1Cet article s’intéresse à l’histoire et au contenu de la pensée corporatiste française pendant la période de l’Occupation. Dans ce cadre, son objet se limite cependant à l’étude de la seule contribution des économistes français, et parmi eux uniquement aux universitaires. La référence à la pensée corporatiste concerne ici à la fois leurs analyses économiques et leurs points de vue méthodologiques ainsi que leurs réflexions en matière de politique économique. Elle ne s’interdit pas pour autant de recourir à l’aide d’autres sciences sociales que l’économie politique lorsque, dans son élaboration, cette dernière peut bénéficier de leur recours partiel ou global. Notre article ne s’intéressera donc que très brièvement aux dimensions strictement historiques et sociales du corporatisme et aux échanges politiques qu’il a engendrés à moins qu’ils ne recoupent certains des débats économiques de fond qui ont eu lieu sous l’Occupation.
2La première partie de notre contribution tentera d’analyser le contexte historique qui marque l’émergence et les développements du corporatisme pendant la période de l’Occupation allemande.
3Au sein de cette partie, la section 1.1 s’efforcera de caractériser ce qui paraissait être alors la conception prédominante de ce corporatisme, bien que la plupart des économistes ne l’adoptaient pas à cette époque au sein de leur représentation de l’économique et de leurs travaux. La section 1.2 tentera de reconstruire les prémisses du corporatisme de cette époque telles qu’elles sont généralement attribuées à un petit nombre d’auteurs du passé considérés comme incontournables. Enfin la section 1.3 rappellera brièvement les fondements distinctifs du corporatisme vichyste.
4La deuxième partie de notre texte s’intéressera aux recherches des économistes et universitaires français qui ont tenté de mener un travail d’analyse économique sur le corporatisme. Dans ce cadre, la section 2.1 sera consacrée aux contributions de deux auteurs qui réfléchirent économiquement sur le corporatisme tout en soutenant ses fondements idéologiques de manière militante: Maurice Bouvier-Ajam et Louis Salleron. La section 2.2 fera référence aux travaux de deux économistes qui étudièrent le corporatisme tout en faisant preuve d’un certain recul à son égard : Louis Baudin et Gaëtan Pirou. La section 2.3 concernera enfin les écrits de deux universitaires politiquement engagés pendant la période de l’Occupation : François Perroux et Henri Denis.
5La troisième partie de notre contribution présentera enfin nos conclusions.
6Cette première partie de notre contribution s’efforce de déterminer ce qu’a été la conception économique prédominante du corporatisme pendant les années 1930 et 1940 en tentant de déterminer son contenu, son inspiration supposée et l’héritage qu’elle a laissé au régime de Vichy.
7Cette partie de notre article ne vise pas à proposer une histoire systématique de l’émergence des différentes formes du corporatisme avant et pendant la période de l’Occupation allemande. En la matière il existe de très nombreux travaux historiques aussi exhaustifs qu’approfondis qu’il s’agisse de Cointet [2011, cf. son chapitre 2 et notamment les développements consacrés aux activités de Lucien Romier et Jean Bichelonne], [Kaplan 2001], [Le Crom 2013, et ses développements relatifs aux relations entre corporatisme et syndicalisme], [Margairaz & Rousso 1992], [Margairaz 2009, notamment les développements consacrés au « consensus et au révisionnisme anti-malthusiens » ainsi qu’à la « mutation confirmée de l’appareil économique et financier » après 1940] ou [Paxton 1999]. Ces travaux sont essentiels et incontournables mais leur objet dépasse très largement la perspective qui est la nôtre.
8Cette perspective vise plutôt ici et principalement à étudier de manière aussi concise que possible les contextes factuel et intellectuel de nature économique auquel il est fait référence pour expliquer et comprendre l’émergence du corporatisme en économie politique et les débats qu’elle suscita parmi les universitaires pendant la période de l’Occupation allemande.
9Il convient tout d’abord ici de souligner une première caractéristique du corporatisme pendant l’Occupation : nous nous réfèrerons d’abord aux travaux de Bouvier-Ajam, universitaire corporatiste qui dirigea l’Institut d’études corporatives et sociales dès sa fondation en 1934, alors qu’il était tout juste âgé de vingt ans.
10Dès 1941, il écrit que selon lui, « l’essentiel de l’organisation corporative est de naissance française » [Bouvier-Ajam 1941, 388, souligné par nous – RA]. Ainsi, dans l’esprit de Bouvier-Ajam comme dans celui des universitaires favorables au corporatisme, ce système économique et politique n’est pas universel par nature comme le sont par exemple le libéralisme et le socialisme mais il est profondément enraciné dans la tradition française. Cette constatation mérite d’être soulignée. Pour ceux qui l’approuvent, elle ne signifie pas pour autant que le corporatisme sous Vichy constitue une exclusivité française. Plusieurs contributions publiées par des auteurs spécialistes du corporatisme avant ou pendant l’Occupation incluent en effet des comparaisons approfondies avec d’autres formes nationales de corporation et de corporatisme (cf. par exemple [De Man 1935], [Pirou 1938, 1939], [Denis 1941] ou [Almira 1943]).
11Cette référence à une tradition française du corporatisme a une conséquence importante. Elle permet en effet d’inscrire le corporatisme de l’Occupation dans une vision qui combine ses formes purement associative et réglementée et permet de mieux comprendre la distinction d’origine historique entre ordre corporatif libre, ordre corporatif règlementé et ordre marchand. Le premier de ces ordres suppose l’existence d’un système productif composé de métiers coordonnés au sein d’une communauté auto-organisée. Le deuxième est fondé sur un mode d’organisation de métiers jurés régis par des corporations autonomes définies par une forme variable de droit public. Le troisième s’appuie sur des métiers libres soumis à la seule loi des marchés [cf. notamment Bouvier-Ajam 1941, 388–389].
12Or, il est clair que pendant la période de l’Occupation, l’ordre corporatif réglementé a clairement la faveur de beaucoup d’économistes. Il est en effet supposé assurer une véritable régulation du système économique et une protection efficace des acteurs économiques. Ainsi, à l’inverse du libéralisme classique ou d’un corporatisme spontané, le corporatisme « moderne » doit se combiner avec une forme d’intervention étatique dont il faut préciser le contenu en matière d’efficience. Ce type d’intervention adéquat ne doit pas seulement concerner le contenu d’un métier spécifique mais réguler aussi l’organisation même de ce métier et l’interaction entre les différents métiers qui composent les systèmes productif et économique nationaux. Ainsi, l’ordre corporatif souhaité ne doit pas rejeter l’intervention de l’État et doit s’opposer au libéralisme fondé sur la seule recherche de l’intérêt propre et le principe de la libre-concurrence. Dans l’esprit de ses défenseurs, le corporatisme permet également de combattre « l’esprit de monopole et de domination patronale » [Bouvier-Ajam 1941, 386], né selon Bouvier-Ajam au xvie siècle et qui n’a pas cessé depuis de se renforcer sous la forme du mouvement de concentration économique né à son tour au xixe siècle. L’influence du libéralisme a, là encore, joué son rôle en favorisant la création des cartels, des trusts et des syndicats de travailleurs, formes modernes de l’esprit de monopole [cf. à nouveau Bouvier-Ajam 1941, 392–393]. L’ordre corporatif s’oppose dans ce contexte à un ordre marchand dominé par un trop petit nombre de grandes firmes. Selon Ley [1938], sous l’influence notable du Comité d’entente et d’action artisanale (dissous paradoxalement par le décret du 29 mai 1942 de l’État de Vichy) et de certains métiers, des contre-exemples de ces tendances libérales sont cependant apparus pendant l’entre-deux-guerres, notamment ceux de l’artisanat et de l’agriculture. Ces cas de figure illustrent le fait que les principes fondamentaux de la doctrine corporative requièrent aussi l’attribution aux professions organisées de pouvoirs d’auto-gestion et de représentation sur une base à la fois locale et professionnelle, comme dans l’ordre corporatif libre. Pour les corporatistes, cette vision de l’organisation économique et sociale, fondée sur un équilibre équitable de taille entre les entreprises, contraste entièrement avec un système dans lequel les lois sont édictées par la seule démocratie représentative des assemblées parlementaires. Cette forme de représentation réunit en effet des acteurs appartenant à des professions diverses et aboutit à l’édiction de lois générales qui s’appliquent aux diverses activités mais n’en retiennent pas suffisamment les spécificités communautaires. Ainsi, le corporatisme conduit également à une critique de la démocratie parlementaire supposée incapable de tenir compte de règles spécifiques liées aux métiers et aux communautés professionnelles ; ce faisant, il conteste aussi le principe de l’égalité entre les citoyens.
