieurs est séparée de l’université et placée à nouveau sous la tutelle du secrétariat de la Guerre. Les enseignements militaires réduits au minimum dans le cadre de l’université jusqu’à la guerre civile de 1876 sont à nouveau mis à l’honneur dans une école qui recouvre sa vocation martiale. L’instruction militaire devient quotidienne et les cadets participent à des exercices et des défilés aux côtés des autres bataillons de la capitale.

35Toutefois, malgré l’accroissement de la part dédiée à la formation militaire, le gouvernement tient à maintenir le programme d’études scientifiques mis en place durant la période universitaire. L’établissement doit en outre assurer à nouveau l’enseignement préparatoire que l’université confiait à l’école de littérature et philosophie. Il se trouve par conséquent confronté à la difficulté de faire face à la fois à l’augmentation des versants militaire et civil du programme d’études et au faible niveau des élèves. La réorganisation des matières devient de plus en plus pressante et conduit, en 1883, à une réforme visant à rationaliser leur progression et à étendre la durée du cursus à sept années alors qu’il n’en comptait que quatre en 1848.

36Mais les critiques continuent d’affluer pour souligner les spécificités des carrières d’ingénieurs civils et celles des officiers de l’armée. Elles insistent également sur la nécessité de les renforcer. L’ingénieur Manuel Ponce de León (1829-1899), ancien élève et enseignant du Colegio Militar, explique ainsi au gouvernement qu’à son avis « l’accumulation des enseignements hétérogènes à l’École d’ingénieurs est préjudiciable» [Ponce de Léon 1883, 12 336, ma traduction]. Finalement, face aux difficultés que représente le maintien d’un enseignement mixte dans l’école d’ingénieurs, il est décidé, en 1884, de la diviser en deux établissements : une école militaire et une faculté des sciences.

3 Les circulations des savoirs vers et à partir du Colegio Militar

37L’étude d’un établissement d’enseignement des sciences et des techniques nous invite à nous interroger sur les circulations de connaissances qui peuvent être associées à leur transmission. Dans le cas du Colegio Militar, sa situation dite « périphérique» sur le continent sud-américain et le contexte postcolonial qui l’environne rendent cette question plus prégnante. L’historiographie [Safford 1989, 254], [Sánchez Botero 2002, 240] a ainsi avancé des hypothèses sur les transferts de savoirs ayant pu favoriser la fondation de l’école. Il a notamment été proposé que des modèles tels que l’École polytechnique ou l’académie nord-américaine de West Point aient pu être invoqués. Toutefois, nos recherches indiquent que si des discours des élites colombiennes sur l’éducation évoquent parfois l’une ou l’autre des institutions étrangères prestigieuses, un lien direct avec l’élaboration du Colegio Militar s’avère moins évident. La question mérite par conséquent d’être approfondie.

38La recherche de modèles éducatifs apparaît tout d’abord comme une question qui après l’indépendance préoccupe immédiatement les dirigeants colombiens. Bolivar invite dès 1824 Joseph Lancaster (1778-1838) en Grande Colombie pour y développer l’enseignement mutuel qu’il a élaboré [Wilette 2017]. Quelques années plus tard, c’est au tour de Santander de visiter diverses institutions éducatives en Europe et en Amérique du Nord, dont l’École polytechnique de Paris et l’académie de West Point, avant de revenir en Nouvelle-Grenade pour y devenir président en 1832.

39Mais cette démarche n’est pas pour autant l’apanage d’États en construction ou situés à l’écart des principaux centres scientifiques. En France, par exemple, Victor Cousin présente en 1831 ses observations sur le système éducatif allemand [Cousin 1832]. En 1838, l’académie du génie d’Espagne envoie l’un de ses professeurs, Fernando Garcia San Pedro (1795-1854), inspecter des écoles militaires en France et en Belgique [Garcia San Pedro 1839]. Aux États-Unis, le secrétaire du Board of Education Horace Mann (1796-1859) voyage en 1844 dans plusieurs pays européens et présente à son retour le résultat de ses comparaisons dans son rapport annuel [Mann 1846].

