I - Introduction

1La limite entre la forêt et la savane n'a pas toujours été celle que nous observons aujourd'hui (J. MALEY, 1987). Elle a évolué à travers le temps au gré des fluctuations climatiques quaternaires dans les zones de contact entre ces deux biomes. De nombreux programmes pluridisciplinaires (notamment ECOFIT) se sont d'ailleurs attachés à étudier ce phénomène. Dans la zone de contact forêt-savane du Centre Cameroun, des travaux fondés sur des données de télédétection et des relevés de terrain ont montré l'avancée de la forêt sur la savane (J. YOUTA HAPPI, 1998). Les mêmes constats ont été faits ailleurs en Afrique centrale, notamment au Congo (J. KŒCHLIN, 1961 ; H. de FORESTA, 1990) et en République Centrafricaine (C. TISSERANT, 1953 ; Y. BOULVERT, 1990). En Afrique australe aussi, plusieurs auteurs ont constaté la progression des ligneux sur des espaces jadis couverts par des formations herbeuses (R.D. KELLY et B.H. WALKER, 1976 ; T.G. O'CONNOR et V.R.T CROW, 2000).

2Les études sont nombreuses qui traitent de l'évolution des formations végétales en zone de contact forêt-savane. Mais l'incidence des activités anthropiques sur l'afforestation des savanes n'a pas suscité le même intérêt. Le rôle des activités agricoles dans cette progression, s'il a été étudié par exemple au Congo Brazzaville (B. GUILLOT, 1980), en Côte d'Ivoire (C. BLANC-PAMARD et R. SPICHIGER, 1973 : C. BLANC-PAMARD et P. PELTRE, 1984), au Gabon (R. OSLISLY et L. WHITE, 2003), reste à être analysé au Cameroun. On note au passage des évocations de cette thématique dans les travaux de R. LETOUZEY (1985), qui observe que l'occupation agricole temporaire des savanes accélère l'embroussaillement et l'afforestation de certains sites, comme au nord de Bafia où la savane laisse progressivement la place à la forêt semi-caducifoliée.

3A. BEAUVILAIN et al. (1985) ont eux aussi montré comment chez les Yambassa du Centre Cameroun, les "égaga", sortes de fortifications végétales hautes de 20 à 30 m, formées par Ceiba pentandra pour protéger les palmiers à huile et servir en même temps de mur défensif, ont pu constituer des points d'ancrage à partir desquels la forêt s'est développée. Ainsi certaines forêts du pays Yambassa sont-elles des créations anthropiques plutôt que des reliques de forêt en régression comme on a pu le penser à une époque (H. JACQUES-FÉLIX, 1968 ; H. KADOMURA, 1989). L'étude des jachères menée par E. CHARBONNIER et al. (2003) à Zengoaga au Centre Cameroun conclut que l'agriculture à jachère longue aboutit à la reconstitution plus ou moins rapide du couvert forestier au bout de 35 ans avec l'apparition en grand nombre des espèces de forêt mature. C. ABOUBACAR AHMADOU et al. (2012) montrent que la culture des plantes pérennes en Guinée forestière et au Centre Cameroun entraîne le développement d'un écosystème "forestier cultivé" au détriment des forêts "naturelles", des jachères forestières et, de plus en plus, des savanes. D'autre part, les études menées par S. BAHUCHET et al. (1998) et par E. DOUNIAS (2000) au sujet des activités humaines et de leur impact sur le milieu, avec une approche ethnoécologique et anthropologique, ont abordé les retombées des systèmes de production traditionnels sur le processus d'afforestation en zone d'écotone forêt-savane. En dehors de ces références, la littérature traitant de l'écotone forêt-savane au Centre Cameroun, et particulièrement de l'action des activités humaines sur la reconquête forestière, doit encore être développée.

4Dans cette perspective, l'objectif de l'étude est de présenter les modalités de la participation des bosquets anthropiques à la dynamique forestière en cours sur le contact forêt-savane dans cette région.

