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Les Entretiens de Morgat : nouvelles perspectives historiques sur une réponse francophone aux positivismes logiques (1935-1948)

The Morgat Meeting. New Historical Perspectives on a Francophone Response to Logical Positivisms (1935-1948)
Christophe Eckes et Laurent Mazliak
p. 129-162

Résumés

Nous entendons réexaminer tout un pan de l’histoire de la philosophie des sciences en France entre le milieu des années 1930 et l’immédiat après-guerre en nous appuyant sur les activités d’un réseau de scientifiques-philosophes qui s’est constitué autour de Gaston Bachelard, Jean-Louis Destouches et Ferdinand Gonseth après le congrès parisien de philosophie scientifique de septembre 1935. Ce réseau officialise sa rupture avec les positivismes logiques en organisant un colloque à Morgat en septembre 1938. Les activités de ce réseau se concrétisent sous l’Occupation avec la publication en 1942 puis en 1944 de deux fascicules qui offrent une large place aux réflexions de Louis de Broglie, Jean-Louis Destouches et Paulette Destouches-Février en physique théorique, tout en traitant d’autres thématiques telles que le langage et le finalisme. Ces deux fascicules reflètent ponctuellement les engagements de l’un de ses membres, à savoir Jean Mariani, en faveur de la Révolution nationale. Si ce dernier est durement sanctionné à l’automne 1946, l’essentiel de ce réseau continue à jouer un rôle structurant en philosophie des sciences après la guerre et il gagne même en visibilité sur la scène philosophique internationale, grâce au soutien de Ferdinand Gonseth et de Stanislas Dockx.

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Texte intégral

Nous tenons à remercier les rapporteurs ayant examiné la présente contribution, ainsi que Nicolas Brisset, Raphaël Fèvre, Céline Fellag et Baptiste Mélès pour leur relecture attentive d’une version intermédiaire de notre article. Nous souhaitons également exprimer toute notre reconnaissance à Éric Brian, Martha-Cecilia Bustamante, Olivier Dard, Gerhard Heinzmann, Mathieu Marion, et Peter Schöttler pour leurs remarques constructives au cours de nos recherches. Enfin, nous voudrions remercier Yann Potin, qui nous a permis de localiser le dossier d’épuration de Jean Mariani aux Archives nationales.

1 Introduction

  • 1 Le fonds Destouches est conservé à la bibliothèque Mathématiques, Informatique, Recherche (MIR, si (...)

1Les présentes recherches sont nées de la découverte, en juin 2017, d’un dossier intitulé « Les Entretiens de Morgat » parmi les archives du physicien et philosophe de la physique Jean-Louis Destouches1. Ce dossier documente une série de projets éditoriaux initiés dès l’automne 1940 et venant prolonger la tenue en septembre 1938 d’une rencontre de philosophie scientifique à Morgat, une station balnéaire située sur la presqu’île de Crozon dans le Finistère. Parmi les orateurs ayant participé à cette rencontre figurent les philosophes Gaston Bachelard et Louis Rougier, les scientifiques-philosophes Destouches, Paulette Février et Jean Mariani, ainsi que le philosophe et mathématicien helvétique Ferdinand Gonseth. Dans sa correspondance avec les philosophes de langue allemande Hans Reichenbach et Otto Neurath, Rougier présente d’ailleurs cette rencontre comme l’acte fondateur d’une école française de philosophie scientifique [Berndt & Marion 2006, 34], [Padovani 2006, 242–243] et [Bourdeau 2018, 30].

  • 2 Cette intervention n’est par exemple pas mentionnée dans le numéro spécial de Philosophia scientiæ(...)
  • 3 On trouve par exemple dans [Brenner 2016] une filiation entre les philosophes Abel Rey et Gaston B (...)
  • 4 Un effet de lieu doit ainsi être pris en compte pour cerner les prolongements que connaissent les (...)

2Si son existence est ponctuellement soulignée, la formation même de cette « école française » n’a pourtant fait l’objet d’aucune étude à part entière en histoire de la philosophie des sciences. Trois symptômes nous semblent d’ailleurs révélateurs de ce fait. En premier lieu, l’intervention polémique de Gonseth contre les positivismes logiques lors du Congrès parisien de philosophie scientifique de septembre 1935 a été sinon ignorée2, du moins jugée idiosyncratique à sa philosophie des mathématiques. Or, après cette intervention, Gonseth s’emploie à proposer une voie alternative aux positivismes logiques en s’appuyant sur des savants et des philosophes exerçant en France. En deuxième lieu, s’il y a bien des contributions séparées sur certains des protagonistes qui nous intéressent ([Heinzmann 1982], [Benis-Sinaceur 1993], [Panza 1996] et [Bitbol 2001]), l’existence même de ce réseau de scientifiques-philosophes a été négligée et son implantation académique dans les laboratoires de physique théorique du Collège de France et de l’Institut Henri-Poincaré n’a pas été suffisamment soulignée. En troisième lieu, les contributions historiques dévolues à l’épistémologie historique à la française ne retiennent que quelques figures tutélaires, à commencer par Bachelard, et n’ont pas pris toute la mesure de la contre-offensive menée par Bachelard, Destouches et Gonseth en philosophie des sciences à partir de la fin des années 19303. Cette contre-offensive se poursuit essentiellement en zone occupée après l’effondrement de mai-juin 1940, donnant lieu à publication sous la forme de deux fascicules en 1942 et en 19444. La période de l’Occupation offre ainsi un éclairage saisissant pour comprendre comment cette « école » s’est imposée dans le domaine de la philosophie scientifique en France au détriment des positivismes logiques.

3Dans le présent article, nous nous proposons tout d’abord de montrer comment s’est formé ce réseau de scientifiques-philosophes autour de Gonseth, les Entretiens de Morgat venant officialiser leur rupture avec les positivismes logiques. Nous établirons ensuite que cet événement s’est transformé sous l’Occupation en une véritable entreprise éditoriale coordonnée par Destouches et Mariani avec la caution scientifique de Bachelard et de Gonseth. Loin d’être une parenthèse, la période de l’Occupation fournit donc diverses clés pour apprécier comment les activités philosophiques de ce groupe ont perduré sur des thématiques aussi diverses que les systèmes d’axiomes, les théories physiques, le vivant ou encore le langage. Nous déterminerons également dans quelle mesure cette entreprise éditoriale s’est montrée poreuse à certains aspects de la Révolution nationale, les archives dont nous disposons ne nous permettant cependant pas de reconstituer avec finesse les attitudes que ces acteurs ont adoptées vis-à-vis du régime de Vichy ou de la puissance occupante. Nous reviendrons enfin sur l’impact limité de l’épuration administrative sur le fonctionnement de ce groupe dont les réflexions ont été relayées, durant l’immédiat après-guerre, par la revue Dialectica qui est fondée en 1947 par Bachelard, le logicien suisse Paul Bernays et Gonseth.

2 La formation d’un réseau autour de Ferdinand Gonseth (1935-1938)

2.1 Le congrès parisien de philosophie scientifique de septembre 1935 : un événement structurant

  • 5 Pour un historique de ce congrès, voir [Padovani 2006] et [Bourdeau 2018].
  • 6 Sur les spécificités du positivisme logique dans sa version berlinoise, voir [Benis-Sinaceur 2018] (...)

4Le premier congrès de philosophie scientifique5 a lieu à Paris du 15 au 23 septembre 1935. S’il est dominé par le positivisme logique dans sa version berlinoise ou viennoise6, d’autres versants de la philosophie scientifique s’y expriment, notamment en philosophie des mathématiques, comme en atteste l’intervention de Gonseth, qui s’emploie à reconstituer la genèse des règles de logique venant caractériser la pratique de la démonstration en mathématiques. Il soutient que les mathématiques « s’orientent du concret d’intuition à l’abstrait du logique pur [...] sans que ce dernier soit lui-même préexistant et prédonné dans son essence » [Gonseth 1936a, 2]. Ce faisant, Gonseth estime que la logique est une physique de l’objet quelconque, avant de critiquer frontalement les représentants du Cercle de Vienne [Gonseth 1936a, 23]. Gonseth envisage donc les règles de logique selon une approche génétique : elles seraient orientées vers la pratique et soumises à révision en fonction de l’évolution de nos connaissances. Il rompt ce faisant avec une conception de la logique comme fondement absolu de nos connaissances ou de nos actes de pensée [Heinzmann 1982, 124].

  • 7 Voir également [Heinzmann 1982, 43 sqq.] pour un commentaire sur la fonction paradigmatique que jo (...)
  • 8 Une caractérisation fine et détaillée de l’idonéisme de Gonseth figure en particulier dans [Heinzm (...)
  • 9 Ce texte a été réédité dans [Gonseth 1998]. Pour une analyse critique de ce dernier ouvrage, voir (...)

5Gonseth précise ses positions dans [Gonseth 1936b], sous la forme d’un dialogue entre les personnages Parfait, Sceptique et Idoine. [Gonseth 1936b] s’ouvre sur une théorie de la connaissance, envisagée comme un processus de constitution de la réalité destiné à informer nos pensées et nos actions. Gonseth insiste sur le caractère décisif que joue la schématisation mathématique dans le passage de la physique naïve à la physique expérimentale [Gonseth 1936b, chapitre III] et [Panza 1996, 270], avant de recentrer son argumentation sur le cas exemplaire de la géométrie [Gonseth 1936b, chapitre IV]7. Il étend ses considérations à l’arithmétique et à la logique, pour en tirer des conclusions générales sur le processus d’axiomatisation. Celui-ci naît au contact de l’intuition et de l’expérience et s’apparente à une progressive montée en abstraction qui n’est pas fixée une fois pour toutes, mais prend à chaque étape une forme idoine à la connaissance de son objet d’étude (idonéisme)8. Gonseth explicite complètement sa thèse sur la logique comme physique de l’objet quelconque dans [Gonseth 1937]9.

6Le congrès permet à Gonseth de fédérer Destouches et Mariani autour de lui. Cet événement n’est cependant pas un simple facteur conjoncturel, puisqu’il contribue à la structuration du réseau, ainsi qu’à la détermination de ses objectifs : concurrencer le Cercle de Vienne et couvrir diverses branches de la philosophie scientifique définies par les sessions qui le composent.

2.2 Jean Mariani : la mécanique quantique au prisme du principe de subjectivité

7Un bref aperçu des parcours académiques et des contributions philosophiques de Mariani et Destouches au cours des années 1930 permet de souligner l’ancrage dont bénéficie ce réseau à l’Institut Henri-Poincaré (IHP) ainsi qu’au Collège de France.

