Introduction

1L’île indonésienne de Sumba a été l’objet depuis 2015 de trois projets ethnoarchéologiques initiés par l’Université de Strasbourg. Le dernier en date, centré sur l’étude de la pratique de la tombe collective, est mené par les auteurs de cet article. Ses objectifs sont d’étudier le fonctionnement de la tombe collective au sein d’une société vivante, ce qui implique, à la différence du point de vue des spécialistes des pratiques collectives de sociétés disparues, une maîtrise de l’arrière-plan social et religieux et une connaissance du vécu subjectif des individus impliqués. L’objectif est d’élaborer des modèles de référence susceptibles d’être utilisés dans nos études sur les sociétés néolithiques européennes. Comme dans toute démarche ethnoarchéologique qui se respecte, il ne s’agit pas de fournir des solutions toutes faites, mais d’enrichir le spectre des hypothèses par l’étude de sociétés, en l’occurrence des sociétés pré-étatiques, dont le fonctionnement est réputé structurellement proche de celui des sociétés de la Préhistoire récente européenne. Trois aspects seront développés dans cet article : l’existence de véritables « pools » de dolmens (qui sont autant de tombes collectives) utilisés simultanément par un même lignage ; l’interprétation des hiatus dans l’utilisation des monuments ; l’apport du référentiel sumbanais pour la compréhension des liens de parenté dans les monuments anciens tels qu’ils nous sont révélés par la paléogénétique.

2L’ethnologie des sociétés traditionnelles de l’île de Sumba a été exposée dans différents travaux publiés dans leur majorité entre 1980 et 2000 (Forth 1981, Hoskins 1986, 1989, Needham 1987, Kuiper 1990, Geirnaert-Martin 1992, Gunawan 2000). Même s’ils sont loin de couvrir toute l’île, ils forment une base solide sur laquelle les études ethnoarchéologiques menées dans les années 2000 et 2010 ont pu s’appuyer. Le travail pionnier dans ce domaine est celui de R. Adams, qui s’est intéressé principalement à la question du mégalithisme (Adams 2007, 2009, 2010, 2016, Adams & Kusumawati 2010). Le thème de l’arrière-plan social du mégalithisme a également été abordé par M. Wunderlich (2019) et C. Jeunesse (2019), qui furent aussi les premiers à proposer des tentatives ambitieuses de comparaison entre les modèles élaborés sur la base des données actualistes recueillies à Sumba et les données préhistoriques dans le but d’acquérir une meilleure compréhension de certains aspects de la vie sociale des sociétés de la Préhistoire récente européenne. La question de la pratique de la tombe collective (qui ne doit pas être confondue avec celle de la pratique mégalithique) a suscité jusque-là peu de travaux. Les plus récents (avec bibliographies) sont ceux de Couderc sur les Uut Danum de Bornéo (2018) et de Parker Pearson et Regnier sur le cas de Madagascar (2018). Concernant Sumba, un premier aperçu général assortit d’une comparaison avec les usages des Toraja de l’île de Sulawesi a marqué notre entrée dans la thématique (Jeunesse & Denaire 2018).

Les sociétés traditionnelles de l’île de Sumba1

4À peu près grande comme la Corse, l’île compte 24 groupes ethniques différents parlant 9 langues (toutes relevant de la famille des langues austronésiennes) dont certaines subdivisées en plusieurs dialectes (fig. 2). Sa couverture ethnologique reste encore très lacunaire, avec une zone assez bien explorée à l’ouest et une grande moitié est où seul un groupe ethnique a fait l’objet d’une étude approfondie (fig. 3). Nos observations ont porté sur plusieurs groupes ethniques, le principal étant celui des Lolli, situé au centre de la moitié ouest de l’île.

