- 1 Nous retirons de la liste le neuvième item, déclaré non conforme à la Constitution par la décision (...)
1Réfléchir aux études d’impact en France n’est pas chose aisée, car le terme est éminemment ambigu. Cette notion y est abondamment utilisée pour désigner des outils très différents, depuis l’étude d’impact législative jusqu’aux études d’impact en matière d’environnement ou de santé. On est bien face à un « patchwork » conceptuel (Lianos et Fazekas, 2014). Ainsi, l’étude d’impact législative, issue de la réforme de 2008, n’est pas précisément définie par la loi organique du 15 avril 2009 qui se contente de lister les éléments qui doivent y figurer. Si l’on examine le contenu de l’étude d’impact fixé par la loi organique, on se rend vite compte qu’il s’agit d’un mécanisme dont l’objet est essentiellement juridique. Ces études doivent en effet comprendre huit éléments1. Sur ces huit éléments, quatre sont purement juridiques : l’articulation avec le droit européen et l’impact sur l’ordre juridique interne ; l’état d’application du droit sur le territoire national ; les modalités d’application dans le temps ; les conditions d’application dans les différentes collectivités territoriales. La loi organique impose ensuite de décrire le résultat des consultations qui ont été menées ainsi que les suites données par le Gouvernement à l’avis du Conseil économique, social, et environnemental. Ce second objet est donc relatif aux procédures de consultation et de participation. Enfin, deux obligations peuvent être directement rattachées à l’évaluation des conséquences économiques et sociales : d’une part, l’étude d’impact doit préciser les conséquences économiques, financières, sociales et environnementales, ainsi que les coûts et les bénéfices attendus des dispositions pour les administrations et le public touché par la réforme (ici le texte impose d’indiquer la méthode de calcul retenue) ; d’autre part, il faut aussi estimer l’impact de la mesure sur l’emploi public. En droit, la part de l’évaluation économique et sociale des conséquences de la norme est donc marginale. En fait, elle est inexistante (Combrade, 2017), de l’aveu même du Conseil d’État (2016) et du groupe de travail mis en place par l’Assemblée nationale en 2017 pour réfléchir à l’avenir des institutions françaises (Assemblée nationale, 2017a). L’étude d’impact législative française est, dans les faits, un outil mesurant essentiellement l’impact juridique des projets de réforme, et ce biais est déjà présent dans la rédaction de la loi organique. La diffusion extraordinaire de cette méthode en Europe et dans le monde n’a pas produit de convergence du contenu (Radaelli, 2005 ; Radaelli et Francesco, 2010 ; Radaelli et Dunlop, 2016). Il est dès lors impossible de comparer l’étude d’impact française avec la pratique américaine, laquelle repose sur un outil, l’analyse coût-bénéfice (Rose-Ackerman et Perroud, 2013), uniquement utilisé pour mener l’évaluation économique du coût social global d’une mesure. De même, si l’on s’en tient à la France, l’étude d’impact législative se distingue nettement d’autres types d’études d’impact réalisées en droit de l’environnement (Prieur, 2016) ou en droit de la santé (Laude, Mathieu et Tabuteau, 2012), dont le contenu scientifique est beaucoup plus étoffé.
- 2 On peut se reporter ici aux analyses de Patrick Gibert dans ce numéro ainsi qu’aux analyses de Bert (...)
2L’étude d’impact législative a donc un contenu établi par la loi organique, l’objectif, les méthodes ne sont, eux, pas clairement fixés, ce qui explique l’hétérogénéité des résultats2. C’est aujourd’hui un outil dont l’intérêt est essentiellement juridique. Dès lors, il ne s’agit pas d’une transposition des pratiques recommandées par l’OCDE, ou même de la pratique européenne. Cette transformation s’explique par la façon dont les acteurs ont saisi et transposé cet outil, dans un objectif certainement différent de l’intention initiale des promoteurs de l’étude d’impact.
3L’étude d’impact n’est donc pas un concept facile à manier. La définition minimale que l’on pourrait en donner est qu’il s’agit, pour l’instant, d’une procédure préalable d’élaboration des projets de loi visant à identifier les conséquences de ces projets. Elle traduit en ce sens une nouvelle manière de penser le rapport à la norme, en termes de conséquences. Le sujet est toujours d’actualité puisque le Conseil d’État comme l’Assemblée nationale souhaiteraient lui redonner une pertinence, dans le cadre de la prochaine réforme constitutionnelle.
4Dans nos précédentes recherches sur ce sujet, nous avons tenté, d’une part, de retracer l’histoire longue de cet outil. Nous nous étions cantonnés à remarquer que cette façon de penser avait été importée dans la jurisprudence, dans les années 1970, avec l’arrêt du Conseil d’État, Ville Nouvelle-Est (Perroud et Auby, 2013 ; Rose-Ackerman et Perroud, 2013). Ce mode de raisonnement, qui justifie une action publique en fonction d’un bilan des conséquences, des coûts et des bénéfices d’une réforme, prend forme notamment en médecine, en droit de l’environnement, ainsi qu’en finances publiques avec la Rationalisation des choix budgétaires (Amselek, 1972) dans ces années. Mais l’histoire intellectuelle de cet instrument est beaucoup plus ancienne et mériterait d’être approfondie : le grand économiste-ingénieur Dupuis en avait théorisé toutes les difficultés dès le XIXe siècle (Poinsot, 2016 ; Dupuit, 1995) et, récemment, Alain Supiot en a retrouvé des marques dans certains discours du mathématicien Bernoulli au XVIIIe siècle (Supiot, 2015). Nous avons ici une ambition différente : nous voudrions adopter un regard critique sur cet outil pour comprendre comment il est utilisé dans les rapports de pouvoir entre l’exécutif et le législatif, et comment il permet à certaines institutions de la République, particulièrement le Conseil d’État, de voir leur emprise sur la loi grandir. L’étude d’impact a certes permis de renforcer encore davantage le pouvoir exécutif mais l’on constate, désormais, un retour du Parlement sur cette question essentielle. Ce retour n’est d’ailleurs pas non plus sans ambiguïté car le projet d’imposer une étude d’impact pour les propositions d’amendement ne peut-il pas être vu comme un moyen de l’affaiblir, ou d’affaiblir les partis minoritaires (Assemblée nationale, 2017a ; Conseil d’État, 2016) ? Peut-on réellement rédiger une étude d’impact sur l’ensemble des amendements dans le temps politique imparti ? Si la proposition du Parlement de s’adjoindre des capacités d’expertise ne peut être qu’accueilli de façon positive, car elle lui permettra désormais de parler ce langage de l’expertise qui est un puissant levier d’influence, elle ne résoudra pas, à mon sens, ce double problème indéniable de qualité de la loi et des études d’impact. Elle ne permettra donc pas d’atteindre l’objectif affiché de baser les politiques publiques sur des preuves empiriques, le couplage temps politique et expertise n’étant certainement pas favorable à l’amélioration de ces études.
5La présente contribution se propose donc comme objectif de comprendre pourquoi cet outil n’a pas fonctionné (1.) afin de proposer certains éléments pour une réforme, en évaluant de façon critique les propositions qui sont sur la table (2.).
- 3 La Charte de l’environnement, de rang constitutionnel aussi, impose, à l’article 5, aux autorités d (...)
6Le projet de 2008 était ambitieux puisqu’il ne s’agissait rien moins que d’insérer l’obligation d’étude d’impact dans une loi organique. La France se plaçait ainsi parmi les États les plus vertueux dans le domaine, en consacrant un principe supra législatif de bonne élaboration des politiques publiques3. Elle est certainement le seul pays à avoir consacré l’obligation à un rang aussi élevé. Pourtant l’échec est patent : non seulement les études d’impact sont de piètre qualité (à l’exception du contenu juridique) mais en outre elles n’ont pas rempli l’objectif qui leur était assigné, faire baisser le flux de production des normes.
- 4 Le gel des normes est plus efficace pour atteindre ce but, mais ce dispositif, purement idéologique (...)
7Cet échec peut s’expliquer de deux manières : d’une part, la volonté initiale émane du Conseil d’État, dont l’emprise sur l’élaboration des politiques publiques n’est pas propice à l’évaluation économique et, d’autre part, le but du Conseil n’est pas en adéquation avec l’esprit de l’étude d’impact : l’étude d’impact ne sert pas à enrayer la multiplication des normes, elle doit servir à évaluer, face à un problème social donné, l’option la meilleure (qui peut-être le statu quo, mais ce résultat ne peut être postulé dès le départ)4, en fonction de certains standards.
8Nous voudrions donc ici examiner le but du Conseil d’État dans la promotion des études d’impact (1.1.) avant de tenter de comprendre les raisons de l’échec (1.2.).
