• 1 Voir Radio Okapi (2014) « Nord-Kivu ; Création d’une radio communautaire à Rubaya » https://www.rad (...)

1Le 19 juin 2014, Amani (« Paix » en Swahili), une station de radio locale, fut inaugurée à Rubaya, une ville minière située dans les collines du Masisi, au Nord-Kivu, dans l’Est de la République démocratique du Congo. La cérémonie d’inauguration eut lieu sous une pluie battante et devant un public nombreux, composé en grande partie d’une imposante délégation de représentants du gouvernement congolais. Dans le cadre d’un projet plus large sur la consolidation de la paix communautaire mené par l’ONG américaine Search for Common Ground, Radio Amani fut financée par le gouvernement japonais et lancée en coopération avec le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et la Mission de l'Organisation des Nations unies pour la stabilisation en république démocratique du Congo (Monusco) qui constitue la force de maintien de la paix des Nations Unies. Face aux caméras et aux micros qui couvraient cet évènement médiatisé, les donateurs, les gouverneurs provinciaux, ainsi que les habitants locaux exprimèrent leurs espoirs que cette « radio intercommunautaire », une « radio apolitique de proximité », rassemblerait les populations de différentes communautés pour surmonter la méfiance et la violence, et mettre à profit ensemble la consolidation de la paix dans la région1.

• 2 Organisé par International Tin Association (ITA) Ltd. Voir Verbruggen et al. (2011) et Geenen (2016 (...)

2L’évènement est instructif sur le contexte général de la ville minière de Rubaya, un lieu de conflits fonciers interethniques, d’administration rebelle, et d’économie militarisée des ressource naturelles. Il met en évidence l’un de ces territoires locaux où se cristallisent les dynamiques de conflit violent qui caractérisent à plus large échelle les provinces du Kivu de l’Est du Congo, se traduisant localement par des formes de précarité, de conflits et de moyens de subsistance violents. Le choix de Rubaya pour accueillir l’une des stations du projet radiophonique de consolidation de la paix communautaire est influencé en outre par le fait que cette ville minière constitue un lieu idéal pour atteindre une large audience : contrairement à ses alentours ruraux, Rubaya se distingue par une forte concentration démographique et un réseau radiophonique et de données mobile relativement bien développé. Avec une population d’environ 70 000 habitants, cette ville minière constitue un centre fourmillant de monde, où des mineurs, des commerçants, des représentants de l’État, des déplacés internes et des chauffeurs de taxi d’origines ethnique et géographique très variées se rencontrent en quête de moyens de subsistance, de protection ou de loisir. En outre, l’évènement met également en lumière la position de cette ville minière sur la carte des interventions internationales dans une perspective humanitaire, de développement ou de consolidation de la paix. La présence de camps de déplacés internes à proximité de la ville, mais plus particulièrement encore la militarisation des activités minières artisanales, ont attiré l’attention de plusieurs acteurs internationaux. Depuis quelques années, un certain nombre d’ONG, d’activistes et d’organisations de défense prennent part à une lutte contre ce que l’on a nommé les minerais du conflit. Puisqu’il s’agit du premier « secteur » du Nord-Kivu inscrit dans le processus dit de traçabilité2, Rubaya a été mis sur le devant de la scène internationale par une grande variété de chercheurs, d’activistes, de journalistes et d’employés d’ONG. L’évocation de Rubaya dans des campagnes de communication états-uniennes, par exemple, a en grande partie reproduit le récit dominant des « minerais de guerre » et des conflits interethniques (Vogel et Radley, 2014).

• 3 Il est fréquent que les centres urbains servent de refuge durant les conflits civils (Beall et al., (...)
• 4 Une étude conduite par le bureau Genre de la MONUSCO en 2010 dans six provinces congolaises a révél (...)

