1Relever le défi de la crise environnementale (changement climatique, érosion de la biodiversité et dégradation des écosystèmes, épuisement des ressources naturelles, crise énergétique, pollutions...) réclame une transformation profonde du fonctionnement socio-économique des sociétés développées (D. MEADOWS et al., 1972 ; H. KENDALL, 1992). Cette transformation revient à opérer une véritable et grande transition écologique qui, selon l'Accord de Grenoble, correspond à "l'évolution et la transformation de notre société vers un modèle économique et social qui repense nos façons de consommer, de produire, de travailler, de se déplacer, de vivre ensemble pour répondre aux grands enjeux environnementaux" (CTES, 2019). Cependant, à ce jour, peu d'efforts ont été faits (W. RIPPLE et al., 2017, 2023). Ainsi, à partir du moment où les modes de vie en seront profondément affectés, ne semble-t-il pas vital, au préalable, d'expliquer la nécessité de la transition ? Ces explications doivent permettre à chacun de comprendre la crise écologique dans son entièreté, autant qu'elles doivent en décrire les effets, à savoir les implications sur les individus eux-mêmes. Sans cela, incomprise, la transition écologique ne peut réellement advenir. De plus, l'enjeu de cette compréhension est si grand qu'il ne faut plus laisser les discours politiques, militants et médiatiques, plus partisans qu'objectifs, être l'unique voix de l'information (V. MALEVAL, 2021). La science est au premier plan et l'enseignement supérieur doit être une source importante de diffusion des connaissances scientifiques sur la vaste question environnementale. Il est ainsi fondamental de donner à l'ensemble des jeunes une base commune étayée par les acquis scientifiques.
2Suite aux recommandations du rapport JOUZEL-ABBADIE (J. JOUZEL et L. ABBADIE, 2020), la Ministre de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche est intervenue au séminaire "La transition écologique dans l'enseignement supérieur : défis et solutions" (2023), pour annoncer l'obligation de former les étudiants à cette question, au sein des structures post-bac quelle que soit leur discipline d'inscription. De fait, en juin 2023, une note de cadrage du Ministère a été publiée et diffusée dans les établissements, les universités notamment. Elle donne l'obligation, à l'horizon 2025, de "former à la transition écologique pour un développement soutenable, les étudiants de 1er cycle" (MESR, 2023), car "c'est à nous qu'il appartient de fournir les connaissances et les clés de compréhension indispensables aux étudiants dont nous avons la responsabilité, pour faire face à ces enjeux" (C. VORREUX et al., 2019). Effectivement, la thématique de la transition est si vaste, les enjeux si grands et l'adaptation si importante, que cette formation, désormais urgente (V. MALEVAL, 2021), doit passer par les chercheurs et enseignants-chercheurs, citoyens légitimes dans cette tâche, et sans doute un peu plus pour ceux des sciences humaines, sociales et environnementales dans le sens où la société doit se transformer à travers son organisation.
3Ainsi, dans le grand chantier de bouleversement de l'offre pédagogique formant à la transition écologique pour un développement soutenable, l'objectif de cet article est de proposer quelques pistes d'enseignement de la géographie, discipline par essence à l'interface de la nature et de l'homme, au service des projets de la société. La maquette prise en exemple est celle de la licence de géographie environnementale de l'Université de Limoges. Enseignée depuis 2018, elle s'est, au fil des années, illustrée de sujets scientifiques médiatisés, pour expliquer les interactions homme/nature dans la crise écologique et la nécessité de la transition écologique.