13L’ensemble des remarques formulées précédemment conduit nécessairement à soulever une question spécifique que nous n’avons pas clairement approfondie jusqu’ici : la distinction entre corporatisme d’État et corporatisme d’association. Cette question n’interroge pas les formes mais les modes de création et de fonctionnement des corporations. La défense du premier type de corporation est souvent inspirée par une pensée politique influencée par les méthodes autoritaires allemande et italienne et souvent associées à un parlementarisme restreint mais adapté. Dans ce cadre, l’instance dominante dans la formation du corporatisme est l’État. Il semblerait alors préférable que ce dernier ait le privilège de classer chacune des entreprises dans une seule corporation, d’après son genre de production, de sorte que ses ouvriers, employés, techniciens soient placés, en dépit de la diversité des rôles ou des spécialités professionnelles, dans la même corporation que leur patron. En revanche, le corporatisme d’association n’accorde pas ce privilège à l’État. Dès lors, l’organisation corporative ne relève pas d’un système préconçu, mais des réalités productives et de leurs exigences. Il devra combiner des liaisons horizontales et des liaisons verticales. Comme dans l’agriculture, les premières doivent tenir compte des réalités sociales déjà existantes, telles que le foyer, la commune ou la paroisse. Les secondes renvoient en revanche à des liaisons inter-industrielles ou à des relations de filières liant l’extraction des matières premières, les systèmes de production et les activités de commerce des produits. L’État a alors son rôle à jouer sans pour autant s’inscrire dans un système de planification centralisé. Ce système devra laisser la place à une organisation de droit public qui, pour gérer le bien commun des professions créera des institutions et établira des règles adaptées. Il s’associe donc naturellement à l’ordre corporatif règlementé.
14Le corporatisme d’association réglementé est donc celui qui suscita le plus d’adhésion dans les débats menés par les corporatistes français. Le gouvernement ne doit donc intervenir que pour assurer l’obligation de droit public aux décisions corporatives, ou pour opposer son veto à telle ou telle décision contraire à l’intérêt général ou au bien commun. Ainsi, le corporatisme doit assurer la compatibilité et la collaboration entre des groupements privés existants et une organisation publique ayant qualité pour agir au nom de tous les intéressés.
15La recension des différents fondements du corporatisme prédominant à laquelle nous avons procédé ne signifie pas cependant que cette prédominance s’imposa à la plupart des économistes avant et pendant la période de l’Occupation.
16Bien au contraire, le « Rapport introductif » du Congrès des économistes de langue française présenté par G. de Leener en février 1936 à Paris [De Leener 1936] démontre l’inverse et fut approuvé par la quasi-totalité de l’auditoire composé des économistes français les plus éminents de l’époque [sur ce point cf. aussi Pirou 1938, 111]. Ainsi, dès la première page de ce rapport, de Leener nota :
Dans l’idéologie d’aujourd’hui, la corporation prend une part considérable par les préoccupations qu’elle suscite, par les espoirs qu’elle éveille et par les fondements qu’elle offre aux constructions sociales de l’esprit. Telle qu’elle se présente en sa matérialité actuelle, elle est une institution dont la place est mal définie, la fonction douteuse et la structure plus formelle que réelle. Ce n’est pas cependant que les efforts fassent défaut pour la populariser, pour concrétiser sa consistance et pour frayer la voie à ses réalisations. La corporation n’en reste pas moins devant la doctrine et devant les faits une notion incertaine. Elle constitue par excellence une idée confuse qui a été propre à favoriser à son égard le développement d’une véritable mystique. [De Leener 1936, 1]
17En conclusion, de Leener confirma son jugement négatif sur le corporatisme :
En résumé, la formule corporatiste est grosse de graves dangers. Ses applications seront plus ou moins éphémères selon qu’elles entraîneront tôt ou tard une réaction en faveur de la restauration de la liberté économique là où la corporation l’aura étouffée. Ses résultats risquent aussi d’être minimes. Elle est condamnée à l’avance là où elle ne s’appuie pas sur des fondements existants et où elle méconnaîtra les impératifs de la vie économique, tels que le respect de la notion de l’intérêt personnel et le sens de la responsabilité individuelle. [De Leener 1936, 35–36]
18Nous reviendrons au contenu de ces critiques à l’issue de notre présente contribution.
19Dans cette deuxième section, nous souhaitons évoquer les travaux consacrés avant 1939 par un petit nombre d’auteurs dits majeurs à la construction intellectuelle du corporatisme et de ses prémisses. Ils ont en effet fortement inspiré la pensée corporatiste française et notamment ses universitaires économistes pendant l’entre-deux-guerres et l’Occupation.
20Le premier de ces auteurs et le plus ancien est Frédéric Le Play qui suscita dans les milieux chrétiens et vichystes des années 1920-1940 un grand intérêt et de nombreux commentaires sur ses travaux. Le numéro coordonné par Mélanie Plouviez en [2015b] est partiellement consacré à l’approche de Le Play et en propose une excellente interprétation très informative.
21D’une part, Plouviez [2015a] et Savoye [2015] montrent que la contribution de Le Play analyse le monde ouvrier de son époque et de celui qui la précède mais ne se fonde pas sur le rôle qu’y jouent les corporations pour défendre une forme future de corporatisme. C’est bien plutôt au patronage que Le Play attribue un tel rôle. Dans ce cadre, la préoccupation de Le Play est essentiellement sociologique et non pas économique comme le montre son intérêt principal pour les notions de famille et de communauté. La corporation n’occupe dans ce cadre qu’un rôle limité, n’étant que l’une des formes sociales empiriques étudiées par l’auteur dans ses travaux.
22D’autre part, comme le montre Guerlain [2015], ce sont certains disciples de Le Play qui, après sa mort, dans un contexte socio-historique différent et sous l’influence grandissante des catholiques sociaux, ont vu dans une forme de corporation rénovée un modèle possible de société. La construction de ce nouveau modèle a cependant fait l’objet de multiples débats et de multiples dissensions parmi les intellectuels qui s’inspiraient de Le Play. Nous n’entrerons pas toutefois davantage dans l’examen des approches développées par Le Play et par ses disciples. Faute de place, elles ne peuvent occuper une place centrale dans la perspective qui est ici la nôtre.
23Le deuxième auteur dont nous évoquerons la contribution ici est Charles-Humbert-René de La Tour Du Pin Chambly de La Charce plus communément appelé La Tour Du Pin. À la différence de Le Play, il est clair que ce dernier préconise et appuie clairement une forme de corporatisme ; la particularité de ce dernier se trouve dans un enracinement fort dans le catholicisme social comme le montre son ouvrage intitulé Vers un ordre social chrétien [La Tour Du Pin Chambly de La Charce 2014]. Le corporatisme est ainsi caractérisé comme une cause vraiment catholique et française. L’organisation qui le fonde comprend trois niveaux. Le premier correspond à l’association professionnelle ou au syndicat ; son but est de regrouper les acteurs d’un même état et d’une même condition et de leur permettre de défendre leurs intérêts professionnels communs. Le deuxième est la corporation proprement dite et réunit les différents éléments d’une même profession, c’est-à-dire ses patrons, ses employés et ses ouvriers. Le troisième enfin est le corps d’état, c’est-à-dire, l’ensemble national de tous les ateliers où s’exerce une même profession.