5Un des atouts de l’île est la préservation au moins partielle de l’arrière-plan religieux animiste. Appelée marapu, la religion locale relève de l’animisme dit « hiérarchisé » ou « transcendantal » typique des sociétés non-étatiques de riziculteurs-éleveurs de l’Asie du Sud-Est (Århem 2016). La relation avec les esprits des ancêtres et le sacrifice y occupent un rôle central. Les animaux domestiques (cheval, buffle, cochon, poulet, chien) sont élevés pour des usages exclusivement cérémoniels et considérés comme des biens rituels, propriété commune, dans le cadre du lignage, des vivants et des esprits des ancêtres (Jeunesse & Denaire 2017). Les funérailles sont le théâtre d’abattages souvent spectaculaires destinés principalement à alimenter le cheptel dont l’ancêtre aura besoin pour tenir son rang dans le monde des morts.

6L’organisation sociale repose sur un système de clans patrilinéaires exogames et patrilocaux subdivisés en lignages composés d’un nombre variable de maisonnées (fig. 4). Selon un dualisme comparable à celui qu’a décrit Leach pour les Kachin de Birmanie (1954), deux configurations, qui reflètent en gros l’opposition classique entre la tribu et la chefferie selon Sahlins (1963), se côtoient sur l’île : à l’ouest, des sociétés segmentaires formées de clans et de villages politiquement autonomes ; au nord et à l’est, des sociétés stratifiées formées de confédérations de clans dirigées par un clan dominant dans lequel est choisi un « roi » (raja) qui dispose d’un vrai pouvoir politique. Ces deux systèmes sont recoupés par une superposition en trois classes (nobles, roturiers et esclaves) qui, de manière quelque peu paradoxale, ne fait pas obstacle au fonctionnement égalitaire des sociétés segmentaires de l’ouest. L’existence d’un dualisme comparable, avec cohabitation (ou, selon les cas, alternance) d’une forme démocratique et d’une forme aristocratique au sein de sociétés pré-étatiques a été proposée pour l’Europe néolithique et protohistorique (Jeunesse 2017, 2018, 2019), ce qui rend l’exemple sumbanais d’autant plus précieux.

7Les habitants sont regroupés au sein de villages de taille variable gérés par des conseils villageois. Les villages sont presque toujours multi-claniques. Un des traits souvent négligés des experts – à Sumba et ailleurs - est en effet le caractère non-territorialisé du clan. Sa principale cause réside dans le processus d’essaimage généré par le passage des générations : selon les ethnies, la charge de chef de lignage (qui implique l’occupation de la maison des parents, qui est en même temps la « maison d’origine ») est transmise soit à l’aîné, soit au benjamin des fils. Les autres enfants mâles doivent, une fois mariés, construire une maison et trouver une terre à cultiver. Certains s’installeront dans leur village d’origine si ce dernier est en capacité d’accueillir de nouveaux foyers. D’autres iront fonder de nouvelles implantations sur les territoires contrôlés par leur clan. D’autres, enfin, solliciteront la permission de s’installer dans un autre village où ils seront accueillis (et lotis) par un lignage appartenant à leur clan ou à un autre clan, de préférence un clan partenaire donneur ou preneur de femmes. La répétition du processus de génération en génération a conduit à un large éparpillement des clans au sein du territoire ethnique. Dans le petit village de Wesaluri (ethnie Lolli) dont il sera question plus loin, les maisonnées se répartissaient, au moment où il avait atteint sa taille maximale (vers 1960), entre six clans distincts (sur un total de 16 maisons occupées). On pouvait donc parfaitement trouver un conjoint au sein du même village, et la règle de patrilocalité se limitait parfois, pour la femme, à un déplacement de quelques dizaines de mètres. La grande dispersion (sur des centaines de km² pour les ethnies les plus vastes) des sépultures appartenant à un même clan est une autre conséquence importante de cette non-territorialisation du clan.