4L'obligation de formation du Ministère passe par une unité d'enseignement (UE), d'au minimum 30 heures, intégrée aux maquettes de licence. Elle constitue alors pour tous les étudiants le socle commun de connaissances sur : 1/ le changement climatique incluant son atténuation et l'adaptation des sociétés, 2/ la biodiversité et sa préservation, 3/ les ressources naturelles (dont l'énergie) et leur disponibilité, ainsi que 4/ la justice et l'équité sociale de la transition (MESR, 2023). Cette UE doit être créée soit par l'adaptation d'enseignements existants, soit par la création de nouveaux contenus pouvant être modulés selon les spécialités (J. JOUZEL et L. ABBADIE, 2020). Néanmoins, pour éviter de préjudiciables contradictions, les enseignements disciplinaires des maquettes doivent être revus, voire transformés, si ceux-ci vont dans le sens contraire de l'idée générale de l'UE obligatoire, à savoir la transition écologique pour un développement soutenable. En effet, l'éducation étant la transmission des savoirs, il convient de ne plus transmettre les savoirs du passé (A. SNICK, 2024), si ce n'est pour l'acquisition d'une culture nécessaire à la compréhension de la crise et de la transition écologiques ; par exemple, la thèse de J.B. SAY (1803) selon laquelle les richesses naturelles, parce qu'inépuisables, ne peuvent être l'objet des sciences économiques, permet de comprendre : 1/ pourquoi les deux piliers de l'économie classique sont seulement le travail et le capital, 2/ les pénuries de matières premières pourtant nécessaires à l'économie, à l'image du sable. En ce sens, cette UE obligatoire, initiée par la crise écologique, bouscule inévitablement les savoirs pédagogiques, le seul but étant de répondre aux défis environnementaux et sociétaux du siècle en cours (V. MALEVAL, 2021), car la nature et le monde d'aujourd'hui ne sont plus ceux du XXème siècle.
5L'enseignement supérieur doit être, comme le souhaite le Ministère, la principale source de diffusion des connaissances scientifiques sur cette vaste question de la transition écologique et du développement soutenable ; et tout particulièrement sur les raisons qui font que cette transition est vitale : si les individus ne connaissent pas ces raisons, la vie dans nos sociétés développées est si douce qu'il n'y a aucune raison de transitionner. C'est donc plus que jamais le rôle de l'enseignement, car "nous nous trouvons à un moment déterminant de l'histoire de la Terre, le moment où l'humanité doit décider de son avenir" (ECI, 2000). Le plus important étant d'écarter les approximations et les a priori renvoyant souvent aux idées et perceptions du cercle familial et social de nombreux jeunes étudiants, il convient de transmettre les connaissances qui bénéficient du consensus scientifique (MESR, 2023). L'outil pédagogique le plus efficace est sans doute la Fresque du climat créée par C. RINGENBACH (2018 ‒ Fig. 1). En effet, construite et continuellement mise à jour grâce aux données des rapports du GIEC, elle permet, rapidement, d'embrasser la crise dans sa globalité. Pour cette raison essentielle, tous les étudiants de géographie font cet atelier dès leur arrivée en licence (Photo 1), car la diffusion de cet outil dans les lycées est encore souvent fonction de la section et des spécialités de terminale choisies par les lycéens. Par exemple, à la rentrée 2024-2025, sur les 36 nouveaux étudiants de L1 géographie de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Limoges, seulement 3 avaient, au lycée, participé à une fresque du climat (un en géopolitique, le deuxième en SVT et le troisième en anglais grâce à un échange avec des étudiants danois) ; et sur les 179 étudiants inscrits en sociologie, histoire, anglais ou lettres, participant à la première séance du cours d'ouverture disciplinaire sur "Les sociétés face au changement climatique", uniquement 3 encore avaient déjà participé à un tel atelier. Composer une fresque du climat en sciences humaines et sociales paraît alors nécessaire. Si les étudiants apprécient le côté ludique et participatif, ils prennent déjà conscience de l'ampleur du problème et comprennent que tout est lié (ils font alors le lien entre, par exemple, le dérèglement climatique, la biodiversité et les pénuries alimentaires, des points qu'ils pensaient au préalable dissociés). La fresque apparaît alors comme un accélérateur de la compréhension des enjeux au niveau mondial, pouvant contribuer à déclencher les bascules nécessaires (C. RINGENBACH, 2018), en faveur de la transition.
Figure 1 - La Fresque du climat agrémentée de cartes du jeu expert (extension de la Fresque du Climat pour aborder et/ou approfondir des points comme la population et l'économie).
Globalement, la fresque permet de comprendre que les habitudes de consommation (se nourrir, se déplacer, s'habiller, se loger), qui dépendent généralement des énergies fossiles, émettent des gaz à effet de serre ayant pour conséquence de dérégler l'équilibre des milieux et d'augmenter les températures atmosphérique et océanique. Les multiples conséquences (fonte des glaces, multiplication des catastrophes naturelles toujours plus violentes, pénuries d'eau, pénuries alimentaires...), affectent et menacent l'ensemble des espèces vivantes, dont l'Homme.