II - Cadre de l'étude et méthodologie

1 ) Zone d'étude

5L'étude est menée au confluent de la rivière Mbam et du fleuve Sanaga, en plein pays yambassa, au cœur du Cameroun, 100 km environ au nord-ouest de Yaoundé (Fig. 1). Sur le plan du couvert végétal, l'originalité de cette zone tient à la coexistence, sous le même climat, de formations de natures différentes. En effet, la zone de contact forêt-savane appartient au domaine subéquatorial. Le climat est de type équatorial de transition selon la nomenclature de J.B. SUCHEL (1988). Il totalise entre 1400 mm et 1600 mm de pluie en moyenne par an, soit une hauteur de précipitations suffisante pour entretenir la permanence de la forêt. L'année se partage en quatre saisons, deux pluvieuses et deux sèches (M. TSALEFAC et al., 2000). La végétation principale est la savane que côtoient des forêts-galeries le long des cours d'eau et de nombreux îlots forestiers. La présence des bosquets anthropiques en savane est un élément caractéristique du paysage de cette zone.

6Le relief associe la basse vallée du Mbam et celle de la Sanaga en aval des chutes de Nachtigal, des plateaux, des collines et des éléments montagneux (M. VALLERIE, 1973). Ces derniers, généralement constitués de granites et de quartzites (M. TCHINDJANG et al. 2021), sont situés au nord du confluent Mbam - Sanaga. Bien que d'altitudes assez modestes (1038 m au Kon Madon), ils dominent le terrain d'étude. Les collines et les plateaux, aux formes douces, ont des altitudes comprises entre 300 et 500 m. Ces reliefs sont développés essentiellement sur des roches métamorphiques, notamment des gneiss, des micaschistes et des quartzites (M. KUETE, 1988). Les sols sont essentiellement de type ferralitique (J.P. MULLER et J.P. GARAUD, 1979).

7La population présente des effectifs très réduits. Sa densité moyenne, autour de 26 habitants par km² en 2010, est largement inférieure à la moyenne nationale, supérieure à 37 habitants par km² (BUCREP, 2010). Les populations sont surtout installées le long des axes routiers, principaux et secondaires.

8L'agriculture est l'activité économique principale. Les cultures vivrières (ignames, maïs, manioc, bananes-plantain...) sont pratiquées presque exclusivement en savane. Les espaces forestiers sont fortement convoités pour l'arboriculture fruitière, notamment celle du cacao, qui est la principale culture de rente. En dehors des bois sacrés, la quasi-totalité des espaces en forêt sont d'ailleurs aujourd'hui constitués par des plantations de cacaoyers, de palmiers à huile et de certains agrumes. Il reste cependant une végétation ligneuse spontanée sur les hauts reliefs au nord du terrain d'étude, le long des cours d'eau ou disséminée dans la savane.

2 ) Méthodes

9La démarche s'appuie sur des enquêtes auprès de la population et des relevés botaniques. Les questionnaires d'enquête ont porté sur l'histoire de l'établissement des populations dans les villages, l'occupation et l'utilisation des sols, les techniques et les pratiques agricoles, la formation des bosquets, les modes d'utilisation des bosquets. Dans la constitution de l'échantillon, une préférence a été accordée aux adultes et surtout aux personnes âgées pour la plus-value qu'ils peuvent apporter en termes de vécu et de profondeur historique. Au total, 95 questionnaires ont été récupérés (41 remplis par des hommes, 54 par des femmes). Des entretiens ont en outre été réalisés auprès d'une quinzaine de personnes, souvent rencontrées à leur domicile ou dans leurs champs ou plantations. C'est sur la base de l'exploitation de ces questionnaires et entretiens de terrain que nous avons pu déterminer les facteurs anthropiques à l'origine de la production et de la dynamique des bosquets. Les résultats acquis ne seront pas détaillés ici, une analyse synthétique étant privilégiée.

10Les relevés botaniques ont été effectués au sein de bosquets choisis en fonction de la nature des activités humaines à l'origine de leur formation (Tab. I). Au total, 26 bosquets ont été étudiés : 12 issus de champs jadis cultivés dans la savane (indiqués comme jachères dans le tableau I), 10 dans des secteurs anciennement ou encore habités et 4 gérés en agroforêts.

