1 Historique des projets ayant contribué au présent cahier thématique

2 Lever l’hypothèse d’une « parenthèse Vichy »

3L’historiographie du régime de Vichy est intimement liée au questionnement de ce que l’historien américain Stanley Hoffmann [1956] a nommé l’hypothèse de la « parenthèse Vichy », à savoir le fait de considérer le régime politique mis en place par l’État français comme un événement pouvant être extrait de l’histoire politique générale de la France. Autrement dit, Vichy n’aurait été qu’un accident ne pouvant être ni expliqué par une quelconque dynamique nationale présente dans les années précédant l’invasion, ni envisagé comme une étape structurante pour l’après-guerre. Traiter la période 1940-1944 comme une parenthèse consiste donc à refuser d’en interroger la portée et la signification de long terme, c’est-à-dire d’en nier tant l’inscription dans la période précédente que ses conséquences après 1945. Hoffmann cible la première génération des travaux historiques relatifs à la période de l’Occupation, et plus particulièrement l’ouvrage de Raymond Aron, De l’armistice à l’insurrection nationale, paru en 1945 et rédigé au fur et à mesure de l’évolution du régime [Aron 1945]. Comme Hoffmann le soulignera plus tard, considérer l’État français comme un accident déconnecté de toute tradition politique nationale avait d’indéniables vertus correctives dans le cadre d’une France déchirée par l’épuration :

Le mythe endossé avec enthousiasme par les hommes de la Résistance, selon lequel toute la France avait été résistante en 1944, contribua de son côté à guérir certaines des blessures que les luttes entre Vichy et la Résistance avaient ouvertes. Si Vichy n’avait été qu’un cancer localisé, et si le reste du corps de la France était sain, une communion dans le nationalisme était possible pour tous – sauf pour les moutons noirs. [Hoffmann 1976, 73–74]

4Si les débats ont pu être vifs concernant la place de l’idéologie de la Révolution nationale dans le champ politique français – on pense particulièrement à la controverse à propos de l’existence ou non d’un fascisme à la française [Sternhell 1978, 2012], [Ory 2003], [Chapoutot 2013, chap. 3], [Bernstein & Winock 2014], qui participe de l’histoire de la gestion collective de la mémoire de la période [Rousso 1987], [Conan & Rousso 1994], [Laborie 2018] –, la recherche de continuités entre la III^e République, l’État français et la IV République s’est installée de manière durable dans les études historiques. Dans le Dictionnaire critique de la République, dirigé par Vincent Duclert & Christophe Prochasson, les auteurs soutiennent que « Vichy n’est pas qu’une parenthèse » et ils précisent alors que Vichy fait partie de l’histoire de la France et même de l’histoire républicaine de la France [Duclert & Prochasson 2002, 68]. Nous pouvons également citer à cet égard l’ouvrage de Gérard Noiriel [1999], qui procède à une analyse socio-historique de la III^e République et du régime de Vichy. Pour contrer au mieux l’idée d’une parenthèse Vichy, Noiriel adopte une périodisation plus ample, opposant socio-histoire et histoire événementielle, il entend faire ressortir les éléments de continuité entre la III^e République et la France de Vichy : le régime de Vichy apporte des réponses politiques à des problématiques nées dans un cadre républicain.

5Au-delà de l’histoire politique, la remise en cause de la thèse de la parenthèse Vichy a été particulièrement explicitée dans le cadre de l’histoire économique. En effet, comme le souligne Margairaz [2009], la volonté d’étudier les particularités de la dynamique générale du capitalisme français a conduit les historiens et historiennes de l’économie à envisager le régime de Vichy comme une étape, et non comme une parenthèse [Fridenson & Straus 1986], [Kuisel 1984]. Margairaz parle d’ailleurs d’une « séquence Paxton-Kuisel » ayant pour origine le constat selon lequel le régime de Vichy aurait été le lieu de résolution d’une tension exacerbée entre les traditionalistes et les modernisateurs de l’économie. Parmi les travaux spécialisés en histoire des sciences sociales ou en histoire de l’économie ayant pour but explicite de questionner ou de renverser cette expression de « parenthèse Vichy », nous pouvons également mentionner [Nord 2016] ou encore [Ginsburger, Robic et al. 2021].

6Une vision exclusivement continuiste risquerait néanmoins de masquer les particularités du régime. C’est précisément une voie médiane, entre continuité et rupture, qu’emprunte Francine Muel-Dreyfus dans Vichy et l’éternel féminin [1996]. Si, d’une part, Muel-Dreyfus note que la Révolution nationale a constitué l’aboutissement d’un processus de montée en puissance de la droite autoritaire et des fascismes français, de l’autre, elle souligne une rupture forte liée aux « effets spécifiques de l’unanimisme qui opère un refoulement des controverses et des débats au profit d’un seul son de cloche » [Muel-Dreyfus 1996, 95].

7Les contributions rassemblées dans le présent volume ont vocation à poursuivre ce questionnement sous l’angle de l’histoire de certaines disciplines universitaires – physique théorique, philosophie des sciences, économie ou encore sciences sociales – ou de certaines institutions scientifiques – le Bureau international des poids et mesures (BIPM), le Centre de recherches scientifiques industrielles et maritimes (CRSIM) ou encore la Fondation Carrel – l’objectif étant double : il s’agit, d’une part, d’isoler les effets d’opportunité ainsi que les reconfigurations disciplinaires qui ont été, sinon provoquées, du moins facilitées avec la mise en place du régime de Vichy et, d’autre part, de reconstituer finement les ruptures et les continuités venant marquer l’histoire de ces mêmes disciplines académiques ou institutions scientifiques entre les années 1930 et la fin des années 1940, avec une focale sur les années 1940-1944. On peut alors s’interroger sur l’héritage laissé par la période de l’Occupation sur la forme que prendront ces disciplines scientifiques et sur la place qu’elles auront, notamment dans le champ universitaire, après la guerre. Des études spécialisées, dont par exemple [Duclert 1997], [Chandivert 2015, 2016], ou encore [Gouarné 2019], ont largement servi de source d’inspiration à certaines des contributions ici rassemblées. Loin d’isoler cette période et de la traiter pour elle-même, elles mettent en avant le poids déterminant d’éléments de contexte empruntés aux années 1920 et 1930 qui se trouvent poursuivis, réactivés ou renforcés avec la mise en place du régime de Vichy. Ces travaux s’intéressent également aux liens complexes entre la période de l’Occupation et l’immédiat après-guerre, en isolant des éléments de continuité qui peuvent recevoir diverses explications, d’ailleurs étroitement liées : une épuration légale ou administrative dont l’impact fut relativement limité, ainsi qu’une inertie des institutions scientifiques qui hypothèque l’idée selon laquelle la Libération marquerait une rupture avec Vichy.