Photo 1 - Un atelier de la Fresque du Climat. Ces étudiants de géographie (L1 en 2023-2024) l'ont intitulée "la fresque de l'apocalypse".
6À partir de là, les enseignements de la licence de géographie vont approfondir les différentes thématiques données par la Fresque du climat. Ces thématiques font l'objet d'une progression planifiée sur les trois années de licence, qui permet de traiter les quatre points donnés dans la note de cadrage du Ministère.
7Les trois principales matières de la première année, détaillées dans les paragraphes suivants, sont présentées sur la figure 2.
Figure 2 - La progression thématique des enseignements de la licence 1.
8Après la présentation des faits chiffrés (courbe de températures atmosphériques depuis le Würm et concentrations de CO2 dans l'atmosphère pré- et post-industrielle notamment), des processus et des postes d'émission des gaz à effet de serre (GES) illustrant le dérèglement climatique, le rapport CHARNEY (J. CHARNEY et al., 1979) et la constitution du GIEC (Groupe d'Experts Intergouvernemental sur l'Évolution du Climat,1988) qui initient le courant climato-sceptique sont abordés. Le fait de montrer les liens financiers existant avec les industries polluantes, notamment celles du pétrole, suffit à faire réfléchir la poignée d'étudiants encore sceptiques sur la véracité du changement climatique (V. MALEVAL, 2021). Les actions politiques, notamment les COP (Conférences des Parties), sont alors abordées pour montrer qu'il a été tenté de prendre le problème en compte. Ensuite, les conséquences sur les sociétés elles-mêmes (avec l'exemple des populations arctiques, africaines ou européennes), sont abordées en mettant en exergue les impacts de la crise climatique sur les besoins vitaux (la ressource en eau et l'accès à l'eau potable, ainsi que l'agriculture et l'alimentation mondiale) et leurs conséquences (famines, maladies, migrations, tensions). Le calcul de l'empreinte carbone conclut le cours pour que chaque étudiant voit où il se situe par rapport à la moyenne française d'émission annuelle de GES.
9Les événements extrêmes liés au dérèglement climatique, tels que les inondations et les sécheresses, ainsi que leurs conséquences (mouvements de masse, incendies de forêt), dont l'actualité abonde en exemples toujours plus dramatiques, en France et à travers le monde, sont étudiés dans le cours de L1 consacré aux Risques naturels et à la vulnérabilité (18 h CM).
10Cette étude commence par le manifeste des 15364 scientifiques paru dans BioScience en 2017 (W. RIPPLE et al., 2017). Tous les mots-clefs du manifeste (mode de vie des pays riches, collision du monde humain et du monde naturel, menaces environnementales et sociétales, assurer un avenir durable à l'humanité...), sont expliqués tout au long des séances, au travers d'exemples pris dans toutes les régions du monde (Royaume-Uni, France, Ouganda, Niger, Palestine, Israël, Iran, Inde, Pakistan, Chine, Japon), choisies en fonction de leurs particularités, qu'elles soient économiques, historiques, religieuses, sociales ou environnementales. C'est souvent la première fois que ces jeunes de 18 ans étudient la démographie reliée à la fois au milieu naturel et à l'économie, si bien que leur vision, totalement bouleversée, entraîne la question de savoir pourquoi dans leur cursus antérieur, ils n'avaient pas étudié la démographie sous cette angle (celui-ci leur permet, en 2ème année, de faire le lien avec le cours de biosphère et biodiversité). Cette étude remet ainsi en question la définition de l'économie classique de J.B. SAY (1803), en mettant l'accent sur la crise écologique et sociale, initiée par la croissance infinie des sociétés riches (V. LIEGEY et I. BROKMAN, 2023), le problème étant la multiplication de la démographie par la consommation.