8Aux deux types d’organisation, égalitaire et stratifiée, correspondent deux types de pratique mégalithique bien distincts, avec une grande abondance de dolmens peu différenciés dans les sociétés segmentaires et un nombre réduit de dolmens de grande taille et richement décorés dans les sociétés stratifiées, où l’inhumation dans un mégalithe constitue un privilège réservé au clan « royal » (Jeunesse 2019). La construction de tombes mégalithiques demeure très courante (probablement plus d’une centaine chaque année sur l’île), en particulier dans les sociétés égalitaires de l’ouest, où l’on peut observer de très fortes concentrations de dolmens, jusqu’à environ 1400 pour le seul village Kodi de Wainyapu (fig. 5). Même s’il en existe aussi à l’extérieur, dans les rizières ou près des zones de pâture, les dolmens sont majoritairement implantés au sein de l’habitat, devant la maison principale du lignage (fig. 6). La combinaison associant une aire sacrificielle subcirculaire entourée par deux cercles concentriques composés, respectivement, des principales maisons des ancêtres et des dolmens qui leur sont associés, revient assez fréquemment dans les villages de l’ouest de l’île (fig. 7). Les restes des défunts se répartissent entre le dolmen, qui abrite les os, et le grenier de la maison des ancêtres, qui sert de demeure aux esprits des ancêtres.

Les méthodes

9Les données sur les sépultures ont été recueillies dans deux villages Lolli, Wesaluri et Tambera. Leur recueil commence par un recensement des maisons et de leur appartenance clanique et lignagère et se poursuit par l’étude des liaisons entre les dolmens et les maisons (fig. 8). Puis vient l’enquête systématique lignage par lignage, celui-ci étant l’échelon pertinent pour l’étude des formes de gestions des dolmens, et donc aussi de la tombe collective. L’interlocuteur est en général le chef de lignage, flanqué ou non d’autres habitants du village, souvent des prêtres traditionnels (rato) dont la fonction implique une bonne maîtrise des généalogies. Le lignage principal de Wesaluri (celui qui a fondé le village dans la seconde moitié du xix^e siècle), par exemple, contrôle six dolmens, quatre implantés devant la façade de la maison des ancêtres (maison B), occupée génération après génération par le chef du lignage, les deux autres implantés dans les rizières, à environ 400 m à vol d’oiseau de la maison. Avant de passer à l’établissement des biographies des dolmens, il convient de se faire une idée la plus précise possible de la généalogie du lignage (fig. 9). La maison B est celle du fondateur du village, Pale Poti 1. Notre informateur, lors de l’enquête menée en 2017, a été son arrière-petit-fils, Toda Mogu Wole. Ce dernier est décédé en 2018, laissant la charge de chef au benjamin de ses fils, Lukas Lede Toda, la transmission se faisant selon la règle d’ultimogéniture chez les Lolli. Signalons au passage que les trois premiers chefs de lignage ont eu chacun deux femmes.

10La généalogie sert de support pour la construction des biographies de dolmens. Le dolmen 7, une des tombes gérées par le lignage fondateur, abrite les restes de sept individus issus de quatre générations distinctes et continue à être actif (fig. 10). Il a été construit à l’occasion du décès de la seconde femme du fondateur. Le dolmen 6 (fig. 11) a été construit à l’occasion du décès de la seconde femme de Bura Sele, fils du fondateur et son successeur à la tête du lignage. Il contient pareillement les restes de sept individus issus de quatre générations distinctes. Le fait qu’il fonctionne parallèlement au dolmen 7 n’est évidemment pas sans incidences. Nous reviendrons plus loin sur cet aspect. Ce travail d’élaboration des biographies a été réalisé en 2017 et 2018 pour l’ensemble des dolmens du village de Wesaluri, qui sera notre source principale dans cet article. L’exploitation des données est en cours et nous nous contenterons ici de résumer nos premières observations. Parmi les pistes privilégiées figure l’exploration des liens de parenté à la fois au sein d’un même dolmen et entre les différents dolmens gérés par un même lignage.