3 Exploitations archivistiques et bilan historiographique au croisement de l’histoire des sciences, qu’elles soient exactes, naturelles ou sociales

8Les études rassemblées dans ce volume ont toutes été motivées par la mise au jour et l’exploitation d’archives personnelles et administratives inédites, qui remontent pour la plupart d’entre elles à la période de l’Occupation et à l’immédiat après-guerre. Nous entendons tout d’abord dresser un bilan des recherches archivistiques ayant permis d’alimenter ces recherches, puis nous soulignerons les fortes disparités historiographiques selon les disciplines étudiées sur la période de Vichy, avant de mettre en évidence l’une des originalités de ce numéro thématique : faire dialoguer des contributions relevant de l’histoire des sciences exactes, naturelles, humaines et sociales.

3.1 Exploiter et valoriser des archives inédites

9La valorisation de sources archivistiques largement inédites – que les fonds aient été récemment mis à disposition ou inexploités, voire quasiment ignorés jusque-là – est au cœur de ce numéro thématique. Ces archives regroupent des documents de nature extrêmement diverse, reflétant ainsi la variété des contributions présentées ici : les unes plus centrées sur les discours, les autres sur le fonctionnement de certaines institutions scientifiques, ou sur les carrières des protagonistes étudiés.

10Ainsi, l’article de Nicolas Brisset, Raphaël Fèvre & Tom Juille poursuit l’exploitation des archives de l’économiste François Perroux, classées et inventoriées de 2007 à 2017 par l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (IMEC). Le fonds Perroux [PRX] contient notamment de très nombreux discours, textes et retranscriptions de conférences remontant à la période de l’Occupation, lesquels documentent la matrice idéologique d’un des principaux doctrinaires du régime de Vichy, ainsi que la façon dont il initia un programme de refonte des sciences de l’homme marqué par une opposition systématique au durkheimisme. Le fonds Perroux comprend également de très nombreux documents liés aux activités de la Fondation française pour l’étude des problèmes humains, dite Fondation Carrel, dont il fut le secrétaire général jusqu’en décembre 1943, ainsi qu’à l’Institut scientifique d’économie appliquée qu’il fonda en janvier 1944. Aussi les archives Perroux sont-elles d’un intérêt majeur pour retracer la vie de certaines institutions scientifiques dans leur ensemble.

11Les recherches menées par Céline Fellag Ariouet s’appuient sur un corpus inédit de quelque 800 mètres linéaires qui documente les activités et le parcours d’acteurs du Bureau international des poids et mesures (BIPM), une organisation internationale à vocation scientifique et technique dont le siège est en zone occupée aux portes de Paris. Les archives du BIPM conservent la trace des relations entre cette organisation internationale, l’État français, les autorités d’Occupation, le laboratoire national de métrologie allemand et de nombreux acteurs de la scène scientifique nationale et internationale. Ce fonds a été complété par les archives du Militärbefehlshaber in Frankreich [MbF] conservées aux Archives nationales, dont l’historienne Gaël Eismann a montré le rôle déterminant dans la politique de répression et réappropriation culturelle [Eismann 1994, 2010], et les archives personnelles du directeur du Bureau de l’époque, Albert Pérard. Soucieux de faire connaître les travaux et le parcours de son grand-père, Francis Calenge a confié à Céline Fellag Ariouet, pour qu’elle puisse les consulter, les numériser et les valoriser, les archives privées d’Albert Pérard. Ce premier ensemble a été également complété par les procès-verbaux des séances hebdomadaires du Bureau des longitudes sur la période 1939-1947. Ces documents constituent des fonds inédits et apportent de précieuses informations sur de nombreux acteurs et le fonctionnement d’une partie de la communauté scientifique sous l’Occupation.

12L’ensemble de ces archives permet de retracer l’histoire du Bureau international des poids et mesures sous l’Occupation et complète les collections allemandes. Ces collections étayent et font écho aux travaux de recherche menés en Allemagne par Dieter Hoffmann, historien des sciences au Max-Planck-Institut für Wissenschaftsgeschichte (Berlin), qui a exploré les archives allemandes et a analysé le rôle du laboratoire national de métrologie allemand dans la mise en place de la politique nazie de réappropriation culturelle au service de l’hégémonie allemande. Dieter Hoffmann dirige en effet un projet visant à documenter l’histoire de la Physikalisch-Technische Reichsanstalt pendant le Troisième Reich et à examiner son rôle dans la communauté scientifique nationale-socialiste. Le croisement de ces archives françaises et allemandes s’avère très fructueux dans une optique d’histoire comparée et croisée entre les champs scientifiques des deux pays.

13Les travaux menés par Christophe Eckes & Laurent Mazliak ont été stimulés par la redécouverte des archives privées du physicien et philosophe des sciences Jean-Louis Destouches déposées à la bibliothèque Mathématiques, Informatique et Recherche (site de Jussieu), qu’ils ont pris soin de croiser avec d’autres archives privées – notamment celles du philosophe des mathématiques et mathématicien helvétique Ferdinand Gonseth qui sont conservées à la bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne –, ainsi qu’avec divers types de dossiers administratifs – dossiers de carrière, dossiers d’épuration, dossiers d’officiers ou encore dossiers d’homologation de résistants. Ces archives contribuent à reconstituer un réseau de scientifiques-philosophes formé autour de Gaston Bachelard, Jean-Louis Destouches et Ferdinand Gonseth à partir du milieu des années 1930 ; elles permettent également de retracer leurs trajectoires respectives, ce qui suppose de rendre explicites les effets d’opportunité dont ils ont pu bénéficier et de mesurer l’impact que le processus d’épuration a eu sur leur carrière.

14Laurent Mazliak & Loïc Petitgirard ont rassemblé pour leur part des documents administratifs conservés aux Archives nationales et aux Archives de l’armement (Châtellerault), ainsi que des archives détenues par le laboratoire d’acoustique et de mécanique (Marseille). Ces éléments leur ont permis de comprendre le fonctionnement du Centre d’expérimentation technique de Toulon (1920-1940) qui, sous l’impulsion de son directeur François Canac, est relocalisé à Marseille et devient officiellement en janvier 1941 le Centre de recherches scientifiques, industrielles et maritimes de Marseille.

3.2 De fortes disparités historiographiques selon les disciplines

16La préparation de ce numéro thématique nous a permis de faire ressortir de très fortes disparités d’ordre historiographique selon les disciplines scientifiques abordées dans le cadre du présent projet. Ainsi que nous l’avons déjà souligné, des travaux substantiels ont d’ores et déjà été menés sur la période de l’Occupation et Vichy, que ce soit en histoire de l’économie, des sciences humaines et sociales et, plus spécifiquement, de la géographie. Ce dernier cas est suffisamment remarquable pour que nous nous y attardions.