11Après avoir développé les travaux d'auteurs appelant à stabiliser le chiffre de la population mondiale (principalement T.R. MALTHUS en 1798, P.R. et A.H. EHRLICH en 1972, le couple D. et D. MEADOWS et J. RANDERS en 1972, J. TRICART et J. KILIAN en 1979), la conclusion de ce cours ouvre le débat sur l'évolution démographique mondiale (80 millions en moyenne de personnes supplémentaires chaque année) en comparant les prévisions onusiennes pour 2100 (modèle démographique) à celles du modèle World 3 prenant en compte les données démographiques et environnementales (D. MEADOWS et al., 1972), puis pose la question de savoir si dans un monde fini, dégradé et pollué, déjà parcouru de trop nombreuses souffrances compte tenu des effets négatifs de la crise écologique sur les populations en l'absence de transition (dernières cartes de la Fresque du climat), la décision de ne pas faire d'enfants de nombreux jeunes est entendable ou pas. Elle permet, en outre, de débattre du "réarmement démographique" de la France, volonté affichée lors d'un discours du Président de la République, en janvier 2024.
12Aux matières de L1 portant sur l'évolution factuelle du climat et des populations, la progression thématique ajoute, en L2, l'étude des milieux de vie (Fig. 3).
Figure 3 - La progression thématique des enseignements de la licence 2.
13Dans un premier temps, ce cours permet de confronter les approches éthique et utilitariste des services écosystémiques, et de faire un état des lieux de l'érosion de la biodiversité marine et terrestre, avec ses causes et ses conséquences. Pour bien insister sur les multiples liens de causes à effets, les étudiants composent alors la Fresque de la biodiversité (G. VUILLIER et al., 2019) (Photo 2), en ajoutant, pour expliquer la situation, le divorce entre l'humanité et la nature, en raison de la vision judéo-chrétienne et de la philosophie moderne. Avec cette 1ère partie, les étudiants comprennent que la destruction de la biosphère revient à détruire ou à rendre précaire la survie de l'humanité tant elle est son support de vie.
Photo 2 - "Vie de richesse ou richesse de la vie ?" : titre donné à cette Fresque de la biodiversité (atelier organisé par la cellule TES (Transition Écologique et Sociétale) de l'Université de Limoges en juillet 2022).
Globalement, la fresque permet de prendre conscience que les activités humaines sont à l'origine des pressions initiant la dégradation des écosystèmes. Or, l'ensemble des espèces vivantes étant dépendantes des services offerts par la nature (manger, boire, construire...), leurs destruction et disparition menacent l'Homme.
14Dans un second temps, le cours montre que ni les mouvements des années 1970, initiés par la sortie du rapport MEADOWS, ayant abouti à la création du concept de l'écodéveloppement, remplacé par celui du développement durable, ni les mesures institutionnelles (protection, restauration, normes, quotas...) pour favoriser la résilience des milieux ne sont suffisantes face à l'urgence écologique. Il insiste donc sur la nécessité de l'adoption d'un nouveau modèle de société passant par la décroissance et une économie circulaire (dont le système Terre est le plus bel exemple), pour lesquels les freins sont mis en lumière, dont l'importance accordée à l'économie aux dépens de l'environnement. Pour aider les étudiants à accepter le changement, le cours conclut sur les limites planétaires et les étudiants composent la Fresque du Système Terre (sous une forme simplifiée dans sa partie physique pour les étudiants de sciences humaines) créée par William PINAUD en 2022, l'objectif étant de bien appréhender les impacts sur la nature de la civilisation humaine (W. PINAUD, 2022), particulièrement des sociétés de consommation.
15Dans cet enseignement, le changement climatique étant étudié en tant que facteur d'instabilité littorale (météorologique et géomorphologique principalement), ses conséquences en termes de submersion et d'érosion sont illustrées à travers le monde. Elles s'ajoutent à la fragilisation de ces milieux mobiles et éphémères, déstabilisés dans leur dynamique naturelle par les aménagements en dur liés à la littoralisation. Les étudiants apprécient de visu le contenu de ce cours grâce à un séjour de terrain de trois jours sur le littoral pylatais et basque ayant le risque pour thématique (Photo 3).
Photo 3 - Étudiants de L2 géographie sur le front de mer biarrot (février 2017).
L'accès au delà de l'interdiction était à cet instant possible, le flot n'ayant pas atteint son niveau le plus haut.