8Mariani obtient une licence ès sciences à Lyon en 1930 et rejoint, en 1931, le comité de rédaction de la Revue de synthèse. Il y seconde le physicien Jean Langevin (fils de Paul) pour la rubrique « sciences de la nature ». Les activités de Mariani pour la Revue de synthèse perdurent jusqu’en février 1936 : il y recense des ouvrages relevant des sciences physico-mathématiques et il y publie deux notes [Mariani 1931, 1932a], la première témoignant d’un intérêt marqué pour les applications de la théorie des groupes à la mécanique quantique. Le Journal de physique et le Radium accueille en 1932 un article sur la « signification physique des groupes de transformations » où il expose ses options philosophiques sur la mécanique quantique. Il montre tout d’abord que la notion d’observation n’a pas la même signification en physique classique et en mécanique quantique. En physique classique, il s’agirait de « déterminer les propriétés objectives des systèmes étudiés » indépendamment des observations pratiquées. En mécanique quantique, en revanche, « [i]l est impossible d’arriver, même théoriquement, à la connaissance de telles propriétés objectives », en raison de l’interaction entre « l’instrument de mesure et le système observé » [Mariani 1932b, 221]. Ceci le conduit à énoncer un « principe de subjectivité », selon lequel « les systèmes observés ne possèdent pas de propriétés et de structures géométriques objectives » [Mariani 1932b, 221]. Il est néanmoins possible de comparer entre eux les résultats d’une observation. Cette comparaison se traduit par des lois de la nature formellement invariantes sous l’action du groupe de transformations attaché au système étudié [Mariani 1932b, 223–224].

9Après l’envoi de cet article au Journal de physique, Mariani devient l’assistant de Léon Brillouin au Collège de France. Au début des années 1930, Brillouin compte parmi les principaux promoteurs de la mécanique quantique en France [Vila-Valls 2012, 129 sqq.] et, en janvier 1932, il succède à son père Marcel sur la chaire de physique théorique au Collège de France. Mariani profite de sa position d’assistant pour développer son programme d’interprétation philosophique de la mécanique quantique. Si Brillouin n’intervient pas dans ces débats philosophiques [Vila-Valls 2012, 134], il semble avoir délégué à Mariani et à Destouches le soin d’y participer.

10Mariani fait ainsi partie des conférenciers invités au congrès parisien de 1935 et il y présente un exposé sur « l’objectivité en mathématiques et en physique déduite de la théorie des groupes », non reproduit dans les actes du congrès. Il prolonge ses réflexions sur le principe de subjectivité avec la parution de [Mariani 1937]. D’abord centré sur les questions d’objectivité et de subjectivité en physique, ce texte interroge ces catégories dans divers domaines de la vie, en particulier en psychologie. Brillouin préface l’ouvrage sur un ton très laudatif, en mettant en avant le principe de subjectivité introduit par Mariani dès 1932 et revisité dans cet ouvrage. Pour Mariani, la mécanique quantique constitue « l’exemple d’une théorie dans laquelle les lois objectives de la nature ne traduisent pas les propriétés objectives des objets » [Mariani 1937, 26]. Il prête également une attention particulière aux systèmes d’axiomes dans les sciences logico-mathématiques et indique rejoindre la thèse de Gonseth sur la logique comme physique de l’objet quelconque.

2.3 Jean-Louis Destouches et Paulette Février en porte-drapeau de l’idonéisme

  • 10 Voir à ce propos [Siegmund-Schultze 2009, 263 sqq.] et [Cléry 2020]. Le fonds Jean-Louis Destouche (...)

11Destouches étudie à la Sorbonne et il suit, à partir de 1929, les cours dispensés par Maurice Fréchet, Émile Borel et Louis de Broglie à l’Institut Henri-Poincaré, qui vient tout juste d’être inauguré dans l’objectif de favoriser le développement des probabilités et de la physique théorique10. Dès 1932, Destouches est à l’initiative pour que soit créé un séminaire de physique théorique placé sous le patronage de Louis de Broglie à l’IHP [Bitbol 2001, 4]. Destouches soutient sa thèse de doctorat en physique en 1933, celle-ci étant consacrée à la seconde quantification, avant d’engager des recherches sur les fondements des théories physiques. Destouches présente deux interventions lors du congrès parisien de philosophie scientifique. La première s’insère dans la thématique « logique et expérience » [Destouches 1936a], tandis que la seconde relève de la session « philosophie des mathématiques » [Destouches 1936b], à laquelle participent Gonseth et Mariani. Ces deux exposés traduisent l’intérêt de Destouches pour les travaux de Maurice Fréchet sur les espaces abstraits et de Georges Bouligand en logique mathématique.

12Destouches et Gonseth entament des échanges épistolaires à l’issue de ce congrès, certains ouvrages de Gonseth, dont [Gonseth 1936b], devenant une source d’inspiration majeure pour Destouches durant la préparation de ses thèses principale et complémentaire de philosophie, soutenues en Sorbonne en mai 1938. Sa thèse principale porte sur la structure des théories physiques, sa thèse complémentaire sur leur unité. Dans sa thèse principale [Destouches 1938a], Destouches dégage les trois parties qui composent une théorie physique, à savoir la synthèse inductive, l’énoncé axiomatique et la partie déductive. Il généralise alors une démarche déjà mise en œuvre dans [Destouches 1936b], un article scientifique où il entend dégager les caractéristiques formelles d’une « théorie gouvernant l’évolution d’un système microphysique », c’est-à-dire composé d’un « nombre défini de particules » [Vila-Valls 2012, 152]. Les emprunts de Destouches à l’idonéisme de Gonseth, déjà présents dans [Destouches 1938a,b], s’accentuent avec la parution de [Destouches 1939], qui est préfacé par Louis de Broglie. Après une présentation des transformations subies par la physique des décennies précédentes, Destouches expose le renoncement au déterminisme classique auxquelles elles ont conduit, sans abandonner pour autant ce qui est au cœur de la démarche scientifique, à savoir la prédiction. L’auteur se livre alors à un plaidoyer pour l’idonéisme de Gonseth qui serait mieux à même de résoudre le problème théorique de l’unité de la physique. Modifiant les règles du raisonnement de façon à rendre possible cette jonction, l’idonéisme permet en effet la création d’une nouvelle logique adaptée à un tel programme d’unification.

  • 11 Ils divorceront en 1950.
  • 12 Ce dernier n’y présente pas d’exposé. Pour plus de détails sur le congrès Descartes, voir [Alunni (...)
  • 13 Un exemplaire du mémoire de Paulette Février est conservé au château de Lourmarin, Fonds Louis Rou (...)

13Paulette Février étudie pour sa part la logique et la philosophie à Dijon auprès de Bachelard et elle fréquente en parallèle le laboratoire de physique théorique de l’IHP aux côtés de Destouches, qu’elle épouse en 194011. Dès ses premières notes aux CRAS [Février 1937a,b], elle s’appuie sur la conception gonsethienne de la logique comme physique de l’objet quelconque pour dégager les caractéristiques d’une logique quantique. Elle revient sur ce point dans l’exposé qu’elle présente à l’été 1937 lors du IXe congrès international de philosophie – mieux connu sous le nom de congrès Descartes –, auquel participent Destouches, Gonseth et Gaston Bachelard12. Elle approfondit ses réflexions en 1938 avec la préparation d’un mémoire sous la direction de Bachelard à Dijon. Ce travail, qui est dominé par des références à Destouches, Bachelard et Gonseth, est salué par Bachelard dans [Bachelard 1940]13.

  • 14 Pour une histoire de l’IHST à ses débuts, voir [Braunstein 2015].

14La reconnaissance dont jouit l’idonéisme de Gonseth dans les écrits de Destouches, Février et Mariani s’officialise durant les premiers mois de l’année 1938. Destouches souhaite alors mettre sur pied un groupe de réflexion et d’action visant à promouvoir la philosophie de Gonseth. Ce projet se concrétise avec la création d’un cycle de cinq conférences en philosophie de la physique organisé par Mariani sous le patronage de Brillouin au Collège de France entre le 10 mars et le 17 mai 1938, les orateurs étant Pierre Lecomte de Nouÿ, Jean Cavaillès, ainsi que Destouches, Gonseth et Mariani. La même année, Destouches et Mariani promeuvent l’idonéisme de Gonseth lors d’interventions au séminaire d’histoire et de philosophie des sciences hébergé par l’Institut d’histoire des sciences et des techniques (IHST)14, Mariani étant par ailleurs chargé de cours à l’IHST en vue de la préparation au certificat d’histoire et de philosophie des sciences.

2.4 La « trinité » Bachelard – Destouches – Gonseth

  • 15 Ces lettres sont conservées à la bibliothèque cantonale et universitaire Lausanne-Dorigny, départe (...)

15À la suite du congrès Descartes qui marque leur première rencontre, Bachelard et Gonseth initient des échanges épistolaires15, les lettres de Bachelard à Gonseth des 10 et 19 novembre 1937 attestant d’une correspondance parallèle entre Bachelard et Destouches. Tous deux projettent alors d’inviter Gonseth à venir faire une conférence à Dijon au printemps 1938. Bachelard envisage même la formation d’une « trinité de l’abstrait, du géométrique et du philosophique » autour de Destouches, Gonseth et lui-même, qui servirait de base à une école rationaliste. Et Bachelard d’ajouter : « Que serait l’École de Vienne sans cette volonté de groupement et de discussion mutuelle ? » [lettre à Gonseth du 10 novembre 1937]. Le projet de création d’une école rationaliste traduit une étroite proximité entre les philosophies de Bachelard et de Gonseth, qui a été dûment documentée dans [Lauener 1985, 5–8] :

Tous deux s’opposaient à une conception de la philosophie des sciences axée surtout sur la logique, comme celle que préconisaient, dans la première moitié du siècle, les tenants du néopositivisme ou de l’empirisme logique. Leur but commun est d’établir une dynamique de l’activité scientifique telle qu’elle se présente dans son évolution historique. [Lauener 1985, 6]

  • 16 L’existence de ce projet de revue n’a pas échappé à la vigilance du philosophe Henri Lauener qui, (...)
  • 17 Voir à ce propos la lettre de Bachelard à Gonseth du 6 mai 1938.
  • 18 Voir sur ce point la lettre de Destouches à Gonseth du 7 avril 1938. Les lettres de Destouches à G (...)

16Bachelard se montre plus explicite encore au sujet de cette école rationaliste dans sa lettre du 19 novembre 1937 : celle-ci devrait se doter d’une revue baptisée La Pensée scientifique, dont la fonction serait comparable à Erkenntnis, l’organe éditorial du Cercle de Vienne. À terme, il conviendrait de « déterminer un noyautage de la philosophie scientifique autour d’idées communes qui nous sont chères16 ». Dans les lettres suivantes, Bachelard revient en particulier sur l’organisation de la conférence dijonnaise de Gonseth, programmée pour le 10 mai 193817. De son côté, Destouches rencontre Gonseth à Zurich dès le 6, avant de l’accompagner à Dijon. Brillouin et Mariani projettent également d’assister à la conférence dijonnaise de Gonseth18. Tous ces protagonistes rejoignent ensuite la capitale : Gonseth présente en effet le 12 mai 1938 un exposé sur la physique et le problème de la connaissance au Collège de France. Deux jours plus tard, Destouches devient docteur ès lettres. Les lettres de Bachelard et de Destouches à Gonseth montrent leur volonté de s’implanter à la Sorbonne – Bachelard y succède à Abel Rey en novembre 1940 – et d’amplifier la concurrence face au Cercle de Vienne. Dans sa correspondance avec Gonseth, Destouches multiplie en outre les invectives antisémites contre Léon Brunschvicg – qui préside son jury de thèse –, contre Albert Lautman – perçu comme un concurrent au même titre que Jean Cavaillès – et contre Enrique Freyman, qui dirige alors les Éditions Hermann. S’ils traduisent une certaine nazification de son discours – à travers l’opposition entre « sémites » et « aryens » –, les propos de Destouches ne permettent pas de cerner la teneur de ses engagements politiques et pourraient n’être qu’un symptôme de l’exacerbation de l’antisémitisme en France à la fin des années 1930 [Debono 2013].

