1Le « Bulletin bibliographique de philosophie politique et sociale » est réalisé pour la revue Philosophique par une équipe de rédactrices et de rédacteurs. Il est coordonné par Caroline Guibet Lafaye (CNRS) et Fabien Ferri (Université de Franche-Comté) au sein de Centre de Documentation et de Bibliographie Philosophiques de l’Université de Franche-Comté (UR 2274 CDBP–Logiques de l’Agir), et propose de brèves recensions d’ouvrages récemment parus, réparties dans diverses rubriques thématiques.
2Avec une vaste monographie consacrée à la figure de Louis de Bonald, Flavien Bertran de Balanda [5], historien prometteur disparu très prématurément, a signé un travail justement salué comme une contribution importante. Le parcours personnel et politique de Bonald est évoqué avec une très grande attention aux détails significatifs et aux relations personnelles, sur la base d’un travail considérable sur les archives. Sa formation, la complexité de ses engagements successifs et surtout de leurs raisons respectives, ses relations avec le Consul puis l’Empereur font l’objet de développements très éclairants. Bonald n’apparaît pas prioritairement, dans ces pages, comme le précurseur de tendances postérieures des sciences sociales. L’auteur aide surtout à discerner la logique sous-jacente à son approche des rôles sociaux ou des fonctions, dans une quête de systématicité qui, pour verser souvent dans l’abstraction, n’en porte pas moins le reflet de préoccupations politiques ancrées dans l’histoire. L’étude du « Bonald économiste » n’est pas moins instructive que celle de l’ancrage historique des discussions religieuses pendant la Restauration. De nombreuses pages témoignent d’une attention exigeante, qui était celle de F. Bertran de Balanda, à l’exigence de rationalité dans son rapport avec les pensées de la tradition. C’est en alliant ces contraires opposés que l’on peut cerner, à la suite de l’auteur, ce qu’il y a d’authentiquement original dans les interprétations bonaldiennes de l’histoire vécue, s’agissant par exemple de la Monarchie de Juillet. Au total, l’ouvrage est une lecture passionnante pour aborder le premier xixe siècle dans toute sa complexité.
3Récemment traduits du mexicain, les dix textes de Yasnaya Aguilar Gil, Nous sans l’État [1], sont issus d’une lutte autochtone. Ils tentent d’ouvrir une alternative au capitalisme néo-libéral en soulignant l’importance de la résistance, nourrie par la langue et la culture, des femmes dans les luttes, et en portant la critique contre les États-nations coloniaux et impérialistes. La langue est en effet au fondement de l’identité individuelle, collective et culturelle. En tant que femme autochtone, l’auteure interroge, de façon critique, le féminisme dominant et ouvre des perspectives pour un féminisme décolonial. Elle propose enfin un modèle politique fondé sur la communalité, au sens d’une proposition permettant d’identifier les peuples autochtones au-delà du critère purement linguistique, en l’occurrence de l’État mexicain, et de la volonté individuelle de former une collectivité, cette volonté se réitérant de façon cyclique, quotidienne et obligatoire, via une participation à un système de « charges » (activités sociopolitiques, laborieuses et festives).
4L’importance de l’impartialité des procédures dans le bon fonctionnement de l’État est aussi au cœur du dernier ouvrage, passionnant, de Joseph Heath. S’agissant non plus de législation mais d’Administration, Heath applique la méthode développée explicite la moralité qui reste à l’état d’implicite dans nos pratiques (« aider les autres à exprimer leurs conceptions du monde » (p. x)) et propose un travail pionnier [13] sur l’éthique de l’administration publique. Le philosophe canadien estime que le pouvoir potentiel grandissant des fonctionnaires (capables d’être récalcitrants ou au contraire plein d’initiative) s’est accompagné du développement de normes morales libérales. Le principe de neutralité politique en est le cœur et se voit réalisé grâce au principe d’efficacité, dans le respect des valeurs de liberté (qui prémunit contre le caractère parfois intrusif de l’État) et d’égalité (qui ordonne le respect de l’État de droit).