9Nous aimerions à ce stade mettre en évidence les logiques de pouvoir derrière cet outil en apparence neutre qu’est l’étude d’impact. L’histoire de l’étude d’impact le confirme : il s’agit bien d’un objet politique. Mais il est extrêmement frappant de constater qu’aux États-Unis cet instrument fut promu par Ronald Reagan, alors qu’il l’est en France par le Conseil d’État. Autrement dit, la rhétorique critique de l’inflation normative - qui a une histoire longue (Baranger, 2018) et que l’on retrouve aussi bien aux États-Unis, qu’au Royaume-Uni ou en France - est portée en France par le premier des grands corps et non par un parti politique. En d’autres termes, ce « mythe néolibéral » (Marais, 2016) est d’abord construit par le Conseil d’État et de grands conseillers d’État ont attaché leur nom à des rapports sur le sujet (Lasserre, 2004) (Mandelkern, 2002). De surcroît, aux États-Unis, la critique porte sur l’inflation réglementaire alors qu’elle porte en France sur l’inflation législative, en d’autres termes, c’est la loi et donc le Parlement qui est directement visé par le Conseil d’État. On ne peut exclure d’ailleurs que le Conseil d’État ne se fasse ici le porte-voix d’intérêts corporatistes, comme il le dit d’ailleurs dans son rapport de 2006 (Conseil d’État, 2006 : 314). Le MEDEF a repris ce thème à son compte (Lanxade et Perret, 2017), en créant d’ailleurs une lettre de la simplification. Il est d’ailleurs indéniable que les mesures de simplification concernent prioritairement la vie de l’entreprise et l’entrepreneur (Marais, 2016).
- 5 Les études d’impact font ainsi partie de la légistique matérielle (Eck, 2012).
- 6 On ne peut pas manquer de remarquer à cet égard que la prééminence du droit est devenue un principe (...)
- 7 C’est la raison pour laquelle ce topo est repris par les publicistes (par ex. v. le numéro spécial (...)
- 8 V. en 1985 le Projet de loi relatif aux chambres adjointes au Conseil d’État (n° 3060) et la discus (...)
10Pour comprendre l’intérêt du Conseil d’État pour les études d’impact et le contrôle plus étroit de l’élaboration des politiques publiques, il faut saisir d’une part le programme dans lequel cet outil s’inscrit, celui de la qualité du droit et la sécurité juridique, lancé par le Conseil à partir du début des années 90 et, d’autre part, le profond bouleversement des rapports de pouvoir que le New Public Management a induit. Le prestige du Conseil d’État a été construit autour de la centralité du droit administratif dans le contrôle de la puissance publique. L’idée de hiérarchie des normes, l’ouverture du contrôle de légalité, la constitutionnalisation en 1958 de sa fonction consultative, ont permis d’assujettir l’État et ses démembrements au respect du droit, en même temps qu’ils établissent la suprématie du juge administratif dans ce contrôle. Le Conseil tenait ainsi « les deux bouts de la chaîne de production desnormes, en amont comme conseiller, en aval comme censeur » (Chevallier, 2018 : 80-81). Or, à partir des années 80, la montée en puissance des principes managériaux « fragilise la juridiction administrative suprême », c’est la raison pour laquelle le Conseil d’État se lance dans la promotion de la qualité du droit et notamment de la légistique5 (Biland et Vanneuville, 2014). Le New Public Management ébranle la prééminence du droit6 dans le contrôle de l’Administration (Bezès, 2009) et donc celle du Conseil d’État et des juristes7. Il se voit donc fortement remis en question, le point culminant étant certainement la crise de 1986 au cours de laquelle le pouvoir politique lui retire la connaissance du contentieux de la concurrence. Les diatribes de Jean Foyer à l’Assemblée nationale contre cette institution traduisent certainement l’hostilité qu’elle a pu susciter8. Le droit est en effet systématiquement accusé de rigidité et d’inefficacité et c’est alors que naît la critique de l’inflation normative. Cette critique émane des autres grands corps, mais elle est reprise rapidement par le Conseil d’État lui-même (Conseil d’État, 1983 ; Conseil d’État, 1991 ; Conseil d’État, 1992). Cette posture fait donc partie d’une « stratégie de relégitimation », pour reprendre le mot de Daniel Lochak (1993), et qui permet de comprendre le besoin qu’a eu le Conseil de faire constitutionnaliser son bloc de compétence par le Conseil constitutionnel en 1986.
11Pour appréhender l’échec des études d’impact, il faut comprendre qu’elles s’inscrivent dans un programme du Conseil qui ne vise pas à placer l’expertise au centre de la production des politiques publiques, mais à trouver un discours de légitimation : « Les réformes administratives qui se succèdent depuis les années 1960 sont le produit de luttes entre différents groupes de hauts fonctionnaires français pour contrôler la machine administrative et peser sur les choix politiques » (Biland et Vanneuville, 2014). Or, le discours de l’inflation normative est partie intégrante de ce nouveau programme : « La « mise en problème » de l’écriture du droit et l’affirmation corrélative de son expertise en la matière participent donc de ce repositionnement du Conseil, dans la concurrence entre institutions publiques pour la redéfinition des politiques de réforme de l’État. Elle débouche, entre autres, sur la participation de ses membres aux diverses missions de simplification des formalités administratives et à la relance de la politique de codification. (…) En d’autres termes le Conseil cherche « d’autres manières [que sa fonction de juge] de s’affirmer en tant que pouvoir d’État » (Caillosse, 2010 ; Biland et Vanneuville, 2014).
- 9 Circulaire du 21 novembre 1995 relative à l’expérimentation d’une étude d’impact accompagnant les p (...)
- 10 V. la décision n° 2013-682 DC, directement inspirée du principe de confiance légitime – principe qu (...)
- 11 Le rapport Balladur reprendra cette proposition peu de temps après (Balladur, 2007).
12La promotion de l’étude d’impact par le Conseil aboutissant à sa consécration supralégislative en 2008 participe bien de ce mouvement. Cela pourrait sembler à première vue paradoxal puisque le principe de l’étude d’impact déplace le centre de gravité de l’élaboration des politiques publiques plutôt vers les corps techniques. Mais c’est précisément la raison de l’insuccès de cet outil, à mon avis. Le Conseil d’État propose l’inscription de l’obligation d’étude d’impact dans une loi organique dans son rapport annuel de 2006 sur la sécurité juridique et la complexité du droit (Conseil d’État, 2006), alors même que l’expérience antérieure, depuis le rapport Picq (1995) et la circulaire du 21 novembre 19959, n’a pas donné de résultats satisfaisants (Gilberg, 2007). Autrement dit, aucune réflexion n’est engagée pour rendre compte de l’échec des études d’impact au moment où le Conseil d’État en réalise la promotion dans la hiérarchie des normes, la technique passant de la circulaire à la loi organique. Karine Gilberg a parfaitement retracé cette histoire dans sa thèse : malgré deux recadrages en 1998 puis en 2003, le bilan est décevant (Gilberg, 2007 : 438). Le rapport de 2006 est d’ailleurs frappant quant à la politique du Conseil d’État, puisqu’il montre que celui-ci comprend désormais dans sa stratégie d’influence la jurisprudence constitutionnelle, puisqu’il suggère à demi-mot la constitutionnalisation du principe de sécurité juridique – ce qui ne manquera pas d’arriver10 - et qu’il propose là une obligation d’étude d’impact11 s’imposant au législateur. Dans ce domaine, les deux Cours avancent main dans la main.
13Le rapport de 2006 sur la sécurité juridique constitue un tournant intéressant. Le Conseil d’État réitère ses constats sur la complexité normative mais sans examiner les raisons de l’échec, pour se précipiter vers une solution dont nous pouvons à présent dire qu’elle est tout autant un échec, l’inscription de l’obligation dans la loi organique. Comme le remarque avec justesse Zeineb Letaief, le choix de l’instrument organique « se fonde sur une identification approximative du réel problème ayant mené à l’échec des études d’impact» (Letaief, 2016 : 446). Il faut donc bien lire et interpréter différemment ce rapport. Quel est le projet ? C’est, en effet, un véritable projet constitutionnel qui tend à faire bouger les relations de pouvoirs entre le Gouvernement, le Parlement et le Conseil d’État et à l’intérieur même du Gouvernement, en recentralisant la production des politiques publiques. Il s’agit bien de renforcer le gouvernement par rapport au Parlement et contraindre le travail gouvernemental pour affermir la tête de l’Exécutif – l’étude d’impact a aussi eu pour objet aux États-Unis de conforter le président, ce qu’Elena Kagan a appelé la promotion d’une administration présidentielle, d’une recentralisation du pouvoir contre le mouvement d’éclatement de celui-ci, de polycentricité administrative, qui avait prévalu jusqu’alors (Kagan, 2001). Il s’agit aussi de tenter de changer la méthode d’élaboration des politiques publiques : le Conseil identifie un problème qui lui semble fondamental, et qui explique pour lui l’inflation des textes, l’absence de temps de réflexion : « La décision politique, qui reste avant tout une décision d’opportunité, ne peut être prise qu’au vu d’une évaluation précise de la situation actuelle et du bilan coûts-avantages, même sommaire, de chacune des options possibles » (Conseil d’État, 2006 : 301).