12Les forces grandissantes qui sous-tendent l’expansion de ces agglomérations minières sont multiples, et mélangent processus structurels et agentivité de la population. À l’instar de villes minières prospères en d’autres endroits, l’arrivée de groupes importants de mineurs artisanaux a donné un véritable coup de fouet à l’activité économique locale d’une part (Cuvelier, 2010 ; Walsh, 2003 ; Werthmann, 2003), et d’autre part ces villes minières servent également de lieu de refuge pour les populations cherchant à reconstruire leurs vies après avoir été marginalisées dans leurs communautés d’origine (Fisher, 2007 ; Grätz, 2009 ; Werthmann, 2009). Les villes minières du Kivu ont attiré de grands nombres de pauvres ruraux et de chômeurs urbains en quête d’avenir, mais dans le même temps la violence continuelle a incité de larges portions de la population rurale à s’installer dans ces mêmes centres pour y trouver une sécurité physique3 (Vlassenroot et Raeymakers, 2004, 143). Les villes minières constituent souvent des « havres de paix » attractifs pour les réfugiés (en provenance du Rwanda) et les déplacés internes (en provenance de l’arrière-pays rural du Kivu), qui s’installent dans des camps ou dans la ville elle-même. Plus ces centres s’étendent et se développent, plus les mineurs et les déplacés internes sont suivis par une arrivée massive de toutes sortes d’autres « migrants » cherchant à s’intégrer et à participer à ces économies semi-urbaines émergentes. Cela a généré (dans certains cas plus que dans d’autres) une démographie ethniquement et économiquement plus variée, le développement de nouveaux marchés, une circulation accrue de l’argent et des marchandises, ainsi que le développement spontané d’infrastructures et de services. Des commerçants, des transporteurs, des gérants d’hôtels et de bars, des bouchers, des pharmaciens, etc. se sont progressivement installés et ont commencé leur activité dans ces espaces denses en population. Bien que l’exploitation minière en elle-même soit en grande partie menée par des hommes, ces villes champignons sont loin d’être « un monde d’hommes », et les femmes y jouent des rôles importants dans les économies locales, et occupent des emplois variés4 (Bashwira et al., 2014). En peu de temps, ces anciens villages se transforment en agglomérations prospères présentant des caractéristiques de plus en plus « urbaines » (Büscher et al., 2014 ; Mususa, 2012). Ce qui donne un caractère « urbain » ou « semi-urbain » à ces endroits n’est pas seulement une affaire de taille et de densité démographiques ; c’est également une question de composition démographique, d’accumulation économique, de diversification des moyens de subsistance, de fourniture de services publics, de schémas de peuplement et d’organisation politique (Dobler, 2009 ; Werthmann, 2009).

• 5 Le Rassemblement Congolais pour la Democratie (RCD), un mouvement rebelle soutenu par le Rwanda et (...)

15Le territoire de Kalehe dans le Sud-Kivu a servi d’étude de cas pour examiner une variété de dynamiques conflictuelles qui sont devenues des sujets brûlants dans la littérature et la production de savoir au sujet de la guerre dans l’Est de la RDC, tels que la prolifération des groupes armés (Hoffmann et Vlassenroot, 2014), la lutte pour la citoyenneté (Vlassenroot, 2013), les enjeux fonciers (Ansoms et al., 2012) et l’économie politique des ressources naturelles (Jackson, 2006 ; Cuvelier, 2010). Jusqu’à présent, la région se caractérise par la mobilisation de groupes armés, les fortes tensions ethniques, les luttes violentes pour l’autorité publique et les conflits fonciers militarisés. Durant les premières années du 21^ème siècle, au cours de la rébellion menée par le RCD5 qui coïncida avec l’essor mondial de la demande pour le coltan et la cassitérite, plusieurs villes-champignons minières émergèrent autour des sites miniers artisanaux de Kalehe. Les petits villages de Nyabibwe et Numbi ont tous deux vécu une croissance spectaculaire durant les deux dernières décennies, se transformant ce faisant en de vastes agglomérations « urbanisées ».

• 6 Statistiques fournies localement par le centre de santé de Nyabibwe.

16Nyabibwe, et sa population d’environ 25 000 habitants en 20156, est située sur la route principale qui longe les berges du lac Kivu et relie les deux villes principales de la région du Kivu : Goma (capitale de la province du Nord-Kivu) et Bukavu (capitale de la province du Sud-Kivu). La ville émergea à proximité de la mine de Kalimbi, qui est exploitée de manière industrielle depuis les années 1970. À partir de la fin des années 1980, les politiques néfastes de nationalisation économique du Zaïre, et la poursuite du déclin économique pendant toutes les années 1990, entraînèrent une informalisation progressive de l’extraction du minerai. La grande vague de prospérité économique advint en 2000-01, lorsque la guerre poussa vers la ville des milliers de mineurs, attirés également par les prix mondiaux du minerai, ce qui eut pour effet de quadrupler la population. La ville se distingue de ses alentours ruraux par son caractère cosmopolite, englobant les différents groupes ethniques présents dans la région. Les Hutu composaient le groupe le plus important, et les Havu, les Tembo, les Bashi et les Tutsi sont d’autres communautés bien représentées. Une discorde historique entre d’un côté les Hutu et de l’autre les Tembo et les Havu a été ravivée par des dynamiques de conflit et de militarisation. Nyabibwe est gouvernée administrativement par deux niveaux d’autorité : l’autorité coutumière (traditionnelle) sous la forme d’un chef coutumier, et l’autorité d’État (administrative) sous la forme d’un chef de poste. Le premier appartient traditionnellement à la communauté tembo et havu, tandis que le second est élu localement et représente par conséquent la majorité hutu. À la lumière des politiques ethniques régionales (violentes), cette autorité fragmentée a souvent été source de conflit. Les activités d’exploitation minière ont eu un impact important sur les formes d’autorité locales : les coopératives minières, la Coopérative minière de Kalimbi (COMIKA) et la Coopérative minière du bien-être communautaire de Kalehe (COOMBECKA), qui contrôlent et administrent ces activités, ont des intérêts stratégiques dans les politiques locales, et sont à leur tour fortement influencées par les élites régionales et nationales des villes plus grandes que sont Goma et Bukavu (Cuvelier, 2013).