5L’ouvrage d’Aurélien Berlan [3] s’attaque à une conception de la liberté qui traverse à ses yeux toute l’histoire des idées : le fantasme d’une délivrance, temporaire voire définitive, des tâches destinées à la satisfaction de nos besoins matériels. Elles ne satisferaient que la part animale de l’humain, ce pourquoi il serait souhaitable de les déléguer à un tiers ou de les automatiser, pour s’en débarrasser. La liberté consisterait à se consacrer exclusivement aux tâches rationnelles, politiques et culturelles jugées plus dignes de l’espèce humaine. Cet espoir, entretenu par l’apparente abondance matérielle capitaliste, aurait même mené les socialistes à accepter le marché et l’État comme systèmes pourvoyeurs nécessaires et efficaces de marchandises standardisées. Les producteurs-consommateurs sont faussement libres de choisir celles qu’ils consomment et doivent pour cela se plier à l’emploi, condition d’acquisition des ressources économiques. L’auteur propose à l’inverse une conception matérielle de l’autonomie, entendue comme capacité à satisfaire par soi-même et par autrui ses besoins, volontairement déterminés et autolimités. Elle implique de multiples relations d’interdépendance de diverses échelles. La paysannerie incarne ainsi des pratiques productives respectueuses à la fois des conditions matérielles écologiques et des liens sociaux dégagés des rapports de pouvoir salariés et marchands. Berlan revalorise alors l’activité de subsistance, nécessaire au maintien de la vie matérielle et sociale, comme porteuse de satisfactions intrinsèques pour l’humain. Plutôt que de la déléguer à des subalternes dans des sociétés hiérarchisées, il conçoit un modèle de communauté égalitaire à taille réduite dont tous les membres assurent leur subsistance selon des normes et règles qu’ils autodéterminent. Ainsi, ils pourront y expérimenter directement leur pouvoir d’agir autonome, sans le repousser aux calendes grecques.
6Le riche recueil [10] de contributions sur les « formes de la thématisation du travail dans l’histoire de la philosophie occidentale » (p. 11) vient combler un manque important pour les philosophes s’intéressant au sujet. Ce manque s’expliquerait, lit-on dans l’introduction, par la dévalorisation de cet objet qu’est le travail, que ce soit dans la société ou dans le champ théorique (et les écrits, implicitement normatifs, sur la « fin du travail » ne font finalement que renforcer cette tendance). Cet instructif ouvrage – divisé en deux parties chronologiques, ancienne et moderne – nous donne ainsi à comprendre l’étendue de la manière dont le travail a pu être conceptualisé par les philosophes, tant dans ses volets anthropologiques que politiques. Le thème est étudié chez Démocrite, les cyniques, Hegel, Marx, Nietzsche, Heidegger, Simone Weil, Arendt, Dewey et Gorz. Une grande place est également faite à l’analyse de la conceptualisation de l’esclave.
7Le lecteur intéressé par les points de vue de philosophes plus contemporains sur le travail trouvera dans le nouvel opus de la collection « Textes clés » chez Vrin [11] un très bon aperçu des enjeux actuels. Les textes, réunis et présentés par Franck Fischbach et Emmanuel Renault réussissent à rendre compte des dimensions anthro-pologiques, techniques, interactionnelles et normatives du travail. Ils nous invitent à nous demander si le travail en entreprise ne remet pas en question le respect de l’autonomie des individus (Adina Schwartz) ou la liberté au sens du républicanisme radical (Elizabeth Anderson). L’ouvrage propose notamment d’entendre des voix encore relativement peu écoutées dans la sphère publique, comme le texte de l’écoféministe Maria Mies qui, analysant le « travail consacré à la production de la vie », soulève la question de la division sexuelle du travail et du lien entre accumulation et patriarcat.
8En quoi la théorie psychanalytique peut-elle aider à l’émancipation ? Ce que le travail « fait » au sujet est ici donné à voir comme point de rencontre possible (mais encore peu étudié) entre la psychanalyse et la théorie critique. Comme le résument Alexis Cukier et Duarte Rolo : « Le problème des rapports entre travail et subjectivité constitue, dans l’ensemble, un point aveugle à la fois pour la psychanalyse et pour la théorie critique » (p. 35). L’enjeu de cet ouvrage collectif est de décrire l’étendue et les causes de ce point aveugle, mais aussi de signaler les questions au sujet desquelles une future collaboration de ces champs pourrait être féconde. Le livre, qui démontre magistralement le caractère interdisciplinaire de la philosophie, intéressera tant les psychanalystes (on y trouve des contributions sur Freud, Winnicott, André Green, sur le psychanalyste argentin José Bleger et la psychanalyste italienne Silvia Amati Sas) que les philosophes (contributions portant sur Adorno, Horkheimer, Habermas, Honneth, Reich, Arendt, Fraser, mais aussi sur les théories féministes contemporaines de la reproduction sociale). Issu d’un colloque tenu en 2017, l’ouvrage [8] est enrichi d’un entretien avec Christophe Dejours et d’une traduction d’un dialogue entre Axel Honneth et le psychanalyste Joel Whitebook.