  • 19 Lettre de Destouches à Gonseth du 10 février 1938.
  • 20 Fréchet intervient à Cambridge [Fréchet 1938] et il propose une vaine tentative de conciliation en (...)
  • 21 Voir à ce propos la lettre de Destouches à Gonseth du 14 juillet 1938.

17Destouches contribue au rayonnement international de l’idonéisme dès la deuxième quinzaine de mai 1938, en participant à un colloque organisé par le mathématicien Petre Sergescu en l’honneur du mathématicien Paul Montel à Cluj en Roumanie, avec la ferme intention d’y « implanter l’idonéisme auquel ma thèse les a préparés19 ». Destouches rejoint ensuite Varsovie où se tient la réunion internationale sur « Les Nouvelles Théories de la physique », organisée conjointement par l’Union internationale de physique et la Commission polonaise de coopération intellectuelle. Le réseau autour de Gonseth semble en outre avoir provoqué un schisme face au Cercle de Vienne à l’occasion du quatrième congrès international sur l’unité de la science qui se tient à Cambridge en juillet 193820. Les noms de Destouches, Gonseth et Mariani figuraient bien sur le programme, reproduit dans le septième volume d’Erkenntnis. Aucune de leurs interventions n’apparaît cependant dans les actes, tout simplement parce qu’ils ont finalement refusé de participer à ce congrès21.

2.5 L’événement fondateur des Entretiens de Morgat (septembre 1938)

  • 22 Celui-ci se tient à Paris du 26 au 30 août et réunit 26 économistes et intellectuels défendant le (...)

18Une première mention des Entretiens de Morgat apparaît dans une lettre que Destouches fait parvenir à Gonseth durant la deuxième quinzaine de mai 1938, Rougier étant pressenti pour servir de maître d’œuvre à cet événement. Le choix de Morgat, une station balnéaire située sur la presqu’île de Crozon, vient de ce que Mariani doit s’y remarier en juillet 1938 avec la fille du propriétaire du Grand Hôtel de la Mer. Ne pouvant cependant compter sur l’aide de Brillouin et de Mariani, Destouches précise à Gonseth, dans un courrier daté du 14 juillet, qu’il a « rattrapé le congrès de Morgat en parlant dix minutes avec Rougier », ce dernier ayant promis d’envoyer les invitations avant son départ pour Cambridge. « Rougier, écrit Destouches, part à Cambridge au congrès viennois surtout pour rencontrer des économistes car il organise pour août un petit congrès d’économistes à Paris », à savoir le colloque Lippmann22.

  • 23 De Finetti papers. BD5, Archives of Scientific Philosophy, University of Pittsburgh.

19Le 22 juillet 1938, au retour de Cambridge, Fréchet signale au statisticien italien Bruno De Finetti avoir mentionné son texte « probabilisti di Cambridge » lors de son intervention, avant d’ajouter que « certains philosophes scientifiques qui ne sont pas d’accord avec le point de vue de l’école formaliste de Vienne (surtout représentée à ce 4e congrès) se réuniront en un colloque très restreint au Grand Hôtel de la Mer à Morgat (Finistère) du 10 au 17 septembre. En particulier M. Jean Mariani y traitera le sujet objectivité et subjectivité23 ». Fréchet suggère à De Finetti d’écrire à Rougier pour lui demander le programme. Rougier devance l’appel et, le 31 juillet, il envoie à De Finetti une invitation. Ce dernier la décline le 3 août mais signale qu’il est « parfaitement d’accord avec le programme » grâce aux explications de Fréchet sur l’origine du groupe – et donc l’opposition à l’empirisme logique.

  • 24 Né en 1874, licencié puis docteur ès sciences, Georges Matisse est assistant scientifique à la fac (...)

20À la lettre envoyée par Rougier à De Finetti est jointe la circulaire d’invitation contenant le programme sous la forme d’une liste de six thèmes liés à un orateur : « Les positions philosophiques perdues » (Rougier), « Objectivité et subjectivité » (Mariani), « Physique et connaissance » (Destouches), « Logique et connaissance » (Février), « Science et connaissance » (Gonseth), « Le nouvel esprit scientifique » (Bachelard). Parmi les protagonistes ayant assisté à cet événement figurent le mathématicien suisse Rolin Wavre et le philosophe Georges Matisse24. Les organisateurs ont tenu à donner une certaine visibilité à la rencontre comme le montre un encart du journal Le Temps du 10 septembre 1938 dédié à ce « congrès de philosophie scientifique ». Les Entretiens de Morgat constituent au bout du compte un acte fondateur pour le groupe autour de Gonseth, qui vient d’officialiser sa rupture avec le Cercle de Vienne. Deux autres rencontres vont permettre à certains membres de ce groupe de consolider leurs liens : les Entretiens d’Amersfoort (19–25 septembre 1938, publiés en 1939 aux Éditions Hermann) et les premiers Entretiens de Zurich (6–9 décembre 1938).

3 Les Entretiens de Morgat : un projet éditorial fédérateur sous l’Occupation

3.1 Un recentrage autour du laboratoire de physique théorique de l’IHP entre 1939 et 1944

  • 25 Nous n’avons malheureusement trouvé aucune lettre de Destouches à Gonseth datant de la période de (...)

21Avec le déclenchement de la guerre puis les premiers mois de l’Occupation, les liens entre Gonseth et ses homologues français se distendent, les liaisons postales entre la zone occupée et la Suisse étant rétablies par intermittence dans le courant de l’année 1941 seulement. Une lettre de Louis de Broglie à Gonseth du 19 mai 1943 atteste d’une reprise des échanges épistolaires entre Destouches et Gonseth à partir de 1941 ou de 194225. Gonseth comptait inviter de Broglie à venir faire des conférences à Zurich dans le courant de l’année 1943. De Broglie décline cette invitation en raison de ses charges de secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences pour les sciences mathématiques, une fonction qu’il occupe depuis le début de l’année 1942 [Mazliak & Shafer 2011, 616 sqq.] et [Pinault 2017, 539–542].

22À la veille du conflit, Léon Brillouin est nommé directeur de la Radiodiffusion nationale sur proposition d’Édouard Daladier [Mosseri 1999, 145] et il cesse de facto d’exercer au Collège de France. Devant l’avancée des troupes allemandes en mai 1940, Brillouin donne l’ordre de destruction des « stations de Radiodiffusion du Nord et des environs de Paris » [Mosseri 1999, 150], puis il procède au déménagement de plus de 3000 employés, avant de se replier à Bordeaux, Toulouse, puis Vichy en août 1940. Brillouin demeure à la direction de la Radiodiffusion nationale jusqu’en décembre 1940. Il aurait projeté de s’exiler aux États-Unis dès le mois d’août 1940 [Mosseri 1999, 151–152], ce qui se concrétisera durant les premiers mois de l’année 1941 dans le cadre de la mission Rapkine [Dosso 1998], grâce à laquelle Brillouin rejoint New York en mai 1941, avant de s’engager, à l’automne 1942, en faveur de la France libre [Mosseri 1999, 162].

23Le parcours de Rougier durant le deuxième conflit mondial a déjà été abordé dans [Berndt & Marion 2006, 52 sqq.] et [Dewulf & Simons 2021]. Indiquons qu’il participe au cinquième Congrès international pour l’unité de la science à Harvard du 3 au 9 septembre 1939. Il rejoint ensuite la France via l’Irlande et l’Angleterre [Berndt & Marion 2006, 52]. Le récit a posteriori de Rougier sur les premiers mois de l’Occupation est bien connu et il a contribué à échafauder la thèse du double jeu envers de la puissance occupante [Berndt & Marion 2006, 67]. Rougier prétend, dans [Rougier 1946], que sa mission à Londres en octobre 1940 aurait abouti à un protocole de discussion « avec Churchill en vue d’un accord avec Pétain » [Berndt & Marion 2006, 68], bien qu’il ait tout au plus été chargé par les Britanniques d’ouvrir des discussions avec le général Weygand « pour le convaincre de préparer l’entrée en guerre de l’empire à leurs côtés » [Berndt & Marion 2006, 69]. Rougier rencontre Weygand à Alger début novembre 1940, avant de rejoindre Vichy, puis Genève, Lisbonne et finalement New York fin décembre 1940 ou début janvier 1941, afin d’y retrouver sa future épouse Lucie Friedmann. Le parcours et les activités de Rougier aux États-Unis puis au Canada sont bien documentés dans [Berndt & Marion 2006, 56 sqq.].

  • 26 Ces informations figurent dans son dossier d’épuration, AN F/17/16844, sur lequel nous reviendrons (...)
  • 27 Archives de l’Académie des sciences, Fonds Louis de Broglie, 42J, Boîte 40, pièce 128.

24Mariani est mobilisé comme sous-officier dans l’armée de l’air durant la drôle de guerre et cesse d’exercer au Collège de France en décembre 194026. Destouches bénéficie jusqu’à l’effondrement de mai-juin 1940 d’une affectation spéciale auprès du laboratoire de physique théorique de Louis de Broglie à l’IHP [Eckes 2019, 390]. Les activités de l’IHP après la débâcle nous sont connues via un rapport manuscrit rédigé par de Broglie en juillet 194427. Il y souligne le rôle central de Destouches, avant de mentionner les travaux d’Alexandre Proca (en mission au Portugal à partir de 1942), Gérard Petiau, Marie-Antoinette Tonnelat (qui soutient sa thèse en 1941), Olivier Costa de Beauregard, Georges Allard, Jacques Solomon (fusillé au mont Valérien en mai 1942) et René Reulos – qui s’éloigne du laboratoire pour des raisons familiales et thématiques à partir de 1942. Sans être citées par de Broglie, Paulette Destouches-Février et la mathématicienne Marie-Thérèse Pasturaud poursuivent des activités de recherche au sein du laboratoire sous l’Occupation. Plusieurs de ces acteurs comptent justement parmi les contributeurs des fascicules des Entretiens de Morgat, accréditant l’hypothèse d’un resserrage du réseau qui nous intéresse autour de l’IHP.

3.2 Deux projets éditoriaux initiés par Destouches et Mariani sous l’Occupation

25D’après des pièces du fonds Destouches, Destouches et Mariani ont envisagé de créer à l’automne 1940 une publication périodique qui aille bien au-delà des réflexions en philosophie des sciences ayant émergé à la suite des conférences au Collège de France et des Entretiens de Morgat. Destiné à des non-spécialistes, ce projet de périodique voulait rassembler des contributions allant des mathématiques à la médecine, avec quelques ramifications dans le domaine de l’industrie. La multiplication des maquettes multicolores et diversement illustrées montre l’enthousiasme avec lequel Destouches s’est investi dans ce projet. Au-delà d’un foisonnement de titres possibles – Sciences actuelles, Sciences d’aujourd’hui, La Revue du xxe siècle, Idées des temps nouveaux, Sciences et découvertes –, on trouve un projet de sommaire pour trois numéros à venir de la revue Sciences actuelles, titre qui semble avoir eu la préférence de ses fondateurs, Mariani étant rédacteur et Destouches administrateur.