Les résultats

11Le cadre général de l’utilisation de la tombe collective a été dépeint dans un premier travail où les usages sumbanais sont comparés à ceux des Toraja de l’île de Sulawesi (Jeunesse & Denaire, 2018). Dans cet article, nous nous concentrerons sur les trois aspects que constituent 1, l’utilisation simultanée de plusieurs dolmens par un même groupe de référence ; 2, la signification des hiatus que l’on constate régulièrement dans les biographies de dolmen et 3, l’étude des liens de parenté au sein des assemblages funéraires.

Les « pools » de dolmens

12Nous avons déjà évoqué un exemple où deux dolmens différents sont utilisés simultanément par un même groupe de référence (fig. 11). Deux est en réalité un minimum. À Wesaluri, par exemple, le « pool » de dolmen le plus important, celui du lignage fondateur centré sur la maison B, est constitué de six dolmens distincts dont quatre sont implantés devant la maison (dolmens 3, 5, 6 et 7) et deux dans la rizière. Nous connaissons déjà le plus ancien, le dolmen 7 (fig. 10), qui a été construit à l’occasion du décès de la seconde femme du fondateur du village. Durant les générations 2 et 3, on y dépose les chefs de lignages ainsi que leurs premières épouses respectives. Après un saut d’une génération, enfin, on y inhume le corps d’un frère du chef de lignage actuel, Lukas Lede Toda. La présence de deux chefs de lignage et le fait qu’il s’agit du monument funéraire le plus ancien du village en font, en quelque sorte, le dolmen le plus important du « pool ». Cette biographie et sa confrontation avec la généalogie du lignage soulèvent trois questions sur lesquelles nous reviendrons : où sont enterrés le fondateur du lignage (et du village) et sa première femme ? Où est enterrée la seconde femme de son successeur ? Que penser du hiatus entre les générations 3 et 5 ?

13L’insertion des données relatives au dolmen 6 (fig. 11), implanté à proximité immédiate, permet, on l’a vu plus haut, de répondre à la seconde de ces interrogations. Le dolmen 6 a, en effet, été construit pour accueillir les restes de la seconde femme de Bura Sele ; il sera utilisé ensuite pour y inhumer la seconde femme du chef de lignage de la troisième génération ainsi que des membres des branches collatérales du lignage. Une troisième tombe (dolmen 3) a été construite dès la première génération pour y déposer un frère du chef de lignage (fig. 12). La prise en compte de la totalité des tombes du lignage montre qu’à un moment donné il a utilisé 5 dolmens simultanément. La majorité des occupants du « pool » du lignage fondateur a vécu dans la maison des ancêtres (maison B), mais on peut y trouver aussi des individus issus d’autres maisons dépendant du même lignage, ainsi, par exemple, la seconde femme du fils du fondateur, pour laquelle a été construite la maison R, située à l’autre extrémité du village (fig. 8).

14Ce système des « pools » de dolmens utilisés en simultané par un même groupe de référence est contre-intuitif par rapport au schéma couramment postulé dans la recherche sur les tombes collectives néolithiques européennes, où l’on a l’habitude de considérer, implicitement, comme successifs les différents dolmens d’un même complexe dont on présume qu’il appartient à une même population de référence. On considérera ainsi que la construction d’un nouveau dolmen est consécutive à la désaffection du dolmen « en activité ». Au sein de ce paradigme, deux dolmens utilisés simultanément (si tant ait qu’on ait les moyens de le démontrer, ce qui est une autre affaire…) seront automatiquement attribués à deux groupes de référence différents. C’est cette manière d’utiliser simultanément et en parallèle plusieurs sépultures collectives et d’éviter la confusion avec des notions trop générales comme « nécropole » ou « ensemble funéraire » qui nous a incité à créer la notion de « pool de dolmen ». L’emploi du système à « pool » à Sumba ne nous permet évidemment pas de conclure qu’un tel système existait également dans le Néolithique européen. Il nous rend simplement attentifs à une possibilité qui n’a jusqu’à présent été que peu (voire jamais) prise en compte par les spécialistes de cette période.