24La Tour Du Pin souligne enfin les trois grands avantages du corporatisme qu’il défend.
25Le premier est économique et se propose de répondre à certains des défauts du libéralisme que nous avons déjà recensés dans la section 1.1 en limitant l’iniquité de la libre-concurrence, en combattant la recherche sans limites de la baisse des coûts de production (y compris les salaires) et en favorisant la prospérité des différents métiers. Pour ce faire, il faut abandonner ce que La Tour Du Pin appelle la « science des économistes ».
26Le deuxième renvoie à une nécessité morale en luttant contre la désorganisation des foyers et la corruption des mœurs. Il souligne l’importance trop souvent négligée des données morales et spirituelles et vise à établir un ordre économique et social respectant les idéaux de fraternité et de charité liés aux préceptes de la morale chrétienne.
27Le troisième enfin est de nature politique. Là encore il faut combattre le libéralisme qui a largement contribué à supprimer les organisations sociales. Il faut donc lui substituer un État démocratique mais capable d’assurer l’arbitrage entre les différents intérêts professionnels. Cet État devra s’opposer à un individualisme destructeur fondé sur les principes de la Révolution française.
28En France, durant l’entre-deux-guerres, les disciples, plus ou moins proches de La Tour Du Pin, tenteront de reprendre ses idées et de les systématiser, avant de porter un jugement sur les expériences passées ou présentes de mise en pratique du corporatisme et de ses versions étrangères.
29Le troisième auteur auquel nous nous réfèrerons n’est autre qu’Émile Durkheim. Il peut sembler a priori surprenant de faire figurer ce célèbre sociologue parmi les inspirateurs du corporatisme français des années 1930 et 1940. Toutefois, en 1897 dans la section III du chapitre III du Suicide [Durkheim 1896-1902] et en 1902 dans la Préface de la Division du travail social [Durkheim 1896-1902], Durkheim évoque les notions de corporation et de corporatisme et les examine avec précision. Alain Supiot [1987] est revenu sur ces textes et a consacré son attention à ces deux notions. Comme La Tour Du Pin et d’autres intellectuels de la même période, il est frappé par une antinomie entre la situation observée du système économique engendré par le libéralisme, son histoire et l’absence du rôle de l’État d’une part, et la disparition progressive des solidarités traditionnelles entre acteurs qui étaient engendrées par l’existence de l’ancien système corporatif, d’autre part. Ainsi, Durkheim se dit confronté à la « monstruosité sociologique » que serait « une société composée d’une poussière infinie d’individus inorganisés qu’un État hypertrophié s’efforce d’enserrer et de retenir » [Durkheim 1896-1902]. Toutefois, l’État de l’époque ne saurait réguler cette société et cette économie caractérisées par un manque chronique de flexibilité ou de « souplesse ». C’est donc hors de l’État qu’il convient de trouver la solution :
La seule manière de résoudre cette antinomie est de constituer en dehors de l’État, quoique soumis à son action, un faisceau de forces collectives dont l’influence régulatrice puisse s’exercer avec plus de variété. Or, non seulement les corporations reconstituées satisfont à cette condition, mais on ne voit pas quels autres groupes pourraient y satisfaire. [Durkheim 1897, 437]
30Il ne s’agit donc pas de rétablir les vieilles corporations mais d’en créer de nouvelles en construisant un nouveau droit corporatif du futur. Dans cette perspective, il n’est pas question de créer un ordre corporatif autoritaire. Cet aspect essentiel de l’approche de Durkheim a souvent mal été interprété par certains de ses lecteurs, notamment pendant la période vichyste (voir l’article de Brisset, Fèvre et Juille dans ce numéro).
31À l’inverse, Supiot [1987] a décrit avec justesse et précision les trois caractéristiques communes de la conception durkheimienne des corporations.
32La première suppose que les groupements professionnels aient une structure paritaire. Il est indispensable qu’à la base de l’organisation de ces groupements, se trouvent des groupes d’employeurs et de salariés distincts et indépendants. Leurs intérêts sont trop souvent antagoniques « pour qu’on puisse sérieusement prétendre les réunir ».
Pour que la prise de conscience de ces intérêts soit libre, elle doit s’opérer séparément. Les deux groupements ainsi constitués désignent ensuite leurs représentants respectifs qui se rencontrent dans des organes communs. [Supiot 1987, 181]
les groupements professionnels doivent avoir une organisation congruente avec celle de la vie économique, ce qui implique un regroupement national, voire international, opéré pour chaque sorte d’industrie, et complétée par des organes secondaires comprenant les travailleurs similaires d’une même région ou d’une même localité. [Supiot 1987, 181]
La troisième caractéristique est plus juridique :
le rôle de ces groupements est de diversifier les principes généraux de la législation industrielle suivant les différentes sortes d’industrie, et s’agissant des organes secondaires, de spécialiser encore davantage cette réglementation suivant les nécessités locales ou régionales. [Supiot 1987, 181]
33Avant d’aborder la section suivante, il convient de faire référence également à l’influence exercée par le catholicisme sur le corporatisme du deuxième xixe siècle et de l’entre-deux-guerres. En effet, tous les corporatistes français ne sont pas des catholiques sociaux, mais beaucoup se rapprochent ou se réclament de cette tendance comme La Tour Du Pin. Ce dernier auteur et ses défenseurs évoquent le corporatisme et font référence à deux encycliques : (Rerum novarum, écrit par Léon XIII en 1891 et Quadragesimo anno, écrit par Pie XI en 1931) qui se prononcent pour la défense de cette approche. Il note lui aussi que le libéralisme a conduit à un individualisme nocif, à l’anarchie de la production, à une consommation illimitée et à l’impuissance des politiciens. Les articles de ce numéro analysent aussi les principales formes de corporatisme et en évaluent les mérites respectifs. Nous ne consacrerons pas davantage de place à la relation de l’époque entre catholicisme et corporatisme qui est si considérable qu’il mériterait un travail spécifique et nous nous contenterons ici de renvoyer aux recherches très éclairantes qui lui ont été consacrées (cf. par exemple [Backhaus, Chaloupek et al. 2017], [Boussard 1993], [Etner 2020, 2021]).
34Dans cette section, il s’agit de caractériser le type de corporatisme qui a finalement été retenu par le régime de Vichy sur la base de ce qu’était la conception économique prédominante du corporatisme pendant les années 1930 et 1940 et que nous avons examinée dans la section 1.1. Il renvoie à la fois à une construction intellectuelle, mais aussi et surtout à une forme d’organisation et de politique économiques dont la maîtrise devait naturellement revenir au maréchal Pétain. Or, selon François-Georges Dreyfus [1990, 528],
Le chef de l’État n’avait que des idées limitées, primaires et confuses en matière économique, même parfois contradictoires. [...]
Les différences parfois sensibles que l’on voit apparaître entre les textes qu’il a retenus dans ses interventions ou ses écrits révèleraient
[...] les innombrables influences qui s’exercent sur le maréchal et son entourage. Très vite, le maréchal abandonne aux experts les affaires socio-économiques. [Dreyfus 1990, 529]
35Ainsi, dès 1940, deux institutions centrales ont été créées pour instaurer un ordre corporatif réel (cf. notamment sur ce point [Grenard, Le Bot et al. 2017]). La première était celle des Comités d’organisation (CO) qui permettaient à l’État d’intervenir dans l’ensemble de la vie des entreprises appartenant aux différentes branches productives. La deuxième correspondait à l’Office central de répartition des produits industriels (OCRPI) à qui revenait la tâche d’effectuer la répartition générale ou répartition primaire au niveau national des matières premières entre les grandes formes d’emploi ou entre les collectivités utilisatrices.