14Le Conseil commence par établir la responsabilité première du Gouvernement dans l’élaboration des politiques publiques, alors même que la Constitution confie l’initiative des lois concurremment au Premier ministre et au Parlement, pour promouvoir ensuite la solution qu’il privilégie : enserrer le travail gouvernemental par l’étude d’impact et recentraliser la responsabilité de l’élaboration des réformes. Comment le Conseil d’État établit-il la prééminence du Gouvernement sur la loi ? La Constitution de la Ve République « consacre son titre III au Gouvernement, juste après les deux premiers titres respectivement consacrés à la souveraineté et au Président de la République, et avant les dispositions relatives au Parlement » (Conseil d’État, 2006 : 301). C’est donc l’ordre de rédaction des articles de la Constitution qui permet de conclure que la Constitution réserve la prééminence au Gouvernement dans l’élaboration des politiques publiques. Aussi « L’esprit comme la lettre de la Constitution du 4 octobre 1958 veulent donc qu’une réforme soit délibérée par le Gouvernement au sein du conseil des ministres » (Conseil d’État, 2006 : 302). Autrement dit, une réforme ne peut être sainement élaborée qu’au sein du Gouvernement. Ensuite, les auteurs du rapport s’étendent sur le travail gouvernemental qui n’est pas suffisamment centralisé et interministériel. Il faut donc recentraliser l’action administrative et ce serait l’effet des études d’impact que de permettre cette recentralisation.
- 12 Il s’agit des articles permettant au Gouvernement de contrôler le pouvoir d’amendement du Parlement (...)
15Les préconisations du Conseil dans ce rapport tournent donc toutes autour du renforcement du pouvoir du Gouvernement : il faut retrouver l’esprit de la Constitution de 1958 et réactiver l’article 37 (Conseil d’État, 2006 : 316), il faut faire davantage jouer les irrecevabilités des articles 41 et 4412 au cours de la discussion du projet au Parlement, il convient de donner toute sa rigueur à l’article 39 pour empêcher les stratégies d’évitement du Conseil d’État par l’intermédiaire d’un amendement gouvernemental et relancer le programme de codification par ordonnance.
16Ce rapport est la marque du pouvoir du Conseil d’État sur l’élaboration des politiques publiques, puisque le constat du Conseil sur la complexité normative, sur la base d’une étude de cette « inflation » somme toute très sommaire, aboutit à une proposition : l’inscription de l’obligation d’étude d’impact dans une loi organique, faisant de la France le seul pays à promouvoir ainsi cet outil (Combrade, 2015 : 44). Le Conseil propose l’inscription de l’obligation dans une loi organique alors même que l’analyse de droit comparé qu’il mène montre bien qu’aucun pays n’a eu recours à une telle solution.
- 13 Non seulement les études d’impact sont pauvres, mais en outre elles n’ont pas permis d’améliorer la (...)
17L’audace de la proposition n’a pas empêché l’échec complet de la mesure13, prouvant s’il en était besoin que la logique constitutionnelle n’a en rien modifié les pratiques. La raison de l’échec ultérieur est déjà bien sensible dans le rapport de 2006. L’étude d’impact est un instrument important mais dangereux pour le Conseil puisque, comme nous l’avons dit plus haut, dans sa forme pure, américaine (autrement dit l’analyse coût-bénéfice), il met de côté le Conseil qui n’a pas les compétences pour pouvoir la contrôler.
18Essayons à présent de comprendre les raisons de l’échec.
- 14 Cette proposition vise à approfondir une réforme initiée en 2008. La réforme constitutionnelle du 2 (...)
19Un élément est peut-être en mesure de montrer à quel point l’étude d’impact participe d’un discours de légitimation et à une stratégie de pouvoir plus qu’à un réel intérêt pour les études empiriques sur les politiques publiques : si l’on veut réduire le flot normatif, la première solution qui vient à l’esprit serait de revenir sur le fait majoritaire, et donc rendre plus difficile l’atteinte d’un consensus sur une loi. Cette idée n’est jamais proposée, car elle reviendrait à renforcer le Parlement. Or, le programme de simplification dans lequel s’inscrivent les études d’impact, sert à renforcer l’exécutif et, en son sein, le Conseil d’État, en témoigne la proposition récente de faire du Conseil un conseiller du Parlement14.
20L’échec des études d’impact législatives, au regard de l’objectif initial qui était de diminuer l’inflation normative, s’explique bien par ce jeu de pouvoir, et par l’auteur de la réforme, le Conseil d’État, qui promeut un outil essentiellement juridique, ce qui est cohérent avec sa culture et celle des grands corps de l’Administration française (1.2.1.). L’échec peut aussi être mis sur le compte du problème de l’évaluation des politiques publiques en France : celle-ci est balkanisée entre différentes institutions qui se disputent chacune la légitimité dans ce domaine. De surcroît, aucune réflexion n’a été entreprise sur le standard à mettre en œuvre, si bien que de multiples standards, associés à plusieurs organismes puissants se font face, sans qu’on ne parvienne à l’objectif de l’analyse coût-bénéfice qui est d’établir un critère global d’évaluation des politiques publiques (1.2.23). Enfin, et de façon plus décisive, nous semble-t-il, aucune réflexion n’a été engagée à l’échelle de l’Administration tout entière sur les capacités de recherche de chaque ministère, qui sont essentielles pour la réussite d’une étude d’impact (1.2.3.).
- 15 Le conseil national est composé de 36 membres dont 23 représentants des collectivités territoriales (...)
21Dans le rapport sur la simplification de 2014, il ressort très nettement qu’il y a un problème institutionnel dans le contrôle des études d’impact (La Raudière et Juanico, 2014). Bertrand du Marais le signale notamment dans ce rapport et Serge Lasvignes, alors secrétaire général du Gouvernement, en fait aussi l’aveu. Or, les instances qui contrôlent la qualité de l’étude d’impact n’ont aucune compétente en étude quantitative. La composition du Conseil national d’évaluation des normes est presqu’entièrement politique15. Mais, plus importante, est la place centrale du Conseil d’État dans le processus d’élaboration et de sanction de l’étude d’impact.
- 16 Ont occupé ce poste Rémi Bouchez, Célia Vérot.
22Les études d’impact ont été promues par le Conseil d’État. Les mécanismes de vérification, à même de pouvoir donner à l’étude d’impact toute sa portée, relèvent ou ont relevé de ce corps. L’étude d’impact a pendant longtemps été contrôlée au sein du Secrétariat général du Gouvernement, par le Commissaire à la simplification, membre du Conseil d’État16 (Commissaire à la simplification, 2012). Elles sont aussi examinées par le Conseil d’État lorsqu’il est amené à rendre un avis sur les textes de loi (Sauvé, 2010 ; Sauvé, 2014). Le Conseil d’État a développé une pratique graduée dans ce domaine avec trois niveaux de réponse : « Selon le degré de gravité des insuffisances relevées, le Conseil d’État invite le Gouvernement à procéder à une régularisation adaptée et proportionnée. Même si l’étude d’impact est pleinement conforme aux exigences constitutionnelles, le Conseil d’État peut estimer qu’elle pourrait être « utilement complétée avant son dépôt devant le Parlement », afin que ce dernier soit éclairé au mieux. Lorsqu’une étude d’impact est globalement conforme, sans l’être parfaitement, le Conseil d’État indique qu’elle devra être complétée « par des informations de nature à permettre d’apprécier correctement l’incidence de certains aspects du projet de texte examiné » et il précise naturellement lesquelles. Enfin, lorsque l’étude d’impact n’est pas conforme aux exigences constitutionnelles, il indique nettement au Gouvernement la nécessité de procéder à une régularisation avant le dépôt du projet de loi. Il n’est aussi nullement exclu qu’il puisse rejeter le texte dont il est saisi, en raison du caractère totalement lacunaire ou indigent de l’étude d’impact. Toutefois, ce cas de figure ne s’est présenté qu’une seule fois à ce jour en 2009 à propos du projet de loi de ratification d’une ordonnance relative à certaines installations classées pour la protection de l’environnement comportant des dispositions nouvelles dépourvues de toute étude d’impact » (Sauvé, 2014).
- 17 Ce point est d’ailleurs relevé par certains économistes comme André Zylberberg, à propos d’un rappo (...)
- 18 Un cours intitulé « Élaboration et présentation des études d’impact» fut dispensé par M. Benoît Laj (...)
23Malgré les affirmations du Vice-Président, le bilan des études d’impact est plus que mitigé, ce qu’il admet volontiers par ailleurs. Ceci s’explique précisément par la culture du corps en question, culture qui a été bien analysée par Émilie Biland et Natacha Gally (2018) : la formation des élites administratives françaises est caractérisée par un modèle généraliste. Elles relèvent à juste titre ce paradoxe : l’existence d’une école de formation pour l’entrée dans la haute Administration ne s’accompagne pas d’un corpus de savoir correspondant à l’analyse des politiques publiques17. En réalité, il y a une double voie d’accès à la haute administration : les corps généralistes sortis de l’ENA et les corps techniques sortis de l’École Polytechnique et de ses écoles d’application. Or, les premiers ont évidemment un poids décisif sur les politiques publiques et dérivent leur prestige, leur noblesse, écrivent-elles, de leur culture généraliste (Bourdieu, 1989). Cette culture généraliste s’entend comme la capacité à mobiliser cette culture générale sur tout type de sujet, une capacité à synthétiser des problèmes complexes, une aptitude à changer rapidement de situations à l’intérieur et à l’extérieur de l’Administration (Gally et Biland, 2018 : 102). L’épreuve typique à l’ENA est en effet la note sur dossier, l’Administrateur est donc formé à la synthèse mais à partir de documents, journalistiques bien souvent. L’Administrateur français typique tel que le modèle de l’ENA le promeut est donc compétent sur tous les sujets. C’est le prolongement dans l’Administration du modèle français de l’intellectuel universel (Foucault, 2001). La spécialisation est même conçue comme un obstacle dans une carrière réussie, le savoir technique étant fortement dévalorisé. La formation à l’ENA a connu un tournant managérial, mais Biland et Gally montrent que ce mouvement n’a pas entraîné une révolution dans l’enseignement. De toute façon, ce tournant managérial n’apporte pas de compétence spécifique dans l’analyse des politiques publiques : le cours sur les études d’impact n’a été introduit qu’à la fin des années 2000 et, selon nos informations, il n’est plus dispensé18. Le constat que font Biland et Gally est celui d’un fossé entre d’une part l’analyse des politiques publiques telle qu’elle est étudiée à l’Université et les savoirs qui sont élaborés dans l’Administration (Gally et Biland, 2018 : 113 ; Hassenteufel et Le Galès, 2018).