15Les raisons pour lesquelles les lignages utilisent plusieurs dolmens renvoient en tout cas à des contraintes, notamment sociales, qu’il n’y a aucune raison de considérer a priori comme spécifiques aux tribus de l’Asie du Sud-Est actuelles ou subactuelles. La première est la règle qui veut que deux femmes du même époux ne soient pas enterrées dans le même monument. La seconde relève de l’initiative individuelle : un individu suffisamment prospère pour rassembler les moyens considérables nécessaires peut, pour accroître son prestige, choisir de construire un nouveau dolmen alors que plusieurs autres sont déjà disponibles au sein de son lignage. La troisième découle des stratégies d’alliance et, là encore de la compétition sociale et des jeux de prestige : il n’est pas rare qu’un individu décide de construire un nouveau dolmen non pas devant la maison d’origine de son lignage, mais devant celle du lignage de sa femme qui, en tant que « donneur de femme », se trouve automatiquement en position de supériorité hiérarchique par rapport au lignage « preneur de femme » ; si, en plus, il s’agit d’un lignage à la fois puissant et prospère, il peut s’avérer socialement habile de venir installer son dolmen dans l’ombre portée de son prestige. On se trouve alors devant un cas singulier de « matrilocalité funéraire » au sein d’une société par ailleurs patrilocale. Ce dolmen « externalisé » fait, au moins dans un premier temps, partie du pool du lignage d’origine de son commanditaire et ce même s’il est implanté au sein d’un groupe topographique de monuments relevant d’un autre lignage. Singulièrement, on y trouvera les restes d’une sœur mariée d’un ou plusieurs morts inhumés dans les dolmens du groupe, soit une configuration théoriquement impossible dans le cadre réglementaire usuel. Dans certaines ethnies de Sumba (mais pas chez les Lolli), il y a aussi ce que les ethnologues ont appelé la règle du « saut de génération », que nous allons illustrer sur la base d’un exemple que nous avons documenté dans l’ethnie des Mamboro, implantée sur la côte nord de la moitié ouest de l’île.

16Cette prescription interdit d’enterrer ensemble des membres adultes de deux générations successives d’une même famille, ceci pour éviter une promiscuité potentiellement incestueuse. L’ethnie Mamboro appartient au groupe des sociétés stratifiées, avec clan dominant et lignage royal. La maison d’origine du lignage royal, centre politique et rituel à l’échelle de l’ethnie, est implantée dans le village de Manuakalada, capitale du « domaine » de Mamboro. Le système stratifié existe depuis au moins huit générations, dans un village très ancien dont la lecture est rendue plus ardue par la superposition des restes matériels de la période « stratifiée » et de la période « segmentaire » qui l’a précédée. Le lignage royal utilise alternativement deux tombes implantées l’une à l’est, non loin de la façade, et l’autre à l’ouest, au-delà du rempart de pierre qui ceinturait le village (fig. 13). Les deux sont des dolmens, mais dont la carcasse en pierre est, contrairement à l’usage commun – à Manuakalada comme ailleurs sur l’île – dissimulée par une épaisse couche de mortier. La tombe externe illustre de manière particulièrement parlante la configuration standard des nécropoles « royales » de l’île, avec au centre la tombe royale et, de part et d’autre et à l’avant, les petits dolmens et les tombes plates recouvertes d’une dalle qui abritent les dépendants (fig. 14). L’utilisation alternée des deux sépultures, qui accueillent chacune quatre couples royaux, est un effet direct de la règle du saut de génération, qui implique donc obligatoirement l’existence, pour chaque lignage, d’un « pool » composé d’au moins deux dolmens.