17Les études historiques sur les géographes français durant la Seconde Guerre mondiale se sont en effet multipliées dès les années 1990. Un collectif d’historiennes et d’historiens de la géographie s’est en outre formé dans les années 2000 pour étudier spécifiquement cette période en diversifiant les angles d’attaque ainsi que les échelles d’observation, leurs travaux ayant récemment abouti à une monographie de référence [Ginsburger, Robic et al. 2021]. Partant de l’hypothèse selon laquelle la période de Vichy « ne fut pas une “parenthèse”, tant les éléments de continuité avec l’entre-deux-guerres et avec la seconde moitié du xx^e siècle sont nombreux et saillants » [Ginsburger, Robic et al. 2021, 5], les éditeurs et l’éditrice de ce volume soulignent la place singulière de la géographie dans l’historiographie des sciences humaines et sociales sur la période de l’Occupation, en raison d’un « soupçon de connivence entre la discipline et le régime de Vichy » [Ginsburger, Robic et al. 2021, 6]. De ce fait, la géographie a pu bénéficier précocement d’études historiques centrées sur les années 1940-1944, l’objectif étant de relativiser fortement la pertinence de ce soupçon de connivence qui a été alimenté par trois éléments : des affinités thématiques avec le régime de Vichy, comme en attestent les exemples du folklore et de la ruralité ; la création d’une agrégation de géographie entre 1941 et 1943 ; les cas des « géographes compromis dans le régime de Vichy », dont certains géographes coloniaux [Ginsburger, Robic et al. 2021, 9]. La première partie de cet ouvrage aborde les « conditions de l’insertion universitaire des géographes » durant la période de l’Occupation ; la deuxième partie traite des effets d’opportunité dont ont pu bénéficier certains géographes sur un plan individuel ou collectif avec la mise en place du régime de Vichy ; la troisième partie porte sur les géographes expatriés ou en exil ; la dernière partie s’intéresse à des géographes engagés dans la Résistance. L’état de l’art que nous avons établi pour préparer le présent cahier thématique confirme la place singulière qu’occupe la géographie dans l’historiographie sur la Seconde Guerre mondiale, l’ouvrage coordonné par Nicolas Ginsburger, Marie-Claire Robic & Jean-Louis Tissier constituant une monographie exemplaire de nature à provoquer ou à enrichir des travaux historiques du même ordre pour d’autres disciplines universitaires.

18À l’autre bout du spectre, les sciences mathématiques, les sciences physiques ainsi que les sciences biologiques et médicales ont donné lieu à des études plus ponctuelles sur la période de l’Occupation avec, là encore, de fortes disparités selon les disciplines. Comme l’indique Brigitte Chamak :

[d]e nombreux historiens des sciences ont souligné l’impact très important de la seconde guerre mondiale sur le développement des sciences et des techniques et l’émergence de la « big science ». La mise en place d’un complexe militaro-scientifico-industriel et le nouvel ensemble de pratiques scientifiques et techniques héritées de la guerre, qui comprend la recherche opérationnelle, l’analyse des systèmes, la théorie des jeux, ont été analysés pour montrer, notamment, les effets culturels des nouvelles pratiques et la généralisation d’un mode de pensée. [Chamak 2004, 104–105]

20Du côté de l’histoire des sciences mathématiques, si des travaux d’envergure relevant de l’histoire sociale des sciences ou des sciences studies ont été menés sur la Première Guerre mondiale et l’entre-deux-guerres, comme en attestent [Gispert & Leloup 2009], [Goldstein 2009], [Leloup 2009], [Aubin & Goldstein 2014], [Aubin 2018] ou encore [Mazliak & Tazzioli 2021], les recherches sur les mathématicien-nes français-es en Seconde Guerre mondiale ou sur la dynamique du champ mathématique entre les années 1930 et les années 1950 frappent par leur rareté, leur caractère très récent, avec un effet de rattrapage rapide ces dernières années. Par exemple, Goldstein [2009] rassemble et questionne avec rigueur une série de témoignages sur la situation de la théorie des nombres en France durant l’entre-deux-guerres. L’autrice estime alors que certains de ces témoignages pourraient être interprétés « à la lumière d’une expérience ultérieure », mentionnant entre parenthèses celle de la Seconde Guerre mondiale [Goldstein 2009, 148]. Or, la littérature scientifique spécifiquement dédiée aux années 1940-1944 demeure relativement sporadique en histoire des mathématiques. Nous pouvons mentionner à cet effet [Audin 2009], [Mazliak & Shafer 2011], ainsi que [Eckes 2018, 2020, 2021], auxquels s’ajoutent des passages de [Ricotier 2021].

3.3 Confronter histoire des sciences exactes et histoire des sciences sociales

22Lors de la préparation de ce dossier thématique, nous avons souhaité mettre en avant des contributions relevant de l’histoire des sciences humaines et sociales qui, en raison de leur pertinence sur un plan méthodologique et historiographique, pourraient servir de sources d’inspiration à de futures recherches relevant également de l’histoire des sciences. Nous nous proposons de mettre tout d’abord en valeur [Chandivert 2016], qui offre un éclairage riche et bien documenté sur l’histoire du régionalisme et du folklore en France, avec une focale sur la « scène régionale toulousaine » sous le régime de Vichy. Cette étude nous paraît exemplaire bien au-delà de son objet d’étude, dans la mesure où Arnauld Chandivert se propose d’analyser – et non pas seulement de constater – la complexité et l’ambivalence des engagements à la fois scientifiques et idéologiques sous l’Occupation, comme en atteste l’exemple du géographe Daniel Faucher qui s’opposa au nazisme et au régime de Vichy, tout en participant à un programme régionaliste coordonné par le préfet régional Léopold Cheneaux de Leyritz. La périodisation retenue par Arnauld Chandivert – des années 1930 aux années 1950 – lui permet au surplus de revenir sur « la structuration du régionalisme et des sciences sociales à Toulouse » à Toulouse avant la guerre [Chandivert 2016, 227] et d’identifier certaines évolutions qui seront exacerbées avec la mise en place du régime de Vichy. En troisième lieu, son étude tend à relativiser l’idée d’une rupture qui serait « induite par le conflit et ses conséquences » [Chandivert 2016, 227], l’hypothèse d’une parenthèse Vichy étant clairement mise de côté.