24Le processus de l’étude d’impact est aujourd’hui largement contrôlé par le Conseil d’État qui en a promu l’idée et qui en vérifie le respect. C’est la raison pour laquelle les analyses sont plutôt de bonne qualité en ce qui concerne les aspects juridiques. Mais les éléments économiques sont toujours très pauvres. La formation des grands corps par l’ENA en est certainement l’explication. Il y en a d’autres bien sûr.
25L’histoire de l’évaluation dans l’Administration française est complexe. Elle est, à bien des égards, encore tributaire des équilibres mis en place au moment de la planification (Spenlehauer, 1998), comme le montre l’importance qu’a prise France Stratégie, qui en est un descendant.
- 19 Pour une analyse très approfondie de très nombreux centres de recherches dans les ministères, il fa (...)
- 20 V. le Guide d’évaluation de l’impact concurrentiel de projets de textes normatifs. On voit bien dan (...)
- 21 L’importance donnée à la concurrence dans les choix publics a été critiquée sévèrement par certains (...)
- 22 V. le document Évaluation des politiques publiques (EPP) : principes, processus et méthode (SGMAP, (...)
- 23 Le SGMAP est remplacé par deux directions : la Direction interministérielle de la transformation pu (...)
- 24 V. l’article 1212-2 du Code général des collectivités territoriales.
- 25 V. Décret n° 2014-11 du 8 janvier 2014 instituant le conseil de la simplification pour les entrepri (...)
- 26 La loi organique n° 2010-704 du 28 juin 2010 est venue consacrer son rôle dans l’évaluation des pol (...)
- 27 Ces critiques ne sont d’ailleurs pas assez relayées en France. Le CBA est très utilisé notamment en (...)
- 28 Dans le cadre des investissements d’avenir, on remarque que le Commissariat général à l’investissem (...)
26Si l’on devait tenter d’établir la cartographie de l’évaluation dans l’espace administratif français, on constaterait un éclatement. L’évaluation est d’abord présente dans chaque ministère.19 On trouve ensuite une myriade d’institutions qui ont vocation à évaluer les politiques publiques, mais à chaque fois à travers un prisme particulier : la Cour des comptes, devenue centrale étant donné l’impact contemporain des finances publiques dans l’action administrative (Bezes et Siné, 2011) ; l’Autorité de la concurrence, organisme décisif aujourd’hui étant donné l’importance normative du principe de concurrence, de rang désormais supralégislatif, et qui produit des études d’impact concurrentielles dans le cadre de son rôle d’advocacy20 (Autorité de la concurrence, 2018)21 ; on a déjà parlé du Secrétariat général du gouvernement et du Conseil d’État ; il y a aussi le Conseil d’analyse économique, France Stratégie, la Direction du Trésor, le SGMAP22 (maintenant scindé en deux)23, le Conseil national d’évaluation des normes (dont le travail d’évaluation porte essentiellement sur les collectivités territoriales et leurs établissements publics24), le Conseil de la simplification pour les entreprises25 et le Conseil économique, social et environnemental26. Ces institutions peuvent rendre des avis sur l’ensemble des politiques publiques, ils ne sont pas spécialisés a priori dans leur champ de compétence. En revanche, ce que l’on voit bien d’emblée, c’est que leurs standards ou les intérêts pris en compte sont nécessairement limités : l’impact sur les finances publiques (même si la Cour des comptes excède largement ce seul prisme), la concurrence, les collectivités territoriales, les entreprises. On remarquera en passant qu’aucune ne se spécialise dans l’évaluation des effets redistributifs des politiques publiques… France Stratégie tente d’avoir une vision plus globalisante des impacts des politiques publiques, comme le SGMAP devenu DITP. On est donc loin de la méthode américaine du Cost-Benefit Analysis qui, malgré toutes les critiques que l’on peut formuler à son égard (Richardson, 2000 ; Rose-Ackerman, 2011 ; Frank, 2000)27, fournit au moins un standard général pour les choix publics. La mesure du bien-être ne fait pas l’objet d’un débat dans les sciences sociales aussi intense qu’aux États-Unis28, alors que l’élaboration de la question est, en France, extrêmement ancienne comme on l’a dit plus haut.
27La multiplication de ces standards a bien été expliquée par Ioannis Lianos et Mihly Fazekas (Lianos et Fazekas, 2014), reprenant Cashmore et al. (2010) : ces standards sont une forme de plaidoyer politique pour prendre en considération certains principes. Il y a en France un conflit de principes qui correspond à une concurrence d’institutions publiques pour influencer les politiques publiques. Ce n’est certainement pas favorable à une lisibilité des politiques.
28À cet éclatement des institutions et des standards d’évaluations, il faut ajouter une fragilisation de l’expertise en France dans les ministères.
- 29 France Stratégie est la continuation du Plan.
29Il n’est pas indifférent de constater que l’étude d’impact émerge dans les années 90 au moment où l’on fragilise l’expertise dans l’Administration. Hauchecorne et Penissat indiquent bien qu’à partir des années 90, l’expertise dans l’État perd de son indépendance. De surcroît, d’une expertise centralisée autour du puissant Commissariat général au plan (CGP), on passe à un espace polycentrique où coexistent d’éminentes institutions comme l’INSEE et l’INED avec des structures plus légères autour du Premier ministre (Conseil d’analyse économique et France Stratégie29) (Hauchecorne et Penissat, 2018 : 203). L’institution qui représentait l’expertise, le Commissariat général au plan (CGP), est fragilisée. La fin du Commissariat marque durablement le champ de l’expertise dans l’État : on constate en effet à partir de cette époque une multiplication et une accumulation d’organisations portant l’expertise publique (Hauchecorne et Penissat, 2018 : 198). Le Conseil d’analyse économique n’a curieusement pas de rôle dans la vérification des études d’impact. Mais ce type d’organisme, léger puisqu’il ne finance pas de recherche originale, composé d’économistes de l’université extérieurs à l’Administration, est plus soumis aux exigences politiques. L’externalisation des fonctions publiques, ici de la recherche, caractéristique du New Public Management, s’explique par une volonté de soumettre ces tâches aux demandes politiques (Michaels, 2017)
30De même, dans certains ministères des chercheurs ont identifié une tendance à la reprise en main ou encore à l’amenuisement de l’expertise. Le constat de Didier Fassin pour le ministère de l’Intérieur est édifiant. Il n’est pas nécessaire et il est même inutile d’élever ainsi l’étude d’impact au rang organique tout en supprimant la recherche dans les ministères : « Après une période où la police s’était ouverte à la recherche, avec certes des difficultés admises de part et d’autre mais aussi des bénéfices mutuels reconnus, la politique mise en place au début des années 2000 marque un recul qui ramène plus de deux décennies en arrière, dans un domaine où la France commençait à peine à rattraper son retard par rapport aux pays occidentaux. Les questions de sécurité sont désormais administrées au plus haut niveau de l’État et l’usage de la force publique y apparaît comme le sujet probablement le plus sensible, tant ses excès sont liés, depuis un quart de siècle, à la survenue de violences urbaines dont les émeutes de l’automne 2005 ont constitué l’épisode marquant. (…) Les restrictions apportées à la recherche ne sont assurément pas les plus préoccupantes, mais on peut penser que la soustraction de l’État au regard du chercheur, et par là même du citoyen, mérite l’attention (…). Que la police ne puisse faire l’objet d’observation et d’analyse indépendante conduit à s’interroger sur ce qu’on aurait à cacher. (…) Depuis 2002, le ministère de l’Intérieur a opéré une reprise en main de travaux sur les forces de l’ordre, écartant d’abord les chercheurs en sciences sociales de l’Institut des hautes études de la sécurité intérieure (IHESI), faisant ensuite disparaître ce dernier pour le remplacer en 2004 par un Institut national des hautes études de sécurité (INHES) dont le directeur a supprimé le département de la recherche et qui, devenu en 2009 l’Institut des hautes études de sécurité de la justice (INHESJ) localisée au sein de l’école militaire de Paris est rattachée au Premier ministre, contrôle désormais à la fois la statistique de la délinquance et la statistique pénale. Parallèlement, les recherches sur la police sont devenues de plus en plus difficiles à mener surtout lorsqu’elles impliquent un travail d’observation : le contrôle exercé par le ministère sur tous les échelons de l’administration, avec des sanctions à l’encontre des préfets allant jusqu’à les démettre de leurs fonctions quand on estimait qu’ils ne contenaient pas suffisamment les critiques à l’égard du pouvoir, conduit à ce que, de manière compréhensible, ni le commissaire, ni le directeur départemental, ni le préfet, ne soient prêts à engager la responsabilité sur des sujets potentiellement sensibles. (…) La reprise en main par le pouvoir de la principale institution dédiée à la recherche sur les questions de sécurité et la pratique de l’intimidation à l’égard des autorités préfectorales ont pour corollaire un déploiement sans précédent de la censure à l’encontre des policiers et des gendarmes, dont toute parole publique tombe sous le coup du devoir de réserve et donne lieu à des sanctions pouvant aller jusqu’à la révocation, quand bien même ils collaborent avec des chercheurs ou partie d’un centre de recherche » (Fassin, 2011).