9Avec Lumières de la gauche [19], Stéphanie Roza repose la question des origines de la thématique de l’émancipation, de la libération par l’égalité, en revenant aux textes fondateurs des Lumières. L’auteure montre que les grands courants de la gauche ont tous, pour l’essentiel, adopté une position « conforme à l’esprit des Lumières », dans un rapport dialectique et critique à celui-ci. S. Roza établit ainsi qu’avant 1939 la rupture franche et nette avec l’héritage rationaliste et universaliste est marginale. Elle ne s’opère qu’en 1944 avec la publication des Fragments philosophiques d’Adorno et Horkheimer.
10Lucile Peytavin propose un ouvrage au titre suggestif, Le coût de la virilité. Ce que la France économiserait si les hommes se comportaient comme des femmes [17], pour interroger les conséquences pour la collectivité d’une socialisation genrée qui fait des hommes les sources principales des comportements antisociaux en France, en particulier de la violence, de la délinquance et de la criminalité. L’auteure remet en question certains mythes concernant ce qui serait biologiquement et cérébralement propre aux hommes et aux femmes, s’agissant également des effets de la testostérone. Cette analyse de la construction sociale de la virilité conclut que les coûts des comportements virils socialement prescrits et assumés s’élèveraient à 95,2 milliards d’euros en France, c’est-à-dire une fois et demie le montant du déficit public français pour l’année 2019.
11Lux éditeur publie l’opuscule méconnu d’Anselme Bellegarrigue, Manifeste de l’anarchie [2] initialement livré au public en avril 1850. Le manifeste est suivi de son pamphlet « Au fait, au fait ! Interprétation de l’idée de démocratie », rédigé par le même auteur fin 1848, au moment de la révolution qui a lieu en France. L’originalité de la pensée de Bellegarrigue, dans le domaine, est de se situer à la frontière des principes libertaires et de l’idéologie libérale, avec une tendance marquée à l’anarcho-individualisme, qui fait de lui un fervent défenseur de la propriété privée et de l’intérêt individuel. Le recueil offre, de surcroît, une critique des suites de la révolution de 1848 nourrie par le scepticisme de Bellegarrigue face à la représentation politique.
12Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre [12], dans un effort qui relève conjointement de la philosophie et des sciences politiques, abordent les bases de notre compréhension du possible tout en les reliant aux problèmes sociaux. Marx, Weber, Lukács et Bloch sont quelques-uns des auteurs qui offrent ici des repères. Dans un monde où règne la confusion entre le possible et le « potentiel » dans des cadres donnés, le propos est marqué par le souci de dénaturaliser le rapport au possible et de penser les droits de l’espérance. Les théories de la possibilité objective font l’objet de développements significatifs, tout comme l’examen des aspects « épistémiques » de ce qui est thématisé comme une crise politique de la critique. Au total, les auteurs renouvellent certaines problématiques de la théorie critique des origines, avec des enjeux qui sont bien ceux du monde contemporain, s’agissant en particulier du statut et de la portée d’une approche critique de la société.
13Une législation environnementale qui empêche un investisseur de développer ses projets immobiliers sur un terrain acquis préalablement constitue-t-elle une violation de l’État de droit ? Pour certains théoriciens, comme le très influent juriste américain Richard Epstein, l’État de droit a une dimension substantielle qui protège le droit de propriété privée, position qui peut être rapprochée de celles de J. Locke et de F. A. Hayek. Depuis des années, certains milieux d’affaires et les organisations qui défendent leurs intérêts (notamment « les inconditionnels de la Banque Mondiale » (p. 102), qui se réjouissent de la « très forte connotation positive » (p. 103) dont bénéficie l’idée d’État de droit) utilisent ce concept pour fonder une critique de l’intervention législative. Mais l’idée d’un droit qui n’est pas issu de la volonté humaine (un « droit non-fait », comme résultat non-intentionnel de la poursuite des buts particuliers des individus (Hayek, p. 42)) ne conduit-il pas au conservatisme ? Dans ce cycle de trois conférences [21], Jeremy Waldron entend montrer l’incohérence d’une telle position substantialiste. Dans un style caractéristique vivant et érudit, il rend accessible la controverse sur la définition de l’idéal politique (procédural ou substantiel ?) de l’État de droit et rappelle certaines idées développées dans son lumineux ouvrage The Right to Private Property (1988). L’État de droit ne devrait pas être compris comme un idéal venant freiner le changement voulu par la société. Cela ne veut pas dire qu’aucun garde-fou n’existe, mais ces derniers sont de nature procédurale : on doit s’assurer que la loi est élaborée en respectant des valeurs procédurales, comme celles d’impartialité, de prévisibilité et de refus de l’arbitraire.