11Les relevés ont porté sur la structure et la composition des bosquets. À l'intérieur de chaque relevé, les inventaires ont été effectués sur les arbres dont la circonférence à 1,30 m du sol était supérieure ou égale à 15,7 cm (ou diamètre supérieur ou égal à 5 cm). Pour chaque ligneux, nous avons procédé à l'identification de l'espèce, à la mesure de la circonférence à 1,30 m du sol à l'aide d'un mètre ruban et à l'estimation de sa hauteur à vue d'œil. La liste des espèces reconnues ne sera pas présentée ici. D'intérêt marginal dans le présent article, ces données seront exploitées pour elles-mêmes dans une prochaine publication.

12L'unité spatiale retenue est le bosquet tout entier. Cependant, au delà d'une certaine superficie, lorsque le bosquet présente l'allure d'un îlot forestier, notamment dans le cas des bosquets agroforestiers, les relevés ont été effectués sur des placettes de 10 m de côté. (Fig. 2). Dans le cas de la haie vive, ou "mur vivant", de Yambassa, c'est le transect qui a été privilégié. Établi en suivant le dessin au sol de la haie, il est constitué de parcelles élémentaires de 10 m par 5 m, soit 50 m². Sur ce transect de 2660 m de long, ce sont donc 266 parcelles qui ont fait l'objet de relevés.

13Sur le terrain, les individus répertoriés ont été positionnés sur un plan schématique avec leur numéro d'ordre (Fig. 2-a). Ils ont été classés suivant qu'ils sont des arbres typiques de forêt, des arbres typiques de savane, des plantes ornementales ou des arbres fruitiers (Fig. 2-b). Au laboratoire, les traitements cartographiques ont été réalisés avec le logiciel libre d'accès Qgis. La position du tronc de chaque ligneux a été représentée par un cercle proportionnel à son diamètre.

14Nous avons en outre exploité des photographies aériennes obtenues par la mission AEF de 1951-1952 et des images satellitaires Landsat de 2013. Il ne nous a pas été donné de consulter les récits de colons allemands et français pour remonter dans le temps autrement que par nos enquêtes.

III - Résultats

1 ) Aux origines des bosquets anthropiques : les questions sécuritaires

a. Les murs vivants contre les attaques des peuples ennemis

15Le peuplement de la zone s'est fait au gré des mouvements migratoires de peuples venus de l'Adamaoua (A. BEAUVILAIN et al., 1985), qui ont été provoqués par les conquêtes des Peuls et des Bamouns, à partir des XI^ème et XIII^ème siècles respectivement, et par des guerres tribales incessantes. C'est par vagues successives que les Yambassa ont ainsi occupé les zones dans lesquelles ils vivent actuellement (J. KOUFAN MENKENE, 2000).

16Mais l'installation des peuples migrants n'a pas marqué la fin des conflits. Les habitants du village Bakoa se seraient affrontés à leurs voisins Beigné, Assala et Guéfigué (A. BEAUVILAIN et al., 1985). Les Yambassa ont eux aussi connu des assauts répétés de leurs voisins Bekke venant des montagnes du pays lemandé (I. DUGAST, 1949). Ils ont aussi été régulièrement attaqués par les Bafia au tournant des XVIII^ème et XIX^ème siècles. Le Centre Cameroun, en ce temps là, était une zone de grande insécurité. Attachées à leur nouveau territoire, les populations ont choisi la défense plutôt que la fuite. La construction des barrières végétales (Photos 1) fait partie des techniques de protection alors mises en œuvre. Les murs végétaux, les haies vives et les petites zones boisées ont servi de remparts et de refuges pendant les guerres tribales.