Hiatus

18Les deux tombes « extra-muros » de la maison B de Wesaluri ont déjà été évoquées. Elles sont situées au milieu des rizières, à environ 400 m de la maison. Bien que construites pour deux frères appartenant à une branche latérale du lignage (deux petits-fils du fondateur) qui y sont inhumés avec leurs épouses, elles sont pourtant les plus spectaculaires parmi les six dolmens que contrôle ce dernier (fig. 15). Elles illustrent la volonté, pour des membres exclus de la succession à la position de chef de lignage, de souligner leur indépendance (choix du lieu) et, surtout, leur prospérité matérielle à travers la construction de monuments qui apparaissent, dans le contexte des sociétés à ethos démocratique de Sumba-Ouest, comme particulièrement ostentatoires (paradoxalement, c’est cet ethos qui, en proscrivant toute discrimination entre hommes libres adultes, rend possible cette petite manifestation d’orgueil). Les fêtes mémorables, avec abattage d’un nombre important de buffles, qui ont sanctionné leur construction, leur ont donné un statut particulier au sein de la hiérarchie des dolmens (dont chacun est affublé d’un nom et possède son propre esprit). Bien qu’aucun interdit ne l’empêche, ils n’ont plus été utilisés depuis. Le hiatus de deux générations s’explique ici par le statut des monuments : leur réouverture pour y inhumer un nouveau défunt supposerait le sacrifice préalable, au bénéfice de l’esprit du dolmen, d’un coûteux buffle de catégorie supérieure (à très longues cornes), dépense venant s’ajouter à celles, déjà fort élevées, directement liées aux funérailles. L’éloignement par rapport à la maison des ancêtres a, selon toute vraisemblance, également joué un rôle dans cette désaffection en théorie provisoire.

19Au fil de son histoire, le lignage a essaimé à l’extérieur du village. Une partie des fils non-héritiers se sont installés dans d’autres villages (en particulier, comme on l’a vu plus haut, ceux des lignages donneurs de femmes) ou ont fondé de nouveaux habitats. Certains sont « rentrés au village » pour se faire enterrer dans les dolmens implantés devant la maison B ; d’autres, comme un des frères aînés de Lukas Lede Toda, actuel chef de lignage, sont enterrés dans des dolmens érigés devant la maison qu’ils ont construite. À l’image de celle du clan, la non-territorialisation du lignage a donc pour conséquence une dispersion géographique des morts (et donc des dolmens rattachables au lignage) qui va bien au-delà des limites du village.

20Il nous reste à répondre à la dernière des trois questions posées plus haut, celle relative à l’absence, dans les dolmens gérés par le lignage, du fondateur de la maison des ancêtres (et du village) et de sa première épouse. On se rappelle que la maison B a été, de même que le dolmen 7, construite au bénéfice de la seconde épouse du fondateur. La résidence principale du fondateur étant demeurée la maison qu’il partageait avec sa première épouse, c’est donc dans son village d’origine, devant la maison de ses parents, que l’on devrait s’attendre à trouver sa sépulture. C’est d’ailleurs ce que nous a, dans un premier temps, spontanément indiqué notre informatrice principale, une Lolli normalement incollable sur le sujet des règles suivies par son groupe ethnique. Un complément d’enquête nous a cependant révélé que sa tombe se trouvait en réalité à proximité d’un autre village, probablement le village d’origine de sa première femme. Ce qui est important pour notre propos, c’est de constater que le lien entre un village et la tombe de son fondateur n’a rien d’obligatoire à Sumba.

Liens de parenté

21La question de l’étude des liens de parenté dans les dolmens de Wesaluri reste en grande partie à traiter. Dans cette dernière partie, nous nous contenterons de quelques remarques générales destinées à illustrer la complexité des configurations rencontrées et la portée du référentiel en cours d’élaboration dans une réflexion plus générale sur la compréhension de la pratique collective dans les cultures mégalithiques du Néolithique européen, avec un accent particulier sur la délicate question de l’interprétation des résultats des analyses paléogénomiques. L’objectif ultime sera, dans un contexte où l’identité des défunts et leurs liens de parenté sont connus, de construire des modèles de références qui pourront être confrontés aux résultats des études consacrées au Néolithique.