23La scène académique et intellectuelle toulousaine a été étudiée sous un autre angle avec la publication de [Gouarné 2019], dont l’objectif est de mettre en contexte et d’isoler les déterminants scientifiques, intellectuels et politiques ayant contribué à la tenue du colloque « Travail et Techniques » organisé par le psychologue Ignace Meyerson – neveu du philosophe Émile Meyerson – à Toulouse en juin 1941. Si elle insiste également sur les spécificités de Toulouse, une « ville-refuge » pour des universitaires et intellectuels frappés ou menacés par les mesures adoptées par le régime de Vichy dès 1940-1941, Isabelle Gouarné montre plus globalement comment les principaux représentants de la science républicaine de l’entre-deux-guerres qui ont pris part à ce colloque se sont positionnés face au régime de Vichy, le camp républicain qu’ils forment étant lui-même traversé par des tensions aussi bien intellectuelles qu’idéologiques. Les travaux d’Arnauld Chandivert et d’Isabelle Gouarné tendent ainsi à montrer comment les attitudes et les engagements des universitaires ou des intellectuels se sont à la fois diffractés et polarisés durant l’Occupation. Leurs réflexions ont une portée générale et ont directement inspiré des travaux en histoire des mathématiques qui sont consacrés aux attitudes des mathématiciens sollicités par la puissance occupante pour participer aux activités du Zentralblatt für Mathematik und ihre Grenzgebiete, un journal international de recension de textes mathématiques fondé en 1931 et dirigé entre 1940 et 1945 par le mathématicien nazi Harald Geppert [Eckes 2021]. Des phénomènes conjoints de diffraction et de polarisation des comportements et des engagements, que ce soit face au régime de Vichy ou à l’occupant, peuvent être observés et analysés ici et là.

24Si, d’un point de vue historiographique et méthodologique, une comparaison entre histoire des sciences et histoire des sciences humaines et sociales s’avère particulièrement fructueuse, il n’en reste pas moins nécessaire de repérer les spécificités qui caractérisent le champ scientifique et le champ des sciences humaines et sociales pour la période qui nous intéresse. Du côté des sciences exactes, il existe entre les années 1930 et les années 1950 de très forts éléments de continuité, qui tiennent à la mise en place et à la réalisation d’un programme de modernisation de la recherche connu sous le nom de « mobilisation scientifique » [Duclert 1997, 161]. Ce programme se traduit par un « mouvement de concentration et d’extension de la science française » [1997, 164], dont l’une des concrétisations est la création du Centre national de la recherche scientifique à l’automne 1939. Comme le souligne Vincent Duclert :

La nécessité de protéger une politique scientifique naissante décida des choix des savants français sous l’Occupation. Ceux-ci pouvaient être contraires, l’objectif était le même : maintenir l’activité de la science française, voire poursuivre le mouvement de mobilisation scientifique qui touchait en priorité les domaines de la chimie et de la physique. [Duclert 1997, 173]

25Par contraste, l’histoire des sciences sociales sous le régime de Vichy s’est particulièrement concentrée sur la manière dont cette période s’est inscrite dans la dynamique concurrentielle qui animait le champ des sciences sociales en France. En effet, à partir des années 1920, ce champ a été le lieu d’une forte concurrence en vue de son institutionnalisation autour de centres de recherches interdisciplinaires portant chacun une vision particulière de la hiérarchie des disciplines [Benest 2019], [Gouarné 2013], [Mazon 1988], une telle concurrence recoupant le champ politique. Dans l’entre-deux-guerres, on voit par exemple se former un espace commun autour de la notion de « psychologie collective » regroupant sociologues, historiens, psychologues et philosophes [Gouarné 2019, 22–23], prenant la suite de la sociologie durkheimienne dans le désir d’unifier les sciences sociales [Mucchielli 1994]. Cet espace recoupe assez largement, dans la tradition durkheimienne, celui des savants républicains [Charle 1994], [Serry 2004]. Une telle volonté de synthèse est également présente dans les milieux conservateurs qui, rompant avec une tradition anti-rationaliste et anti-intellectuelle, entretiennent peu à peu le désir de fonder une alternative catholique aux sciences sociales. Cette initiative est souvent associée au néo-thomisme, qu’on voit s’épanouir par exemple dans le cadre de la revue La Vie intellectuelle, créée par Jacques Maritain, laquelle participe à la mise en forme d’une science sociale catholique dans le cadre d’un réinvestissement du jeu politique et académique de la part de l’Église catholique [Serry 2004]. Cette lutte pour l’unification trouve des échos sous le régime de Vichy, avec d’un côté la Société toulousaine d’études psychologiques, de l’autre la Fondation Carrel.

4 Faire varier les échelles temporelles et spatiales

4.1 Périodisation ample et chronologie fine

26L’histoire de l’Occupation – à ce titre l’histoire des sciences ne fait pas exception – invite à faire varier les échelles temporelles, et à tenir ensemble périodisations amples – ouvertes à ce qui vient avant et après la période considérée – et une chronologie fine et détaillée. Sur un plan historiographique, le principe de variation d’échelles tel qu’il a été explicité de manière exemplaire dans [Revel 1996] contribue à faire ressortir les continuités et les discontinuités entre la III^e République et la mise en place de l’État français et il peut ainsi servir de point d’appui pour questionner l’hypothèse d’une parenthèse Vichy. Ce principe permet en outre de cerner de près les effets d’opportunités qu’a pu occasionner la mise en place du régime de Vichy – comme en atteste par exemple le développement de l’expertise économique sous Vichy – et de reconstituer finement les contraintes multiples et très évolutives qui caractérisent la période de l’Occupation. La prise en compte de telles contraintes conduit en retour à mieux appréhender la complexité des attitudes et des engagements adoptés par les savants et universitaires entre 1940 et 1944, que ce soit face à Vichy ou à l’occupant.

27Différentes échelles temporelles sont par exemple articulées de manière exemplaire dans [Duclert 1997]. Vincent Duclert s’appuie alors sur une mise en contexte remontant à l’entre-deux-guerres, pour démontrer que le champ de l’édition scientifique a globalement été préservé sous l’Occupation [1997, 165], au nom d’un impératif de mobilisation scientifique tel que nous l’avons évoqué dans le paragraphe précédent. Cet impératif constitue « un enjeu majeur et un objectif commun qui pouvaient surmonter jusqu’aux clivages politiques puisque Vichy et la Résistance intérieure et extérieure, puis le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) et la Libération s’engageront, à des échelles différentes, en sa faveur » [1997, 164]. Un tel impératif répond en outre à certains intérêts du régime de Vichy, puisque la recherche scientifique [forme] l’un des outils de sa politique de modernisation de la France, à condition que celle-ci devienne technique et administrative, et renonce à ses prétentions démocratiques et épistémologiques [1997, 175].

28Cherchant ensuite plus spécifiquement à reconstituer l’organisation de la censure des périodiques scientifiques sous l’Occupation, Duclert adopte une chronologie à l’année près, voire au mois près. Ceci le conduit à souligner, par exemple, qu’« [à] partir de 1942 [...], les autorités allemandes peuvent compter sur un nouveau système [de censure] qui repose sur les institutions corporatives créées en zone nord par la Collaboration parisienne et sur la participation des éditeurs » [Duclert 1997, 181].