  • 10 Cette étude porte sur le projet de loi déposé au Congrès, les débats à l’assemblée et au sénat, le (...)

40Par ailleurs, l’étude du processus de fondation du Colegio Militar ne fait pas apparaître une recherche d’un modèle d’établissement étranger dont les dirigeants néo-grenadins auraient voulu transposer l’organisation ou le plan d’études10. Le projet de loi fondant l’école de Bogota en juin 1847 fait plutôt apparaître une histoire locale et la poursuite de projets antérieurs conçus par les secrétaires de la Guerre colombiens. De plus, le manque de fonds, de professeurs et de matériel impose des adaptations [Eychenne 2018, 96–108].

41Ainsi, l’exemple du Colegio Militar attire notre attention sur l’aspect rhétorique que peuvent revêtir les références à des modèles étrangers notamment lorsqu’elles émanent d’hommes politiques. Si l’académie de West Point est évoquée par les secrétaires de la Guerre Tomas Herrera en 1850 et Valerio Barriga (1800-1863) en 1853, l’allusion comporte une intention politique puisqu’elle vise à vaincre les réticences des antimilitaristes et à obtenir du Congrès les fonds nécessaires au fonctionnement du Colegio Militar [Barriga 1853, 24].

  • 11 Le Colegio Militar diffère d’ailleurs de l’École polytechnique de Paris par son organisation, son (...)

42L’influence d’institutions étrangères, comme l’École polytechnique, semble ici agir de manière diffuse sur les questions générales de la création et du maintien de l’école11. Ce sont les objectifs, le prestige et l’histoire de ces institutions étrangères qui sont invoqués et non un modèle précis qu’il faudrait transposer. Dans le cas du Colegio Militar, la recherche de modèles spécifiques tend à nous éloigner de processus de circulation plus complexes. La collecte, la sélection des savoirs et leur adaptation s’inscrivent à notre avis dans une démarche qui, comme l’indique Victor Cousin en 1832, aspire « à emprunter partout ce qui est bien, et à le perfectionner en se l’appropriant» [Cousin 1832, 396].

3.1 Des acteurs et des sources variés

43Ces éléments nous incitent à envisager les circulations de connaissances vers et à partir du Colegio Militar comme des processus faisant intervenir divers acteurs, des sources variées et à tenter de mettre en évidence certains effets de leur adaptation sur les enseignements.

44Tout d’abord, la mise en place du programme d’études à l’ouverture de l’école en 1848 montre l’intervention de professeurs étrangers ou de colombiens formés à l’extérieur. Ceux-ci jouent un rôle essentiel dans la conception des enseignements qui, par la suite, servent de référence aux réformes ultérieures. Dans ces premières années, le cours de mathématiques est ainsi confié à deux enseignants : Lino de Pombo, un Colombien formé, comme nous l’avons vu, en Espagne et Aimé Bergeron, un enseignant français.

45Le parcours de ce docteur ès science de l’université de Montpellier illustre les contingences qui peuvent accompagner ces processus de circulation mais aussi l’influence des intermédiaires. Bergeron apparaît tout d’abord comme un professeur de mathématiques frustré dans sa carrière qui ne parvient à obtenir ni l’agrégation, ni un poste dans le Midi de la France dont il est originaire. Plusieurs personnages lui offrent alors l’opportunité de s’embarquer vers la Nouvelle-Grenade dont le gouvernement recherche, au milieu du xixe siècle, des scientifiques européens. Parmi ces intermédiaires [ou go-betweens] figurent le consul de la République sud-américaine à Paris le négociant Édouard Gardère, un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères Léonce Guilhaud de Lavergne (1809-1880) et le diplomate néo-grenadin Manuel María Mosquera (1800-1882). Ces personnages permettent de combler à la fois la demande du gouvernement néo-grenadin et les attentes de Bergeron, pour qui, la possibilité d’enseigner à Bogota pour un salaire supérieur à celui qu’il aurait en France s’avère une perspective de carrière aussi intéressante qu’inespérée. Bergeron intègre le Colegio Militar en 1849 où il fonde le cours de calcul différentiel et celui de mécanique.