22La conséquence de l’utilisation de « pools » de tombes et de l’existence de hiatus sera, dans un contexte archéologique, des séries forcément lacunaires à l’échelle d’un dolmen isolé. On ne trouvera donc jamais dans ce dolmen tous les défunts du groupe de référence (dans notre cas le lignage) issu d’un créneau temporel donné. La reconstitution d’une population funéraire complète nécessitera donc de disposer de l’ensemble des dolmens du « pool » (y compris les éventuels monuments « exfiltrés » !). Le modèle du « pool » est donc susceptible d’apporter une explication commode aux « manques » observés dans les dolmens néolithiques (par rapport au schéma standard d’un dolmen utilisé par une maisonnée qui y enterrerait tous ses membres), et bien sûr aussi aux connexions inter-dolmens entre monuments d’un même site ou de sites proches, comme celle qui a été observée récemment, à l’occasion d’une étude paléogénomique, entre deux dolmens irlandais (Sánchez-Quinto et al. 2019 : 4). Dans le cas du « pool » géré par le lignage fondateur de Wesaluri, l’étude des relations entre les dolmens révèle, pour se limiter au niveau de résolution actuel de la paléogénomique, des liens inter-monuments de premier degré (père-enfant, mère-enfant ; frères et sœurs, les secondes lorsqu’elles sont décédées avant qu’un mariage ne les conduise à quitter le lignage) et de deuxième degré (grands-parents – petits-enfants ; oncle/tante – neveu/nièce ; demi-frères). Ces liens sont préférentiellement masculins, le destin des filles étant de se marier à l’extérieur du clan et d’être enterrées avec leur époux ; un père peut cependant être enterré avec sa fille (ou un frère avec sa sœur) si elle est décédée avant mariage ou, cas attesté à Wesaluri, si elle est revenue dans son clan d’origine (et donc dans sa famille biologique) après un divorce. Ce dernier cas, celui d’un lien de premier degré entre un homme et sa fille ou sa sœur adulte, est cependant rare, du fait de la réprobation sociale et morale à l’encontre du divorce, renforcée par les problèmes pratiques générés par la restitution du prix de la fiancée qu’induit nécessairement une rupture du « contrat » matrimonial.

23En ce qui concerne les liens de parenté, le plus simple est, pour illustrer la complexité de leur étude de partir d’un exemple concret, celui de la femme pour laquelle a été construit le dolmen 7 de Wesaluri, autrement dit la seconde femme du fondateur du lignage (fig. 16). Celle-ci (ind. A) vient forcément d’un clan qui n’est pas celui de son mari. Dans la mesure où aucun des hommes du dolmen ne descend d’elle en ligne directe, on pourrait penser qu’elle ne peut avoir aucun lien avec eux. L’affaire n’est pas si simple, car les Lolli pratiquent le mariage préférentiel avec la cousine croisée matrilatérale (fille du frère de la mère, MBD de la terminologie anglophone), et dans le cas où ce mariage est répété à chaque génération, on peut trouver une configuration où A est une tante (lien de deuxième degré) de D mais aussi, dans l’hypothèse où A est la sœur de la première femme du chef, de B et de C. Selon la même logique, F pourrait être une de ses petites-nièces. Mais d’une part il y a d’autres configurations possibles, d’autre part le mariage préférentiel n’a par définition rien d’obligatoire. En effet, faute d’une cousine croisée disponible dans le lignage de la mère, il arrive fréquemment que l’on se rabatte vers un autre lignage, du même clan ou d’un autre. Les lignages peuvent en effet posséder plusieurs partenaires matrimoniaux « donneurs de femmes ». C’est le cas, en particulier, des plus puissants, pour lesquels la demande d’alliance par le mariage est forte.