29Dans le cadre du présent numéro, plusieurs contributions ont également combiné à profit plusieurs échelles temporelles. Ainsi, l’article de Nicolas Brisset, Raphaël Fèvre & Tom Juille contribue à établir que Vichy a représenté une rupture dans la continuité vis-à-vis de la III^e République : si le régime de Vichy est une étape particulière de l’histoire de l’institutionnalisation des sciences sociales en France, la politique scientifique mise en place par l’État français a participé d’une simplification drastique du champ des sciences sociales dans le cadre de la construction de sa légitimité scientifique, certaines disciplines ayant été rayées de la carte au profit d’autres. Dans la continuité des travaux de Muel-Dreyfus en histoire de la sociologie [1996], Nicolas Brisset, Raphaël Fèvre & Tom Juille montrent la manière dont certaines tendances de l’économie ont su profiter de l’entreprise scientifique du nouveau régime pour s’installer durablement dans le paysage universitaire français. Cette démarche nécessite d’articuler l’histoire longue des sciences sociales, notamment en saisissant l’émergence du champ de ces nouvelles disciplines depuis la fin du xix^e siècle, et l’histoire de court terme, en montrant que la promotion par Vichy d’un type particulier de savoir au sein d’institutions dédiées – notamment la Fondation Carrel – s’inscrit dans la logique du champ.

30L’article de Christophe Eckes & Laurent Mazliak adopte une périodisation allant des années 1930 au début des années 1950, afin de documenter la progressive montée en puissance d’un réseau de scientifiques-philosophes qui se forme autour de Gaston Bachelard, Jean-Louis Destouches et Ferdinand Gonseth et s’impose opportunément sur la scène intellectuelle parisienne sous l’Occupation, avant de s’internationaliser à l’issue du second conflit mondial. Leur contribution procède également à un resserrement de la chronologie, afin de restituer les obstacles successifs que ces mêmes acteurs doivent affronter entre 1940 et 1944 pour trouver une issue éditoriale à leur rencontre de philosophie scientifique organisée à Morgat, dans le Finistère, en septembre 1938.

31La contribution de Laurent Mazliak & Loïc Petitgirard se propose de reconstituer l’histoire d’une institution scientifique, à savoir le Centre d’expérimentation technique de Toulon (CET) qui est créé à l’issue du premier conflit mondial, sa direction étant d’emblée confiée au physicien François Canac. Laurent Mazliak & Loïc Petitgirard adoptent ensuite une chronologie resserrée entre 1939 et 1944, afin de cerner de près les transformations successives du CET, qui devient le Centre de recherches de la marine (CRM) durant la Drôle de guerre, avant d’être délocalisé à Marseille au début de l’Occupation. Le CRM est alors rebaptisé Centre de recherches scientifiques, industrielles et maritimes de Marseille (CRSIM) et constitue le premier laboratoire du CNRS en province. Ce resserrage permet aux auteurs de documenter avec acuité les activités de Fernand Ozil, un mathématicien et collègue de Canac qui s’appuie sur des techniques d’analyse harmonique dans l’objectif de classer des profils humains.

4.2 Tenir compte des effets de lieux

32A l’instar des échelles temporelles, les espaces au sein desquels les acteurs interviennent méritent d’être sciemment différenciés. À l’issue de la Guerre éclair et de l’effondrement de juin 1940, la France est en effet un territoire morcelé. L’autorité du gouvernement de Vichy s’exerce sur le territoire et l’empire colonial. Cependant, l’Alsace et la Moselle sont annexées de fait ; le Nord-Pas-de-Calais est placé sous le contrôle du Commandant militaire Allemand en Belgique et au Nord de la France [Militärbefehlshaber in Belgien und Nord-Frankreich] ; la zone nord est contrôlée par le Commandant militaire Allemand en France [Militärbefehlshaber in Frankreich] et elle fait elle-même l’objet de subdivisions puisque le littoral est déclaré zone interdite au même titre que la zone dite réservée qui s’étend de la Somme à la frontière suisse [Vincent 2022] ; la zone sud est envahie par les Allemands en novembre 1942. Un tel morcellement implique d’« adopter une échelle fine » [Vincent 2022, 6] et de tenir compte d’effets de lieux parfois très localisés dans l’objectif de comprendre avec acuité les comportements individuels et collectifs sous l’Occupation. Nicolas Ginsburger, Marie-Claire Robic & Jean-Louis Tissier ont justement mis l’accent sur de tels effets de lieux pour rendre compte des « conditions de l’insertion universitaire des géographes » à l’échelle locale ou régionale durant la période de l’Occupation, ce qui les a conduits à faire apparaître une « spatialité de la géographie en temps de guerre qui n’est pas tout à fait celle des années 1930 » [Ginsburger, Robic et al. 2021, 10]. Dans ses travaux consacrés à l’ethnologie de la France sous Vichy, Arnauld Chandivert insiste pour sa part sur les spécificités de la « scène régionale toulousaine », à savoir

[L]’existence d’un mouvement régionaliste bien implanté, conduisant à des proximités entre pratiques amateures et professionnelles de la science dont les rapports furent redéfinis suite à la mise en place du gouvernement de Vichy ; la présence de nombreux scientifiques renommés qui y exerçaient ou s’y sont repliés et qui, pour bon nombre d’entre eux, avaient pris des positions de défense du républicanisme et de condamnation du fascisme dans les années 1930 ; le développement d’un important programme régionaliste sous Vichy, orchestré par le préfet régional Léopold Cheneaux de Leyritz avec l’appui des spécialistes de différentes sciences sociales ; et l’existence de multiples réseaux de résistance, auxquels participaient de nombreux universitaires et intellectuels de premier plan ou appelés à le devenir. [Chandivert 2016, 225]

De telles spécificités ressortent également avec netteté dans [Gouarné 2019].

33D’autres effets de lieu ont été mis au jour dans l’étude de Christophe Eckes dévolue aux mathématiciens exerçant en zone occupée qui ont accepté de travailler pour le compte du Zentralblatt für Mathematik und ihre Grenzgebiete [Eckes 2021]. Missionné par le ministère de l’Éducation du Reich, le directeur du Zentralblatt de l’époque, Harald Geppert, procède au recrutement de recenseurs français pour le Zentralblatt avec l’appui du mathématicien et académicien Gaston Julia, lequel rejoint en 1941 une élite intellectuelle collaborationniste parisienne qui est habituée à fréquenter le Deutsches Institut, une institution culturelle dirigée par le spécialiste de philologie romane Karl Epting et placée sous la tutelle de l’ambassade d’Allemagne à Paris. Les activités du groupe de mathématiciens Nicolas Bourbaki (créé en 1934-1935) sont quant à elles étroitement attachées, au moins durant les deux premières années de l’Occupation, à la ville de Clermont-Ferrand située en zone sud, dans la mesure où l’université de Strasbourg y est repliée depuis septembre 1939. Entre 1940 et 1944, Clermont-Ferrand est, en importance, le deuxième centre dans le domaine des sciences mathématiques après Paris.