17Ces peuples venant des zones soudaniennes, partie septentrionale moins humide du pays, étaient certainement attachés à la vie dans des espaces ouverts. Plutôt que de trouver refuge dans les forêts-galeries, ils ont préféré sécuriser les sites de savane qu'ils occupaient en se servant de plantes ligneuses sélectionnées pour leur capacité à freiner l'ennemi. Les villages comme Gueri, Bokito, Assala, Goufan, Gueboba et bien d'autres ont été entourés de dispositifs végétaux de défense, encore visibles sur le terrain et bien restitués sur les cartes topographiques au 1/50000, qui constituaient des obstacles difficilement franchissables par les envahisseurs. Leurs habitants ont ainsi tiré avantage des vigoureux contreforts de Ceiba pentandra et de Bombax buonopozense, semés à très faible intervalle pour former un solide cordon de sécurité. Des réseaux végétaux, dont la longueur cumulée avoisine 40 km, ont ainsi été créés autour des hameaux situés entre Goufan et Yambassa, du nord au sud, et entre Guientsing et Bokito, d'est en ouest, sur un espace de près de 336 km².

18Nous avons pu reconstituer les six stades d'évolution de ces formations majestueuses (Fig. 3). Les avantages pour lesquels elles ont été plantées au XIX^ème siècle (A. BEAUVILAIN et al., 1985) correspondent au stade 5, atteint au bout de 10 à 20 ans, au moment où elles formaient une barrière infranchissable de par leurs robustes contreforts. Au stade actuel, ces haies vives vieilles de plus d'un siècle présentent des manques occasionnés par la mort de nombreux individus qui n'ont pas été remplacés. L'espace protégé par la haie vive a servi de support à la cacaoculture qui s'est développée à partir du milieu du XX^ème siècle.

19Sur le transect établi le long de la muraille défensive de Yambassa (Fig. 4), 391 individus ligneux ont été recensés, dont 241 se répartissent presque également entre Ceiba pentandra et Bombax buonopozense, les deux espèces les plus fréquentes, qui sont suivies de Ficus thonningii (53 individus), Cola sp (16 individus), Celtis sp (15 individus). Bien qu'ils ne tiennent plus de rôle défensif depuis la période coloniale, Ceiba pentandra et Bombax buonopozense sont conservés, les croyances de la région interdisant leur abattage. Les espaces entourés par la muraille végétale ont été par la suite en grande partie désertés par l'habitat et progressivement occupés par une végétation ligneuse non spontanée, de sorte qu'ils forment aujourd'hui de vastes îlots forestiers, supports de la cacaoculture. Le cas de Yambassa est assez représentatif de l'évolution des autres haies vives partout ailleurs dans la région.

b. La protection contre les feux et les vents violents

20Les personnes questionnées sont toutes conscientes que les espaces boisés présents dans leurs villages ont été créés par leurs ancêtres venus habiter dans la savane, souvent des grands-parents. Aujourd'hui encore, cette sylvigenèse est observée à travers le développement des bosquets autour des maisons établies en savane (Fig. 5). Leur évolution se fait de manière progressive à partir d'arbres sélectionnés en fonction des services qu'ils peuvent rendre aux habitants.

21Pour les personnes interrogées, la plantation d'arbres autour des habitations répond à la nécessité de protéger les cases contre les vents violents, susceptibles de leur occasionner de gros dégâts en l'absence quasi générale de relief pouvant fournir un abri, et contre les feux de brousse. Chaque case est donc logée dans une sorte d'écrin protecteur constitué d'arbres de diverses espèces (Fig. 6).

22L'évolution de la savane vers un bosquet forestier à la suite de l'installation d'une case passe par des stades successifs, qui se distinguent par la structure et la nature des ligneux (Fig. 7, Photos 2). Une fois la case construite en savane herbeuse ou arbustive (stade 1), des arbres sont plantés autour de la nouvelle bâtisse. Les espèces fréquemment rencontrées, encore à l'état d'arbustes, sont alors Elaeis guineensis et les fruitiers exotiques ou indigènes comme Theobroma cacao (cacaoyer), Mangifera indica (manguier), Persea americana (avocatier), Dacryodes edulis (safoutier)... (stade 2).