Figure 1 : Projets de maquettes du périodique que Jean-Louis Destouches et Jean Mariani souhaitaient créer à l’automne 1940. Fonds Jean-Louis Destouches, bibliothèque Mathématique, Informatique, Recherche, site de Jussieu.

Figure 1 : Projets de maquettes du périodique que Jean-Louis Destouches et Jean Mariani souhaitaient créer à l’automne 1940. Fonds Jean-Louis Destouches, bibliothèque Mathématique, Informatique, Recherche, site de Jussieu.
  • 28 Le titre de l’article que Gaston Julia souhaitait écrire sur « les relations scientifiques franco- (...)
  • 29 Quelques créations de revues ont cependant eu lieu sous l’Occupation et elles sont signalées dans (...)

26Parmi les contributeurs pressentis pour le premier numéro figurent sans surprise Louis de Broglie, Mariani et Bouligand, auxquels s’ajoutent le mathématicien et biophysicien Pierre Lecomte du Nouÿ, le chimiste André Kling et le physiologiste Alexandre-Marcel Monnier. Le numéro 2 était censé contenir des articles de Lecomte du Nouÿ, des physiciens Louis Leprince-Ringuet et Claude Magnan, du chimiste Jacques Trefouël et de l’industriel E. L. Leblanc. Enfin, le numéro 3 devait rassembler des textes des mathématiciens Arnaud Denjoy et Gaston Julia28, du neurophysiologiste Alfred Fessard, du vétérinaire François-Antonin Maignon et du physicien Gérard Petiau. Les contributions prévues pour ces trois numéros semblent être restées à l’état de déclarations d’intention. Les archives de Destouches n’en contiennent que deux : le texte de Bouligand sur l’agrégation de mathématiques et celui d’André Kling. Ce dernier dirige alors le laboratoire scientifique de la préfecture de Police et sa proposition d’article, intitulée « L’heure des économies substantielles est venue », comporte une tonalité paternaliste et nettement maréchaliste. Au bout du compte, le projet ambitieux de périodique porté par Destouches et Mariani au début de l’Occupation ne se concrétise pas, sans doute en raison des difficultés matérielles que doit alors affronter l’édition scientifique29. On ignore d’ailleurs quel éditeur était pressenti pour accueillir ce projet.

  • 30 Sur l’écrivain et académicien Paul Valéry durant la période de l’Occupation, on pourra se reporter (...)

27Au début de l’année 1942, les ambitions éditoriales de Destouches et Mariani sont relancées, comme en atteste la maquette d’un nouveau projet de périodique intitulé Science et Connaissance qui, comme l’indique le sous-titre, rassemble une « série de publications de philosophie scientifique, de logique et d’épistémologie ». Une liste initiale de collaborateurs est proposée, offrant une caution scientifique et intellectuelle forte à ce projet. Figurent sur cette liste Mariani, Destouches-Février et Destouches en qualité de rédacteurs, ainsi que Bachelard, Bouligand, Louis de Broglie, Fréchet et Gonseth, auxquels s’ajoutent l’industriel Robert Gérard, le philosophe Paul Masson-Oursel et l’écrivain Paul Valéry30. Le premier fascicule devait initialement comprendre une présentation rédigée par Mariani, un article de Louis de Broglie concernant les « connaissances actuelles sur les noyaux atomiques », un article de Bouligand sur les « attitudes psychologiques devant les thèmes mathématiques », un article de Destouches intitulé « méthode et connaissance en physique quantique » et une contribution de Gérard dont le titre n’est pas précisé.

  • 31 Des précisions sur Van Oest et l’évolution de sa maison d’édition peuvent être trouvées dans [Bruc (...)
  • 32 [Gérard 1941] s’affiche comme une étude sur la façon dont les dérives de la modernité ont dénaturé (...)

28La page de garde de la maquette comporte en outre une mention de la maison d’édition censée accueillir le premier fascicule : Van Oest – orthographié Van Oyest sur la maquette. Fondée en 1904 par le libraire belge Gérard Van Oest, décédé en 1935, cette maison d’édition est spécialisée en histoire de l’art, avec une prédilection pour l’art asiatique31. Elle est gérée sous l’Occupation par Robert Gérard qui en diversifie l’offre éditoriale afin qu’elle serve de caisse de résonance au réseau autour de Destouches et Mariani. Ancien élève de l’École polytechnique (promotion 1918) et ingénieur civil des Mines, Gérard fait carrière au sein de la Compagnie générale des eaux, qu’il préside à partir de 1946 [Allain-Castrillo 1996]. Il est en outre membre du Comité de la Société asiatique et secrétaire général de la Société des Amis du Musée Guimet, ce qui contribue à expliquer que la gestion des Éditions Van Oest lui ait été confiée. Il signe lui-même deux ouvrages [Gérard 1941, 1944]32 et publie deux contributions de Georges Matisse [1942, 1944].

29Nous ignorons comment Destouches et Mariani sont entrés en contact avec Gérard, mais Mariani publie dès 1941 chez Van Oest un plaidoyer en faveur de la Révolution nationale intitulé Réforme de l’esprit français [1941]. S’inspirant de ses propres travaux en philosophie de la physique, Mariani estime que les enseignements de la science classique ont engendré une extension erronée de la notion d’objectivité et par là-même un recul des idées de patrie et de nation française dans les universités. Selon Mariani, l’effondrement de mai-juin 1940 aurait révélé la faillite de l’obsession objectiviste et de l’universalisme. Il vise alors le Front populaire qui aurait justement essayé d’objectiver le besoin d’égalité économique. Mariani estime que cette expérience se serait soldée par l’effondrement industriel puis militaire de la France, avant de plaider en faveur du rétablissement d’un contrôle étatique fort.

  • 33 Robert Gérard a lui-même effectué en 1928-1929 une mission au titre de la délégation archéologique (...)
  • 34 Joseph Hackin dirigeait le musée Guimet depuis 1923 et il coordonna dans les années 1930 la Déléga (...)
  • 35 Dossier d’homologation de Robert Gérard comme résistant, Service historique de la défense, site de (...)
  • 36 Pour plus de détails sur le mouvement Libération-Nord, voir [Aglan 1999].
  • 37 Aucune datation n’est alors précisée.

30Notons que la ligne éditoriale suivie par les Éditions Van Oest laisse également transparaître les engagements ultérieurs de Gérard en faveur de la Résistance. Il accueille par exemple dans ses collections un ouvrage de l’archéologue Jacques Meunié sur le monastère de Shotorak [Meunié 1942]33 qui comporte une dédicace aux archéologues Joseph et Marie Hackin, « morts pour la France en février 194134 ». Gérard a d’ailleurs un dossier d’homologation de résistant35. La dédicace aux époux Hackin y est mentionnée et, d’après les autres pièces, Gérard serait devenu, à partir de mai 1942, un agent occasionnel au sein du réseau Alibi, fondé à l’été 1940 par le journaliste et agent de renseignement Georges Charaudeau, et aurait en outre soutenu les activités du réseau Libération-Nord36, en hébergeant durant des mois37 « dans son bureau et à son domicile le P.C. de liaison » de ce mouvement.

3.3 La parution de deux fascicules des Entretiens de Morgat en 1942 et en 1944

  • 38 Lettre du responsable éditorial des Éditions Van Oest à Robert Gérard, 23 mars 1942. En-tête des « (...)
  • 39 Malheureusement, il nous a été impossible jusqu’à présent de reconstituer le parcours de Mariani e (...)
  • 40 Bachelard ne publie finalement aucun texte dans ce second fascicule.
  • 41 Aucune communication de Gonseth ne figure néanmoins dans le second fascicule des Entretiens de Mor (...)

31Un premier fascicule des Entretiens de Morgat paraît dans le courant de l’année 1942 aux Éditions Van Oest. Les archives Destouches nous éclairent sur les modifications que comporte cette publication par rapport à la maquette initiale. Dans une série de remarques adressées à l’éditeur vers mars 1942, Destouches estime que la présentation de Mariani, ainsi que sa communication à Morgat, sont indispensables, car celle de Gonseth n’arrivera pas à temps. Destouches observe en outre que la liste des collaborateurs pourrait inclure Matisse, signalé comme ayant assisté aux Entretiens de Morgat et il reproduit la suggestion de Gérard de ne pas mentionner Paul Valéry, ce dernier n’ayant pas pris formellement part au projet. Destouches espère que ce fascicule inaugurera une publication périodique mensuelle, en dépit d’inextricables difficultés dues à « l’obligation de la censure préalable à chaque numéro38 ». Dans la lettre compte rendu datée du 27 mars 1942, à laquelle il joint une maquette modifiée, Destouches signale s’être rangé à l’avis de Gérard en ne laissant sur l’ours que les noms des collaborateurs ayant confirmé leur participation. Destouches se lamente aussi du fait que « Mariani a[yant] filé en France libre, il n’y a plus rien à attendre de lui » et qu’il est impossible à joindre39. Néanmoins, « le premier numéro est complètement au point et peut être mis à la composition ». Assez optimiste, il estime avoir suffisamment de matière pour les deux numéros suivants, avec des contributions de Bachelard40, Paulette Février, Mariani, Matisse, Gérard et Gonseth41 (communications à Morgat).

  • 42 Dans l’objectif d’éviter la censure préalable qui est en vigueur pour les publications périodiques (...)
  • 43 Pour une analyse de ce que Bachelard entend par dialectique dans la Philosophie du non, voir en pa (...)

32Le premier fascicule sort quelques mois plus tard, comme ouvrage et non en tant que numéro d’une publication périodique42, sous le titre Science, Langage, Connaissance I. Les entretiens de Morgat, accompagné du sous-titre « la science et son domaine ». L’ajout du terme « Langage » résulte sans doute d’une intervention de Gérard, ce qu’accrédite une note de Masson-Oursel insérée dans ce premier numéro. On y apprend qu’un groupe de réflexion s’est constitué autour de Gérard en 1941 dans l’objectif de réexaminer les rapports entre le langage et la pensée. Masson-Oursel précise en note que « [ce] groupe, ayant eu connaissance de celui de Morgat, volontiers travaillera parallèlement, tous deux confrontant leurs préoccupations communes » [Destouches 1942, 39]. Au final, ce premier fascicule comporte des contributions de Bouligand en philosophie des mathématiques, de Louis de Broglie, Destouches et Destouches-Février en physique théorique, de Masson-Oursel sur le langage et de Matisse sur le finalisme dans les sciences du vivant. À ces articles s’ajoute une section bibliographique, sous la forme d’analyses de livres. L’essentiel des ouvrages recensés concernent la philosophie des sciences et la logique, à l’image de [Bachelard 1940] qui est présenté comme un « examen des conditions fondamentales nécessaires à la constitution d’une philosophie adéquate à la science contemporaine » [Destouches 1942, 79]43. Notons que [Gérard 1941] et [Mariani 1941] font l’objet d’une recension élogieuse [Destouches 1942, 78].

  • 44 Nous n’avons trouvé aucun élément expliquant pourquoi le deuxième fascicule des Entretiens de Morg (...)
  • 45 Sur les Presses universitaires de France sous l’Occupation, et la création des Cahiers d’études co (...)