36La subordination des CO à l’Office de la répartition ainsi établie visait à accroître le poids de l’État dans la direction de l’économie par rapport aux professions. Ces deux institutions attribuaient un autre rôle à l’État représenté pour chaque CO par un commissaire du gouvernement disposant d’un droit de veto (mais aussi aux dirigeants des grandes sociétés souvent nommés directeurs des comités : les syndicalistes et les petits entrepreneurs étant quant à eux largement exclus de ces comités). Il faut ajouter aux CO et à l’OCRPI le Plan d’équipement national de 1942 visant à établir une cohérence entre les programmes des nombreux bureaux de l’administration centrale.
37Le régime de Vichy instaura enfin officiellement un régime corporatiste avec la Charte du travail promulguée en octobre 1941 [à ce propos, cf. Le Crom 1995, 2008, 2013]. Chaque profession devait s’organiser au sein des CO qui avaient la charge de régler les questions économiques et sociales propres à la profession.
38La défaite de 1940 offrit ainsi l’occasion de rejeter les mécanismes dits libéraux, non seulement pour le temps des hostilités, mais aussi pour un après-guerre espéré. Or ce ralliement à un dirigisme durable à la fois des finances et de la production se maintint bien au-delà du début de l’instauration du régime de Vichy, mais changea après l’Occupation.
39Pour compléter ce que nous avons écrit plus tôt à propos d’une remarque de Dreyfus [1990] et qui a été parfois contestée, il nous semble utile de conclure cette section avec des extraits du discours radiodiffusé du maréchal Pétain daté du 11 octobre 1940, car il résume bien en conclusion l’essence du corporatisme vichyste:
Le régime nouveau sera une hiérarchie sociale. Il ne reposera plus sur l’idée fausse de l’égalité naturelle des hommes, mais sur l’idée nécessaire de l’égalité des « chances » données à tous les Français de prouver leur aptitude à « servir ».
Seuls le travail et le talent deviendront le fondement de la hiérarchie française. [...] On ne peut faire disparaître la lutte des classes, fatale à la nation, qu’en faisant disparaître les causes qui ont formé ces classes et les ont dressées les unes contre les autres.
Ainsi renaîtront les élites véritables que le régime passé a mis des années à détruire et qui constitueront les cadres nécessaires au développement du bien-être et de la dignité de tous. [...]
L’autorité est nécessaire pour sauvegarder la liberté de l’État, garantie des libertés individuelles, en face des coalitions d’intérêts particuliers.
[...] il est des principes généraux qui s’appliqueront à tous les métiers. Ces métiers seront organisés et leur organisation s’imposera à tous.
Les organisations professionnelles traiteront de tout ce qui concerne le métier, mais se limiteront au seul domaine professionnel. Elles assureront, sous l’autorité de l’État, la rédaction et l’exécution des conventions de travail. Elles garantiront la dignité de la personne du travailleur, en améliorant ses conditions de vie, jusque dans sa vieillesse. Elles éviteront enfin les conflits, par l’interdiction absolue des « lockout » et des grèves, par l’arbitrage obligatoire des tribunaux de travail.
[...] Devant la faillite universelle de l’économie libérale, presque tous les peuples se sont engagés dans la voie d’une économie nouvelle. Nous devons nous y engager à notre tour, et, par notre énergie et notre foi, regagner le temps perdu.
Deux principes essentiels nous guideront: l’économie doit être organisée et contrôlée. La coordination par l’État des activités privées doit briser la puissance des trusts et leur pouvoir de corruption. Bien loin donc de brider l’initiative individuelle, l’économie doit la libérer de ses entraves actuelles, en la subordonnant à l’intérêt national [...]. [Pétain 1940]
Comme le note Lejeune dans son commentaire sur ce discours,
les auteurs du présent discours sont, en fait, comme pour beaucoup de discours de Pétain, (Pétain fait préparer ses discours, puis leur impose son style), Gaston Bergery (venu du personnalisme, fondateur du frontisme) et Henri Du Moulin de Labarthète (autre collaborateur de Pétain, chef du cabinet civil, venu de l’Action française). [Lejeune 2015, 6]
40Ainsi, Lejeune confirme l’idée de Dreyfus selon laquelle les discours de Pétain reflétaient moins sa propre pensée que celle des experts qui l’aidaient ou le conseillaient. Cette interrogation sur l’apport intellectuel personnel – intéressante par ailleurs – ne change cependant rien au fait que cet extrait d’un discours de Pétain propose une synthèse du corporatisme vichyste qui est celui qui retient notre attention et non pas du corporatisme imaginé par Pétain lui-même en tant que personne.
41Cette deuxième partie de notre texte s’intéressera aux recherches des économistes français et principalement parmi eux des universitaires qui ont tenté de mener un travail à dominante économique sur le corporatisme avant ou pendant la période de l’Occupation.
42(i) Le premier est Maurice Bouvier-Ajam, enseignant d’économie politique aux facultés de droit de Rennes puis de Bordeaux. Il soutint sa thèse de doctorat sur le nationalisme économique de Friedrich List, ce qui montrait à la fois son intérêt précoce pour l’histoire de la pensée économique et pour l’analyse de la relation entre la nation et l’économie.
43Au-delà de ces tâches proprement universitaires, dès la fondation de l’Institut d’études corporatives et sociales (IECS) en 1934 (cf. [Kaplan 2001] et [Le Crom 2013] à ce propos), il en prendra la direction alors qu’il était tout juste âgé de 20 ans. En dehors de l’aide que cet Institut apporta au développement de la pensée corporatiste, il était également supposé aider à « la préparation de ses étudiants à la vie sociale par l’examen des conditions générales de cette vie ». Plus précisément, cet apprentissage suivait un programme qui n’était pas sans rappeler, par certains côtés, « l’école de commerce américaine » [Kaplan 2001, 40]. L’Institut inclut parmi ses enseignants et ses chercheurs
[...] des professeurs aussi distingués que l’économiste François Perroux, le juriste Maurice Duverger, scrupuleux exégète des mesures autoritaires et antisémites de Vichy, mieux connu par la suite en tant que journaliste du centre-gauche qui collabora au Monde après la guerre, et un jeune espoir des milieux politiques et administratifs, qui devait détenir un portefeuille ministériel de second plan sous la IV République, avant d’être plusieurs fois ministre, notamment de l’Intérieur en 1968, sous le général de Gaulle, Raymond Marcellin. [Kaplan 2001, 43]
L’Institut dispensait des cours relevant de toutes les sciences sociales comprenant « un cours préparatoire (71 heures de conférences et 43 heures de travaux pratiques) et destiné à initier aux études corporatives les jeunes gens et les travailleurs n’ayant pas fait d’études secondaires » [Kaplan 2001, 44]. On comptait parmi les enseignants des personnalités appelées à occuper des fonctions de premier rang, tant dans le domaine politique (Raymond Marcellin) que scientifique (Philippe Ariès). Fut aussi créé un cursus de deux ans, dans le cadre de l’École des hautes études corporatives, dirigée par Robert Guillermain, exégète reconnu de La Tour Du Pin, qui accueillait des bacheliers. Le programme de la première année portait sur l’histoire des corporations françaises, l’économie générale et corporative, « l’État et la Corporation », une des grandes préoccupations théoriques des corporatistes, et l’organisation professionnelle.