16À l'heure des infox et complots, les deux objectifs des heures consacrées à l'actualité sont, d'une part, de porter un regard et une réflexion critiques sur le contenu des mass-médias et, d'autre part, sur le plan environnemental, de faire prendre conscience aux étudiants, si ce n'est déjà fait, des grands défis à relever que le monde actuel pose. Ces dernières années, les sujets décryptés ont concerné la pollution de l'air, le flygskam et le köpskam (V. MALEVAL, 2021), l'agro-industrie et l'éthique animale ou encore le projet saoudien Néom.
17Progressivement, les étudiants perçoivent les contours d'un futur préférable, ceux d'un monde différent où le mode de vie serait plus sobre.
18Grâce aux enseignements dispensés depuis la première année démontrant la crise globale dans laquelle le monde se trouve, un bilan est fait dans les sociétés du risque (12 h CM et 12 h TD ‒ Fig. 4).
Figure 4 - La progression thématique des enseignements de la L1 à la L3.
19Le bilan montre que les transitions à opérer semblent à ce jour inaccessibles, comme en témoignent les émissions de GES, qui ont progressé à l'échelle mondiale de 1,1 % au cours de l'année 2023 (AIE, 2024), et les indicateurs écologiques, qui continuent de se dégrader ainsi que le rapporte l'article de BioScience d'octobre 2023 intitulé "The 2023 state of the climate report: Entering uncharted territory" (W. RIPPLE et al., 2023). Ce constat pousse donc à étudier ce qu'il pourrait se produire en l'absence de transition écologique pour un développement soutenable. Cela revient à expliquer les tenants et aboutissants des dernières cartes de la Fresque du climat, illustrées par les déclarations suivantes : "Nous sommes en danger" de Hubert REEVES (2014), "La fin du monde" de Nicolas HULOT (2018) ou encore "On est en route vers le collapse" d'Anne SNICK (2024), membre du Club de Rome. Le rapport MEADOWS (1972, 2022) est donc analysé et, avec l'étude des facteurs d'effondrement des sociétés (climatique, écologique, économique, énergétique, géopolitique), argumentés par des exemples anciens et actuels de civilisations et pays effondrés, issus des travaux des géographes Elisée RECLUS et Jared DIAMOND, de l'anthropologue Joseph TAINTER et de l'ingénieur Dmitri ORLOV, les étudiants se rendent compte que la trajectoire du monde et des sociétés n'est pas la bonne. Le concept de l'empreinte écologique de Mathis WACKERNAGEL et William REES prend alors tout son sens (É. DUCHEMIN, 1999). La note optimiste du cours présente ce que pourrait être le nouveau monde grâce à l'adoption d'un nouveau modèle de société. Cette partie est vitale. En effet, à la fin de l'année universitaire 2023-2024, les 39 étudiants de L3, arrivés au bout de la progression thématique consacrée à la crise écologique et à la transition, ont eu à répondre à la question de savoir à quel futur ils croyaient (et non à celui qu'ils voulaient). Avec le respect de l'anonymat, ils se sont livrés à cœur ouvert tant la teneur de leurs réponses a parfois été difficile à lire. En effet, si tous les étudiants ont parfaitement compris la crise écologique et ses conséquences, il existe un fossé entre ce qu'ils aimeraient voir advenir et ce qu'ils pensent voir se produire : 12 étudiants pensent que le bon sens va l'emporter et que notre mode de vie va changer (sobriété), mais 22 n'y croient absolument pas, se disent lucides et voient les sociétés se diriger vers de graves difficultés (les dernières cartes de la Fresque du climat), voire vers un effondrement initiant, de manière forcée, le changement ; enfin, 5 étudiants pensent que le changement de mode de vie touchera leurs descendants (temps nécessaire à la prise de conscience collective). Il convient de noter que parmi les "lucides" l'espoir existe ("la lucidité ne doit pas empêcher l'espoir"). Pour 27 étudiants, le changement ne pouvant advenir sur la seule base du volontariat, ils sont dans l'attente politique pour, notamment, l'instauration d'interdictions, tout en étant conscients que les politiques doivent se livrer à "un réel combat entre la conscience environnementale et la croissance économique" ; les autres n'ont que "peu d'espoir face à l'incompréhension des sphères décisionnelles", car selon eux "la science informe depuis longtemps mais rien ne change". Leur motivation s'en trouve ainsi affaiblie. De plus, ils pensent que la sensibilisation voulue par le Ministère de l'Enseignement devrait concerner tous les ministères, afin que la population dans son intégralité comprenne la nécessité de la transition écologique. L'idée que le changement ne doit pas seulement concerner la France et les pays riches est souvent avancée ("Il doit être planétaire" ; "Seul on peut agir, mais ensemble on va plus loin"). Leur monde idéal est une société juste et équitable dans laquelle l'environnement prime sur l'économie. Néanmoins ils se posent la question de savoir si cette société est réalisable dans le sens où eux-mêmes, informés et formés, "sont poussés vers des choix agréables plutôt que rationnels". Ils aimeraient. Ils espèrent. Mais ils n'y croient pas.