14Comment faire de « Loire » une personnalité juridique à part entière, à l’instar des personnes morales créées de toutes pièces au cours du xixe siècle pour permettre à des entreprises ou des associations d’être représentées juridiquement ? Comment la représenter, au sein de quelle(s) institution(s) ? Quelles seraient les implications d’une telle reconnaissance juridique pour le plus grand fleuve de France et pour les citoyens Français ? L’ouvrage Le fleuve qui voulait écrire retranscrit des auditions de différentes personnalités scientifiques – dont Bruno Latour, Catherine Larrère – qui visent à répondre à toutes ces questions et à bien d’autres encore. Elles sont menées par une Commission interdisciplinaire dans le cadre du Parlement de Loire, une fiction poético-juridique créée par le Polau, association du Val de Loire qui développe des projets artistiques et scientifiques autour de l’aménagement du territoire. Sous la plume de Camille de Toledo, l’ouvrage [23] est construit comme un récit qui permet aussi de voyager sur un fleuve façonné par l’activité humaine – le fleuve est bordé par de célèbres châteaux, par des centrales nucléaires – mais qui conserve malgré tout un aspect sauvage.
15L’ouvrage de Francis Démier [9], examinant les débats entre libre-échangistes et protectionnistes français sur la période 1786-1914, est d’abord une contribution d’historien. Compte tenu de l’importance du thème abordé, il éclaire cependant tout un pan de la pensée de la République et des doctrines ou théories qui l’ont confortée, en particulier pendant la Troisième République. C’est une dialectique du consentement à l’ouverture et de la protection qui est en jeu. Cela oblige à considérer le rôle de la frontière dans son rapport au pouvoir politique lui-même. Le propos est également d’éclairer le rapport aux libertés. Est-ce que celles-ci obligent à valoriser la concurrence et le libre-échange ? Rien n’est moins sûr et ce n’est pas le moindre mérite de l’ouvrage que de contextualiser les raisons qui déterminent la reconnaissance d’une expression correcte ou acceptable des principes relatifs à la liberté ou aux libertés. Certaines figures historiques – telles Guizot, Napoléon III, Méline – sont particulièrement mises en relief.
16L’ouvrage de Pierre de Saint-Phalle [20] est issu de recherches patientes en philosophie et en sciences politiques autour de la notion de dette et sur les enjeux éthiques et politiques du discours sur la dette. Les antécédents de la Révolution française et la période révolutionnaire elle-même offrent une vue en coupe particulièrement intéressante des différentes formes que peut revêtir la normativité relative au crédit, à la confiance et à la dette. S’agissant plus particulièrement de la dette publique et de ses porteurs privés, l’ouvrage propose un cadre théorique inédit qui permet d’aborder en profondeur les interactions du discours, du jugement moral et politique et de la structuration sociale. Il témoigne de la fécondité d’une démarche d’éthique appliquée qui, se saisissant d’enjeux historiques, est à même de contextualiser les enjeux moraux en prêtant attention aux conditions de réception et d’institutionnalisation des thèses exprimées dans les discours tantôt théoriques, tantôt politiques. Il permet aussi de mesurer l’étendue de l’influence pratique des représentations théoriques, à l’occasion d’analyses dont la portée analytique dépasse le cadre de la période étudiée et s’avère particulièrement stimulante.
