1Nous apprenons le décès de Jacques BAUER, scientifique, géologue, géomorphologue, spéléologue, bien connu à Nay, en Béarn.

2J'ai fait connaissance de Jacques BAUER au travers d'un de ses rapports, une lecture sur l'Ouest de Madagascar à l'époque où je faisais ma thèse, et que j'avais trouvé remarquable... Jacques travaillait alors comme géologue pour Total et cherchait des possibilités d'exploitation du pétrole. Les prospecteurs traçaient des layons rectilignes et réguliers que j'ai pu emprunter en 4x4. De retour en France, j'ai cherché à le rencontrer, ce qui fut fait. À l'époque, il fut chargé d'élucider l'affaire des avions renifleurs et avait conclu à une imposture et une arnaque. Mais en haut lieu on lui intima l'ordre de se taire, car le Président GISCARD d'ESTAING croyait à cette "technologie", ce qui avait permis aux escrocs d'obtenir de généreux financements... Bref, Jacques prit ses distances et s'adonna à sa véritable passion : la spéléologie. J'ai fait avec lui de nombreux gouffres dont plusieurs fois la Pierre Saint Martin.

3Jacques BAUER est l'un des meilleurs spécialistes scientifiques de cette cavité, longtemps considérée comme le gouffre le plus profond du monde avec 1410 m (la grotte Veryovkina, en Abkhazie, détient à ce jour le record avec 2212 m). Depuis sa découverte, en 1951 les spéléologues n'ont cessé de se poser des questions quant à sa genèse (forcément complexe). Le système karstique s'est développé dans les calcaires crétacés reposant sur un socle paléozoïque plissé, puis arasé, en liaison avec le soulèvement tertiaire des Pyrénées. À l'ouest du massif, une série de failles décalent l'ensemble, ce qui a permis au réseau de se creuser et de continuer à le faire. Dans ce contexte, la salle de la Verna mérite considération de par ses dimensions et par les informations qu'elle induit. Par exemple, une concrétion prélevée dans la galerie Aranzadi a été datée par Y. QUINIF de 194 000 ans et elle n'a pu croître que dans un milieu exondé. Donc la rivière Saint-Vincent ne coulait plus dans la galerie : elle s'était enfoncée et avait entrepris le creusement du ravin d'Arphidia.

4Pour BAUER, il se peut que la salle de la Verna soit en réalité beaucoup plus ancienne qu'on ne l'estime. Ce qui aurait laissé à l'aval sous-jacent (réseau Arphidia) une durée d'évolution sensiblement plus longue, permettant plus aisément d'expliquer son développement important et complexe. Celui-ci n'a pas dû être un événement de courte durée, en effet, ... même si l'on peut imputer à la rivière du Lonné Peyret une bonne partie du travail. Les membres de l'ARSIP (DOUAT, BIGOT, etc.) continuent à explorer, notamment les alentours (gorges de la Kakueta, d'Ehujaré).

5Lorsque Nathalie VANARA m'a contacté pour une direction de thèse, je l'ai aussitôt orientée vers le massif des Arbailles, car G. VIERS, auteur d'une thèse sur les Pyrénées occidentales, m'avait dit qu'il soupçonnait qu'une partie des Pyrénées Nord avait été soulevée au Tertiaire et beaucoup plus récemment que ce que les géologues en disaient à l'époque. J'ai aussi demandé à Jacques BAUER de l'encadrer, car, habitant Nay, il connaissait très bien la région. Il a accepté aussitôt et accompagné Nathalie dans ses toutes premières sorties. Mieux, pilote amateur, il a même survolé le terrain de thèse que nous avions défini.

6La principale question qui se posait était de savoir si le karst avait enregistré les étapes du soulèvement et, dans ce cas, nos connaissances pourraient considérablement avancer. Au bout de deux ans, j'ai organisé avec Nathalie une visite en compagnie de R. MAIRE et J. BAUER. Sur place nous avons noté beaucoup d'indices favorables à l'hypothèse d'un soulèvement, notamment la présence d'argiles rouges que je pensais être d'origine tropicale. Nous avons prélevé des échantillons et cherché des cavités pendant que Richard et Nathalie prenaient des notes. J'ai demandé à Nathalie de poursuivre les recherches dans le même sens... et bingo ! Peu de temps après, elle a trouvé une ouverture de cavité karstique au sommet même du Belchou (1130 m) ! C'était la preuve de ce que Jacques et moi subodorions. Plus bas, deux vallées sèches, Ithé et Elsarré, correspondent en partie à d'anciens poljés, aujourd'hui situés vers 700 m (N. VANARA). Les grottes ornées d'Iztaritz et d'Oxocelhaya achèvent le système, loin vers l'aval (reculée de la Bidouze).