En deuxième année, à côté des cours de base de BouvierAjam sur les doctrines et de Jean Daujat sur la « philosophie sociale », les étudiants rencontraient quelques-uns des plus brillants esprits du monde corporatif et paracorporatif : L. Baudin, G. Blondel, F. Olivier-Martin et Brèthe de la Gressaye. C.-J. Gignoux, ministre éphémère dans les années 1930, puis « patron des patrons » comme président de la Confédération Générale de la Production française de 1936 à 1940, participait au cours d’économie générale et corporative. [Kaplan 2001, 46]
Firmin Bacconnier, expert économique de l’Action Française, inculquait « les principes d’économie nationale ». [...] Sous la pression de Cèbe, vers la fin de 1943 Bouvier-Ajam tenta de rendre le collège plus « pratique » dans son enseignement et son recrutement. Il annonça 19 269 étudiants en 1942-1943 à Paris et en province. [Kaplan 2001, 46]
Ainsi, Bouvier-Ajam construisit un Institut corporatiste de recherche et d’éducation aux côtés de ses fonctions universitaires classiques, proposa dans ses travaux une histoire du corporatisme [Bouvier-Ajam 1941, 1943] et critiqua très fortement le libéralisme en développant notamment la plupart des arguments évoqués dans la section 1.1 de notre contribution. Pour comprendre la présence de plus en plus réduite de la notion de corporatisme pendant le xixe siècle et l’entre-deux-guerres, Bouvier-Ajam fit d’abord référence au rôle joué par l’affaiblissement social de la foi chrétienne qui a beaucoup reculé selon lui sous l’influence de la République et du libéralisme. Il cita à ce propos l’encyclique Divini Redemptoris (datant de 1937) signée du pape Pie XI:
Une saine prospérité doit se baser sur les vrais principes d’un corporatisme sain qui respecte la hiérarchie sociale nécessaire [...]. Toutes les corporations doivent s’organiser dans une harmonieuse unité, en s’inspirant du bien commun de la société. Pie XI cité par [Bouvier-Ajam 1941]
44Il se référa aussi et logiquement sur ce point aux approches de La Tour Du Pin et d’Albert de Mun dont il s’inspirait.
45Au-delà de sa critique du libéralisme, Bouvier-Ajam évoqua aussi les dangers des cartels et des trusts qui ressemblent à certains égards aux corporations, mais qui sont socialement nocifs notamment car ils excluent une partie de la profession ou de la branche et causent souvent leur ruine. C’est pourquoi, selon lui, les trusts relèvent du monopole de fait alors que les corporations constituent des monopoles de droit.
46Pour créer un véritable ordre corporatif, il faut d’abord tenir compte du travail réalisé par les économistes théoriciens mais aussi et surtout des enseignements que l’on peut tirer des applications empiriques. Bouvier-Ajam se prononce donc pour une forme de méthodologie économique développant la nécessité d’une permanente interpénétration du réel et de l’idéal au sein d’organismes économiques qui engendreraient une véritable efficacité : l’IECS constitue l’un de ces organismes dans son esprit.
47De ce point de vue, pour notre auteur, le système corporatif instauré par le régime de Vichy présente sans doute des avancées notables eu égard à l’ancien système. Malgré tout, Bouvier-Ajam considère que le corporatisme vichyste reste encore très éloigné d’un véritable corporatisme.
48Notamment les CO, dont on connaît le rôle majeur sous Pétain, sont présentés comme des institutions « provisoires » et ils sont en outre trop liés à un État centralisateur en raison de leur mode de constitution [Bouvier-Ajam 1941, 397]. C’est pourquoi, il faudrait introduire une indépendance plus grande à l’égard de l’État et de la démocratie représentative en réunissant sans hiérarchie trois organes autonomes et indépendants de l’État : un syndicat ouvrier unique et obligatoire, un syndicat patronal et un syndicat de techniciens uniques et obligatoires. Ainsi, Bouvier-Ajam opte pour un corporatisme non étatique de type associatif fondé sur la coopération des acteurs.
49(ii) Le deuxième intellectuel que nous évoquerons dans cette section est Louis Salleron, professeur à la faculté de droit et de sciences économiques de l’Institut catholique de 1937 à 1957. Il a secondé Maurice Bouvier-Ajam à la direction de l’Institut d’études corporatives et sociales dès sa création. C’est à partir du secteur agricole, dont il a une connaissance approfondie, que Salleron construira une réflexion plus générale sur le corporatisme. Son livre Un régime corporatiste pour l’agriculture, issu de sa thèse et publié en [1937], contiendra les fondements de la théorie corporatiste appliquée à l’agriculture.
50Il contribuera d’ailleurs à la création de la Corporation nationale paysanne, née en décembre 1940, qu’il voulait fonder pour développer une optique corporatiste traditionaliste. On notera aussi qu’en 1941 il sera nommé par Vichy délégué général à la Commission d’organisation corporative paysanne, chargé des questions économiques et sociales. Plus généralement, suivant la perspective prédominante du corporatisme, Salleron propose la construction d’un ordre politique et économique qu’il souhaite « à l’opposé du libéralisme anarchique et de l’étatisme dévorant » [Salleron 1942, 57]. Son État devra reconnaître « l’existence de communautés naturelles, de “corps” ayant des droits premiers antérieurs à la volonté contractuelle comme à toute volonté législatrice » [Salleron 1942, 57] : la famille, le métier et la région. Là encore on retrouve des positions corporatistes traditionnelles. L’État corporatif doit en priorité et par définition « s’attacher, pour la sauvegarde de la personne humaine, à fortifier la famille et tous les groupes naturels », car la « personne humaine ne peut s’épanouir que si l’existence des groupes naturels est reconnue au même titre que la personne individuelle » [Salleron 1942, 59]. Pour Salleron comme pour Bouvier-Ajam, le système corporatif ne doit donc pas être étatique, ni même autoritaire. C’est pourquoi d’ailleurs Salleron regrette que, sous la contrainte, la Confédération paysanne ait trop tendance à laisser sa place au ministère de l’Agriculture. Or, selon lui, le rôle de l’État doit se limiter à l’évaluation des compétences des corporations :
Dans un régime corporatif, l’État reconnaît donc la compétence des associations considérées et cette reconnaissance rend ces associations pour ainsi dire parfaites. [Salleron 1942, 61]
51Le point de vue de Salleron est donc proche de celui de Bouvier-Ajam, mais partiellement plus critique à l’égard de la position vichyste officielle.
52La principale originalité de ce point de vue ne relève pas de l’analyse économique mais de ses fondements idéologiques. Salleron a longtemps été maurrassien et a toujours été un militant catholique convaincu. C’est pourquoi sa défense du christianisme est centrale et a inspiré sa vision du corporatisme. Salleron oppose en effet « l’esprit religieux et « l’esprit matérialiste et panthéiste [Salleron 1951, 26]. Or, le premier se traduit dans les différents secteurs économiques par une volonté de service et d’éducation et le second par une volonté de profit et de puissance. C’est dans ce contexte que le capitalisme (plus que le libéralisme) a introduit la « croyance au progrès [Salleron 1951, 19], mais cette terminologie est trompeuse car en réalité,
Le capitalisme capte, soustrait, tarit la richesse ; c’est-à-dire qu’il empêche que croisse le nombre de ceux qui en jouissent ; il empêche que se multiplient la distribution, la péréquation des biens, mettant en pièces la Providence divine qui les a donnés pour tous les hommes. (Salleron1951)
Dans ce contexte, le catholicisme s’oppose à « l’esprit de richesse» et « l’esprit de lucre» qui définissent le capitalisme et met en évidence sa singularité :
Le judaïsme et le calvinisme se meuvent à l’aise dans le capitalisme, alors que la catholicisme y a toujours été gêné. (Salleron1951)
53Comme on peut le constater, Salleron est un économiste et un politologue particulier, car son approche est fondée sur une idéologie et une philosophie religieuses. C’est là une originalité au sein de l’histoire des idées économiques [cf. Etner 2020].