17L’ouvrage du sociologue Benjamin Lemoine [15] décrit l’évolution de la perception politique de la dette publique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale en France, et par là même l’évolution du statut de l’État vis-à-vis des marchés financiers. La dette publique est aujourd’hui perçue comme un problème politique majeur : elle ferait peser de manière injustifiée sur les générations futures – les personnes qui vivront dans un avenir plus ou moins lointain – le poids du remboursement de nos dépenses actuelles. Cette perception justifie les politiques d’austérité qui se multiplient, et des politiques sociales moins ambitieuses. À cela s’ajoute le risque supposé de voir les marchés financiers craindre pour la solvabilité de l’État français et ainsi conduire les investisseurs à ne pas acheter de dette publique française. Pourtant, l’auteur souligne à quel point l’État français n’a aucune difficulté à trouver preneur dès lors qu’il souhaite emprunter. Il décrit comment cette situation perçue comme une contrainte et une nécessité – s’endetter auprès des marchés financiers et donc se plier aux conditions du marché pour emprunter au taux le plus intéressant – émane d’un choix politique survenu sous la présidence de Giscard d’Estaing et poursuivi depuis, quel que soit le bord politique. Alors qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’État français était en mesure de dicter ses propres taux aux marchés financiers, d’obliger des acteurs privés à souscrire à la dette publique, il a été décidé de faire de l’État un acteur économique comme un autre devant se soumettre aux aléas du marché. Le positionnement de l’État au-dessus des marchés financiers était soupçonné alors de créer de la monnaie de manière rédhibitoire et d’être ainsi source d’inflation.
18Face au Covid-19 et ses conséquences – confinements successifs, baisse de l’activité, chômage partiel – l’État français a mis en œuvre une politique de soutien sans précédent au bénéfice des entreprises, « quoi qu’il en coûte ». L’État a fait le choix d’accroître significativement la dette publique pour financer cette politique. Cela a été fait dans des conditions très avantageuses grâce au rôle de régulation joué par la Banque Centrale Européenne (BCE) : en se positionnant au-dessus des marchés en rachetant les dettes publiques qui n’intéressaient pas les investisseurs, la BCE a permis à l’État français d’emprunter à des taux très faibles, voire négatifs.
19Benjamin Lemoine explique le rôle de la BCE durant ces dernières années [16]. Il décrit surtout pourquoi il est si important, pour les tenants du marché, de revenir à un état « normal » des choses : une situation dans laquelle les États redeviennent des agents économiques comme les autres et non plus au-dessus des marchés. Selon l’auteur, la démocratie est disciplinée par la dette au sens où l’État est ainsi censé répondre aux exigences du marché et donc des détenteurs potentiels de la dette, notamment en matière de solvabilité. La dette profite aux investisseurs qui peuvent souscrire sans risque, moins aux populations qui bénéficieraient de politiques sociales plus ambitieuses. Et de moyen, la dette publique devient une fin : Benjamin Lemoine montre comment les politiques publiques sont menées en fonction de cette exigence de solvabilité. Pendant la crise du Covid, le « quoi qu’il en coûte » montrait au contraire que la dette publique permettait de financer des dépenses économiques, sociales, sanitaires qui étaient alors jugées nécessaires. Ce moment aurait pu permettre de revenir, à l’échelle européenne, à une situation équivalente à ce que décrit Benjamin Lemoine dans L’ordre de la dette. L’auteur nous démontre qu’il n’en est rien, par choix politique.
20Le changement climatique appelle-t-il l’instauration d’une « dictature verte » ? À cette question, Joëlle Zask [22] répond par la négative, récusant que la démocratie et l’écologie soient incompatibles. Revenant à un sens originel de la démocratie comme mode d’association et d’auto-organisation plutôt que comme représentation, l’auteure rappelle que le citoyen participe à la création, à la préservation – ou à la destruction – de ses propres conditions d’existence. Préserver l’environnement signifierait revitaliser le système participatif afin de « rétablir le contact avec le monde concret » (p. 17). L’ambition de l’ouvrage est de saisir comment parvenir à occuper la Terre, telle que nous en faisons l’expérience, tout en nous en occupant de manière à ce qu’elle subsiste à la fois pour elle-même et pour les autres, présents et à venir.
21Les éditions de la Sorbonne republient la conférence de Marcel Mauss « Les techniques du corps » [4] dans laquelle l’anthropologue souligne l’incorporation du social dans l’individu qui lui permet de s’adapter aux changements induits par la vie sociale. Mauss y propose une grille d’analyse innovante des pratiques corporelles, en particulier de la transmission de la marche. Cette grille contribue notamment à récuser la séparation entre ce que l’on nomme le « primitif » et l’« évolué », le « moderne » et le « traditionnel », « eux » et « nous ». Il montre ainsi que le corps relève d’un ensemble de techniques plurielles, représentatives d’une société ou d’une culture.