23Entre 6 et 9 ans après l'installation de la case, les premiers arbres plantés sont assez grands pour dominer l'habitation du haut de leurs 8 m environ (stade 3). De nouvelles espèces forestières viennent parfois s'installer spontanément, introduites par le vent, les oiseaux, les petits rongeurs ou les animaux de basse-cour. Elles profitent de l'ombrage déjà existant pour s'établir, souvent à la lisière du bosquet en construction. Parmi ces espèces, notons par exemple Markhamia lutea et Allophyllus sp. L'emprise de la surface couverte par la végétation devient plus importante autour de la case, même si celle-ci n'est généralement pas encore totalement ceinturée par les arbres.

24Entre 10 et 20 ans, le stade 4 est caractérisé par une grande diversité des espèces constitutives du bosquet. Aux côtés des fruitiers plantés, on y trouve à la fois des espèces typiques de savane (comme Bridelia ferruginea), des espèces de forêt (comme Albizia zygia, Albizia glaberrima, Voacanga africana, Ceiba pentandra) et des plantes ornementales (notamment Tectonia grandis). La maison d'habitation est cernée par les arbres dont certains atteignent 15 m de hauteur. À ce stade, on peut considérer que le bosquet est constitué. La case qu'il abrite est définitivement hors de portée des coups de vent. Il pourra, au gré de la mise en valeur décidée par le paysan, évoluer vers un îlot forestier avec par exemple l'établissement d'une agroforêt à base de cacao. Le bosquet est même déjà organisé en strates et la canopée est dominée par des espèces comme Bombax buonopozense, Ceiba pentandra et Milicia excelsa, apparues spontanément et dont les deux premières sont protégées de l'abattage par des interdits culturels (stade 5). Un bosquet ayant évolué jusqu'à ce stade, s'apparente à une formation naturelle.

25Le feu figure au rang des phénomènes marquants de l'environnement des zones de savane. Généralement d'origine anthropique, il est utilisé dans le cadre d'activités pastorales, agricoles, de braconnage ou de nettoyage et assainissement. Mais son déploiement, pas toujours bien contrôlé, peut être à l'origine de la destruction de certains aménagements humains. Autour des cases, les arbres freinent la propagation du feu. En effet, riches en eau, ils se révèlent très peu inflammables, tandis que l'ombre de leur feuillage pérenne empêche la couverture herbeuse de se développer (Photo 3).

2 ) Les retombées écologiques de l'agriculture de subsistance

26L'agriculture, associée à l'habitat dispersé des bosquets de case, reste l'activité principale des paysans yambassa. C'est une agriculture à longue jachère (plus de 5 années) du fait de la pauvreté des sols ferralitiques. Après deux à trois années de culture, qui font disparaître Imperata cylindrica, graminée très sensible au feu, une fois que le sol est épuisé, le champ est abandonné. Il évolue alors en brousse, puis en "forêt" secondaire, pour atteindre finalement le stade d'une formation dense, lorsque la parcelle n'est pas remise en culture ou parcourue par des feux. Cette évolution peut être décomposée en cinq stades, caractérisés chacun par un cortège floristique et une structure caractéristiques (Fig. 8).

27La savane cultivée (stade 1) ayant été abandonnée, la parcelle est envahie par Chromolaena odorata (stade 2 ‒ 1 à 5 ans après l'abandon). Par la suite, des espèces du genre Albizia se développent sous Chromolaena odorata. Elles sont annonciatrices d'un recru forestier (stade 3 ‒ 6 à 9 ans après l'abandon). L'ombrage qu'elles procurent conduit à la disparition des graminées et favorise le développement de nombreuses plantes sciaphiles (stade 4). Les prémices du bosquet sont alors établies. Au delà de 20 ans, les bosquets peuvent être considérés comme mâtures. Ils se composent alors d'espèces caractéristiques des forêts semi-caducifoliées (Cola nitida, Triplochiton scleroxylon, Sterculia tragacantha...). Les bosquets mâtures sont généralement convertis en agroforêts par l'introduction du cacaoyer qui y trouve des conditions d'ombrage et de fertilité du sol favorables.

28Les bosquets post-culturaux sont très nombreux et de taille modeste quoique variable (Fig. 9). Par leur multiplication, ils contribuent à la fermeture progressive des espaces occupés par la savane.