33Un deuxième fascicule de Science, Langage, Connaissance est publié en 1944, cette fois aux Presses universitaires de France44. Un projet d’avant-propos se trouve dans les archives Destouches, prévoyant que ce numéro soit entièrement consacré à la discussion du texte de Matisse sur le finalisme figurant dans le premier fascicule. Sous-titré « causalité et finalité », ce second fascicule de Science, Langage, Connaissance comporte ladite discussion, accompagnée d’une lettre de Matisse au biologiste Lucien Cuénot provoquée par la lecture de [Cuénot 1941]. Ce fascicule contient au surplus une contribution de Mariani sur la cohérence logique des systèmes d’axiomes et des interventions d’Alexandre Proca, Jean-Louis Destouches et de Marie-Thérèse Pasturaud en physique théorique. Les activités du groupe autour de Gérard sur le langage sont également représentées dans ce fascicule, avec un article de Masson-Oursel sur les vertus psychagogiques du langage et une contribution du linguiste et professeur au Collège de France Jean Przyluski sur le langage et la schématisation. L’article de Masson-Oursel s’achève sur une série de trois appendices, le dernier d’entre eux étant dédié à l’opposition entre les « participations communautaires » et les « isolations individualistes ». Masson-Oursel revient alors sur la distinction entre société [Gesellschaft] et communauté [Gemeinschaft], en s’inspirant du « Premier cahier communautaire » qui paraît en 1941 aux PUF45 sous la direction de l’intellectuel catholique Jacques Malaude et de l’économiste François Perroux, ce dernier étant à la fois « engagé idéologiquement aux côtés de l’État français, théoricien du corporatisme à la française et penseur du rôle social de l’expert » [Brisset & Fèvre 2021, 31]. Masson-Oursel déplore au final que « nous nous en ten[i]ons [...] à la seule notion de “société”, Gesellschaft, constituée pour servir des intérêts particuliers ; et nous risquons de succomber dans un rationalisme stérilisant » [Destouches 1944, 46].

  • 46 La venue de von Weizsäcker à Paris est abordée dans [Pinault 2000, 210].
  • 47 Placé sous la tutelle de l’ambassade d’Allemagne, le Deutsches Institut vise alors à promouvoir l’ (...)

34Les listes finales de conseils bibliographiques proposées dans les deux fascicules de Science, Langage, Connaissance interrogent le positionnement de la publication vis-à-vis de la puissance occupante. Si l’on excepte les recensions d’ouvrages écrits par des auteurs ayant contribué à ces deux fascicules, à peu près tous les autres textes cités viennent d’auteurs de langue allemande. Dans le deuxième numéro par exemple, la liste bibliographique comprend 12 titres dont 9 sont allemands, ces références relevant de l’histoire et de la philosophie des sciences. Ceci s’explique tout d’abord par le fait que les autorités d’Occupation œuvrent à l’interdiction progressive des livres en anglais dans la France occupée [Krebs 2014, 443]. De plus, certains des textes allemands recensés revêtent un intérêt indéniable pour les contributeurs aux Entretiens de Morgat, tels l’article du physicien Carl Friedrich von Weizsäcker intitulé « Das Verhältnis der Quantenmechanik zur Philosophie Kants ». Les éditeurs estiment que von Weizsäcker « soutient un point de vue analogue à celui qui a été développé aux Entretiens de Morgat par Mlle Février et MM. Destouches et Mariani » [Destouches 1944, 119]. Le 25 novembre 1943, von Weizsäcker, qui est alors en mission à Paris46, prononce une conférence à la Maison de la Chimie sous le titre « Physique atomique et philosophie », publiée en 1944 par l’éditeur collaborationniste Fernand Sorlot dans les Cahiers de l’Institut allemand47. Le contenu de la conférence demeure cependant assez conventionnel ; l’orateur y souligne comment l’émergence de la mécanique quantique a nécessité un renoncement au continu, ainsi qu’à d’anciennes conceptions de concepts de base comme la position, qui rend incontournable de prendre en compte l’observateur car « la physique atomique introduit l’homme vivant et conscient dans la physique elle-même ». Si la référence principale mentionnée est Louis de Broglie, il souligne aussi la concordance de ses vues avec celles de Paulette Février dans sa proposition d’une logique trivalente pour la théorie des quanta.

35Au final, sur les quatorze contributions que comptent les deux volets des Entretiens de Morgat, exactement la moitié relèvent de la physique théorique et sont rédigées par des acteurs qui sont liés au laboratoire de physique théorique de l’IHP. La logique, les mathématiques, le langage et le vivant sont également couverts par ces deux publications. Ajoutons que huit de ces quatorze contributions sont le fait de cinq protagonistes ayant participé au congrès de philosophie scientifique de septembre 1935 (Bouligand, Destouches, Mariani, Masson-Oursel et Matisse). Nous pouvons donc interpréter au moins jusqu’à un certain point ces deux publications comme l’expression d’un contre-projet pour concurrencer le positivisme logique, ce qu’accrédite le fait que Bachelard et Gonseth servent de caution scientifique à cette entreprise éditoriale. Plusieurs indices confirment d’ailleurs l’existence de contacts réguliers entre Destouches et Bachelard sous l’Occupation. Ainsi, dans [Bouligand 1944, 10, note 2], Bouligand mentionne l’existence d’un cycle de conférences en philosophie scientifique organisé par Destouches et Bachelard à l’IHP sur lequel nous ne disposons d’aucune archive. À l’inverse, Destouches professe un cours de logique et de méthodologie des sciences à la faculté des lettres de Paris en 1943 [Bitbol 2001, 8], vraisemblablement à la demande de Bachelard. Ces deux publications reflètent également les activités de deux groupes distincts – celui des Entretiens de Morgat et celui de Gérard – et elles font l’objet de multiples contraintes éditoriales – le second fascicule rassemblant des contributions destinées à deux numéros distincts. Cette entreprise éditoriale se montre par ailleurs poreuse aux engagements de Mariani en faveur de la Révolution nationale, comme en atteste la recension élogieuse de [Mariani 1941] qui figure dans [Destouches 1942]. Ces deux fascicules traduisent enfin une forme d’adaptation à la présence de l’Occupant – au vu de la part très majoritaire d’ouvrages en allemand qui y sont recensés – sans pour autant que nous puissions préciser l’attitude adoptée par les différents membres de ce réseau face à la puissance occupante. Notons que deux des contributeurs aux Entretiens de Morgat, à savoir Bouligand et de Broglie, participent au vaste projet initié en 1942 par l’ingénieur, écrivain et résistant François Le Lionnais sous le titre Les Grands Courants de la pensée mathématique dans la collection « L’humanisme scientifique de demain ». De Broglie y propose un article de survol sur le rôle des mathématiques dans le développement de la physique moderne, avec une focale sur les théories relativistes et quantiques [de Broglie 1948]. Le chapitre de Bouligand porte sur la constitution d’un patrimoine d’intuitions collectives en mathématiques et il s’attarde à ce propos sur les groupes de transformations [Bouligand 1948]. Aucune de ces deux interventions ne fait référence aux Entretiens de Morgat.

4 Un réseau de scientifiques-philosophes entre épuration et institutionnalisation (1944-1948)

4.1 Les effets limités de l’épuration

  • 48 Pour une vue d’ensemble de l’épuration dans les universités, voir [Singer 1997] et [Rouquet 2010].

36Nous voudrions à présent déterminer si et dans quelle mesure les protagonistes qui nous intéressent ont été affectés par des mesures d’épuration après la Libération48. Pour Rougier, étudié en détail dans [Berndt & Marion 2006], ses publications justifiant Pétain après la guerre lui valent d’être durablement marginalisé du champ de la philosophie. De retour en France en 1947, il doit s’expliquer devant une commission d’épuration à partir de juin 1948 et est mis à la retraite d’office sur décision du ministère de l’Éducation nationale en juillet 1949. Il sera réintégré dans ses fonctions en 1954, après avoir obtenu gain de cause auprès du Conseil d’État [Berndt & Marion 2006, 76–78].

  • 49 Les cas d’universitaires suspendus de leurs fonctions en 1944 et finalement non sanctionnés ne son (...)

37Louis de Broglie a fait partie du Conseil national sous Vichy et, pour cette raison, est suspendu de ses fonctions à la faculté des sciences de Paris en septembre 1944. Il est finalement réintégré quelques semaines plus tard, sans passer devant une commission d’épuration49. Bien qu’il se soit engagé en faveur des Forces françaises libres à partir de novembre 1942, Brillouin fait pour sa part l’objet d’une mesure d’épuration émanant du ministère de l’Information à l’automne 1945, alors qu’il est toujours à New York. Comme il est resté à la tête de la Radiodiffusion nationale jusqu’en décembre 1940, il lui est désormais interdit d’exercer une fonction dans la radiodiffusion [Mosseri 1999, 167]. Brillouin conteste cette décision devant le Conseil d’État et obtient gain de cause en février 1946 [Mosseri 1999, 146]. Conservant l’essentiel de ses attaches aux États-Unis, il ne reprend que de manière intermittente ses activités professorales au Collège de France entre 1946 et 1949, avant de prendre la citoyenneté américaine et de poursuivre sa carrière aux États-Unis [Mosseri 1999, 171].

  • 50 Cette lettre est conservée dans le dossier d’épuration de Paulette Destouches-Février, AN F/17/167 (...)
  • 51 Dans la note de Paulette Destouches, l’article de von Weizsäcker sur les rapports entre la mécaniq (...)

38À l’automne 1944, la commission d’enquête de l’académie de Paris s’intéresse à Paulette Destouches-Février, dans la mesure où le cabinet Bonnard aurait facilité en 1943 sa nomination, à titre provisoire, sur une chaire de première supérieure au lycée Fénelon. Finalement mise hors de cause, elle doit cependant retrouver son affectation d’origine à Rouen. À la suite de cette décision, elle bénéficie d’une lettre de soutien de Louis de Broglie datée du 1er février 1945 et adressée au recteur Gustave Roussy50. De Broglie souhaite qu’elle puisse enseigner dans la capitale, ce qui faciliterait ses activités pour le laboratoire de physique théorique de l’IHP. Le dossier d’épuration de Destouches-Février comporte par ailleurs un résumé de ses activités scientifiques depuis 1937. Il met en avant la reconnaissance internationale dont bénéficient ses travaux en logique quantique, citant à cet effet le logicien Heinrich Scholz ainsi que von Weizsäcker, dont certains travaux sont justement synthétisés et discutés dans [Destouches 1944, 118–119]51. Le curriculum vitae de Destouches-Février versé à son dossier d’épuration comporte également une liste de publications, auxquelles s’ajoute la mention d’un article à paraître dans ce qui devait constituer le troisième fascicule de Science, langage, connaissance. Il s’agit en fait de [Destouches-Février 1947].

  • 52 F/17/16844. Le cas Mariani est abordé dans [Rouquet 2010, 110–111].
  • 53 Ce dossier est conservé sous la cote 20160307/20 aux Archives nationales et a fait l’objet d’une d (...)