34La plupart des contributions rassemblées dans le présent volume tiennent également compte d’effets de lieux liés à la fragmentation du territoire français sous le poids de la puissance occupante. Ainsi, dans son article, Céline Fellag Ariouet précise que le Commandant militaire allemand en France prend soin de recenser toutes les institutions scientifiques internationales ayant leur siège en zone occupée, dont le Bureau international des poids et mesures, en vue de leur éventuel transfert à Berlin. Adoptant une échelle encore plus localisée, elle rappelle que le siège du BIPM est situé à l’intérieur du Domaine national de Saint-Cloud qui surplombe Paris et est de ce fait rapidement occupé par la Wehrmacht. Cette organisation internationale permet d’appréhender les années 1940-1944 à travers le prisme des rapports avec différentes parties prenantes et par le biais de différents points de vue, tant à une échelle très locale qu’à une échelle globale.

35Christophe Eckes & Laurent Mazliak s’intéressent pour leur part à un réseau de scientifiques-philosophes implantés au Collège de France, à la faculté des sciences et à la faculté des lettres de Paris qui doivent composer avec les contraintes qu’impose la puissance occupante sur l’édition scientifique : ils contournent la censure préalable qui s’applique à toute publication périodique, en faisant paraître leurs réflexions dans deux fascicules séparés accueillis par deux maisons d’édition différentes. Le poids de la présence occupante se reflète également dans les recensions figurant à la fin de ces deux fascicules, la plupart des ouvrages résumés et discutés étant en allemand.

36Pascal Bellanca-Penel & Hugues Chabot s’intéressent à travers le parcours du physicien Jean Thibaud sous l’Occupation à l’Institut de physique atomique de Lyon (en zone sud), ainsi qu’à l’École municipale de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris (en zone nord). Fort de ses soutiens vichystes, Thibaud est nommé à la tête de cette école en 1941, prenant ainsi la succession du physicien antifasciste Paul Langevin, assigné à résidence à Troyes depuis l’automne 1940. Thibaud est en outre « représentatif du milieu des physiciens structuré autour de la Société française de physique » [SFP], dont une branche lyonnaise est créée en 1928. Pour compléter les travaux de Pascal Bellanca-Penel & Hugues Chabot, signalons qu’il est désormais possible de documenter partiellement les activités de la branche lyonnaise de la SFP durant les premiers mois de l’Occupation. Elles ont fait l’objet de rapports précédés d’une lettre collective d’allégeance au maréchal Pétain datée du 18 décembre 1941, toutes ces pièces étant destinées au chef de l’État français au nom d’une « reprise de l’activité scientifique française ». Une copie de ce dossier, initialement conservée dans le coffre-fort du directeur de l’École polytechnique, a récemment été versée aux archives de l’École polytechnique. Ceci s’explique par le fait que l’École polytechnique était repliée à Lyon et à Villeurbanne de l’automne 1940 à février 1943 [Baruch & Guigueno 2000, 15] et que l’un de ses éminents professeurs, à savoir le physicien Louis Leprince-Ringuet, prenait alors part aux activités de la branche lyonnaise de la SFP.

37Dans leur contribution, Laurent Mazliak & Loïc Petitgirard rappellent pour leur part que la direction du CNRS est confiée, sous le régime de Vichy, au géologue Charles Jacob, lequel envisage le CNRS comme « agrégat de structures locales dirigées par des chefs tout puissants ». Laurent Mazliak & Loïc Petitgirard montrent concrètement comment cette réorganisation du CNRS se décline localement à Marseille en étudiant le fonctionnement du CRSIM dont la direction est donc assurée par le physicien François Canac.

5 Trajectoires individuelles, collectives et disciplinaires

5.1 Attitudes et engagements sous l’Occupation

38Les contributions rassemblées dans le présent volume partagent également l’objectif de reconstruire des trajectoires ou des carrières de savants et d’universitaires en se focalisant sur les années 1940-1944. Cet effort implique de tenir compte des attitudes adoptées ou des engagements pris par les acteurs étudiés face à la puissance occupante et au régime de Vichy. Les articles en question ont donc eu vocation à refléter les renouvellements historiographiques accomplis depuis la parution de [Burrin 1995], cet ouvrage ayant mis en évidence l’intérêt à saisir les attitudes et comportements en temps d’occupation, sous le prisme des « accommodements » individuels et collectifs. Dès sa parution, [Burrin 1995] a cependant déclenché la polémique, en raison de ses conclusions jugées simplificatrices concernant les trajectoires respectives de l’historien et cofondateur des Annales Lucien Febvre et du physicien-chimiste Frédéric Joliot-Curie. L’historien Peter Schöttler a pu établir dans le premier cas que

La continuation des Annales durant l’Occupation était certes une opération risquée, pleine d’embûches et liée à un conflit moral entre les deux directeurs, mais certainement pas une perfide « aryanisation ». Évidemment, Marc Bloch et Lucien Febvre avaient des conceptions différentes quant à la façon de « résister » et de « maintenir », d’autant plus que la situation évoluait constamment, mais est-ce aux historiens d’aujourd’hui de décider une fois pour toutes que l’un avait raison et l’autre tort ? Une telle interprétation – sans parler d’un«  jugement » – ne serait envisageable que s’il y avait réellement eu séparation et confrontation totales entre les deux amis ; or ce ne fut pas le cas, au contraire. [Schöttler 2004, 259–260]

39Dans le second cas, il convient de noter que Joliot est à la tête d’un laboratoire de chimie nucléaire doté d’un cyclotron (accélérateur de particules) au Collège de France. Après la débâcle, une équipe coordonnée par le physicien francophone Wolfgang Gentner, par ailleurs ami de Joliot [Hoffmann & Schmidt-Rohr 2007, 19], vise à remettre en fonctionnement le cyclotron du Collège de France, ce qui pose selon Burrin la question de savoir si Joliot ne s’est pas volontairement accommodé de la présence des Allemands au début de l’Occupation, avant de s’engager dans la Résistance. Pinault a justement montré que Burrin n’a pas suffisamment tenu compte des réseaux intellectuels et scientifiques auxquels Joliot-Curie appartenait, l’attitude de Joliot méritant en outre d’être analysée à la lumière d’un impératif visant à « préserver le potentiel français de recherche en vue de l’après-guerre » [Pinault 1996, 67].