  • 12 Cette école est fondée en 1830 et intégrée à l’université de Caracas où elle apporte une formation (...)

46Par ailleurs, l’enseignement du dessin et de la classe préparatoire sont assurés par un jeune Vénézuélien, Miguel Bracho. Ce dernier est recruté par le président de la Nouvelle-Grenade, en 1847, juste après avoir reçu le grade d’officier du génie de l’Academia de Matemáticas de Caracas12. Son implication dans les enseignements du Colegio Militar attire notre attention sur les circulations qui peuvent exister à l’échelle du continent latino-américain. La prise en compte de l’école de Caracas révèle ainsi des similitudes plus marquées avec le Colegio Militar telles que l’École polytechnique ou l’académie de West Point. Les deux établissements partagent notamment un cursus intégré accessible à l’issue de l’école primaire et une formation mixte à la fois militaire et civile.

  • 13 Parmi les scientifiques ayant voyagé en Colombie figurent Alexander von Humboldt en 1801 et Jean-B (...)

47Enfin, l’instruction et la discipline militaires ainsi que les exercices de géométrie pratique sur le terrain sont assurés, dès 1849, par le géographe italien Agustín Codazzi. Recruté également au Venezuela par le président Mosquera, il souligne le rôle des scientifiques voyageurs dans les circulations des connaissances13. Codazzi, en relation avec le cours théorique de géométrie de Pombo et celui de dessin de Bracho, apporte indéniablement à l’école son enseignement pratique le plus avancé durant les premières années de fonctionnement. Ses sorties sur le terrain permettent notamment aux élèves de manipuler des instruments d’arpentage qui restent toutefois très limités en nombre comme en variété.

48Les sources des transferts de connaissances comme les manières de les intégrer au programme d’études du Colegio Militar sont variées. Certains enseignants s’inspirent de leurs études réalisées dans d’autres pays. C’est aussi le cas de Pombo formé à la Academia de Ingenieros de Madrid, mais aussi de Bracho issu de l’académie de Caracas qui réinvestit dans son cours de dessin l’enseignement de Juan Manuel Cajigal y Odoardo (1803-1856), lui-même formé en Espagne et en France. Ces connaissances permettent à Bracho d’initier les élèves aux différentes techniques graphiques et de s’adapter aux nombreux domaines d’application (les géométries euclidienne, analytique, descriptive, pratique, la topographie, les fortifications, etc.).

49Quant à Bergeron, des notes de cours manuscrites d’un élève du Colegio Militar en 1851 [Bergeron 1851] nous apprennent qu’il suit fidèlement les leçons sur le calcul différentiel et intégral dictées par Charles Sturm (1803-1855) à l’École polytechnique entre 1838 et 1851. Il s’agit sans doute d’une version dactylographiée puisque Bergeron n’intègre pas lui-même l’école et que la publication de cet enseignement par Eugène Prouhet (1817-1867) n’a lieu qu’en 1856.

50Les autres sources sur lesquelles s’appuient les enseignants du Colegio Militar sont des textes publiés qu’ils utilisent parfois directement comme manuel de la classe en sélectionnant les chapitres étudiés. C’est le cas, par exemple, du cours de géométrie euclidienne de Vincent [Vincent 1844] ou de celui de mécanique d’Artur Morin (1795-1880) [Morin 1846]. Pour d’autres matières, comme la géométrie descriptive qui s’inspire largement du Traité de Lefébure de Fourcy (1787-1869) [Fourcy 1830], les passages sélectionnés sont plus courts et leur ordre peut être altéré. Enfin, comme le fait Pombo pour son cours de géométrie analytique, certains enseignants : Indalecio Liévano, Manuel Peña ou Manuel Antonio Rueda (1858-1907) préfèrent puiser dans différents textes, s’en inspirer et se les approprier pour concevoir leurs leçons. Ces sources sont le plus souvent des textes français, espagnols ou nord-américains, mais aussi colombiens (Pombo, Liévano).