3 ) Les motivations socio-économiques désormais plus présentes

a. La cacaoculture et l'agrumiculture

29Jusqu'à la fin des années 1940, la cacaoculture était essentiellement pratiquée dans les bosquets de case et îlots forestiers

30Entre 1950 et 1980, la promotion de la culture du cacao, qui figure parmi celles qui assurent des revenus quasi permanents aux paysans, a conduit à l'installation de cacaoyères dans d'autres secteurs forestiers (P. JAGORET, 2011) : forêts-galeries, bosquets et îlots forestiers.

31Depuis 1980 et la saturation de ces secteurs forestiers, des agroforêts à base de cacaoyer ont été créées dans des espaces couverts de savane. Les plantations ainsi créées se distinguent des plus anciennes par leur forme géométrique régulière et la relative ouverture de leur canopée (Fig. 10). Ces nouveaux bosquets agroforestiers résultent pour partie d'investissements effectués par les élites urbaines, mais ils sont aussi le fait des nombreux migrants attirés par la disponibilité de terres agricoles dans le Mbam. Ces nouveaux agrosystèmes forestiers constituent le moteur de l'afforestation des savanes au contact de la zone forestière ancienne du Centre Cameroun.

32L'établissement de cacaoyères en savane nécessite l'élimination préalable des graminées, notamment d'Imperata. Deux techniques peuvent être utilisées pour cela (P. JAGORET, 2011). Dans la première, les herbes sont arrachées pour faire place à des champs vivriers polyculturaux. Les graminées disparaissent ainsi au bout de 4 à 6 ans. Dans la seconde, une plantation extrêmement serrée de palmiers à huile (de l'ordre de 1200 plants à l'hectare) empêche la repousse des herbes du fait de l'ombrage. Une fois cet objectif atteint, les paysans procèdent à la réduction de la densité des palmiers à huile par abattage. Dans les deux cas, une fois les graminées éradiquées le cacaoyer et d'autres plantes pérennes peuvent être introduits.

33Pour de nombreux ménages, l'agroforêt à base de cacaoyer et d'autres plantes utiles (Tab. II) vise à bénéficier d'une source de revenus intéressante. Les fruits de Canarium schweinfurthii, Mangifera indica, Cola acuminata, Dacryodes edulis, Elaeis guineensis alimentent les marchés locaux ou sont consommés par les paysans eux-mêmes.

34Alors que les plantations agricoles sont réputées conduire à la déforestation, celles de la zone de contact forêt-savane du Centre Cameroun favorisent plutôt le maintien et le développement de la forêt. En effet, elles créent un environnement favorable à l'installation spontanée des espèces pionnières de la forêt, notamment à leur lisière où elles sont facilement tolérées. Ainsi les cacaoyères assurent-elles une certaine pérennité aux espaces boisés. puisqu'ils sont considérées comme très propices à la culture du cacao. Avec le vieillissement des plantations, le couvert forestier de ces secteurs combine, au plan de la biodiversité végétale, des caractétéristiques de la forêt semi-caducifoliée, des forêts sempervirentes et des savanes péri-forestières.

b. La question foncière

35En dehors des bois sacrés, la quasi-totalité des espaces de forêt est utilisée pour la production du cacao et la culture du palmier à huile. Ces plantes pérennes sont un marqueur qui entérine l'appropriation de la terre par celui qui l'a mise en valeur. Le propriétaire d'un arbre cultivé est de fait le propriétaire de la terre qui le supporte (M. FILIPSKI et al., 2007). L'arbre constitue donc la preuve de l'usage d'un terrain par un individu ou une famille. C'est pourquoi tous les bosquets qui se sont développés suite à des entreprises humaines sont devenus les biens fonciers d'un individu et de sa descendance. C'est le cas des hameaux désertés ou des jachères ayant évolué en forêt. En revanche, les espaces qui ont été exploités et qui sont revenus à la savane peuvent être de nouveau appropriés.