40Les cas très disputés de Febvre et Joliot soulèvent en réalité des problèmes historiographiques plus globaux dans le cadre de l’appréhension et de l’analyse des attitudes et des comportements face aux instances d’Occupation et au régime de Vichy. Or, depuis la parution de [Burrin 1995], qui repose sur un usage trop extensif des notions d’accommodation ou d’accommodement, on dispose d’une grille d’analyse plus fine et plus nuancée pour cerner les comportements individuels et collectifs sous l’Occupation, comme en attestent [Marcot & Musiedlak 2006], [Laborie & Marcot 2015], [Lahire 2015] ou encore [Laborie 2018]. La typologie dressée par l’historien François Marcot dans [Marcot & Musiedlak 2006] est riche d’enseignements, puisqu’elle contribue à différencier clairement des attitudes telles que la résistance, l’opposition, la désobéissance, les stratégies de survie, l’adaptation contrainte, l’opportunisme ou encore la collaboration. Ces types de comportements, qui peuvent en pratique se superposer lorsqu’on les applique à tel groupe ou à tel individu, actualisent des dispositions incorporées par les acteurs étudiés dans des contextes de contraintes qui sont très évolutifs de 1940 à 1944 et s’avèrent très différents selon leur situation géographique.

41La présence de l’occupant est ainsi particulièrement marquée sur le littoral ou dans les grandes villes situées en zone occupée, au premier rang desquelles Paris, et a fortiori en zone réservée ou interdite, comme en attestent les exemples de Nancy et de Besançon. En outre, la complexité des comportements en situation d’oppression ne peut être rendue perceptible et analysée qu’en faisant varier les sources documentaires et en tenant compte des trajectoires des acteurs étudiés. Comme le souligne l’historien Pierre Laborie :

Les acteurs sociaux sont des acteurs pluriels, les situations vécues ne sont jamais identiques, et toute généralisation des comportements comporte le risque d’extrapolations hasardeuses. Les choix se décident toujours dans un contexte à la fois polysémique et mouvant où la réception des événements, les rapports de domination, les conditions de coercition et les politiques de répression jouent un rôle déterminant. De la même façon, il est indispensable de rappeler que tout comportement est indissociable du temps dont il est à la fois l’expression et le produit. Si chaque temporalité a sa spécificité, l’analyse des attentes – entendues comme représentations et projections du futur – apporte chaque fois une clé de compréhension. [Laborie 2015, 34]

42Ces réflexions historiographiques ont d’ores et déjà été mises à contribution dans des études spécialisées tantôt en histoire des sciences sociales [Chandivert 2015, 2016] et [Gouarné 2019], tantôt en histoire des sciences exactes [Eckes 2018, 2021].

43Dans le présent numéro, l’article de Céline Fellag Ariouet entend moduler les conclusions de Michel Pinault décrivant sans nuance Albert Pérard comme un partisan de Pétain. Pour étayer son interprétation, Pinault s’appuie exclusivement sur un discours de circonstance prononcé par Pérard en mars 1943 devant la Société française de physique. En diversifiant ses sources, Céline Fellag Ariouet parvient à reconstituer plus finement l’attitude de Pérard entre 1940 et 1944, ce dernier ne versant jamais dans la collaboration, alors même qu’en qualité de directeur du BIPM, il doit constamment composer avec la présence de la puissance occupante. Pérard, comme d’autres acteurs de l’époque, s’emploie avant tout à faire vivre l’institution qu’il dirige.

44L’article de Hugues Chabot & Pascal Bellanca-Penel fait ressortir les effets d’opportunité dont Jean Thibaud a pu bénéficier sous l’Occupation. Si la Résistance universitaire le désigne comme collaborateur, Chabot & Bellanca-Penel entendent revisiter le concept d’accommodement pour reconstituer partiellement l’attitude de Thibaud face à l’occupant, avec toutes les interrogations qu’elle peut encore susciter en raison de la rareté des documents le concernant, son dossier d’épuration n’ayant par exemple pas pu être retrouvé.

45L’article de Nicolas Brisset, Raphaël Fèvre & Tom Juille montre que l’engagement répété et idéologiquement cohérent de l’économiste François Perroux en faveur de la Révolution nationale est inséparable d’un vaste projet de refonte des sciences de l’homme visant à affaiblir durablement le durkheimisme dans le cadre d’une lutte pour l’hégémonie scientifique qu’entretiennent l’économie et la sociologie durant l’entre-deux-guerres.

46La contribution de Christophe Eckes & Laurent Mazliak étudie un réseau de scientifiques-philosophes unis par un même objectif : façonner durablement le domaine de la philosophie scientifique sur la scène philosophique parisienne. Ce projet est initié à la fin des années 1930 et il commence à se concrétiser sous l’Occupation. Les attitudes adoptées par les membres de ce réseau ne peuvent être que très partiellement reconstituées : ainsi le physicien de formation Jean Mariani s’engage clairement en faveur de la Révolution nationale ; l’ingénieur et essayiste Robert Gérard, tout en adoptant des positions réactionnaires sur un plan politique, n’en affiche pas moins son opposition à l’occupant et s’engage dans la Résistance au printemps 1942.

47Enfin, la contribution de Laurent Mazliak & Loïc Petitgirard montre comment la mise en place d’un régime fondé sur la discrimination raciale a opportunément permis au professeur de mathématiques à la retraite Fernand Ozil d’étudier et de classer des prétendus profils humains en s’appuyant sur des techniques d’analyse harmonique au sein du CRSIM.

5.2 Parcours collectifs et institutions scientifiques sous Vichy

48Au-delà des trajectoires purement individuelles de certains savants et universitaires, des études consacrées aux parcours collectifs se sont attachées à retracer la vie des institutions académiques sous Vichy. À ce titre, l’ouvrage coordonné par Gueslin [1994] fut l’occasion de dresser un premier bilan concernant les universités. Les thématiques abordées vont de l’organisation des facultés de grandes villes – Paris, Strasbourg, Clermont, Grenoble ou encore Besançon – à la façon dont l’enseignement supérieur a tâché d’exister et de s’organiser dans les camps de prisonniers ; l’ouvrage rassemble en outre des études consacrées à certaines disciplines – telles la géographie et le droit –, tout en abordant les clivages confessionnels, que ce soit parmi les associations d’étudiants ou dans les établissements confessionnels. La question de l’application et des conséquences pour les universitaires de la législation anti-juive promulguée par le régime de Vichy a fait également l’objet d’une contribution par Singer, en écho à son ouvrage publié deux ans auparavant [Singer 1992].

49De manière générale, entre le milieu des années 1990 et le milieu des années 2000, les thématiques abordées et les angles d’attaque adoptés concernant les institutions universitaires ou scientifiques sous Vichy se sont considérablement diversifiés. Particulièrement notable est l’étude de Singer [1997] concernant l’épuration des universitaires, plus récemment complétée par la parution de [Rouquet 2010]. L’histoire des grandes écoles sous l’Occupation s’est également enrichie d’études approfondies consacrées à l’École polytechnique [Baruch & Guigueno 2000] et à l’École normale supérieure [Israël 2005], auxquelles s’ajoute une courte synthèse faisant le parallèle entre ces deux écoles [Taumek 2004]. Chamak [2004] s’est pour sa part intéressée plus spécifiquement aux travaux effectués par le médecin et biologiste Antoine Lacassagne en cancérologie dans le cadre du laboratoire Pasteur de l’Institut du radium qu’il dirige depuis 1937. Cette contribution documente avec rigueur le fonctionnement de ce laboratoire sous l’Occupation et en particulier les conditions dans lesquelles Lacassagne a poursuivi ses travaux sur l’étiologie des cancers et les thérapies alors en développement.