3.2 Les circulations de connaissances évoluent

51La diversité des sources laisse apparaître certaines évolutions dans les circu­lations de connaissances vers le Colegio Militar. En effet, si, dans les premières années, le programme d’études est confié presque exclusivement (à l’exception de la législation militaire) à des enseignants étrangers ou formés à l’extérieur, lors du rattachement de l’école à la Universidad Nacional en 1868, les professeurs étrangers sont peu nombreux (1 sur 7). De plus, parallèlement à la politique de développement matériel amorcée dans les années 1870 et la constitution d’un groupe professionnel d’ingénieurs civils colombiens, la recherche de connaissances à l’extérieur s’accompagne d’une plus grande attention à la dimension pratique et d’une critique de ces apports. Le gouvernement fait ainsi en sorte que des projets impliquant des investisseurs étrangers, tels que la compagnie anglaise de chemins de fer au nord du pays en 1872, intègrent des ingénieurs colombiens comme assistants de leurs homologues européens afin d’acquérir une pratique de terrain.

52En 1873, un groupe d’anciens élèves de l’école fonde une Société d’ingénieurs de Colombie [Sociedad de Ingenieros de Colombia]. Leur objectif est à la fois de promouvoir les mathématiques et de faire pression sur le gouvernement qu’ils accusent de leur préférer les ingénieurs étrangers pour la direction des travaux. Ils visent ainsi une reconnaissance de leur formation comme de leur compétence professionnelle. Mais les ingénieurs nationaux sont encore trop peu nombreux et trop dispersés sur le territoire pour soutenir une telle association qui disparaît après seulement quelques mois d’existence.

53Dans les années 1880, les transferts de savoirs vers l’école portent essentiellement sur le domaine militaire. Le renforcement de la nature militaire de l’école s’appuie en effet sur la venue de deux instructeurs nord-américains formés à l’académie de West Point : Henry Lemly (1851-1925) et Thomas Nichols (1848-1902). Dans ce domaine, leur contribution est importante puisqu’ils instaurent une pratique quotidienne des manœuvres militaires, importent le régime disciplinaire de l’école de West Point et, au-delà de l’établissement, contribuent à la réforme de la tactique de l’infanterie colombienne en lui permettant d’adopter le système nord-américain du général Emory Upton (1839-1881).

3.3 Les circulations à partir du Colegio Militar

54Des circulations de savoirs se mettent également en place à partir du Colegio Militar. Tout d’abord, certains de ses enseignants interviennent dans d’autres écoles privées de la capitale et notamment le Colegio del Espiritu Santo qui parvient, grâce à l’implication de professeurs et d’anciens élèves de l’école militaire, à mettre en place, en 1850, un cours de calcul différentiel et une formation d’ingénieurs civils. Son directeur Lorenzo María Lléras (1811-1868) revendique l’utilisation des méthodes et des enseignements établis au Colegio Militar et notamment ceux de Pombo.

55Par ailleurs, les enseignants du Colegio Militar publient des manuels (une douzaine pour les mathématiques) dont certains sont utilisés par l’école elle-même, mais aussi, par d’autres institutions. Ces publications, qui connaissent parfois une longévité remarquable grâce au jeu des rééditions (plus de trente pour le traité d’arithmétique de Rueda) [Rueda 1883], prolongent l’enseignement conçu à l’origine pour le Colegio Militar et étendent son public, dans le temps comme dans l’espace, vers ce qu’Annie Bruter désigne comme un « public différé» [Bruter 2008, 22].