31Il n’est pas possible de mettre en place un système sérieux d’étude d’impact sans un relais dans les ministères, lesquels doivent être les premiers à élaborer l’évaluation. L’évaluation gène souvent le politique, particulièrement dans le domaine de la police et de la politique pénale, mais pas uniquement, comme le montre la reprise en main de France Stratégie en 2018, par le tout nouveau gouvernement d’Édouard Philippe (Latribune.fr, 2017).
32Nous avons donc tenté de comprendre pourquoi le projet d’étude d’impact législative a échoué, si l’on prend comme critère de cet échec d’une part la volonté initiale de faire baisser le flux de textes et si, d’autre part, on en examine le contenu et notamment l’analyse et la comparaison des options de politiques publiques envisagées pour amener au choix de l’instrument approprié. Les parlementaires se sont saisis de l’outil, qui s’est politisé, mais le but principal des études d’impact qui est de baser les choix politiques sur des critères objectifs et empiriques n’est pas atteint. Quelle en est la cause ? À notre sens, c’est l’emprise du Conseil d’État et des corps de l’ENA. Ces corps n’ayant aucune formation dans l’analyse des politiques publiques, le contrôle ne pouvait être que limité. En regard, l’instance de vérification des études d’impact aux États-Unis, OIRA, est toujours présidée par un économiste de renom, Cass Sunstein l’a ainsi dirigé sous la présidence de Barack Obama.
33La carence des études s’explique aussi par une multiplication et une concurrence d’institutions dans ce domaine, qui ne parviennent pas à élaborer un standard global d’évaluation des politiques publiques, ce qui renforce in fine le « milieu décisionnel central », à savoir le petit groupe de personnes qui élabore le texte, composé en France de fonctionnaires des grands corps (Grémion, 1979 ; Marcou et Thiébault, 1996). Enfin, on constate une reprise en main de la recherche dans les ministères, particulièrement dans les ministères de souveraineté comme la police et la justice. En conséquence, l’écriture des textes est toujours déterminée par le tempo politique.
34Comment peut-on remédier à cette situation ? C’est ce que l’on va essayer d’examiner à présent.
35Nous sommes dans une période de reprise en main, par le pouvoir législatif, de la question de la simplification et de la qualité du droit. Pourquoi ? Certainement parce que l’Assemblée nationale s’est rendu compte que ce programme l’affaiblissait dans le jeu des pouvoirs (Barrot, Eliaou et Thesmar, 2018) – la codification du droit par ordonnance a donné un levier non négligeable à l’exécutif pour remettre en ordre le droit – et peut-être aussi parce qu’elle s’est rendu compte qu’elle ne pouvait pas se désintéresser de cette question. Cette reprise en main a donc une influence sur l’étude d’impact qui devient aussi, progressivement, une préoccupation du pouvoir législatif.
36On étudiera précisément les propositions du Conseil d’État et de l’Assemblée nationale (2.1.) avant de tenter d’en établir une critique et de faire des propositions (2.2.).
37Nous verrons successivement comment ces deux institutions envisagent l’avenir de l’étude d’impact.
38Le rapport du Conseil d’État de 2016 sur la Simplification et la qualité du droit commence par dresser un bilan très négatif des résultats obtenus. Le Conseil réitère sa proposition, formulée dans son rapport de 2015 (Conseil d’État, 2015), d’instaurer un organisme indépendant chargé de contrôler le sérieux des évaluations préalables et « présidé par une personnalité qualifiée exerçant à temps plein ses fonctions et composé des chefs des trois inspections générales interministérielles, du directeur général de l’INSEE et du Commissaire général à la stratégie et à la prospective. Il disposerait d’un secrétariat » (Conseil d’État, 2016 : 96-97). Ses avis seraient en outre publiés. Le Conseil ajoute que ce comité pourrait faire appel à l’expertise de services ministériels, à des universitaires ou à des centres de recherches, y compris étrangers. Le Conseil pourrait prendre appui sur la position de ce nouveau comité pour rendre son propre avis, ce qui ferait ainsi un double degré de contrôle des textes. Ce double degré de contrôle permettra enfin au Parlement d’examiner en toute connaissance de cause le projet de texte qui lui est soumis. Il pourrait éventuellement, encore, demander l’avis de la Cour des comptes.
39Sur le contenu de l’étude d’impact, le Conseil avance l’idée d’ajouter l’obligation d’une étude d’options, comparant les mérites relatifs de chaque option pour résoudre un problème de politique publique donné (en intégrant l’idée de l’option de ne pas prendre de texte). Les propositions du Conseil s’étendent aussi à la discussion parlementaire, qui commencerait par la discussion de l’étude d’impact.
40Le contenu de l’étude d’impact serait donc amélioré. Le Conseil réfléchit aussi à étendre le champ des textes soumis à cette obligation aux propositions de loi, d’amendement, aux ordonnances, ainsi qu’aux projets de textes réglementaires significatifs. Enfin, le Conseil suggère une mise au point de la méthodologie des études d’impact, notamment en ce qui concerne l’impact financier.
41On peut donc retenir l’idée que le Conseil d’État serait en faveur de la création d’une instance d’évaluation indépendante des études d’impact, laquelle inclurait aussi une étude d’option et que le champ des textes soumis à cette obligation serait étendu. Ces propositions sont-elles cohérentes avec celles de l’Assemblée nationale ?
42Le dernier état de la réflexion publique dans le domaine émane de l’Assemblée nationale elle-même (Assemblée nationale, 2017b). Les propositions sont assez novatrices et audacieuses, montrant à quel point la nouvelle Assemblée veut se saisir de cette question.
43Le groupe de travail de l’Assemblée nationale a fait plusieurs propositions intéressantes :
44D’abord, il souhaite renforcer les capacités de contrôle et d’évaluation du Parlement. Le Parlement voudrait pouvoir bénéficier de l’expertise du Conseil d’État et de la Cour des comptes. Les propositions de loi inscrites à l’ordre du jour pourraient ainsi faire l’objet d’un avis du Conseil d’État et d’une évaluation de la Cour des comptes. Les moyens de l’exécutif pourraient aussi être mobilisés pour ses missions de contrôle et d’évaluation et, surtout, une entité administrative pourrait être rattachée à l’Assemblée pour l’assister dans cette mission.
45Ensuite, le groupe de travail ambitionne une meilleure articulation des activités de contrôle et d’évaluation avec les travaux législatifs. Cet objectif serait atteint en imposant à l’exécutif d’établir un calendrier des réformes à discuter, un programme législatif. De même, le Parlement souhaiterait imposer l’établissement d’une étude d’impact pour toute proposition de loi et amendement substantiels. Enfin, le rapport prévoit de sanctuariser les semaines de contrôle. C’est à cet objectif-là que le Parlement rattache la question de la qualité des études d’impact. Les propositions à cet égard sont assez audacieuses. Elles vont clairement dans le sens du renforcement du rôle du Parlement dans le jeu des pouvoirs, en se saisissant de l’évaluation. L’Assemblée a compris que l’évaluation était évidemment un enjeu de pouvoir et qu’il fallait s’en emparer si l’on voulait peser sur les politiques publiques. En même temps, on peut se demander si l’étude d’impact, au sein du processus législatif, ne va pas servir à museler certaines voix minoritaires, ou en tout cas remettre en ordre l’exercice du pouvoir législatif. Si l’Assemblée nationale dispose désormais d’une capacité autonome d’expertise, celle-ci ne devrait pas être à la main de la majorité uniquement. Il faudra donc qu’elle puisse être utile à chaque parti, ce qui n’est peut-être pas évident.
- 30 Décision n° 2009-579 DC du 9 avril 2009.
46Enfin, pour améliorer la qualité des études d’impact législatives, l’Assemblée envisage de revenir au projet initial de 2008 et d’imposer la confection de l’étude dès le début de l’élaboration des projets de loi (et pour cela invalider la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui avait censuré cette disposition de la loi organique30) et en associant le Parlement dès ce stade.
- 31 V. la Proposition de loi organique visant à améliorer la qualité des études d’impact des projets de (...)
47Il est très remarquable de voir dans ce rapport à quel point le Parlement prend désormais l’évaluation au sérieux et se rend compte du poids de celle-ci dans l’élaboration des politiques publiques. Le Parlement est conscient que s’il veut peser dans les jeux de pouvoir avec l’exécutif, il doit investir ce champ. Dans son dernier état, le projet de réforme voulu par le Sénat augmente encore le degré de chiffrage des études d’impact ainsi que l’indépendance de l’évaluation31.