39À notre connaissance, Jean-Louis Destouches ne fait l’objet d’aucune mesure d’épuration à la Libération. Le Conseil supérieur d’Enquête se montre en revanche sévère à l’encontre de Mariani, comme en atteste son dossier d’épuration administrative, incluant des pièces allant de l’automne 1940 au printemps 195552, auquel s’ajoute un petit dossier dans les archives de la Direction de la surveillance du territoire (DST)53. On apprend qu’à l’automne 1940, Mariani a abandonné des documents compromettants au laboratoire de physique théorique du Collège de France. L’administration du Collège souhaite alors qu’il quitte son poste d’assistant, puisque Brillouin n’y exerce plus. L’accès au bâtiment est même interdit à Mariani à partir de décembre 1940 sur décision de l’administrateur Edmond Faral. Les documents laissés au Collège de France sont redécouverts en avril 1945. Ils attestent de liens avec le parti français national-collectiviste dirigé par Eugène Deloncle. Il y figure en outre un libelle au maréchal Pétain non signé appelant à des violences physiques contre les juifs et les « saboteurs de gauche ». Ce libelle est accompagné d’une liste nominative de 22 universitaires, dont Edmond Faral, les physiciens Pierre Auger et Eugène Bloch, la biochimiste Nine Choucroun, le biologiste Boris Ephrussi, l’économiste Jean Ullmo, ainsi que les philosophes Léon Brunschvicg et Jean Cavaillès. Dès l’automne 1940, Mariani envisage de faire paraître sans succès chez Grasset un Manifeste au maréchal Pétain d’une soixantaine de pages qui, révisé, débouchera sur [Mariani 1941].

  • 54 AN 20160307/20.
  • 55 Argumentaire motivant la proposition du CSE du 20 novembre 1946 concernant le cas Mariani, dossier (...)
  • 56 La requête est rejetée le 26 mai 1948. Six ans plus tard, il adresse un recours gracieux auprès de (...)

40Faral remet des copies de certains documents ainsi découverts au service Sécurité Air du colonel André Serot, en lien avec la mobilisation de Mariani comme sous-officier de l’Armée de l’air en 1939-1940, puis en 1944-1945. Mariani est convoqué par le service Sécurité Air le 5 septembre 1945 pour s’expliquer sur ses liens avec le parti français national-collectiviste, avant que son dossier ne soit transmis à la DST54. Le 2 juillet 1946, Faral adresse les originaux au ministère de l’Éducation nationale, avec un courrier dans lequel il précise que l’Assemblée des professeurs au Collège de France a attendu le retour de Brillouin en France pour statuer sur Mariani, avant d’ajouter que Brillouin « est de nouveau parti en mission avant la séance (23 juin 1946) où la question devait être examinée et tranchée ». Le Conseil supérieur d’enquête de l’Éducation nationale (CSE) se saisit du dossier et propose le 20 novembre 1946 que Mariani soit mis à la retraite d’office. Le CSE estime que Mariani est l’auteur du libelle visant des juifs et des personnalités de gauche, qu’il aurait sciemment accompagné d’une liste d’universitaires considérés « comme ses adversaires55 ». Le 27 novembre 1946 le ministère décide que Mariani soit révoqué sans pension, la sanction la plus élevée dans le cadre d’une procédure d’épuration administrative. Mariani conteste en vain cette décision devant le Conseil d’État56. Parallèlement à ces démarches, Mariani tente de faire carrière aux États-Unis, après un premier séjour à l’Institute for Advanced Study (IAS, Princeton) en 1947-1948, obtenu grâce à l’appui de Rougier et de Brillouin, comme en atteste un dossier Mariani conservé aux archives de l’Institute for Advanced Study.

  • 57 Mariani a bien commencé à préparer une thèse sous la direction de Louis de Broglie, comme en attes (...)

41Une lettre de Rougier à John von Neumann du 16 mars 1946 versée à ce dossier précise que Destouches et Mariani souhaiteraient séjourner prochainement à l’IAS. Répondant favorablement à la demande de Rougier, von Neumann s’adresse directement à Mariani le 11 avril 1946, en lui indiquant qu’il serait très heureux que l’IAS les invite Destouches et lui. Deux mois plus tard, Mariani profite du passage à Paris de Brillouin pour le prier d’intervenir à son tour. Brillouin est alors attendu de pied ferme par l’assemblée des professeurs au Collège de France en raison des accusations lourdes portées contre Mariani. De retour à New York en août 1946, Brillouin plaide auprès de von Neumann pour que son assistant soit invité à l’IAS et il obtient gain de cause. Mariani arrive à Princeton en octobre 1947 et sa fiche-questionnaire au département d’immigration réserve quelques surprises : outre sa licence ès sciences obtenue à Lyon en 1930, il serait détenteur d’un doctorat ès sciences à la Sorbonne en 1946, ce que nous n’avons pas pu confirmer57. Il se déclare par ailleurs directeur d’études de l’Institut de philosophie des sciences de la Sorbonne depuis 1936 en sus de ses fonctions d’assistant au Collège de France depuis 1932. De manière plus prosaïque, Mariani tente vainement de faire paraître un article au Physical Review au cours de son séjour. Sa soumission est refusée en raison de sa piètre qualité scientifique, comme en atteste le bref message que John Tate, alors rédacteur en chef du Physical Review, envoie au directeur de l’IAS, à savoir J. Robert Oppenheimer :

  • 58 Lettre de John Tate à Robert Oppenheimer du 9 février 1948, archives du bureau du directeur de l’I (...)

42I have had adverse comments from the Editorial Board. One of the Associate Editors writes that the style is too verbose. [...] He doubts whether the paper has any really new physical content58.

43Malgré une nouvelle intervention de Brillouin en faveur de Mariani, le comité éditorial du Physical Review n’infléchira pas son avis négatif sur ce projet d’article. Le dossier de Mariani à Princeton comporte pour finir une demande de renseignements, datée d’octobre 1951 et adressée par la division des sciences médicales du National Research Council à l’IAS. Parmi les éléments de réponse prévus figure une phrase cinglante du mathématicien et membre de l’IAS Marston Morse : « I understand his mission here was not altogether satisfactory ». La trace de Mariani semble se perdre ensuite. Le seul document précis que nous ayons trouvé est la mention de son décès le 26 décembre 1989 à New-York, dont la nouvelle est transmise en mars 1995 à la mairie de Narbonne.

4.2 Un ancrage confirmé en physique théorique et en philosophie scientifique

44Si l’épuration de Mariani marque un coup d’arrêt spectaculaire à sa carrière, son cas ne doit pas laisser dans l’ombre les éléments de continuité qui caractérisent les activités de ce réseau de scientifiques-philosophes entre les années 1930 et l’immédiat après-guerre : l’implantation de ce réseau dans le laboratoire de physique théorique de l’IHP s’accentue après la Libération. Les liens avec Bachelard et Gonseth demeurent très étroits durant l’immédiat après-guerre. Enfin, les activités de ce groupe s’institutionnalisent et s’internationalisent à la Libération avec l’appui de Gonseth et du père dominicain belge Stanislas Dockx.

45Destouches jouit d’une véritable consécration académique après la guerre, devenant maître de conférences en physique théorique à la faculté des sciences de Paris en 1945, avant d’y être élu professeur en 1949 face à Proca [Vila-Valls 2012, 202]. Destouches dispose au surplus d’un vivier d’élèves ou de proches collaborateurs qui contribuent à façonner les grandes orientations du séminaire de physique théorique de l’IHP. Nous pouvons mentionner Gérard Petiau, Bernard Kwal, Jacques Winter, Marie-Antoinette Tonnelat, Robert Murard [Verschueren 2017, n. 5, 500], Jeannine Viard, Marie-Thérèse Pasturaud, Cécile Morette, qui poursuivra sa carrière aux États-Unis [Vila-Valls 2012, 226], Serge Slansky ou encore Michel Cazin, un cousin de Destouches, sans oublier Paulette Destouches-Février. Tous ces protagonistes se citent mutuellement dans leurs travaux, mais leurs publications jouissent d’une faible visibilité sur la scène scientifique internationale [Vila-Valls 2012, 161] et induisent l’image d’une physique théorique ayant rompu tout lien avec la physique expérimentale.

  • 59 Le doctorat d’université de Paulette Destouches-Février à la faculté des sciences de Paris est cla (...)

46C’est particulièrement le cas des publications de Destouches et Destouches-Février qui, entre la fin des années 1930 et le début des années 1950, se situent à l’interface entre la physique théorique, la logique et la philosophie scientifique. Le programme de recherche qu’ils poursuivent conjointement depuis les années 1937-1938 connaît plusieurs développements significatifs à la Libération, comme en attestent la thèse de doctorat d’université que soutient Paulette Destouches-Février en 194559, ainsi que les notes aux CRAS qu’elle multiplie pour caractériser les différents types de logiques à l’œuvre en physique théorique. La théorie générale de la prévision, initiée par Destouches au début de la période de l’Occupation [Destouches 1941], fait de plus l’objet d’importants approfondissements par Destouches et Destouches-Février en 1945-1946. Leur objectif est « [d’]exprimer mathématiquement la connaissance que nous procure une mesure initiale effectuée sur un système, de façon à pouvoir calculer à partir de là une anticipation (exacte ou probabiliste) pour le résultat d’une mesure ultérieure effectuée sur le même système » [Bitbol 2001, 20]. Destouches présente d’ailleurs un aperçu de cette théorie lors d’une intervention devant la Société française de philosophie le 25 janvier 1947 en présence de son épouse [Destouches 1947].

  • 60 Les archives du CNRS semblent muettes sur la création, l’organisation, le fonctionnement et les ac (...)
  • 61 Pour un commentaire serré de l’idée de dialectique chez Cavaillès et Gonseth, voir en particulier (...)