54Cette section concerne deux nouveaux universitaires français qui ont vécu la période de l’Occupation allemande et qui à l’époque avaient une reconnaissance académique certaine. Ils ont clairement tenté de proposer une analyse économique du corporatisme sans des a priori trop contraignants.
55(i) Louis Baudin a été nommé professeur de sciences économiques en 1923, puis professeur à la faculté de droit de Paris à partir de 1937. Il a aussi été professeur à l’École des hautes études commerciales. Il a été l’une des figures du libéralisme français dans les années 1930-1960. C’est essentiellement dans deux ouvrages [Baudin 1941, 1942] que Baudin propose son approche économique du corporatisme. L’auteur ne se prononce pas pour une forme particulière de corporatisme mais analyse d’emblée sa diversité :
L’armée des corporatistes est si disparate qu’on est fondé à penser que le mot même de corporation est pareil à une étiquette apposée sur un lot de bouteilles distribuées entre des producteurs et dans lesquelles chacun verse une boisson de son choix. Le consommateur doit y regarder de près. [Baudin 1942, 3]
56Baudin partage le point de vue de De Leener. Il considère que le corporatisme est loin de faire l’unanimité chez les économistes :
La presque unanimité des économistes s’est prononcée contre la corporation : divergence frappante entre la science et l’opinion publique, puisque le corporatisme est à la mode.
C’est un fait : cette doctrine exerce une séduction. Elle le doit non seulement au flou de ses lignes, au mystère qui l’enveloppe, mais encore à la tendance générale actuelle des esprits. [Baudin 1942, 2]
57Pour Baudin, qui partage avec Bouvier-Ajam la nécessité de prendre en compte le poids des applications dans l’appréciation des formes de corporatisme, le bilan de ces applications est trop faible et trop dispersé dans les années 1940 pour permettre d’établir un point de vue solide et définitif [Baudin 1942, 4].
58En outre, selon Baudin, le corporatisme présente deux limites principales.
59D’une part, il remplace une logique d’agents individuels, tels que les entrepreneurs, par une logique de branches ou de groupes :
Que l’élément constitutif de la corporation soit la profession ou la fonction, l’entreprise est regardée comme une fraction de la branche d’activité à laquelle elle appartient. L’économie correspondante à la corporation est donc une économie de groupes. [Baudin 1942, 9]
60Dès lors, on risque à la fois une restriction de l’autonomie des entreprises et une disparition de la concurrence, alors même que l’existence du libre-marché protégeait les acteurs économiques de ces tendances et des inconvénients de la formation de monopoles [Baudin 1942, 11, 163–164].
61D’autre part, le corporatisme ne constitue pas seulement un frein à l’action individuelle [Baudin 1942, 29], mais aussi un obstacle à l’action de l’État en remplaçant l’intérêt général par un ensemble d’intérêts sectoriels [Baudin 1942, 13–14]. Ceci n’implique pas que Baudin soit un partisan du corporatisme d’État : selon lui, ce dernier présente en effet l’inconvénient de nous faire sortir de l’économie de marché, d’accroître l’incertitude propre à l’organisation du système économique et de présenter des dangers nouveaux liés à une régulation inefficiente des grandeurs économiques [Baudin 1942, 40].
62Pour Baudin, il ne faut donc pas exagérer les critiques formulées à l’encontre du libéralisme :
On est effrayé de voir que de bons auteurs en sont encore restés à cette idée périmée que la concurrence est la source de tous les maux et semblent ignorer complètement les services inappréciables qu’elle a rendus à la société. On est fatigué aussi de protester contre la confusion perpétuelle qui est faite entre le libéralisme concurrentiel et l’anarchie. [Baudin 1942, 152]
63À l’inverse, Baudin est sceptique à l’égard du corporatisme vichyste et le critique. Ce régime accorde en effet un intérêt trop grand dans ses textes juridiques et règlementaires aux branches d’activité plutôt aux qu’aux professions [Baudin 1942, 169] ; il propose un découpage discutable des différentes activités économiques ; il a construit une gestion médiocre de la formation des prix par l’OCRPI [Baudin 1942, 170, 180].
64Louis Baudin apparaît ainsi comme un économiste qui proposa une analyse critique et plutôt libérale du corporatisme.
65(ii) Le deuxième économiste que nous évoquerons dans cette section est Gaëtan Pirou, professeur d’économie aux facultés de droit de Bordeaux et de Paris dans les années de l’entre-deux-guerres et de l’Occupation. Il a été aussi rédacteur en chef, avec Charles Rist, de la Revue d’économie politique.
66Comme Baudin, Pirou tente à sa façon d’évaluer les avantages comparatifs du système corporatif par rapport à ceux du libéralisme. La question fondamentale pour lui est de comprendre si le fait de défendre les intérêts des différentes professions peut conduire à défendre aussi l’intérêt général trop souvent négligé dans les économies de libre marché. Or, le respect de l’intérêt général suppose celui des consommateurs. On peut certes imaginer des coopératives de consommateurs et des groupements de familles, mais les consommateurs se regroupent beaucoup moins que les producteurs, ils se servent de trop nombreux produits, chacun ayant un intérêt trop faible pour eux. Ainsi, dans le libéralisme comme dans le corporatisme les producteurs sont prédominants. Il conviendrait donc de favoriser l’émergence d’une organisation coopérative des consommateurs.
67Cette mesure contribuerait à éviter à la fois les excès de l’individualisme et de l’étatisme :
Le régime corporatif implique par conséquent quelque chose de plus que des groupements libres et des adhésions volontaires. Il n’existe que si la corporation est constituée en une sorte de groupement de droit public qui, dans son domaine fait la loi et l’impose aux réfractaires.
[...] l’essor du corporatisme ne peut se faire qu’aux dépens et en quelque sorte à l’encontre à la fois de la liberté de l’individu et du pouvoir de l’État. [...] Ainsi par exemple [la corporation] se substitue à l’État pour la distribution des indemnités-invalidité ou en cas d’invalidité ou de maladie. [Pirou 1938, 24–25]
68Dans cette perspective, Pirou est cependant moins hostile que d’autres économistes à la concentration économique si elle est fondée sur l’entente entre chefs d’entreprise.
[...] L’entente fait œuvre utile si elle rétablit un minimum de discipline, si elle réadapte la production aux besoins, si elle relève le cours à un niveau qui permette une rémunération honorable pour les agents de la production. Les ententes sont alors utiles. Il y a donc en fait parfois de bonnes ententes. [...] Déjà en 1910, l’Allemagne avait ainsi sauvé le cartel de la potasse. [Pirou 1938, 29]
69Cette entente pourrait être facilitée par une forme de corporatisme ciblé centré sur une autre forme d’entente entre représentants du capital et représentants du travail du fait que leurs formations s’encastreraient dans l’ensemble corporatif [Pirou 1938, 37] et permettrait de combattre les conflits engendrés par la lutte des classes.
70Le recours au corporatisme doit cependant être mesuré, car il comporte des conséquences négatives telles que la production d’obstacles en matière de progrès technique. En effet, ce système économique présente un caractère statique qui l’oriente plutôt dans le sens de l’échange autour des pratiques existantes que sur le chemin de l’innovation [Pirou 1938, 40]. La règlementation corporative obligatoire revêt toutes les caractéristiques d’une contrainte et elle bride nécessairement les initiatives individuelles. Or, pour Pirou, aucun régime économique n’est viable et durable s’il ne fait leur place à la fois à l’ordre et à la liberté.