4 Une institution adaptée aux réalités de la nouvelle république

56Le Colegio Militar de Bogota nous offre l’opportunité de porter un regard décentré et attentif aux spécificités locales d’une institution d’enseignement des sciences et des techniques. Il permet notamment de s’écarter des schémas classiques d’organisation des enseignements et de prendre en compte les influences des contextes politiques et sociaux.

57Après une impulsion donnée à l’enseignement scientifique par la volonté du pouvoir exécutif de développer l’instruction militaire, l’adoption par l’école d’un système de formation mixte militaire et civil, l’intégration des enseignements préparatoires et appliqués, la limitation de la sélection ou encore la mise en avant d’un idéal d’utilité reflètent l’adaptation du Colegio Militar aux programmes politiques des gouvernements successifs comme aux systèmes d’instruction publique et de formation militaire en place.

58Ces particularités et leur évolution rappellent que la structure des établissements scientifiques et les enseignements qu’ils adoptent ne sont pas induits par les types de formations visées, ni par la nature des savoirs transmis. Ils représentent des constructions qui ont leur histoire. L’étude de celle-ci peut alors nous amener à saisir l’hétérogénéité et la complexité des modes de transmission des savoirs scientifiques et techniques. Elle révèle notamment les mécanismes par lesquels les savoirs sont sélectionnés, hiérarchisés et rendus accessibles.

59Par ailleurs, l’étude du Colegio Militar implanté sur le continent sud-américain, nous invite à scruter les circulations suscitées par la transmission des savoirs dans le cadre d’institutions éducatives. L’analyse de la mise en œuvre des enseignements dans l’établissement permet alors de dépasser l’aspect descriptif de l’étude institutionnelle pour observer les processus d’adaptation et leur évolution. En effet, parallèlement aux réformes du plan d’études auxquelles elles sont souvent liées, ces variations montrent, d’une part, la complexité des circulations, la diversité des acteurs et des sources impliqués et, d’autre part, la dimension d’altération et d’appropriation qu’elles comportent. Il devient par exemple possible d’appréhender comment l’enseignement des mathématiques est influencé, modifié et diversifié en fonction des divers mécanismes de circulation. On observe ainsi tout d’abord un esprit d’universalité hérité des enseignements militaires et scientifiques instaurés en Europe au cours du xviiie siècle [Alfonsi 2011], son prolongement par la diffusion de la méthode analytique, puis le développement de liens entre les mathématiques et d’autres matières comme le dessin ou les enseignements appliqués. Apparaissent par la suite des tentatives d’enseignants colombiens pour introduire des éléments nouveaux, des critiques et une plus grande attention aux applications pratiques. Enfin, les mathématiques sont invoquées comme savoir spécifique dans la recherche d’une reconnaissance professionnelle par les élèves issus de l’école.

60Finalement, l’attention portée à un objet d’étude aussi bien délimité qu’une institution scolaire permet de dépasser les hypothèses de modèles uniques et prestigieux transposés que véhiculent parfois les élites en quête de légitimité pour approfondir la compréhension des processus de circulation notamment dans leur dimension d’échange et d’adaptation.

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Bibliographie

Sources archivistiques

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Eychenne, Bertrand [2018], Le Colegio Militar de Bogota (1848-1884). La mise en place d’un enseignement supérieur des sciences et des techniques après l’indépendance de la Colombie, Thèse de doctorat, Université Paris-Saclay.

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Notes

1 Le Colegio militar a été étudié par Frank Safford [Safford 1989] ; il montre les difficultés rencontrées pour mettre en place en Colombie une élite technique au xixe siècle. Une autre monographie, écrite par Alberto Mayor Nora [Mayor Mora 2011], s’intéresse à la Escuela de Ingeníera de la Universidad Nacional. Par ailleurs, le Colegio militar est évoqué au travers de ses enseignants dans des articles sur l’histoire des mathématiques colombiennes tels que ceux de Victor Albis et de Clara Helena Sánchez [Albis & Sánchez Botero 2015], [Sánchez Botero 2002]. L’étude la plus complète à ce jour sur les différents aspects de l’institution en lien avec le contexte social, politique et économique est la thèse de doctorat de Bertrand Eychenne [Eychenne 2018].