20Quelle est alors la portée de leur enseignement de licence dans leur choix de poursuite d'étude ? Comment savoir si cet enseignement sur la transition (un de plus dans l'offre de formation !) ne va pas tomber, après les examens, dans l'oubli (comme l'ont été, au fil des décennies, les rapports de lanceurs d'alerte, à l'image par exemple du rapport MEADOWS dans les années 1970) ? Un début de réponse peut être donné par les effectifs d'étudiants : en juin 2024, à la fin de la L3, 13 étudiants (sur 39) voulaient s'engager en géographie environnementale, dont 6 étudiants se sont inscrits dans le master limougeaud "Développement alternatif des territoires - Ressources et justice environnementales", pour continuer sur la voie de la soutenabilité (ce master a, de plus, attiré 4 étudiants extérieurs) ; deux étudiants ont demandé un master en sciences de la durabilité, deux autres en géographie des risques et trois ont fait une demande pour un master de géographie littorale. Ainsi, pour un tiers des étudiants de la promotion de L3, cet enseignement aura sans doute participé à leur orientation de master. Pour les deux tiers restants, l'essentiel est qu'ils soient formés (ils ont en main les clefs de l'adaptation pour la soutenabilité, qu'ils actionneront à leur rythme).
21L'ensemble des cours de L1, L2 et L3, décrits ci-dessus, finissent sur une note positive pour que les étudiants sachent, dès la première année de leur formation géographique universitaire, que les solutions à la crise écologique existent. Cependant, comment mettre en œuvre ces solutions ? Cette question cruciale a été posée à l'atelier FrancophoNéA, organisé par Elisabeth HOFMANN de la Chaire UNESCO sur la formation au développement durable, et animé par Anne SNICK, philosophe de l'éducation. La réponse apparaît sans doute dans l'engagement des étudiants et des enseignants motivés pour les accompagner dans la transition écologique.
22Aujourd'hui, avec un monde et un environnement transformés (plus de 8 milliards d'habitants ; dégradations, pollutions, pénuries), le mode de vie des pays riches doit aussi se transformer. Néanmoins, comme il est impossible de porter le changement dans le paradigme de l'économie classique, la transition écologique doit passer, fondamentalement et inévitablement, par une transformation systémique (pour un développement soutenable), tout autant que par une transformation des comportements individuels au quotidien. Ainsi, dès la L2 dans les séances consacrées à la biosphère et à la biodiversité, la thèse de Nicholas GEORGESCU-ROEGEN (S. FERRARI, 2023), un des fondateurs de la décroissance au début des années 1960, est reprise pour justifier une profonde réforme de la science économique. Cet économiste qui prend en compte l'épuisement des ressources, parle de bioéconomie, car, face aux limites planétaires et aux catastrophes d'ordre socio-écologiques à venir, il faut cheminer vers une économie guidée par la sobriété (S. FERRARI, 2023). Il convient donc de faire moins et mieux pour vivre mieux grâce à plus d'équité et de bien-être centré sur la personne (émotions, épanouissement familial et amical...). Faire moins ne doit pas être vécu comme une tragédie, mais doit, au contraire, se vivre comme une libération (V. LIEGEY et I. BROKMAN, 2023), dans nos sociétés matérialistes, à l'heure où de récentes recherches remettent en question le lien entre la consommation et le bien-être des populations (H. HEBERL et al., 2024). Le nouveau monde est ainsi fondé sur l'humain et son inclusion sociale. Seulement, comment faire advenir ce nouveau monde ? Comment préparer les étudiants à un mode de vie bas-carbone pour un développement soutenable ? Comment faire en sorte qu'ils ne confondent pas la décroissance avec l'austérité ?