71En fait, le corporatisme généralisé ne semble pas adapté pour obtenir une allocation optimale des ressources et la formation de prix optimaux. Comme De Leener et Baudin, Pirou fait référence au Congrès des économistes de langue française de 1936 au cours duquel cette question fut souvent évoquée et son ampleur constatée ; or, on cherchera en vain dans l’abondante littérature corporative de langue française – à part une exception – les éléments d’une réponse [Pirou 1938, 127]. Cette exception est pour Pirou la contribution de François Perroux que nous examinerons toutefois dans la dernière section de cet article.
72Dès lors, comment créer une auto-régulation du système corporatif susceptible de permettre la réalisation de l’intérêt général cher à Pirou et d’éviter ainsi l’anarchie des groupes ou l’exploitation des plus faibles par les plus forts [Pirou 1938, 165]?
73Un premier élément de réponse est ce que Pirou appelle le facteur moral et ce que le catholicisme identifie au bien commun. Une convergence des acteurs autour de cet objectif défendu par les corporatistes catholiques est prometteur mais Pirou ne la pense pas réaliste dans un monde où la déchristianisation est dominante et les opinions religieuses sont toujours plus diverses [Pirou 1938, 167].
74Le deuxième élément de réponse est la construction de ce que l’on pourrait appeler un ordre corporatif démocratique fondé sur un nouveau système politique. Dans ce système, de vraies élections libres aboutiraient à un État faisant respecter l’intérêt général, et prévaloir le droit public.
75Tout en émettant ainsi implicitement un certain scepticisme à l’égard du régime de Vichy, Pirou fait aussi état de sérieux doutes à l’égard du second élément de réponse qui semble pour lui difficile à mettre en œuvre. Au total, à l’égard du corporatisme, Pirou formule un jugement critique mais mesuré et pragmatique ; le corporatisme peut apporter des solutions partielles, mais ne doit surtout pas être généralisé.
76(i) Francois Perroux a été nommé professeur de sciences économiques à la faculté de droit de Lyon en 1928 puis à la faculté de droit de Paris en 1937. En 1938, il développe dans ses ouvrages sa conception de la Révolution nationale, nécessaire à ses yeux pour lutter contre le très mauvais état politique et social de la France. D’août à septembre 1940, jusqu’à la rentrée de l’université en octobre, il est affecté comme adjoint au secrétaire général de la Famille et de la Jeunesse. Cela lui permettra de jouer un rôle actif dans la fondation de l’École nationale des cadres d’Uriage, près de Grenoble. Il accepte de codiriger la revue maréchaliste La Communauté française avec Jacques Madaule, à partir de l’été 1941. En 1942, François Perroux devient tour à tour conseiller technique, directeur du Département des enquêtes économiques, sociales financières et juridiques et enfin secrétaire général de la Fondation française pour l’étude des problèmes humains (dite aussi Fondation Carrel). En 1943, il en dirigera le département VI , Biosociologie, et finira en novembre par la quitter. La période de novembre 1943 à janvier 1944 (date de la création de l’ISEA) marque chez Perroux un changement politique sur lequel beaucoup s’interrogent encore aujourd’hui [cf. Brisset & Fèvre 2021b,a]. Ainsi, de septembre 1940 à novembre 1943 au moins, Perroux apparaît être un économiste globalement favorable au régime de Vichy et au maréchal Pétain.
77D’un point de vue conceptuel, à la lisière de l’économie et de la politique, Perroux entend proposer une troisième voie pratique entre planisme et libéralisme, à travers la collaboration du capital et du travail [cf. par exemple Perroux 1938]. Pour lui, le problème que tente de résoudre cette voie, i.e., le corporatisme moderne, résulte directement de la séparation du travail et du capital et des antagonismes de classes qui en sont l’aboutissement. On retrouve ici les préoccupations de Baudin et Pirou. Or, le corporatisme pourrait favoriser une intégration souhaitable des forces du capital et du travail, qui ont été disjointes par l’évolution du régime de l’entreprise et par le système capitaliste.
78Pour cela le corporatisme passe nécessairement par une transformation fondamentale des rapports entre l’État et le marché en plaçant celui-là en position d’arbitre de la vie économique à travers une planification corporative à la fois différente du capitalisme libéral et de la planification collectiviste.
79Cohen [2006] résume bien le point de vue de Perroux en notant comment Bouvier-Ajam attribue à Perroux le mérite de donner une définition claire de la corporation comme
un groupement de caractère public ou semi-public où sont représentés paritairement patrons et ouvriers départagés en cas de conflit par l’État, et qui fixe par voie de décision autoritaire les prix des produits et des services (revenus) au lieu de les laisser s’établir par le jeu du marché libre. Le corporatisme passe donc nécessairement par une transformation fondamentale des rapports entre l’État et le marché en plaçant celui-là en position d’arbitre de la vie économique à travers une planification corporative distincte à la fois du capitalisme libéral et de la planification collectiviste. En ce sens, le corporatisme moderne se distingue du corporatisme traditionaliste en ce qu’il s’applique aux secteurs proprement et pleinement capitalistes , comme l’industrie et le commerce, c’est-à-dire là où la séparation des facteurs travail et capital a atteint le maximum de sa netteté . [Cohen 2006, 561]
80Toutefois pour Perroux, le régime de Vichy n’est qu’au début de cette transformation et est beaucoup moins avancée que ses équivalents européens. Dans ce contexte géographique, Perroux pense que le régime corporatif optimal est celui d’une économie de marché organisée, car le marché libre n’est plus capable de produire un équilibre de prix. Cette économie organisée n’est autre que la communauté de travail réunissant en nombre égal des représentants du capital et du travail. Des tiers départageants devront également figurer au sein de cette communauté qui seront nommés par l’État ou choisis pour leur neutralité. Ils joueront un rôle d’arbitres en cas de conflits majeurs.
81Comme Baudin et Pirou, Perroux ne croit pas à la démocratie parlementaire qui prévalait alors. Il convient de créer un État fondé sur les des groupes concrets issus de la vie , la famille, la profession ou la nation, dont l’existence est antérieure à la prise étatique [Perroux 1938, 268–270].
82En revanche, Perroux approuve la Charte du travail adoptée en 1941 par le régime de Vichy à la rédaction de laquelle il avait contribué ; pour lui, il s’agit là d’un grand texte qui marque un pas important dans la construction d’une économie corporative efficiente et juste [sur ce point cf. Brisset & Fèvre 2021b, partie II].
83Selon Perroux, il faut enfin remplacer le marché qui prévaut par un marché corporatif :
Le marché corporatif ne se conçoit qu’avec une planification propre. Elle ne tend pas, comme le collectivisme, à supprimer les initiatives des producteurs et des consommateurs et à les remplacer par des ordres du pouvoir central. Elle ne supprime pas le marché et le prix. Elle organise le marché, elle dirige le prix selon des options politiques clairement définies. Elle se propose de découvrir et de satisfaire les besoins réels au-delà des besoins qui ne trouvent leur expression que par un pouvoir d’achat. Elle accepte et même provoque des pertes économiques certaines si l’on s’en tient au mètre de la rentabilité et du prix, pour obtenir des gains et préserver des valeurs insusceptibles d’expression monétaire. Autant d’objectifs dont la visée est le devoir pressant de l’État nouveau, et dont l’atteinte consacrera le passage de l’économie capitaliste à l’économie corporative. Vers cette dernière, quoi qu’il en est, le législateur nous achemine en posant quelques règles fondamentales. [F. Perroux, cité par Cohen 2006, 578–579]
84Notre approche du point de vue de Perroux fait apparaître les deux visages de l’auteur. D’un côté, et à juste titre, Perroux est souvent considéré comme un adepte du catholicisme social, et qui plus est comme un personnaliste proche de la frange traditionaliste du mouvement Esprit. C’est ce que l’on peut constater notamment en observant son intérêt pour la relation entre économie et justice et en particulier pour la question sociale. D’un autre côté, l’engagement de Perroux dans l’administration et la politique de Vichy pourrait conduire à assimiler son message à celui d’un militant comparable à Salleron. Perroux demeure cependant un économiste préoccupé par le travail analytique et il est plus maréchaliste que vichyste. C’est d’ailleurs ce que montre l’importance qu’il accorde à la notion de chef dans la caractérisation de l’organisation du régime de Vichy [cf. Brisset & Fèvre 2020].