47La pérennisation des relations qu’entretiennent Destouches et Destouches-Février avec Bachelard et Gonseth constitue un deuxième élément de continuité entre la fin des années 1930 et l’immédiat après-guerre. Destouches-Février devient en 1944 la secrétaire d’un Centre d’études de logique symbolique et de philosophie des sciences rattaché au CNRS60 et, entre avril et mai 1947, elle organise dans ce cadre des rencontres en philosophie des mathématiques et de la logique auxquelles sont notamment conviés Bachelard, Bouligand et Fréchet. Les versions écrites des interventions auraient dû être accueillies dans des Cahiers du centre d’études de logique symbolique et de philosophie des sciences, une collection qui ne semble pas avoir vu le jour. Inversement, plusieurs contributions de Destouches et de Destouches-Février sont publiées dans la revue Dialectica fondée en 1947 par Bachelard, Gonseth et le logicien Paul Bernays. La création de Dialectica répond tout d’abord à un objectif que s’étaient fixés Bachelard, Destouches et Gonseth à la fin des années 1930 : se doter d’un journal qui permettrait à leur réseau de se structurer et de concurrencer Erkenntnis, l’organe éditorial du positivisme logique. Il s’agit également de répondre aux souhaits du logicien et père dominicain polonais Józef Maria Bocheński de créer une revue de logique qui serait le pendant européen du Journal of Symbolic Logic [Dockx 1977, 35], la revue de l’Association for Symbolic Logic fondée en 1936 [Hodges 2014, 11]. Cette revue aurait alors pris la forme d’un « lieu de rencontre des logiciens européens », Destouches-Février étant pressentie pour y représenter la France [Dockx 1977, 35]. La ligne éditoriale finalement retenue par Bachelard, Bernays et Gonseth s’avère généraliste. Ainsi, parmi les six articles centrés sur l’idée de dialectique qui composent le premier numéro de Dialectica, seuls deux relèvent de la philosophie des sciences : celui de Samuel Gagnebin sur l’idée de dialectique dans la philosophie des sciences contemporaines et celui de Gonseth. Ce dernier propose alors une série de réflexions motivées par les premiers Entretiens de Zurich de décembre 1938, lesquels portaient sur les fondements et la méthode des sciences mathématiques. Gonseth annonce en creux la tenue en 1948 des seconds Entretiens de Zurich, centrés sur l’idée de dialectique. Les actes de ce colloque sont accueillis dans le sixième numéro de Dialectica et s’ouvrent sur une introduction de Gonseth mettant en avant la figure tutélaire de Jean Cavaillès. Ce dernier n’avait pourtant pas pris part aux premiers Entretiens de Zurich et, malgré sa participation aux Entretiens d’Amersfoort de septembre 1938, était resté extérieur au réseau constitué autour de Bachelard, Destouches et Gonseth. Un élément de circonstance contribue à expliquer une telle référence à Cavaillès en 1948 : il est alors unanimement célébré pour son engagement dans la Résistance, Gonseth étant d’ailleurs sollicité pour participer à la réunion constitutive de la Société des amis de Jean Cavaillès fixée au 26 avril 1947. À ceci s’ajoute que Gonseth a été marqué par [Cavaillès 1947], publié à titre posthume par le mathématicien Charles Ehresmann et le philosophe Georges Canguilhem61. Le sixième numéro de Dialectica comporte six entrées thématiques : (i) logique et dialectique ; (ii) métaphysique et dialectique ; (iii) esthétique et dialectique ; (iv) dialectique marxiste et dialectique ; (v) sociologie et dialectique ; (vi) connaissance et dialectique. La conduite des discussions autour de cette sixième et dernière entrée thématique est confiée à Destouches. Ce dernier participe donc activement aux premiers et aux seconds Entretiens de Zurich. De manière plus remarquable encore, le deuxième numéro de Dialectica accueille un reliquat des Entretiens de Morgat, à savoir un article de Destouches-Février sur les notions d’objectivité et de subjectivité en physique atomique [Destouches-Février 1947]. Ce texte a été achevé à la fin de la période de l’Occupation et devait faire partie d’un troisième fascicule de Science, langage, connaissance dont la parution est finalement abandonnée. L’article de Destouches-Février porte donc la marque du projet éditorial initié par Destouches et Mariani sous l’Occupation, tout en s’insérant désormais dans une entreprise éditoriale d’envergure et pérenne qui contribue à asseoir la légitimité de Bachelard et de Gonseth sur la scène philosophique internationale.

  • 62 La création de cette société savante est évoquée dans Dialectica, I, 2, 1947, p. 202–203.
  • 63 La composition de cette section française figure dans Synthese, 7, 3, 1948-1949, p. 208–210.
  • 64 Pour plus de détails sur les péripéties ayant précédé cette fusion, voir en particulier [Hodges 20 (...)

48Soulignons pour finir que ce réseau jouit d’une position stratégique à l’intérieur d’institutions créées après la guerre pour promouvoir la philosophie des sciences à l’échelle internationale. Le 21 décembre 1946, Gonseth compte parmi les quatre signataires du protocole de fondation de la société internationale de logique et de philosophie des sciences aux côtés de Bernays, Karl Dürr et de Karl Popper62. Bachelard, Louis de Broglie et Destouches font en outre partie du comité directeur de la section française de cette société savante dont le siège provisoire est à Zurich63. En parallèle, le père dominicain belge Stanislas Dockx fonde dès 1944 l’Institut international des sciences théoriques dont le premier symposium est organisé à Bruxelles du 8 au 13 septembre 1947. Dix-sept rapports sont commandés à cette occasion et quatre d’entre eux sont confiés à des membres du réseau qui nous intéresse : Gonseth (« Les conceptions mathématiques et le réel ») ; Destouches-Février (« Le réel et la théorie physique ») ; Destouches (« Déterminisme et indéterminisme en physique moderne ») ; Louis de Broglie (« L’individualité dans le monde physique »). Les institutions internationales mises sur pied par Gonseth et Dockx contribueront à la création, en 1949, de l’Union internationale de philosophie des sciences qui fusionnera avec l’Union internationale d’histoire des sciences au milieu des années 195064. Au final, si l’on écarte Mariani, Brillouin et Rougier, qui sont désormais hors-jeu, le réseau ayant participé aux Entretiens de Morgat subit un double mouvement à l’issue du second conflit mondial : en physique théorique, le groupe se resserre autour de Destouches et de Louis de Broglie à l’IHP et il dispose d’une faible audience sur la scène scientifique internationale ; en philosophie des sciences en revanche, ce réseau acquiert une visibilité internationale sous l’impulsion de Gonseth et de Dockx.

5 Conclusion

49Au terme de cette enquête, plusieurs arguments plaident donc bien en faveur de l’existence d’un réseau structuré de scientifiques-philosophes autour de Bachelard, Destouches et Gonseth, dans l’objectif de développer un contre-projet de philosophie scientifique venant concurrencer les positivismes logiques. Les protagonistes qui le composent se citent étroitement dans leurs publications respectives ; ils se côtoient dans des institutions scientifiques bien identifiées – en particulier le laboratoire de physique théorique de l’IHP – ; ils partagent leurs vues au cours de rencontres, cycles de conférences, colloques et congrès organisés entre 1935 et 1948 ; enfin, ils participent à des entreprises éditoriales collectives comme en attestent les deux fascicules des Entretiens de Morgat (1942-1944) ainsi que les premiers numéros de Dialectica.

50La masse et la diversité des pièces concordantes que nous avons rassemblées contraste avec la quasi-élision dont ce réseau a fait l’objet dans la littérature académique dévolue à l’histoire de la philosophie des sciences en France durant l’entre-deux-guerres et l’immédiat après-guerre. Une telle élision résulte d’effets de mémoires impliquant la mise en avant quasiment exclusive de quelques figures tutélaires, à commencer par Gaston Bachelard et Jean Cavaillès. La publication de [Bitbol 2001] marque certes un rééquilibrage au profit de Destouches, qui s’avère cependant parcellaire au regard de la diversité des protagonistes ayant participé à cette contre-offensive. Le poids des célébrations en l’honneur de Cavaillès à l’issue du second conflit mondial contribue également à expliquer que les fascicules des Entretiens de Morgat soient tombés dans l’oubli à la Libération, l’un des coordonnateurs de ce projet éditorial, à savoir Mariani, étant tout de même révoqué sans pension en novembre 1946. On ne peut pas cependant conférer à cette révocation plus de poids qu’elle n’en a en réalité. Nous avons d’ailleurs insisté, à la fin de cet article, sur les éléments de continuité qui caractérisent ce programme en philosophie des sciences entre la fin des années 1930 et l’immédiat après-guerre. Ce faisant, nous avons établi que Bachelard, de Broglie, Destouches-Février, Destouches et Gonseth ont joué un rôle de premier plan après la guerre au sein d’institutions visant à promouvoir la philosophie des sciences à l’échelle internationale. Ceci nous conduit à souligner que l’acte fondateur des Entretiens de Morgat (septembre 1938) n’est pas resté lettre morte et qu’il a contribué à façonner durablement le domaine de la philosophie des sciences en France sous l’Occupation et durant l’immédiat après-guerre.

Archives consultées

Archives nationales

  • Dossier d’épuration de Paulette Destouches-Février F/17/16779
  • Dossier d’épuration de Jean Mariani F/17/16844
  • Dossier de Jean Mariani transmis à la DST AN 20160307/20

Château de Lourmarin

  • Fonds Louis Rougier

Bibliothèque cantonale et universitaire Lausanne-Dorigny

  • Fonds Ferdinand Gonseth qui contient en particulier les lettres de Bachelard et Destouches à Gonseth

Bibliothèque Mathématiques, Informatique, Recherche (site de Jussieu)

  • Fonds Jean-Louis Destouches

Services historiques de la défense (site de Vincennes)

  • Dossier d’homologation de Robert Gérard comme résistant, GR 16 P 252105

Archives de l’Académie des sciences

  • Fonds Maurice Fréchet et fonds Louis de Broglie

Archives of Scientific Philosophy, University of Pittsburgh

  • Bruno De Finetti papers. BD5.

The Shelby White and Leon Levy Archives Center, Institute for Advanced Study

  • Director’s Office : Member Files : Box 91 : Mariani, Jean
  • School of Mathematics records: Members, Visitors, Assistants series: Alphabetical files (1933-1977): Box 18, folder Mariani.
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Notes

1 Le fonds Destouches est conservé à la bibliothèque Mathématiques, Informatique, Recherche (MIR, site de Jussieu).

2 Cette intervention n’est par exemple pas mentionnée dans le numéro spécial de Philosophia scientiæ publié en 2018 et dédié au congrès de philosophie scientifique de septembre 1935.

3 On trouve par exemple dans [Brenner 2016] une filiation entre les philosophes Abel Rey et Gaston Bachelard en épistémologie historique, tandis que [Bontems 2006, 139–140] rappelle comment Bachelard est devenu une figure tutélaire de l’épistémologie historique à la française sous la plume des philosophes Georges Canguilhem et Dominique Lecourt. Une rapide mention de Gonseth figure dans [Bontems 2006, 137], sans qu’il en soit dit plus sur l’implantation de sa philosophie en France dès les années 1930.

4 Un effet de lieu doit ainsi être pris en compte pour cerner les prolongements que connaissent les Entretiens de Morgat sous l’Occupation. L’essentiel des protagonistes qui nous intéressent exercent alors à Paris et sont donc confrontés en permanence à la puissance occupante. Le contraste s’avère saisissant avec la configuration qu’Isabelle Gouarné a reconstituée dans son étude d’envergure sur le colloque « Travail et technique » qui fut organisé à Toulouse, donc en zone non occupée, en juin 1941 et qui rassembla les principaux représentants de la science républicaine face à Vichy [Gouarné 2019].

5 Pour un historique de ce congrès, voir [Padovani 2006] et [Bourdeau 2018].

6 Sur les spécificités du positivisme logique dans sa version berlinoise, voir [Benis-Sinaceur 2018].

7 Voir également [Heinzmann 1982, 43 sqq.] pour un commentaire sur la fonction paradigmatique que joue la géométrie dans la philosophie de Gonseth.

8 Une caractérisation fine et détaillée de l’idonéisme de Gonseth figure en particulier dans [Heinzmann 1982, 31–42], avec une mise en avant des principales maximes méthodologiques qui contribuent à sa définition.

9 Ce texte a été réédité dans [Gonseth 1998]. Pour une analyse critique de ce dernier ouvrage, voir [Heinzmann 2006].

10 Voir à ce propos [Siegmund-Schultze 2009, 263 sqq.] et [Cléry 2020]. Le fonds Jean-Louis Destouches comporte des notes des cours de Fréchet, dûment commentées dans [Cléry 2020, 288 sqq.].

11 Ils divorceront en 1950.

12 Ce dernier n’y présente pas d’exposé. Pour plus de détails sur le congrès Descartes, voir [Alunni & Brian 2002, 130–131].

13 Un exemplaire du mémoire de Paulette Février est conservé au château de Lourmarin, Fonds Louis Rougier, carton LR II-18.

14 Pour une histoire de l’IHST à ses débuts, voir [Braunstein 2015].

15 Ces lettres sont conservées à la bibliothèque cantonale et universitaire Lausanne-Dorigny, département des manuscrits, fonds Ferdinand Gonseth, IS 4323, carton 23 bis.

