1Le présent dossier s’inscrit dans la continuité des travaux menés au sein du projet : « Histoire du post- et néokantisme » au sein de l’axe 3 des Archives Poincaré, projet mené en étroite collaboration avec l’Académie Helmholtz présidée par Gerhard Heinzmann, et de nombreux partenaires universitaires, enseignants et doctorants, qui travaillent sur l’histoire de la philosophie allemande d’inspiration kantienne. Dans un précédent volume de Philosophia Scientiæ (20-1) paru en 2016, Le kantisme hors des écoles kantiennes, dirigé par Oliver Schlaudt et moi-même, nous nous étions intéressés à la réception du kantisme chez des auteurs qui n’étaient pas inscrits dans une ligne de pensée directement kantienne, mais dont les critiques constructives à l’égard du kantisme jouaient un rôle très dynamique et fécond, infléchissant l’héritage de Kant dans de nouvelles directions.

2Dans le présent dossier, il s’agit cette fois de manifester la variété des courants rangés sous l’appellation générique de « néokantisme ». Ce terme englobe les auteurs qui, à partir de la seconde moitié du xixe siècle, ont jugé nécessaire un « retour à Kant » pour définir la nature et les missions de la philosophie, après ce que certains historiens de la philosophie ont nommé « l’effondrement du système hégélien », c’est-à-dire d’une conception de la philosophie comme science systématique du réel. Plus modestement, les néokantiens concentrent leur attention sur les conditions de possibilité d’une connaissance objective, mais sans prétendre offrir comme Hegel une science de tous les domaines de l’être. La philosophie ne prétend plus se substituer aux sciences de la nature et aux sciences de l’esprit ou encore les surplomber, mais travailler main dans la main avec elles.

3Hermann von Helmholtz (1821-1894) est à cet égard exemplaire. À la fois savant et philosophe, ce néokantien est classé par les historiens de la philosophie dans la sous-rubrique du « néokantisme psycho-physiologique ». Le propre de cette ligne de pensée également représentée par Friedrich Albert Lange (1828-1875) est de s’attacher à « naturaliser » le transcendantal, c’est-à-dire de manifester comment les conditions de possibilité de l’expérience conçues par Kant découlent de la structure physiologique et psychologique de l’être humain. Cette forme de néokantisme opère un déplacement important par rapport à Kant puisqu’elle s’appuie sur les travaux empiriques des sciences de la nature (optique, physiologie, psychologie notamment) pour définir les conditions de possibilité générales de l’expérience humaine. L’article que Françoise Willmann et moi-même avons traduit, préfacé par Alexandre Métraux & Françoise Willmann, s’attache précisément aux conditions de possibilité d’une relation féconde entre les différentes disciplines universitaires. Il expose les rapports qu’il souhaiterait voir perdurer entre les sciences de la nature et l’ensemble des autres disciplines.

4Par son attachement aux conditions naturalistes de la connaissance, le néokantisme de Helmholtz est très différent de la forme de néokantisme adoptée par Ernst Cassirer (1874-1945), qui appartient à l’école de Marbourg fondée par Hermann Cohen (1842-1918), centrée quant à elle sur la mise en lumière des formes de l’expérience ou « méthodes » inventées par les hommes pour tenter de construire les objets de la connaissance et de rationaliser l’expérience, c’est-à-dire la rendre intelligible face aux défis qu’elle ne cesse de nous lancer. Ces « formes » ou « méthodes », pour Cassirer comme pour Hermann Cohen, ne doivent pas être conçues de façon fixiste, car elles sont sujettes à une évolution historique et relèvent non pas de la nature mais de la culture comme création humaine sans cesse renouvelée. Dans le présent article traduit par Guillemette Leblanc, Cassirer s’intéresse à la linguistique et, en bon néokantien, il se pose la question des formes qui structurent cette discipline et qui la rendent possible. Ce questionnement le conduit notamment à saisir des analogies intéressantes entre science du vivant et science du langage.

5Hans Vaihinger (1852-1933), qui commence enfin à être mieux connu aujourd’hui, illustre un courant très différent des deux autres au sein du néokantisme, car il identifie chez Kant un point doctrinal que les autres néokantiens avant lui ont totalement délaissé, et qu’il nomme » l’approche par le comme si ». Selon cette approche, une idée ne doit pas être rejetée au motif qu’elle est indécidable ou même fictionnelle, si elle se montre « opportune » dans tel ou tel domaine de l’activité humaine. Vaihinger est l’auteur d’une fameuse Philosophie du comme si (1911) où il expose sa théorie des fictions opportunes, en indiquant dans son avant-propos qu’il a longtemps hésité à publier cette théorie qui pouvait paraître étrangère à la mission de la philosophie censée traquer et exclure les fictions au cours de sa recherche de la vérité. C’est sa lecture de Nietzsche qui l’a décidé à publier son travail, car le philosophe allemand a su manifester le caractère fictionnel mais néanmoins opportun, voire nécessaire, de nos principaux concepts. La voie était alors ouverte pour l’apparition d’un nouveau courant philosophique : le « fictionalisme », faisant droit, en philosophie, aux fictions opportunes. En 1901 toutefois, avant de se résoudre à faire paraître sa propre théorie des fictions, Vaihinger entend faire reconnaître Nietzsche à sa juste valeur. Il souhaite non seulement présenter la philosophie de Nietzsche au grand public, mais encore et surtout, montrer qu’il s’agit d’un authentique philosophe, et non pas d’un simple littérateur ou artiste de génie. D’où le titre de son ouvrage : Nietzsche als Philosoph, qui paraît aujourd’hui anodin mais qui ne l’était pas au début du siècle dernier.

6Une dernière question se pose : qu’est-ce que ces trois textes ont en commun par-delà leurs buts et leurs orientations différentes ? Il semble que c’est une certaine idée de l’homme, de sa dignité et de ses missions, fidèle à plusieurs égards à celle que Kant avait développée dans son œuvre. Ceci explique notamment pourquoi Vaihinger garde une certaine distance à l’égard de Nietzsche, en lequel il voit, sans doute à tort, un théoricien du droit du plus fort et de la hiérarchie des êtres humains.