7Par la suite, toujours avec Jacques et avec un doctorant (T. AULY), nous avons continué à prospecter le piémont et avons eu la preuve qu'il y avait eu vers 10000 à 15000 ans BP une intense karstification, avec formation de nombreux poljés et des réseaux. Portés en altitude, ces derniers se retrouvent tout au long de la chaîne nord avec des orientations E-O, mais avec des altitudes diverses liées aux différences de soulèvement. Beaucoup ont conservé les réseaux qui se sont développés à partir de leur plancher. On les retrouve jusqu'à Lourdes et au delà. Je peux citer parmi les lieux où nous avons prospecté :

- Le plateau du Benou, à l'ouest de Bilhères (vallée d'Ossau), qui est un ancien poljé formé en ambiance tropicale alors qu'il était beaucoup plus bas (on retrouve des argiles rouges tropicales de décalcification). Il présente de nombreuses dolines plus ou moins colmatées et des pertes (Ariou) dont les conduits mènent aux résurgences de Louvie-Juzon. Il semble que l'extension maximale des glaciers pyrénéens entraînant les langues glaciaires jusqu'au contact du piémont, ait touché le secteur d'Arudy.

- Le gouffre de la carrière de Louvie-Juzon constitue un marqueur de premier plan de l'évolution morphogénétique du secteur d'Arudy et de l'action des glaciations quaternaires sur le karst. Au sortir de la cluse d'Ossau, la carrière forme une cicatrice au sommet d'une butte karstique accolée au pied de la Montagne du Rey, entre 500 et 520 m d'altitude. Le gouffre de Louvie-Juzon s'est colmaté, mais le remplissage, composé en partie par des blocs du socle (granites), n'a pu être daté avec précision. On ne peut que recaler ce phénomène avec les séquences étudiées de Lestarrès. Rappelons que la déglaciation débute vers -26400 ans, ce qui signifie que le remplissage est antérieur à cette date. De plus, le gouffre étant colmaté jusqu'au sommet de la butte, il est possible que les moraines visibles soient rapportées au Würm IV, le glacier ayant charrié des matériaux jusqu'à la déglaciation et le recul des glaces du poljé de Lestarrès. D'ailleurs, l'est du Benou a été colmaté en partie par des dépôts morainiques portés par le glacier de l'Ossau.

- En face du Benou, à l'est de la vallée d'Aspe, se situe un autre poljé, celui du Jaout (2050 m), probablement contemporain du précédent, dont le plancher est hérissé de lapiés avec quelques gouffres profonds (et difficiles).

- Dans le bassin d'Arudy, au sortir direct de la cluse de la vallée d'Ossau, se dresse le pic karstique de Larroun (633 m), sorte de mogote formé de calcaires urgoniens, dont le sommet a été raboté par les actions abrasives du glacier d'Ossau. Sur son flanc oriental, s'ouvrent les deux entrées principales de la Grotte Sespiau, à proximité d'une marbrerie abandonnée, à 570 m d'altitude. La grotte est également en partie colmatée par des sédiments fluvio-glaciaires.
Le gouffre principal, d'environ 7 m de profondeur en entrée, donne accès à un petit réseau s'organisant autour de deux galeries divergentes et étagées : le premier, correspondant au niveau le plus haut, se dirige vers le nord/nord-ouest ; le second forme un conduit descendant vers le sud/sud-ouest jusqu'au niveau piézométrique. L'entrée donne donc accès à deux paliers de la zone vadose. Le plus profond (le plus récent) possède des morphologies de paroi indiquant l'intervention d'un courant lent et ascendant. En revanche, sur les parois extérieures de l'entrée, les marques indiquent plutôt un courant descendant et relativement rapide. La présence de coups de gouge dans l'ensemble du réseau ainsi que la physionomie du chenal de voûte témoignent d'un creusement syngénétique.
L'enfoncement de la zone noyée a permis au niveau le plus ancien de connaître une phase de dénoyage et de sédimentation. Les remplissages constituent alors des témoins remarquables de l'histoire morphologique. Le premier niveau (le plus ancien) comporte des matériaux lités par un transport fluviatile. Le triage montre de plus gros éléments à la base et des plus fins vers le sommet.
Tout au long de ce travail, l'homme est peu présent. En effet, la problématique des relations entre karst et glaciaire se fonde essentiellement sur la description et l'étude, aussi poussées que possible, du fonctionnement des processus naturels et physiques, afin de procéder à une tentative de reconstitution des paléo-environnements. Les marqueurs géomorphologiques les plus anciens nous ramènent constamment aux ambiances climatiques tropicales du Tertiaire. Rappelons que les Pyrénées commencent à émerger à l'Éocène moyen. Le climat, au cours du Tertiaire, reste tropical ; cependant, à l'approche des périodes glaciaires du Quaternaire, les caractéristiques de cette tropicalité s'affaiblissent rapidement et l'englacement débute plus au nord, sur le bouclier scandinave. Dans les régions de montagne que sont les Pyrénées, le Quaternaire est marqué par un climat froid et humide, favorable à l'extension de grandes langues glaciaires.