22Ouvrage atypique [14] puisqu’il est un « mémo » de 94 pages aérées, un « pense- bête », dont l’objet et la diffusion figurent sur la couverture, « membres des partis écologiques et leurs électeurs présents et à venir ». Ce qui est certain c’est que cet ouvrage a fait parler et que ses auteurs, un doctorant (Nikolaj Schultz) et un professeur émérite connu (Bruno Latour), ont bénéficié d’une large couverture presse. Les titres des brefs chapitres sont ambitieux. Toutefois, ils développent 72 points en moins d’une page chacun, pour faire émerger ce qu’ils appellent une classe écologique qui prenne en charge la question de l’habitabilité (p. 33). Elle serait en conflit avec les anciennes classes qui sont pour eux sommairement le libéralisme, le socialisme et le néofascisme. L’un des enjeux est la quête « des liens qui libèrent » (p. 45), puisque c’est le monde qui serait propriétaire de nous et plus l’inverse (p. 44). Ils prétendent qu’il faut alors aligner les affects sur « cette inversion des valeurs ». La conclusion laisse perplexe ou un goût d’inachèvement. En effet, soit c’est trop tard et la classe écologique n’a aucune chance de rivaliser avec les classes actuelles (p. 94), soit les grands bouleversements sont aussi simples que le mouvement que font les dormeurs pour se retourner dans leur lit, comme l’aurait dit Paul Veyne.
23Les éditions de l’EHESS ont réuni quatre textes méconnus de Pierre Bourdieu [6] consacrés à la réflexivité et interrogeant la pratique scientifique « se faisant ». À travers ces textes, Bourdieu insiste sur la fonction socio-analytique de la sociologie qui rend possible une certaine liberté par rapport aux déterminismes et une véritable « réappropriation de soi » (p. 23). Ces développements sont complétés par une réflexion sur la pédagogie de la recherche et la transmission du savoir et du savoir-faire, en particulier d’un mode de travail et d’une manière de penser.
24À vocation pédagogique, l’ouvrage de Xavier Crettiez et Nathalie Duclos, Violences politiques. Théories, formes, dynamiques [7], publié aux éditions Armand Colin, développe un modèle d’analyse de la violence politique nourri des débats théoriques relatifs à son surgissement. Il offre une synthèse de huit approches sociologiques de ces phénomènes. Il se poursuit par des chapitres analytiques décrivant différentes formes de violence politique (terrorisme, guerre, violence urbaine, violence de masse) qui s’appuient, en particulier pour aborder les massacres de masse, sur une vision psychosociologique, contextuelle et rationnelle. L’ouvrage s’achève par une réflexion sur les sorties de la violence, mobilisant un aperçu de certaines politiques publiques mises en œuvre dans le domaine, des abandons de logiques de guerre et des dynamiques de réconciliation et de pardon.
25La question des violences « légitimes » et institutionnalisées est soulevée par Paul Rocher dans un ouvrage au titre provocateur : Que fait la police ? Et comment s’en passer [18]. Interrogeant le « mythe » policier selon lequel la police contiendrait la criminalité et s’appuyant sur les exemples sud-africains ainsi que nord-irlandais, l’auteur explore les conditions de possibilité d’une organisation sociale qui se dispenserait d’un corps institutionnalisé, détenteur de la violence dite légitime. Plutôt que d’envisager des réformes des institutions policières existantes, « il s’agit d’entamer la réflexion sur les jalons d’un ordre public authentiquement libre, et sur le socle institutionnel indispensable à son développement » (p. 17). L’enjeu consiste alors à réguler les tensions en évitant que l’instance en charge de cette régulation ne soit, elle-même, à l’origine de tensions nouvelles, ce qui suppose de procéder à l’ancrage organique de l’ordre dans la société civile par un système de rotation : « la prise en charge de l’ordre deviendrait une simple fonction, assurée à tour de rôle, sur une base (pluri) annuelle, par la population dans toute sa diversité » (p. 223).
26Recensions de :
27Caroline Guibet Lafaye : 1, 2, 4, 6, 7, 17, 18, 19, 22.
28Céline Marty : 3.
29Emmanuel Picavet : 5, 9, 12, 20.
30Bernard Reber : 14.
31Cédric Rio : 15, 16, 23.
32Camille Ternier : 8, 10, 11, 13, 21.
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