16 L’existence de ce projet de revue n’a pas échappé à la vigilance du philosophe Henri Lauener qui, dans [Lauener 1985, 10, note 11], se réfère très exactement à cette lettre de Bachelard à Gonseth du 19 novembre 1937.

17 Voir à ce propos la lettre de Bachelard à Gonseth du 6 mai 1938.

18 Voir sur ce point la lettre de Destouches à Gonseth du 7 avril 1938. Les lettres de Destouches à Gonseth couvrant la période 1937-1938 sont conservées dans le fonds Gonseth, IS 4323, carton 38.

19 Lettre de Destouches à Gonseth du 10 février 1938.

20 Fréchet intervient à Cambridge [Fréchet 1938] et il propose une vaine tentative de conciliation entre les représentants du positivisme logique et le groupe autour de Gonseth.

21 Voir à ce propos la lettre de Destouches à Gonseth du 14 juillet 1938.

22 Celui-ci se tient à Paris du 26 au 30 août et réunit 26 économistes et intellectuels défendant le bien-fondé du libéralisme économique non seulement face aux tentations étatistes que les systèmes totalitaires mettent en avant, mais aussi face au planisme qui a la faveur de certaines démocraties. Voir [Burgin 2012, 67 sqq.], ainsi que [Audier2012].

23 De Finetti papers. BD5, Archives of Scientific Philosophy, University of Pittsburgh.

24 Né en 1874, licencié puis docteur ès sciences, Georges Matisse est assistant scientifique à la faculté des sciences de Paris de 1921 à sa retraite en 1938, AN AJ/16/5743. Il participe en 1935 au congrès parisien de philosophie scientifique.

25 Nous n’avons malheureusement trouvé aucune lettre de Destouches à Gonseth datant de la période de l’Occupation dans le fonds Gonseth à Lausanne.

26 Ces informations figurent dans son dossier d’épuration, AN F/17/16844, sur lequel nous reviendrons en troisième partie.

27 Archives de l’Académie des sciences, Fonds Louis de Broglie, 42J, Boîte 40, pièce 128.

28 Le titre de l’article que Gaston Julia souhaitait écrire sur « les relations scientifiques franco-allemandes » traduit son engagement en faveur de la collaboration, manifeste dès l’automne 1940 [Eckes 2018].

29 Quelques créations de revues ont cependant eu lieu sous l’Occupation et elles sont signalées dans [Duclert 1997, 169].

30 Sur l’écrivain et académicien Paul Valéry durant la période de l’Occupation, on pourra se reporter à [Allain-Castrillo 2008]. Il ressort de cette étude que Valéry demeure « fidèle à l’amitié de Pétain », tout en étant hostile à la Collaboration, ce qui ne l’empêche pas de publier en 1944 dans la NRF de Pierre Drieu la Rochelle, ainsi que dans Comœdia. Une étude d’envergure sur l’Académie française sous l’Occupation figure dans [Sapiro 1999, 249 sqq.].

31 Des précisions sur Van Oest et l’évolution de sa maison d’édition peuvent être trouvées dans [Brucculeri 2007].

32 [Gérard 1941] s’affiche comme une étude sur la façon dont les dérives de la modernité ont dénaturé le langage comme expression de la logique. Elle comporte une tonalité nettement réactionnaire, la modernité étant assimilée en conclusion à une forme de décadence.

33 Robert Gérard a lui-même effectué en 1928-1929 une mission au titre de la délégation archéologique française en Afghanistan.

34 Joseph Hackin dirigeait le musée Guimet depuis 1923 et il coordonna dans les années 1930 la Délégation archéologique française en Afghanistan. Ralliés au général de Gaulle dès juillet 1940, Joseph et Marie Hackin embarquent le 20 février 1941 sur le steamer Jonathan Holt, lequel est coulé par un sous-marin allemand au large des îles Féroé le 24.

35 Dossier d’homologation de Robert Gérard comme résistant, Service historique de la défense, site de Vincennes, cote GR 16 P 252105.

36 Pour plus de détails sur le mouvement Libération-Nord, voir [Aglan 1999].

37 Aucune datation n’est alors précisée.

38 Lettre du responsable éditorial des Éditions Van Oest à Robert Gérard, 23 mars 1942. En-tête des « éditions d’art et histoire ». Signature illisible. Archives Destouches, MIR, Sorbonne-Université.

39 Malheureusement, il nous a été impossible jusqu’à présent de reconstituer le parcours de Mariani entre les deux zones. Il n’y a d’ailleurs plus de traces de contacts directs entre Mariani et Destouches après cette date.

40 Bachelard ne publie finalement aucun texte dans ce second fascicule.

41 Aucune communication de Gonseth ne figure néanmoins dans le second fascicule des Entretiens de Morgat.

42 Dans l’objectif d’éviter la censure préalable qui est en vigueur pour les publications périodiques.

43 Pour une analyse de ce que Bachelard entend par dialectique dans la Philosophie du non, voir en particulier [Lamy 2014, 140].

44 Nous n’avons trouvé aucun élément expliquant pourquoi le deuxième fascicule des Entretiens de Morgat a été accueilli aux PUF.

45 Sur les Presses universitaires de France sous l’Occupation, et la création des Cahiers d’études communautaires en particulier, voir [Tesnière 2001, 311–350].

46 La venue de von Weizsäcker à Paris est abordée dans [Pinault 2000, 210].

47 Placé sous la tutelle de l’ambassade d’Allemagne, le Deutsches Institut vise alors à promouvoir l’hégémonie de l’occupant en matière de politique culturelle [Krebs 2014, 443].

48 Pour une vue d’ensemble de l’épuration dans les universités, voir [Singer 1997] et [Rouquet 2010].

49 Les cas d’universitaires suspendus de leurs fonctions en 1944 et finalement non sanctionnés ne sont pas rares. Voir en particulier [Singer 1997, 236–237].

50 Cette lettre est conservée dans le dossier d’épuration de Paulette Destouches-Février, AN F/17/16779.

51 Dans la note de Paulette Destouches, l’article de von Weizsäcker sur les rapports entre la mécanique quantique et la philosophie de Kant est daté de 1938, alors qu’il ne paraît en 1941 et qu’elle en prend connaissance sous l’Occupation.

52 F/17/16844. Le cas Mariani est abordé dans [Rouquet 2010, 110–111].

53 Ce dossier est conservé sous la cote 20160307/20 aux Archives nationales et a fait l’objet d’une déclassification en décembre 2016, par application de l’arrêté du 24 décembre 2015 portant ouverture d’archives relatives à la Seconde Guerre mondiale.

54 AN 20160307/20.

55 Argumentaire motivant la proposition du CSE du 20 novembre 1946 concernant le cas Mariani, dossier d’épuration de Jean Mariani, AN F/17/16844.

56 La requête est rejetée le 26 mai 1948. Six ans plus tard, il adresse un recours gracieux auprès de la commission consultative des requêtes qui juge possible sa nomination à un emploi vacant dans l’Éducation nationale, mais exclut sa réintégration comme assistant scientifique au Collège de France.

57 Mariani a bien commencé à préparer une thèse sous la direction de Louis de Broglie, comme en atteste une demande d’autorisation que Mariani adresse le 10 octobre 1940 à Émile Picard, alors secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences pour les sciences mathématiques, pour pouvoir travailler à la bibliothèque de l’IHP alors fermé jusqu’à nouvel ordre. Cette lettre est conservée dans les archives de l’IHP. Mariani ne semble pas avoir mené ce projet de thèse à son terme, l’historien des sciences Pierre Verschueren nous ayant confirmé n’avoir retrouvé aucune trace d’un Mariani ayant soutenu une thèse à la faculté des sciences de Paris entre 1944 et 1946.

58 Lettre de John Tate à Robert Oppenheimer du 9 février 1948, archives du bureau du directeur de l’Institute for Advanced Study (IAS), dossier des membres de l’IAS, boîte 91, dossier Jean Mariani, The Shelby White and Leon Levy Archives Center.

59 Le doctorat d’université de Paulette Destouches-Février à la faculté des sciences de Paris est classé en sciences mathématiques, avec une première thèse intitulée Recherches sur la structure des théories physiques et une seconde thèse intitulée Essai sur la logique intuitionniste et ses interprétations. Elle les soutient devant un jury composé de Georges Bouligand, Louis de Broglie et Georges Darmois. Le rapport de thèse, signé de Broglie, est conservé sous la cote AN AJ/16/5581. Il y souligne l’idée-force de Paulette Destouches-Février : « l’évolution des théories physiques impose une évolution correspondante des règles de la logique. » Nous remercions Pierre Verschueren de nous avoir permis d’accéder à ces éléments.

60 Les archives du CNRS semblent muettes sur la création, l’organisation, le fonctionnement et les activités de ce groupe.

61 Pour un commentaire serré de l’idée de dialectique chez Cavaillès et Gonseth, voir en particulier [Benis-Sinaceur 1993]. On trouvera par ailleurs, dans [Lauener 1985, 10–18], une analyse critique serrée des thématiques du dialogue et de la dialectique chez Bachelard et Gonseth. S’il est « [e]nclin à concéder à la notion de dialectique la force d’une métaphore suggestive », Henri Lauener doute cependant « qu’elle prenne chez Gonseth la valeur d’une méthode de structuration rendant effectivement compte de la “logique” des conduites scientifiques » [Lauener 1985, 18].

62 La création de cette société savante est évoquée dans Dialectica, I, 2, 1947, p. 202–203.

63 La composition de cette section française figure dans Synthese, 7, 3, 1948-1949, p. 208–210.

64 Pour plus de détails sur les péripéties ayant précédé cette fusion, voir en particulier [Hodges 2014, 12]. En 1952, Dockx, Gonseth, ainsi que le philosophe Raymond Bayer, sont écartés du comité exécutif de l’Union internationale de philosophie des sciences (UIPS), dans la mesure où ils souhaitaient orienter les fonds de l’UNESCO en direction de leurs propres projets philosophiques. L’un des principaux représentants de l’idonéisme gonsethien rejoint alors le comité exécutif de l’UIPS : Jean-Louis Destouches.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : Projets de maquettes du périodique que Jean-Louis Destouches et Jean Mariani souhaitaient créer à l’automne 1940. Fonds Jean-Louis Destouches, bibliothèque Mathématique, Informatique, Recherche, site de Jussieu.
URL http://journals.openedition.org/philosophiascientiae/docannexe/image/3826/img-1.png
Fichier image/png, 2,4M
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Pour citer cet article

Référence papier

Christophe Eckes et Laurent Mazliak, « Les Entretiens de Morgat : nouvelles perspectives historiques sur une réponse francophone aux positivismes logiques (1935-1948) »Philosophia Scientiæ, 27-1 | 2023, 129-162.

Référence électronique

Christophe Eckes et Laurent Mazliak, « Les Entretiens de Morgat : nouvelles perspectives historiques sur une réponse francophone aux positivismes logiques (1935-1948) »Philosophia Scientiæ [En ligne], 27-1 | 2023, mis en ligne le 01 mars 2023, consulté le 01 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/philosophiascientiae/3826 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philosophiascientiae.3826

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Auteurs

Christophe Eckes

Université de Lorraine, Université de Strasbourg, CNRS, AHP-PReST, Nancy (France)

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Laurent Mazliak

LPSM, Sorbonne Université, Paris (France)

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