- Plus à l'est, au cœur de la ville de Lourdes, sur la rive droite du Gave de Pau, s'ouvrent les deux entrées de la Grotte des Sarrasins. C'est en 1926, lors d'un tir de mine, que l'entrée d'un petit gouffre fut découverte. Par la suite, des travaux de dégagement permirent de découvrir l'entrée de la grotte, qui fut aménagée pour l'exploitation touristique. La cavité se situe en bordure d'une butte résiduelle de calcaires urgoniens, appelée "le Rocher", émergeant des dépôts glaciaires nappant le bassin glacio-lacustre de Lourdes. Il s'agit d'une butte d'environ 250 m de long, d'axe sub-méridien, et large d'une cinquantaine de mètres. Aujourd'hui, elle ne s'élève que d'une dizaine de mètres par rapport au niveau de base local (400 m) et son profil longitudinal montre une physionomie en "dos de baleine". "Le Rocher" se positionne sur le passage de l'ancien glacier du Gave de Pau, sans doute au centre de la langue glaciaire ; il a donc été fortement affecté par la pression et le poids de la glace. C'est l'abrasion qui a raboté cette butte karstique et l'a façonnée ainsi. Cela nous indique aussi le sens d'écoulement de l'ancien glacier du Gave de Pau. Cette butte karstique constituait un obstacle, certes peu contraignant, que le glacier a buriné et modelé en roches moutonnées. On comprend alors pourquoi on observe une grande accumulation de matériaux morainiques à l'intérieur de la Grotte des Sarrasins et aux alentours. Mieux, une partie des eaux de la grotte est contaminée par les déjections des troupeaux (bovins) qui paissent au-dessus, dans ce qui paraît être un ancien poljé où l'on observe toujours aujourd'hui des pertes et des dolines. Ce réseau est impénétrable. F. DIAZ del OLMO nous a même accompagnés dans la visite des grottes autour de Lourdes. La célèbre grotte de Massabielle est le dernier encaissement avec ruissellement de ce système à sorties étagées. Il existe d'ailleurs au-dessus une autre entrée (grotte) qui était réputée au XVIII^ème siècle comme "miraculeuse". Les dernières sorties d'eau se font dans le lit même du gave et l'on peut présager une future grotte si le gave de Pau continue à s'encaisser.

8Je pourrais continuer encore, mais ces découvertes fondamentales pour expliquer l'évolution géologique récente des Pyrénées, qui devaient être présentées dans une thèse malheureusement non aboutie, n'ont pas été publiées. Jacques BAUER y a largement contribué.

9Jacques a assuré bénévolement, pendant de nombreuses années, une animation géologique sur l'histoire de la chaîne pyrénéenne, au centre culturel du casino des Eaux-Bonnes, au Musée d'Arudy ou dans des chalets fréquentés par les spéléologues. Par de petites conférences, il y définissait les différentes zones hydrologiques (surface piézométrique, charge hydraulique, anisotropie, réseaux captifs, etc.) et avec brio les logiques d'organisation des drains, puis le "fonctionnement" des différentes zones.

10L'aspect polyphasé du karst y était montré par les diverses possibilités d'évolution : étagement lors d'abaissements du niveau de base, ennoyage lors des remontées. Les remplissages sont illustrés par l'exemple spectaculaire de la galerie Aranzadi (terrasses de sédiments détritiques) et ses spéléothème radioactifs (mesures par Y. QUINIF) avec la présence de radon. On retrouve cela dans ses "Principes de karstologie physique" (Cahiers de l'École Française de Spéléologie, vol. 7, Lyon, 60 p.).

11Bref, il est maintenant démontré qu'au Miocène, existait une surface d'altération tropicale (altérites) raccordée à la Haute chaîne, avec divers niveaux étagés. À partir de la fin du Miocène supérieur et du Pliocène, la chaîne pyrénéenne a connu une grande phase de surrection. Mais ce n'est qu'au Pléistocène inférieur, à la suite de la deuxième grande phase de surrection, que le système de grandes vallées (Ithé, Elsarré) s'est déconnecté définitivement de son amont imperméable, en raison de l'érosion régressive des vallées périphériques (Apoura, Ilhounatzé). Au Pléistocène, les vallées sèches portées en altitude ont évolué en vallées "dolinaires" par défoncement karstique. Actuellement, l'essentiel du drainage s'effectue par des systèmes souterrains peu pénétrables et qu'il est difficile d'apprécier.

12Pour son implication dans sa passion et ses apports à la connaissance, que Jacques BAUER soit remercié.