- 32 « Le Conseil a estimé que cette précision, d’une part, ne trouvait pas de fondement constitutionnel (...)
48Il est d’ailleurs frappant de constater à quel point les études d’impact ont ici une portée constitutionnelle et pas seulement parce qu’une révision de la Constitution est impliquée. On sent une nouvelle conception des rapports de pouvoir. L’évaluation implique une contrainte constitutionnelle du travail du gouvernement et de l’Administration, c’est d’ailleurs la raison de la censure du Conseil constitutionnel en 200932. L’évaluation modifie donc la séparation des pouvoirs et c’est très visible dans la proposition d’associer des parlementaires à l’évaluation préalable, au moment de l’élaboration de l’étude, dans l’Administration. La politisation du processus d’évaluation est très nette dans ce projet. C’est d’ailleurs toute son ambiguïté : en politisant cette procédure, on risque une confusion des genres défavorable à la neutralité de l’évaluation - écueil sur lequel se sont heurtées les études d’impact jusqu’à présent.
49En somme, le Parlement souhaite d’une part augmenter ses capacités d’évaluation en s’adjoignant les compétences du Conseil d’État, de la Cour des comptes et d’un organisme spécialisé ; il propose aussi une réforme de la méthode d’élaboration des politiques publiques afin d’intégrer l’évaluation en amont de la confection du projet et, en établissant un programme de réforme, permettre à l’Assemblée de prendre du recul sur ce programme en l’évaluant ; enfin, il s’agit aussi d’étendre le champ des textes soumis à évaluation en incluant les amendements et les propositions de loi.
50Que penser de ces propositions ?
51La question est : à quelles conditions peut-on produire des politiques publiques expertes ? Le problème supposé de la baisse de qualité des lois est second par rapport à cet impératif, me semble-t-il. Les pistes avancées, et notamment celles qui consistent à doter le Parlement d’une véritable expertise vont certainement dans le bon sens. Cependant, sur le fond, je suis circonspect quant à l’utilisation systématique de la loi pour mener des politiques publiques et je serais assez critique quant à la trop grande proximité entre expertise et politique. Les exemples d’intervention du politique dans les résultats d’expertises sont légion et la recherche publique doit être parfaitement indépendante. De surcroît, l’échec de l’étude d’impact, alors même que celle-ci dispose d’une assise supralégislative, s’explique très certainement par l’absence de distinction entre le temps politique et celui de l’expertise. Les réformes envisagées ici continuent à brouiller ces deux temps.
52Un système performant d’étude d’impact doit mener de front quatre réflexions : d’abord une analyse des capacités réelles de recherche dans chaque ministère ainsi qu’à la façon d’assurer leur indépendance (2.2.1.). Ensuite, il faudrait mener la comparaison des mérites respectifs de la loi et du règlement pour mettre en œuvre les politiques publiques. Le degré de contrainte que l’on souhaite imposer au travail parlementaire (sur les propositions de loi et surtout les amendements) interroge tout de même sur l’obsession à faire de la loi le vecteur privilégié des politiques publiques. Il s’agit donc d’une invitation à repenser la question de la délégation (2.2.2.). Que le véhicule soit législatif et réglementaire, la procédure d’étude d’impact est capitale, car elle doit être publique et elle peut être le support de la discussion avec le public (2.2.3.). Enfin, les mécanismes de sanction envisagés n’incluent pas le juge. Il me semble nécessaire de réfléchir à l’intégration des analyses empiriques dans le contrôle de proportionnalité, comme le font de nombreuses juridictions constitutionnelles étrangères (2.2.4.).
53Pour réussir un programme ambitieux d’étude d’impact, il faut porter d’abord son attention aux capacités de recherche des ministères, à l’indépendance de ces centres de recherche vis-à-vis du politique, et au contrôle centralisé des études d’impact par une institution indépendante elle aussi.
54La réflexion publique sur l’étude d’impact est découplée d’une étude des compétences des ministères en termes de recherche. Ces capacités ont été profondément remises en cause ces dernières années, comme nous l’avons dit, ce qui est cohérent avec la caractéristique du New Public Management qui est l’affaiblissement des contre-pouvoirs dans l’Administration (Michaels, 2017). Or, en général, l’étude d’impact ne peut être produite que par les unités de recherche des ministères eux-mêmes, qui sont seules capables de connaître chaque terrain et les types d’acteurs concernés pour mener des analyses solides. Les ambitions affichées par le Conseil d’État et l’Assemblée nationale et l’inscription de l’étude d’impact dans la Constitution ne sont pas corrélées à un investissement plus massif dans la recherche ni à une étude d’ensemble des capacités de recherche de chaque ministère, qui sont certainement assez hétérogènes.
- 33 V. les deux numéros spéciaux de la revue Actes de la recherche en sciences sociales n° 193 et 194.
- 34 V. par ex. la commande passée par la Commission d’une étude confiée au cabinet KPMG pour étudier le (...)
55De surcroît, ces centres de recherches doivent être autant que possible indépendants du politique. Les tensions entre statistiques et politiques ont été abondamment mises à jour par de nombreuses études (Bezès, 2009 ; Penissat, 2012). Cette indépendance peut être obtenue par des dispositions juridiques, elle peut aussi être garantie par l’éminence des corps de recherche sollicités. Si l’ENA se transformait en véritable école où l’on apprend les politiques publiques – ce qui impose de repenser le concours d’entrée et donc son mode de recrutement – ces centres de recherches pourraient résister à la pression politique des ministres. L’affaiblissement de l’expertise indépendante dans les ministères, dont nous avons parlé, a servi dans la période récente à l’essor des cabinets d’avocat et d’audit dans l’élaboration des politiques publiques (Vauchez et France, 2017 ; Gervais, 2012 ; Goanec, 2013)33. L’externalisation de l’évaluation est une constante dans de nombreux domaines de politiques publiques, par exemple en matière d’expropriation. Ce mouvement n’est pas propre à la France, il a été bien documenté aux États-Unis (Freeman, 2011) et surtout en Europe – la Commission confie officiellement ses études d’impact à de grands cabinets comme KPMG, ce qui a un effet sur les préconisations34.
56La recherche sur les politiques doit donc être experte, indépendante et publique. Le second temps d’une réflexion sur l’élaboration des politiques publiques devrait s’intéresser au niveau adéquat : depuis les premiers rapports, c’est la loi qui est visée, les obligations pesant sur le règlement étant beaucoup plus faible (et du niveau de la circulaire !).
57L’idée de doter le Parlement d’une véritable fonction d’expertise est une excellente idée, qui doit être renforcée, notamment en étudiant la façon dont majorité et opposition pourront utiliser ces ressources et donc au degré d’indépendance de ces institutions face au Parlement. Mais, au nom de l’expertise, ne va-t-on pas trop loin dans la contrainte du travail parlementaire ? L’option qui aurait notre préférence serait de réfléchir à un système de délégation, qui pourrait d’une part permettre d’améliorer les études d’impact et, d’autre part, de résoudre le problème de qualité de la loi. Les gouvernements élaborent leurs politiques publiques au niveau législatif — ce qui comporte des avantages en termes démocratiques — mais qui traduit certainement une instrumentalisation de la loi et du législateur, dans des domaines où l’exécutif pourrait porter seul la responsabilité d’une politique. C’est la conclusion de Philippe Seguin : « la législation est un des moyens privilégiés d’action du Gouvernement ». Pierre Avril ne dit pas autre chose (Avril, 2005). La délégation permettrait donc de trouver une autre voie.
58L’opportunité de réfléchir à nouveau frais sur la question de la délégation procède du constat que le système actuel présente de nombreux défauts. En d’autres termes, mettre la loi au centre de la production des politiques publiques ne parvient pas à insuffler à ces politiques le degré d’expertise souhaité, de même qu’il entraîne une dégradation de la qualité des normes qui se paient au prix d’un contrôle du Parlement par l’exécutif qui dénature le travail parlementaire. Au nom de l’amélioration de l’expertise des textes, on cherche aujourd’hui à diminuer le droit d’initiative des parlementaires, alors même que la carence vient du gouvernement. Si la loi est bien, comme de très nombreux auteurs le signalent (Pierre Avril, Bertrand Mathieu, Philippe Seguin, Yves Gaudemet) une loi administrative, un mode de réglementation par la loi, il semble naturel d’envisager une autre voie. Celle de la délégation semble tout indiquée.
59Nous voudrions ici d’abord montrer l’intérêt de la délégation pour établir ensuite à quel point le mécanisme actuel de délégation, tel qu’il est pensé dans notre constitution présente des inconvénients.
60L’utilité d’une réflexion sur la délégation est double. D’une part, des études, dans le champ économique, ont mis en évidence l’intérêt de confier l’élaboration concrète des politiques publiques à des agences indépendantes. D’autre part, le système actuel de délégation en France, tel qu’il est prévu par le mécanisme des ordonnances, n’est pas entièrement satisfaisant.
61Les analyses démontrant les avantages de la délégation ne sont malheureusement pas nombreuses, en droit, en France. On peut cependant avancer deux arguments : certaines études en économie en ont montré les bienfaits et différents rapports publics français tendent à affirmer que c’est le couplage politique et expertise qui permet de comprendre la pauvreté des études d’impact.