24L’individu C du dolmen 6 (fig. 17), seconde femme du chef de lignage de la génération 3, relève du même cas de figure. La difficulté s’accroît du fait que le lignage partenaire donneur de femmes n’est, selon les générations, pas toujours le même, avec pour résultat qu’un assemblage comprenant trois générations distinctes de chefs de lignage ainsi que leurs épouses respectives pourra, à l’extrême, livrer du matériel génétique provenant de quatre clans distincts, celui des trois hommes d’une part, les clans d’origine de chacune de leurs trois épouses d’autre part. Elle est cependant atténuée par le fait que deux épouses d’un même individu ne peuvent pas être inhumées dans le même dolmen, le schéma standard, illustré dans les cas présentés, étant H + F1 dans un premier dolmen, F2 dans un second dolmen. La prise en compte, en contexte archéologique, d’une éventuelle pratique de la polygamie, aura donc, dans le cas de figure illustré par les pratiques Lolli, plus d’incidence à l’échelle du « pool » qu’à celle du dolmen.

25Un autre facteur susceptible de perturber le schéma conventionnel fondé sur des transferts de femmes réguliers avec un ou un nombre limité de lignages donneurs est la pratique de l’adoption, qui peut être individuelle ou, éventualité rarement soulignée, collective. L’adoption individuelle concerne en général des individus masculins intégrés au lignage pour pallier l’absence d’héritier mâle. On ira chercher le remplaçant au sein du lignage ou, au besoin, en dehors, dans un autre lignage du clan. Ce pourra être soit le fils d’un frère du défunt (cas le plus fréquent), soit un petit-fils, cas attesté à Wesaluri. Deux chefs de lignages successifs pourront donc être liés par des liens de deuxième degré (oncle-neveu ou grand-père – petit-fils). Il arrive aussi que, pour les mêmes raisons, l’on adopte un gendre, qui changera alors simultanément de lignage et de clan. La transmission de la charge de chef de lignage se fera alors entre deux chefs dont les liens génétiques ne pourront être que lointains (par le jeu des alliances répétées entre leurs lignages respectifs), en tout état de cause indétectable (ou au moins impossible à interpréter avec précision) par les méthodes actuelles de la paléogénomique.

26Le village de Wesaluri a également livré un bel exemple d’adoption collective. Les membres de la maisonnée de la maison J, implantée en face de la maison B (fig. 8) sur un emplacement aujourd’hui non construit, sont, à l’origine, des membres de l’ethnie Wejewa, dont le territoire jouxte celui des Lolli à l’ouest et au nord-ouest. Ils ont été accueillis par Bura Sele, second chef du lignage fondateur dans l’ordre de succession, qui leur a attribué un emplacement au sein du village et une parcelle de terre cultivable à condition qu’ils viennent s’agréger à son lignage par le biais d’une procédure d’adoption. Les intéressés ont alors perdu simultanément leurs identités ethnique et clanique, sacrifice nécessaire pour obtenir le droit de s’installer en territoire Lolli et, surtout, pour assurer sa reproduction en entrant dans la sphère des échanges matrimoniaux propre à ce groupe ethnique. Par voie de conséquence, on retrouvera les hommes de cette souche issue d’un autre pool génétique dans les tombes du lignage principal et les femmes dans les tombes des lignages partenaires, preneurs de femmes, de ce dernier.

27Si l’on récapitule, les dolmens appartenant au » pool » géré par le lignage fondateur du village de Wesaluri comprennent donc : des adultes masculins du lignage, des enfants masculins et féminins du lignage (le cas de retour après divorce d’une femme adulte a été enregistré dans un autre lignage du village), des femmes issues des trois lignages donneurs de femmes (provenant d’autant de clans différents) et des individus issus de la maisonnée Wejewa adoptée. Pourraient s’y adjoindre dans l’avenir des femmes « rapatriées » et des individus masculins adoptés issus d’autres lignages du même clan ou des lignages preneurs de femmes (adoption du gendre). Le grand nombre de facteurs en jeu explique l’existence de profils biographiques très différents d’un dolmen à l’autre d’un même » pool ». Le modèle du « pool » pourrait, de ce fait, fournir une interprétation à des « anomalies » comme l’existence, évoquée récemment, de dolmens aux effectifs présentant un fort déséquilibre entre les sexes (Sánchez-Quinto et al. 2019 : 2), qui se conçoivent difficilement dans le cadre de scénarios plus traditionnels.