2 Nous désignons ainsi à la fois les individus voyageant sur le continent, recrutés comme professeurs, et ceux, engagés par le gouvernement colombien dans leur pays d’origine pour venir enseigner dans les établissements de la république sud-américaine.

3 L’Église et les confréries religieuses ayant perdu une grande partie de leur influence après l’indépendance, il s’agit surtout des études de droit et de médecine.

4 Cette disposition n’est pas unique. Elle se retrouve dans d’autres écoles d’ingénieurs d’Amérique du Sud et au Portugal à la Escola politécnica de Lisbonne.

5 Une loi de 1825 instaure l’étude des textes de Bentham dans les cours de droit public des établissements secondaires colombiens [Codificación nacional 1926-1928, 1826, 299].

6 L’utilitarisme de Bentham repose sur l’axiome que William Blackstone résume ainsi dans sa préface : « c’est le plus grand bonheur du plus grand nombre qui est la mesure du juste et du faux» [Bentham 1776, 2].

7 Loi du 1er juin 1847, sobre establecimiento de un Colegio Militar, « un Colegio Militar destinado a formar oficiales científicos de estado mayor, de ingenieros, artillería, caballería, infantería e ingenieros civiles».

8 Zorraquín divise son traité de géométrie analytique et descriptive en deux sections correspondant aux analyses déterminée et indéterminée. La première consiste à obtenir une grandeur à partir de relations et la deuxième à étudier des courbes à partir de leur équation.

9 Sur l’enseignement du dessin en France voir [D’Enfert 2003].

10 Cette étude porte sur le projet de loi déposé au Congrès, les débats à l’assemblée et au sénat, les commentaires des secrétaires d’État et du président Mosquera.

11 Le Colegio Militar diffère d’ailleurs de l’École polytechnique de Paris par son organisation, son mode d’admission et le niveau des enseignements mathématiques.

12 Cette école est fondée en 1830 et intégrée à l’université de Caracas où elle apporte une formation scientifique militaire et civile.

13 Parmi les scientifiques ayant voyagé en Colombie figurent Alexander von Humboldt en 1801 et Jean-Baptiste Boussingault en 1823, Charles Saffray en 1869, Edouard-François André en 1875, Armand Reclus en 1876.

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Table des illustrations

Titre Figure 1: Carte de la Nouvelle-Grenade 1832-1856.
Crédits Source [Codazzi 1889, carta XV, 21
URL http://journals.openedition.org/philosophiascientiae/docannexe/image/2176/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 362k
Titre Figure 2: Exercices de géométrie descriptive au Colegio Militar, 1851.
Crédits Source : AGN 1851, Sección : mapas y planos, Mapoteca 1, ref. 69, 14.
URL http://journals.openedition.org/philosophiascientiae/docannexe/image/2176/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 370k
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Pour citer cet article

Référence papier

Bertrand Eychenne, « La formation des ingénieurs dans un contexte postcolonial sud-américain : le Colegio Militar de Bogota (1848-1884) »Philosophia Scientiæ, 24-1 | 2020, 75-96.

Référence électronique

Bertrand Eychenne, « La formation des ingénieurs dans un contexte postcolonial sud-américain : le Colegio Militar de Bogota (1848-1884) »Philosophia Scientiæ [En ligne], 24-1 | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2021, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/philosophiascientiae/2176 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philosophiascientiae.2176

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Auteur

Bertrand Eychenne

Université Paris-Saclay, GHDSO (Groupe d’Histoire et de Diffusion des Sciences d’Orsay) (France)

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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