23Selon Anne SNICK (2024), ce n'est pas le manque de savoirs des jeunes mais le manque d'imagination qui limite. Par exemple, comment vivre sans pétrole ? Ce verrou empêchant de prendre la trajectoire du développement soutenable peut être brisé grâce à l'éducation régénérative. Celle-ci passe par la cocréation d'alternatives désirables. Concrètement, dans la partie "Solutions" du cours consacré aux "Sociétés du risque" (L3), après que les étudiants aient fait l'atelier "2 tonnes", un jeu de rôles ayant pour objectif d'atteindre les accords de Paris (n'émettre que 2 tonnes de CO2 par habitant et par an en 2050), un atelier de discussion est organisé, dans lequel les étudiants, conscients de leurs impacts, réfléchissent à leur résilience en repensant leur quotidien (alimentation, déplacement...). Ils imaginent alors un nouveau récit. Le leur. Ils construisent, avec une approche holistique, leur avenir soutenable, celui qui incarne les valeurs de la durabilité. L'objectif est qu'ils deviennent les acteurs et les décideurs de leur futur. Quel futur désirent-ils ? Cette question a également été posée à l'atelier de master 2 organisé, en 2023, à l'Université catholique de Lille (V. MALEVAL, 2023) et finalement peut-être que ces ateliers sont le préalable pour que les idées utopiques d'aujourd'hui deviennent la réalité de demain. L'objectif est qu'ils aient, à l'horizon 2050, un mode de vie durable. "Aux rêves, Citoyens !". La thématique de l'édition 2023 de l'UniverShifté prend, ici tout son sens. Les étudiants, devenus des citoyens responsables le temps d'un atelier, organisent leur vie future grâce aux multiples solutions données par la science (VORREUX C. et al., 2019 ; F. JARRIGE et A. VRIGNON, 2020 ; A. KOTHARI et al., 2022), qui, en autorisant une autre vision du monde, permettent de les émanciper de la société de consommation. De plus, selon Suzanne DOS SANTOS, animatrice de l'atelier 2 tonnes, cet engagement constructif permet de transformer leur éventuelle éco-anxiété en éco-lucidité et éco-activités. Ils imaginent des communautés humaines pour une multiplicité d'initiatives locales dans un système démocratique participatif (L. BLONDIAUX et B. MANIN 2021), car "L'humanité est une aventure solidaire et responsable qui passe par l'autre" (A. MAINGUENÉ par M. MAINGUENÉ, 2024). Pour les étudiants de L3, il convient de passer "de la mondialisation à la régionalisation", "de la concurrence à la communauté", "de la consommation à la sobriété" et "du stress au bien-être". Pour modèle politique, ils imaginent que l'environnement devrait être LA pièce maîtresse, autour de laquelle toutes les politiques publiques graviteraient pour... le droit à la vie ! De fait, aucune décision ne pourrait être prise si elle a un impact négatif sur le milieu, autrement dit si elle a une empreinte écologique au delà des capacités planétaires. Ces ateliers créent ainsi les synergies nécessaires à la transition écologique et sociale, car ils sont le préalable pour que les idées utopiques d'aujourd'hui deviennent la réalité de demain, avec pour meilleur exemple le passage des indicateurs économiques aux indicateurs de bonheur. Ainsi, l'accomplissement personnel, ou la réussite sociale, contribuerait au bien-être de nos sociétés et de notre monde (C. RENOUARD et al., 2020).
24Si l'engagement des étudiants est primordial, la solidarité implique celui des enseignants. Nous sommes là pour eux, pour les soutenir et les guider dans cette tâche ardue.