62Les économistes ont, eux, investi ce champ de recherche depuis longtemps pour établir l’intérêt de la délégation du pouvoir de produire des règles à des agences indépendantes. Dans le champ de la politique de la concurrence, les ordolibéraux ont plaidé pour le recours à une autorité indépendante depuis l’entre‑deux‑guerres (Gerber, 2001 ; Foucault, 2004), puis les monétaristes, dans le domaine de la politique monétaire, ont soutenu aussi l’attribution aux banques centrales d’une indépendance totale (Friedman, 1962), ce qui aurait pour effet de diminuer l’inflation et améliorer la stabilité des prix. Ces institutions rassureraient les acteurs économiques (Thatcher et Stone Sweet, 2002) et augmenteraient la crédibilité des politiques (Gilardi, 2008). Précisons que ces recherches se concentrent essentiellement sur la question de la délégation à des institutions indépendantes, pas à la délégation en soi. L’intérêt de la délégation à une institution indépendante est précisément d’isoler l’élaboration des politiques publiques, non pas de la politique, car on n’y échappe pas, mais des mécanismes de la démocratie représentative (du ministre, responsable de son action devant le parlement). Si, comme le dit Jacques Chevallier, la complexité des textes, leur difficile lisibilité, est bien le résultat de la politisation du processus d’élaboration, alors la délégation pourrait y remédier (Chevallier, 2016). La délégation permet, dans ce cadre et en théorie, de remettre l’expertise au cœur de l’élaboration de la politique (pourvu que les compétences pour réaliser cette expertise et les contrôles existent), en isolant l’élaboration des tractations partisanes.
63Au surplus, les différents rapports que nous avons cités avancent que la pauvreté des études d’impact s’explique, en France, par le télescopage entre le temps politique et celui de l’étude d’impact. Les études du Conseil d’État comme de l’Assemblée nationale sont concordantes pour affirmer que la pauvreté des études d’impact peut s’expliquer par ce trop grand couplage. Si le tempo de la politique publique est donné par le ministre et son besoin d’affichage, l’étude d’impact ne peut que venir à l’appui de cette politique. L’étude d’impact est avant tout une étude d’option, ce qui nécessite du temps pour évaluer et discuter de chaque option avec les parties prenantes.
64Réfléchir à nouveaux frais à la délégation dans notre constitution est rendu nécessaire par l’assez grand consensus concernant les effets négatifs de la trop grande proximité entre politique et expertise. De surcroît, le système actuel de délégation tel qu’il est prévu par la Constitution n’est pas sans défaut. D’abord, reconnaissons que le système actuel d’élaboration des politiques publiques comporte certains avantages : il est plutôt démocratique puisqu’il combine une élaboration par le gouvernement en recourant à d’assez larges consultations lors de l’élaboration du projet de loi, puis une discussion au parlement. Ce modèle est cependant fortement remis en question.
65On mènera d’abord une critique du système actuel des ordonnances, avant d’envisager les problèmes que posent la répartition des domaines et la jurisprudence du Conseil sur la délégation à des agences indépendantes, enfin, nous verrons les questions que suscite l’usage privilégié de la loi.
66Il est d’abord remis en question par l’utilisation croissante des ordonnances, qui limite sérieusement l’ampleur du débat au Parlement et qui, en l’absence d’encadrement général de la procédure d’élaboration des textes par le gouvernement, laisse la place aux tractations et aux compromis, sans que l’opinion publique ne puisse savoir comment les arbitrages sont réalisés, car il n’y a aucune transparence sur cette phase-là. Des textes importants et symboliques sont pris par ordonnance en France. Or, cet outil n’est qu’une façon de déguiser un règlement en loi, qui ne peut fonctionner qu’en raison de la puissance de l’exécutif et du fait majoritaire.
67Le système des ordonnances présente ainsi trois inconvénients, au niveau de l’habilitation, de la ratification et au niveau de son régime procédural.
- 35 Le Conseil constitutionnel enleva assez tôt certaines barrières à l’utilisation de ce procédé. Reve (...)
68Les conditions qui s’appliquent à la loi d’habilitation sont assez sommaires. Le Conseil constitutionnel a eu une jurisprudence très permissive en la matière si bien que la loi d’habilitation n’a pas à être très précise35 (Colliard, 2009 ; Dutheillet de Lamothe, 2014), les habilitations sont ainsi de plus en plus « furtives » (Avril et Gicquel, 2008), larges (Delvolvé, 2005) et peuvent bénéficier à un gouvernement qui n’en a pas fait la demande. Le Parlement se défait donc de son pouvoir sans encadrer de façon très serrée le pouvoir de l’Administration.
69Les conditions relatives à la ratification sont aussi très généreuses. Le système de la ratification avait un avantage pour l’exécutif : en conférant au texte valeur législative il immunisait sa politique des recours. Le système de l’ordonnance avec ce moment de ratification, presque systématiquement accordée par le Parlement, et le Conseil d’État ayant même accepté le principe d’une ratification implicite (mécanisme abandonné depuis la révision de 2008), permet d’empêcher toute contestation par la voie contentieuse. Il accroît donc la sécurité juridique des dispositifs mis en place, mais il éteint les possibilités de recours, le contrôle de constitutionnalité a priori étant parfois difficile à pratiquer de façon approfondie (Colliard, 2009). Ce système est aujourd’hui sévèrement remis en question par l’essor des contrôles de conventionnalité et de constitutionnalité a posteriori. La justification de la ratification est donc affaiblie. En d’autres termes, la délégation telle qu’elle est prévue par notre Constitution permet de donner valeur législative a des textes que le parlement ne contrôle que très légèrement et dont l’immunité n’est aujourd’hui plus assurée. Enfin, les ratifications sont dans les faits peu nombreuses, si bien que les textes gardent une valeur réglementaire. Au départ très rares, les ratifications ont atteint 63 % pour la période 1984‑2003 (Sénat, mars 2008).
70De surcroît, le régime procédural des ordonnances est aussi assez pauvre. La Constitution ne pose aucune condition relative à la participation des intéressés ainsi qu’aucune condition relative à l’expertise, à la différence des projets de loi. Dans les faits, le gouvernement consulte activement lors de l’élaboration d’une ordonnance. Seulement, il est laissé assez libre de définir qui il souhaite entendre, alors que dans la pratique américaine du notice-and-comment, les agences ne peuvent pas restreindre les personnes qu’elles écoutent. De surcroît, ces actes ne sont pas motivés en France, contrairement à ce qui se passe aux États-Unis.
71Dans ses conditions, pourquoi ne pas réfléchir à des politiques publiques de niveau réglementaire ? L’idée de repenser la question dans notre Constitution n’est pas absente des débats en France (Conseil d’État, 2006 : 357-358 ; La Raudière et Juanico, 2014), mais tourne toujours autour des domaines de la loi et du règlement. Ce système de séparation des domaines tel qu’il est élaboré dans notre Constitution est-il vraiment satisfaisant ? Il a été privé d’effet par le Conseil, même s’il semble avoir modifié son opinion. Le Conseil constitutionnel a d’abord affirmé que le législateur pouvait adopter des mesures appartenant au domaine réglementaire (décision n° 82-143 DC du 30 juillet 1982, Loi sur les prix et les revenus, Rec. p. 57), il a en outre forcé le législateur à agir pour « ne pas priver de garanties légales les exigences constitutionnelles ». Mais, plus récemment, sous la présidence de Pierre Mazeaud, il s’est engagé dans la voie de défendre plus agressivement ce domaine en identifiant dans la loi les dispositions de nature réglementaire (décision n° 2005-512 DC du 21 avril 2005).
72L’article 37 n’est donc pas un levier intéressant pour l’élaboration des politiques publiques, en raison de la position du Conseil. De même, le juge constitutionnel a fortement limité l’intérêt du recours aux autorités administratives indépendantes en limitant le pouvoir que l’on peut leur déléguer.
73Le Conseil constitutionnel a cherché à encadrer le pouvoir de délégation à l’Administration d’une part et aux autorités indépendantes de l’autre. La censure de l’incompétence négative est ainsi un moyen d’empêcher le Parlement de consentir de larges délégations sans les assortir des protections législatives appropriées. Si l’on ne peut qu’être en accord avec cette jurisprudence, qui semble animée d’un souci de protection des citoyens contre l’arbitraire administratif, on peut se demander quelle en est l’effectivité. Par ailleurs cette jurisprudence ne s’accompagne d’aucune réflexion sur la démocratie participative, qui aurait été un moyen d’encadrer ces délégations en incluant les citoyens dans l’action publique, en encadrant ce pouvoir politique d’une obligation d’essence démocratique.
74De même, la possibilité de déléguer un pouvoir réglementaire a été fortement limitée par le juge constitutionnel, qui a jugé que le pouvoir réglementaire que l’on peut déléguer aux autorités administratives indépendantes ne peut être que dérivé et second par rapport au pouvoir réglementaire national qui appartient au Premier ministre (Décision n° 88-248 DC du 17 janvier 1989).
75Le système des ordonnances est donc imparfait, de même que celui de la répartition des domaines. De surcroît, la façon dont le juge constitutionnel a limité la possibilité de conférer un pouvoir réglementaire à l’administration en général et aux agences en particulier pose des questions. Ces constats nous amènent naturellement à critiquer cette préférence pour la loi.