85(ii) Le dernier économiste dont nous évoquerons la contribution dans ce texte est Henri Denis qui fut à la fois l’élève de Perroux et de Pirou. Ces deux collègues ont exercé une certaine influence intellectuelle sur lui et c’est pourquoi nous consacrerons un espace limité à l’analyse de sa recherche sur le corporatisme. Il fut professeur d’économie à la faculté de droit de l’université de Rennes à partir de 1942. Il partageait alors l’analyse critique du capitalisme formulée par les tenants du christianisme social ; dans les années 1930, il fut d’ailleurs membre de la Jeunesse étudiante française. Par ailleurs, Henri Denis rejoignit Perroux dans son département de la Fondation Carrel pour traiter des théories économiques sur la demande de ce dernier.
86La défense du corporatisme développée par Henri Denis est fondée sur l’utilité de ce système en matière de réduction des inconvénients engendrés par le capitalisme libéral.
87Le premier argument évoqué est la nécessité de lutter contre le déclin supposé du capitalisme et ses conséquences, tant en matière de cycles d’affaires que de crises économiques : la période de l’Occupation n’était pas si lointaine de la Grande Crise. Les solutions keynésiennes à la Crise pouvaient être voisines des solutions corporatives comme on peut le voir chez Perroux qui influença beaucoup Denis [Cohen 2006].
88On peut aussi évoquer la relation établie par Denis entre catholicisme et corporatisme. On retrouve ici une conception de l’économie déjà rencontrée dans notre texte qui conduit à présenter le corporatisme comme une troisième voie entre le marxisme, qui a engendré le totalitarisme, et le libéralisme, qui a favorisé des comportements égoïstes excessifs.
89Le troisième et dernier argument de Denis souligne la relation entre corporatisme, communauté et nation. Or Denis insista sur le rôle que le corporatisme pouvait jouer pour régénérer la nation française. Écrivant sur la corporation, il rejoint ainsi des auteurs qui, en phase avec les aspirations du régime de Vichy et du maréchal Pétain en particulier, remarquent dans cette idéologie un levier pour la régénération de la Nation, afin de l’extirper de la décadence dans laquelle elle se trouve. Il se fond dans la certitude, partagée par Maurice Bouvier-Ajam et François Perroux, que le corporatisme constitue le moyen de sauver la France.
90Pendant la période de l’Occupation, Henri Denis fut très proche de François Perroux, coopéra avec lui et développa une approche très voisine de la sienne. On retrouve chez lui les mêmes influences que chez Perroux, notamment le rôle du christianisme social, la critique de la démocratie parlementaire et la nécessité de contribuer au renouveau national.
91Il est temps maintenant de proposer un bilan de la littérature corporatiste française pendant l’Occupation. Trois lectures successives sont possibles et nécessaires. Premièrement, il convient tout d’abord de proposer une évaluation qui date de la période considérée. Or, nous avons la chance de disposer du rapport de de Leener, déjà cité et utilisé, qui propose un bilan des réflexions et des réalisations des corporatistes français. Deux types d’objections sont mis en avant ici. D’un côté, la diversité trop forte des critères utilisés par les différents auteurs crée une forte confusion analytique. Ainsi, on a du mal à comprendre si la corporation est une réalité politique, sociale, économique ou religieuse ou éventuellement comment combiner ces réalités si on lui attribue une signification multidisciplinaire [De Leener 1936, 1]. Il n’est pas facile non plus de repérer quelles sont les institutions libres et les institutions contraintes et la mesure dans laquelle elles le sont [de Leener 1936, 2]. Il est également difficile de mesurer les rôles actuels souhaités et respectifs des collectivités, des individus et de l’État [De Leener 1936, 2]. D’un autre côté, les fondements des approches corporatistes sont trop souvent imprécis. Par exemple, la référence majeure attribuée à La Tour Du Pin ne se justifie pas en raison du manque global de cohérence de la construction intellectuelle de cet auteur [De Leener 1936, 3–4]. De même, la distinction opérée entre corporations associatives et corporations d’État ou entre corporations de patrons et corporations d’ouvriers manque à la fois de précision et de finesse [De Leener 1936, 5–6]. La conclusion de de Leener est sans appel :
Dans ce champ de la mystique, la raison a peine à se faire entendre. Aussi n’est-il pas improbable qu’en dépit de ses erreurs fondamentales d’ordre politique et surtout d’ordre économique, le néo-corporatisme gagne du terrain, que ses réalisations se multiplient et que ses effets néfastes restent incompris. À la longue, les déceptions seront profondes pour ceux qui sauront se ressaisir et comparer froidement ce que furent les promesses du corporatisme et ce que seront ses résultats. [De Leener 1936, 34]
92Deuxièmement, on peut aussi proposer une évaluation rétrospective; elle est brève mais essentielle. Un lecteur moderne ne peut en effet qu’être surpris par la faiblesse des critères méthodologiques de l’analyse corporatiste. La validité de cette analyse est-elle assurée par le raisonnement théorique ? Par le nombre et le détail des applications ? Par une combinaison des deux critères ? Ou par la nature de ses conséquences politiques ? Or, l’approche corporatiste n’aborde pas et ne répond pas à ces questions. Il faut bien se résoudre dès lors à émettre de sérieux doutes quant à la pertinence de l’approche corporatiste hier comme aujourd’hui, à moins qu’elle ne change radicalement de forme et de contenu dans un futur aujourd’hui improbable.
93Troisièmement, les différents économistes français que nous avons évoqués ici marquent tous leur intérêt pour le corporatisme en soulignant avec plus ou moins de force les excès du libéralisme. Certaines de ces critiques peuvent se comprendre, notamment celles qui ont trait aux risques liés à un excès de concentration économique. D’autres critiques ne doivent pas être négligées, notamment celles qui ont trait au rejet de la démocratie parlementaire française. Ces dernières sont partagées par tous nos auteurs, y compris Baudin et Pirou.
94Or, la combinaison de ces deux types de critique marque une limite supplémentaire de l’approche corporatiste, car elle ne défend pas l’idée selon laquelle une démocratie parlementaire réformée aurait pu contribuer à corriger certains excès possibles du libéralisme. L’analyse économique de leur époque – notamment les apports déjà existants pendant l’entre-deux guerres de l’économie industrielle à la construction d’une politique de la concurrence – aurait pu pourtant aider nos économistes à comprendre comment la rénovation de la démocratie parlementaire aurait pu permettre de combattre certains des excès du libéralisme.
95Il s’agit là d’une insuffisance majeure du corporatisme qui peut également nous aider à comprendre les limites de l’approche de nos économistes après l’Occupation. En effet après 1945, ces économistes ne corrigèrent pas cette insuffisance. Ils cessèrent de défendre le corporatisme et se rallièrent à des approches économiques très diverses (qu’il s’agisse d’un libéralisme parfois simpliste, de l’approche sociologique réaliste, voire même du marxisme – sur ce point cf. notre texte consacré aux économistes français des années 1950 – [Arena 2000]) et ne laissèrent aucune place à un ré-examen sérieux de l’insuffisance que nous venons de souligner en dernier lieu.