50Une première mise au point un peu plus globale sur les savants sous l’Occupation a pu voir le jour avec la parution de [Chevassus-au-Louis 2004]. Cet ouvrage de vulgarisation assez composite met en avant des figures dont le parcours sous l’Occupation est bien connu – par exemple le physicien et chimiste Frédéric Joliot-Curie, le biologiste Louis Rapkine, les historiens Marc Bloch et Lucien Febvre, ou encore le mathématicien et membre du groupe Nicolas Bourbaki Laurent Schwartz. Nicolas Chevassus-au-Louis reprend largement des recherches universitaires ayant contribué à éclairer tout un pan de la vie scientifique sous l’Occupation – parmi lesquelles nous pouvons citer [Pinault 2000] qui, à partir d’une focale sur Frédéric Joliot-Curie, offre toute une série de clés pour comprendre le champ de la physique sous l’Occupation, mais aussi [Dosso 1998] dont l’un des objectifs est de fournir une vue d’ensemble sur les trajectoires de savants et universitaires contraints à l’exil durant la Seconde Guerre mondiale.

51Si les études déjà mentionnées marquent des avancées substantielles sur les universités, certaines institutions scientifiques, ainsi que des sociétés savantes sous Vichy, le présent numéro thématique propose d’étendre les recherches à d’autres structures qui ont été peu étudiées jusque-là – les laboratoires de physique théorique de l’Institut Henri-Poincaré et du Collège de France avec la contribution de Christophe Eckes & Laurent Mazliak ; le Centre de recherches scientifiques industrielles et maritimes de Marseille avec la contribution de Laurent Mazliak & Loïc Petitgirard ; le Bureau international des poids et mesures avec la contribution de Céline Fellag Ariouet ; l’Institut de physique atomique de Lyon ainsi que l’École municipale de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris avec l’article de Pascal Bellanca-Penel & Hugues Chabot ; enfin l’éphémère Fondation Carrel avec la contribution de Nicolas Brisset, Raphaël Fèvre & Tom Juille. Le présent numéro thématique a donc vocation à compléter [Guthleben 2009] et [Blay 2012] sur l’histoire du CNRS sous l’Occupation, ainsi que [Drouard 1992] sur la Fondation Carrel.

5.3 Des carrières académiques aux reconfigurations disciplinaires

52Sur un plan méthodologique et conceptuel, ce numéro thématique rassemble des contributions qui, à partir d’une reconstitution fine de carrières académiques, entendent mettre au jour les transformations voire les reconfigurations qu’ont subies certaines disciplines académiques sous l’Occupation et durant l’immédiat après-guerre. Les liens entre les trajectoires biographiques d’universitaires et la structuration de leurs disciplines académiques d’appartenance ont été rendus explicites dans [Rossier & Benz 2022, 112–114]. À ce titre, les auteurs se proposent d’« investir la dimension des trajectoires biographiques pour étudier la structure du pouvoir disciplinaire », soulignant à cet effet que « la littérature sur les champs scientifiques a souvent fait l’impasse sur les processus biographiques qui s’y jouent [Rossier & Benz 2022, 111]. Ceci les amène à revisiter en profondeur le concept de carrière académique. Les carrières académiques peuvent tout d’abord être envisagées en fonction de leur « forme », de leur « rythme » et de leur « temporalité » et elles contribuent alors à déterminer le degré de « reconnaissance dont jouissent des universitaires dans un champ disciplinaire donné. Rossier & Benz précisent cependant que « les carrières peuvent donner des informations empiriques sur la temporalité des processus d’accumulation et de conversion de capital spécifique, et donc des logiques de structure d’un champ scientifique » [Rossier & Benz 2022, 113]. Le concept de carrière académique se manifeste alors par l’acquisition de dispositions venant structurer « la perception et la pratique scientifique » et elle contribue à déterminer les « positions » et les « prises de positions » des acteurs étudiés dans le champ disciplinaire concerné. Au final, une meilleure prise en compte des trajectoires académiques contribue à repérer certaines évolutions ou transformations à l’œuvre dans la structuration de disciplines académiques données.

de restituer l’économie morale et politique d’un géographe en temps de guerre, d’examiner l’imbrication d’un positionnement (spatial, éthique, politique) avec la fabrication d’un savoir géographique, de saisir enfin comment des dynamiques conjoncturelles ou historiques, extérieures au champ scientifique, aboutissent à la recomposition de trajectoires savantes et donc, in fine, bouleversent la logique même du champ – celui-ci n’ayant rien d’autonome en une telle période. [Simon 2021b, 91]

54Ce passage montre de manière paradigmatique comment une étude de trajectoire – celle de Maximilien Sorre – contribue à comprendre la façon dont se structure un champ académique – ici, celui de la géographie – en temps de guerre.

55La plupart des contributions rassemblées dans le présent numéro admettent justement comme point d’entrée l’étude de carrières académiques, dans l’objectif de cerner la dynamique prise par certaines disciplines académiques entre les années 1930 et les années 1950, avec une focale sur la période de l’Occupation. Ainsi, Céline Fellag Ariouet étudie la trajectoire d’Albert Pérard, tandis que Pascal Bellanca-Penel & Hugues Chabot s’intéressent à celle de Jean Thibaud, ces deux contributions offrant de précieux éclairages sur le champ de la physique sous l’Occupation. Nicolas Brisset, Raphaël Fèvre & Tom Juille s’intéressent aux reconfigurations qu’a subies le champ des sciences sociales sous l’Occupation, à partir d’une analyse détaillée des prises de position antidurkheimiennes de l’économiste François Perroux. L’article de Richard Aréna documente de son côté le développement des idées corporatistes, soulignant combien ce domaine d’étude, largement investi par les économistes universitaires dans les années 1930, disparaîtra complètement du champ de leurs préoccupations à la Libération. Laurent Mazliak & Loïc Petitgirard établissent pour leur part comment des applications de l’analyse harmonique à l’étude des profils humains ont pu être développées par le mathématicien Fernand Ozil avec le soutien du physicien François Canac à partir de 1941. Enfin, Christophe Eckes & Laurent Mazliak reconstituent la dynamique qu’a prise la philosophie scientifique à partir du milieu des années 1930 sous l’impulsion de Gaston Bachelard, Jean-Louis Destouches, Paulette Février (mariée à Destouches en 1940), Ferdinand Gonseth, Jean Mariani et Louis Rougier, avec l’appui de scientifiques de premier plan, dont Léon Brillouin, Louis de Broglie et Maurice Fréchet.