36En savane, où les terres sont reconnues comme disponibles, la plantation de cacaoyers, mais aussi d'autres arbres, comme les palmiers, tous ayant une durée de vie de plusieurs décennies, est un moyen d'appropriation imparable. Derrière la valorisation de plus en plus poussée de la savane par des plantes pérennes, il faut lire la volonté de conquête de l'espace au moyen des arbres. La fonction juridique des agroforêts participe donc au renforcement de la couverture forestière, pas sous la forme d'une végétation spontanée, mais sous celle de vergers. L'ampleur de cette évolution est telle, qu'il est légitime de parler d'un phénomène d'afforestation.

c. Discussion

37Des nuances sont à observer dans la trajectoire des bosquets anthropiques créés dans des environnements similaires ailleurs en Afrique centrale. Alors qu'en pays Koukouya au Congo B. GUILLOT (1980) fait le constat de la destruction des bosquets provoquée par leur utilisation intense à des fins économiques (agriculture vivrière et spéculations nouvelles comme le haricot et le tabac), notre étude conclut plutôt à leur extension chez les Yambassa sous la forme d'agroforêts, du fait de l'adoption de plantes pérennes comme le cacao, le palmier à huile, le prunier...) aux côtés d'autres ligneux indigènes. Si l'homme est très impliqué dans la progression des ligneux en savane au Centre Cameroun, il est cependant important de noter la présence d'un adjuvant naturel dans cette région depuis 1970, Chromolaena odorata (J. YOUTA HAPPI et al., 1994). Cette plante herbacée à ligneuse, à croissance rapide, est un accélérateur du processus de progression des arbres. Aux abords des implantations humaines notamment, elle s'installe et recouvre sous son port résistant au feu de nombreuses semences de ligneux qui peuvent ensuite germer et assurer la domination des arbres sur la savane.

IV - Conclusion

38Au centre Cameroun et dans la zone des savanes guinéennes en général, la conquête forestière est une réalité ancienne, amorcée depuis un peu plus de 2000 ans selon diverses études. Les actions des sociétés humaines, conscientes ou pas, à l'origine déployées pour régler des questions sécuritaires ou socio-économiques, ont abouti à l'accélération d'un processus naturel déjà en cours : l'avancée de la forêt sur la savane, consécutive à la multiplication de bosquets anthropiques au sein de la savane près du contact entre ces deux biomes.

39Les conditions de cette évolution étant toujours présentes (les conditions climatiques notamment), la forêt continue de bénéficier de la faveur de l'environnement naturel pour se développer. Plutôt que de limiter ce processus comme il est généralement constaté, l'action humaine renforce la progression des arbres. Les Yambassa qui occupent le confluent Mbam-Sanaga ont commencé à développer les systèmes arborés pour des raisons de sécurité liées aux conflits avec les peuples voisins. Les questions de sécurité ayant été en partie résolues avec la colonisation, les arbres ont désormais été entretenus pour des raisons économiques avec l'agroforesterie à base de cacaoyer et plus tard les agrumes. Depuis l'introduction des cultures de rente dans cette zone et face à la saturation des galeries forestières anciennement utilisées comme support, maintenir une agriculture de rente garantissant des revenus substantiels aux paysans a imposé, par diverses techniques agricoles innovantes, l'implantation des agroforêts en savane, favorisant ainsi la progression de la forêt. C'est d'ailleurs cette activité agroforestière qui est de plus en plus utilisée pour la patrimonialisation de vastes espaces de savane disponibles sur le contact forêt savane au confluent du Mbam et de la Sanaga. Les paysans passent désormais par l'arbre pour s'approprier les espaces de savane dans un environnement où le droit foncier traditionnel reste prégnant. Au regard de vaste superficies en jeu, il est à parier que la progression de l'arbre n'est pas près de s'arrêter, à moins que les changements globaux en œuvre au niveau de la planète ne viennent modifier les avantages comparatifs dont bénéficient les arbres au détriment des graminées à moyen ou à long terme.

40Au delà du rôle des pratiques humaines dans la dynamique des contacts, notre contribution souligne l'impact des nouvelles fonctions attribuées à l'arbre, notamment en rapport avec l'accaparement des terres, fonctions qui accélèrent le processus d'afforestation.