25À Limoges, TRACES est une chaire d'excellence, en cours de création, émanant de la cellule TES (Transition Écologique et Sociétale) de l'Université, imaginée par une dizaine de personnels (enseignants-chercheurs, chercheurs, ingénieurs, administratifs et étudiants), issus de domaines de recherche différents (physique, génie mécanique, droit, sociologie, santé et géographie). Tous ont compris la nécessité urgente de la transition écologique pour un développement soutenable. Le principal objectif de cette chaire est clairement de changer la société, c'est-à-dire la faire glisser vers un mode de vie bas carbone. Pour montrer que cette ambition est réalisable, le projet est de travailler avec une commune volontaire du département de la Haute-Vienne, grâce au partenariat (en cours) de l'Université de Limoges et du Conseil Départemental 87. Celui-ci, conscient des changements à opérer pour l'avènement d'une société bas-carbone, veut donner à ses services et compétences une nouvelle dynamique. Organiser la résilience d'une commune passe en premier lieu par la sensibilisation des administrés à la crise socio-environnementale, ainsi que celle des élus locaux (d'autant que leur échelle de progression est grande, mise en exergue par la Fresque du climat organisée pour les élus de l'agglomération de Limoges). En second lieu, les doctorants et étudiants de master intégrés à la chaire porteront à la commune, grâce à leurs travaux de recherche, des solutions et nouvelles manières de faire pour s'adapter. Cela en sachant que des étudiants de licence de géographie travaillent déjà sur l'adaptation par le biais d'ateliers-recherche (10 étudiants depuis l'année 2021-2022), dans le cadre du groupe de travail "Futurs-Act" (sur l'anticipation au changement climatique dans les territoires en transition en Nouvelle-Aquitaine et ailleurs ‒ lien). Ce projet et ces études en lien avec le territoire permettent de structurer le changement par l'action (MESR, 2023). L'importance de l'échelon local dans la transition bas carbone a du reste été soulignée par C. VORREUX et al. (2019). Il convient, en effet, de s'appuyer sur les collectivités territoriales et les structures publiques pour favoriser le déploiement de la transition. La transition écologique pour un développement soutenable devient alors concrète.
26Compte tenu des bouleversements majeurs, existants et à venir, que la Fresque du climat permet de bien appréhender, la connaissance et la compréhension étant les leviers essentiels à l'action, la formation des jeunes adultes est non seulement importante mais aussi obligatoire (V. MALEVAL, 2021). À Limoges, sur les trois années de licence, 192 heures sont dispensées pour former les étudiants géographes à la crise socio-environnementale et à la nécessaire transition écologique pour un développement soutenable. Cette formation, dispensée depuis 6 ans et devant prochainement évoluer avec la mise en place de l'approche par compétence, permet de comprendre la transition, de l'approcher, de l'expérimenter et de la mettre en œuvre à échelle estudiantine. Cet apprentissage est le meilleur moyen d'augmenter la sensibilité écologique des étudiants, pour faire évoluer les mentalités (J. JOUZEL et L. ABBADIE, 2020), de façon à ce que leurs futurs métiers, leurs engagements et leurs choix soient empreints de durabilité.
27L'obligation du Ministère permet ainsi de dépasser l'initiative individuelle, celle de quelques enseignants, pour aboutir à une véritable politique pour les établissements. Ceux-ci doivent être engagés dans un processus de transformation en faveur de la transition écologique pour un développement soutenable. À Limoges, cet engagement passe, en partie, par la chaire d'excellence TRACES, qui permet de mettre en œuvre les solutions données par les scientifiques.
28Si le changement peut paraître complexe, il faut néanmoins être déterminé pour faire en sorte que la Terre ne devienne pas inhabitable pour les espèces vivantes (H. REEVES, 2014). Seule la transition écologique permettra le retour à une planète offrant à l'humanité toute entière, présente et à venir, un environnement viable. C'est un droit à la vie. Simplement.
HEBERL H., PINEAULT É. et SHAFFARZIK A. (2024) - Pathways Forum #12 - Resource-hungry societies and a future in flux: insights from social metabolism. Évènement en ligne organisé le 15 mars 2024 par Future Earth Pathways Initiative en collaboration avec Global Land Programme.
RIPPLE W., WOLF C., NEWSOME T., GALETTI M., ALAMGIR M., CRIST E., MAHMOUD M., LAURANCE W. et 15364 signataires (2017) - World scientists warning to Humanity; a second notice. BioScience, vol. 67, n° 12, p. 1026-1028.