76Pourquoi cette préférence pour la loi ? Pour diverses raisons qui ne sont pas entièrement élucidées, notre système politique n’a pas souhaité utiliser les ressources de la Constitution et s’emparer des potentialités de l’article 37, le Conseil n’a pas non plus voulu autoriser l’attribution de larges délégations à des agences indépendantes. Comment expliquer cela ? Georges Hispalis, par exemple, affirme que, pour les comités consultatifs, les différentes parties prenantes veulent disposer d’une consécration législative de leur compétence pour les protéger de l’exécutif (Hispalis, 2005). Le jeu des acteurs et la méfiance envers le gouvernement peuvent donc l’expliquer.
77Il ne faut pas non plus négliger le fait que la loi fut longtemps immunisée des recours contentieux, ce qui en fait un véhicule pratique pour un gouvernement qui souhaite sécuriser une politique publique. Il faut aussi mobiliser, très certainement, le mythe de la loi, encore très prégnant en France, les juges ayant fait du législateur le premier garant des libertés publiques, ce que traduit bien la censure de l’incompétence négative par le Conseil et qui montre encore les limites que le juge veut poser à la délégation. On peut aussi penser que l’absence d’obligation générale de participation permet de comprendre le choix de la loi — on signalera en passant que dans le Code des relations de l’Administration et du public, le Conseil d’État n’a pas souhaité imposer un principe de participation à l’ensemble des décisions publiques.
78Or, le recours systématique à la loi explique certainement le problème de qualité identifié par de nombreux auteurs. On fait jouer à la loi un rôle qui n’est pas le sien. La dégradation de la qualité de la loi est bien le fait de l’exécutif et c’est la raison pour laquelle Yves Gaudemet a pu parler à juste titre de « loi administrative » (Gaudemet, 2006). Puisqu’il est acquis que notre modèle d’élaboration des politiques implique de réunir dans un même texte ce qui relève de la loi et du règlement, de réglementer largement par voie législative (Mathieu, 2005), ne faudrait-il pas, pour résoudre le problème identifié, prendre acte de ce fait et réfléchir sérieusement à la question de la délégation ?
79Une réforme constitutionnelle ambitieuse incluant un système de délégation mieux pensé, notamment en imposant, au niveau réglementaire, la participation du public ainsi qu’une étude d’impact pourrait permettre d’avoir des politiques plus expertes et plus réactives, avec un contrôle juridictionnel plus efficace du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel.
- 36 La notion de décision publique est inscrite dans la Charte de l’environnement, elle englobe tous le (...)
80Que le véhicule soit législatif ou réglementaire, la procédure d’élaboration des textes doit permettre une légitimation par la participation et l’expertise (Rosanvallon, 2006). N’est-il pas paradoxal, à cet égard, que la norme la plus démocratique, la loi, soit assujettie à une obligation d’expertise à laquelle le règlement n’est pas soumis ? La délégation est bien mal pensée dans notre Constitution, certainement parce que l’encadrement du pouvoir réglementaire est un impensé justement. Le cas des ordonnances est intéressant : la Constitution et la loi organique ne prévoient aucune condition relative à la participation du public – et même aucune obligation d’étude d’impact.
81L’exemple américain nous semble digne d’être médité et pouvoir servir de guide pour l’élaboration des décisions publiques (Rose-Ackerman, Egidy et Fowkes, 2015). Le droit américain a réussi à trouver un équilibre entre démocratie et expertise en imposant à tous les règlements de l’Administration d’être précédés d’une procédure participative, dite du notice-and-comment, encadrée par le Code de procédure administrative (Administrative Procedure Act). Les règlements sont donc élaborés par l’Administration, qui est souvent indépendante du président, et qui dispose des moyens pour diligenter des analyses coût-bénéfice qui sont ensuite vérifiées par un service dédié de la Maison-Blanche. L’élaboration du droit par l’Administration est donc légitimée par un système de participation et d’expertise, ainsi que par une obligation de motivation des choix réalisés.
- 37 Circulaire du Premier ministre du 12 octobre 2015 relative à l’évaluation préalable des normes et à (...)
82Ce système pourrait tout à fait être transposé au cas français. Nous ne sommes d’ailleurs pas loin de cette situation, à la précision près qu’un tel système demanderait certainement une réflexion sur la stabilité des structures ministérielles, l’administration américaine étant structurée en départements ou en agences très stables dans le temps. Concernant la participation d’une part, elle est imposée par la Constitution en droit de l’environnement, elle se retrouve dans quantité de droits sectoriels, les comités consultatifs sur les projets de loi sont très nombreux, et le Code des relations de l’Administration et du public contient une disposition dédiée, mais qui reste facultative. D’ailleurs l’obligation de participation permettrait de réduire le nombre de comités consultatifs, qui deviendraient inutiles puisque l’Administration serait tenue de consulter et d’écouter l’ensemble des parties prenantes. Sur l’expertise d’autre part, des circulaires l’ont déjà mise en place37.
83Il resterait à prévoir un système de contrôle centralisé des études d’impact, ce que l’OCDE appelle un Regulatory Oversight Body (ROB) (OCDE, 2015). C’est une solution qui semble dominante dans les pays qui nous sont comparables (Wiener et Alemanno, 2017). D’après l’OCDE, le modèle du Regulatory Oversight Body est présent chez les 35 membres de l’organisation. Le comité proposé par le Conseil d’État est intéressant. On ne voit cependant pas bien quelle compétence les chefs d’inspections interministérielles (qui sont l’IGAS, l’IGA et l’IGF) peuvent revendiquer en matière d’étude quantitative, qui n’est pas enseignée à l’ENA.
84Si l’idée est de transposer aux études empiriques ce qui a été fait pour le droit, autrement dit, si l’on souhaite assujettir les politiques publiques au respect de l’expertise comme on les a soumises au respect du droit, il faudrait établir une instance comparable au Conseil d’État. A-t-on besoin de mettre en place une nouvelle organisation alors que l’INSEE ou France Stratégie existent déjà et pourraient faire ce travail de façon tout à fait satisfaisante ?
85Enfin, si l’on souhaite réellement soumettre la production des normes à une étude d’impact, le rôle du juge pourrait être repensé.
- 38 Conseil d’État, 5 juillet 2013, M. Alain Lambert, n° 364587. Le Conseil d’État applique ici à la Co (...)
86Le système de sanction juridictionnel des études d’impact est aujourd’hui inexistant. Le Conseil d’État reconnaît certes le caractère impératif des consultations des organismes chargés de l’élaboration des études d’impact38 mais il n’a jamais annulé un acte sur ce terrain (Marais, 2016). Quant au Conseil constitutionnel, il refuse de contrôler le choix du législateur par rapport au résultat de l’étude d’impact, il s’en tient au mécanisme politique mis en place par la loi organique qui donne le monopole à la Conférence des présidents pour saisir le Conseil d’une carence de l’étude d’impact. Le Conseil ne vérifie même pas la présence de l’ensemble des éléments imposés par la loi organique.
87Or, l’expertise des politiques publiques pourrait être garantie si les juges, conformément à une évolution assez générale en Europe et aux États-Unis, s’appuyaient davantage sur les études d’impact pour juger de la proportionnalité d’une disposition violant un droit fondamental. Nous renvoyons ici aux développements de Patricia Popelier dans ce numéro ainsi qu’à l’ensemble du travail qu’elle a pu faire par le passé sur ce sujet : les juges européens (CEDH et CJUE) ainsi que la Cour constitutionnelle fédérale allemande ont développé un contrôle strict de l’expertise qui doit fonder les projets de texte (Gilberg, 2007). Nous avons eu l’occasion de plaider pour cette évolution ailleurs (Perroud, 2017).
88En conclusion, les propositions de réforme de la procédure d’étude d’impact nous semblent comporter des idées intéressantes, notamment d’en faire un instrument entre les mains du Parlement afin qu’il puisse mener à bien son contrôle de l’action de l’exécutif, mais aussi de l’action administrative (des autorités administratives indépendantes par exemple). Cependant, le projet présente des limites, faute d’avoir engagé une véritable réflexion sur le statut de l’expertise dans les ministères, et sur la procédure la mieux à même de garantir cette expertise. Nous sommes convaincus que l’expertise n’est pas totalement compatible avec le temps de l’élaboration de la loi et que, de toute façon, le choix d’une option politique dans la loi comporte des inconvénients : cette option est souvent influencée par des considérations électoralistes et, en outre, une fois dans la loi, elle est difficile à modifier. Un véhicule réglementaire est cependant plus vulnérable du point de vue contentieux, mais le contrôle de l’évaluation par le Conseil d’État est une garantie supplémentaire. Malgré tout, le choix d’un système ambitieux de délégation doit s’accompagner d’une réflexion sur la participation à l’élaboration des politiques publiques, qui n’est toujours pas une obligation pour l’ensemble de l’Administration – ce n’est une obligation qu’en matière d’environnement.
89Ce projet de réforme pourrait être une manière de faire de notre débat démocratique une sorte « d’espace des raisons », pour reprendre l’expression de Claudine Tiercelin dans son cours au Collège de France (Tiercelin, 2017) en imposant aux politiques publiques d’être basées sur des faits et non des passions.
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