• 7 En 2014, le nombre de 8900 habitants fut donné par le centre de santé local. Selon les autorités lo (...)
• 8 Par exemple, le chef local d’un village voisin, mis en place par le chef tutsi, fut assassiné deux (...)

17Numbi, avec une population estimée oscillant entre 10 000 et 11 000 habitants7, est situé sur les Hauts Plateaux de Kalehe, à environ trente kilomètres de la route principale qui longe le lac Kivu. En comparaison avec Nyabibwe (qui est située sur la route principale) et en raison d’accès routiers quasi inexistants (inaccessible en voiture la plupart du temps), Numbi est un lieu profondément isolé. La ville est entourée de vastes concessions pastorales, appartenant aux élites tutsi influentes qui ont vu le jour durant la période de rébellion du RCD (1998-2004). Comme nous pouvons l’observer dans d’autres villes minières, l’implication de telles élites politico-militaires, liées à des réseaux de pouvoir locaux, régionaux, nationaux voire même transnationaux, remet fortement en question la nature « isolée » du lieu. Ayant le statut administratif de « village », Numbi est dirigé par un chef coutumier de la communauté tutsi et une autorité étatique de la communauté tembo. De la même manière qu’à Nyabibwe, une compétition acharnée entre ces deux niveaux d’autorité pour le contrôle de la ville (et des mécanismes essentiels comme, par exemple, la distribution des terres ou les revenus fiscaux) a connu des épisodes très violents. Durant la période où le RCD était actif dans la région, le groupe « promut » administrativement Numbi dans le cadre de leur tentative d’établir une administration parallèle, et la ville fut alors placée sous le contrôle d’un chef tutsi proche du mouvement rebelle. En 2006, à la suite du processus de paix et de la réunification du pays, ce chef fut remplacé par un chef hutu. En 2012, l’ancien chef tutsi, en influençant les élites politiques de la province et de l’ancien mouvement rebelle à Bukavu, reprit le contrôle après la nomination de son propre frère comme nouveau chef. La population locale hutu, comprenant qu’il s’agissait là d’un coup d’état organisé par les Tutsi, s’opposa vivement à son autorité, une situation qui engendra de fortes tensions ethniques8. En outre, Numbi est connue pour ses conflits fonciers violents, qui sont hautement politisés par les élites (les élites urbaines de Goma par exemple) par le biais des relations militaires et politiques des propriétaires (Ansoms et al., 2012). Comme ce fut le cas également à Nyabibwe, les activités d’exploitation minière dans les puits environnants avaient été informalisées dès les années 1990, et étaient menées à très petite échelle. De la même manière, le tournant du millénaire vit un essor des activités minières.

• 9 Groupe de discussion focalisée avec des acheteurs de minerai et des négociants (Numbi, avril 2014) (...)

18L’essentiel du processus d’urbanisation se déroula à l’origine de manière spontanée, organique et non planifiée. Cependant, différents acteurs essayèrent progressivement d’intégrer le processus à leurs propres ambitions politiques et économiques, en tant que mécanisme spatial de contrôle. À Numbi, les élites locales ont, d’une part, essayé d’investir dans un minimum d’infrastructures (pour anticiper une mise à niveau administrative au sein du processus de décentralisation, voir ci-dessous). D’autre part, des rumeurs circulèrent au sujet des élites à l’échelle provinciale et nationale, freinant les investissements dans l’expansion urbaine (la route, dans un perpétuel état de délabrement, en est l’exemple patent), afin d’empêcher l’ingérence d’acteurs externes, dont l’État congolais9.

• 10 Connue depuis février 2018 sous le nom d’Association internationale de l'étain (ITA). Pour plus d’i (...)
• 11 Groupe de discussion focalisée avec des mineurs (Numbi, avril 2014) ; Entretien avec un chef de vil (...)

19Numbi, et dans une moindre mesure Nyabibwe, sont situées dans des zones qui ont connu d’importants niveaux de mobilisation armée pendant au moins deux décennies. Les deux milices « autochtones » (à l’instar des groupes Maï-Maï durant la deuxième guerre du Congo et des factions Raïa Mutomboki, « citoyens en colère », par la suite) ainsi que les différentes trajectoires des mobilisations congolaises hutu (les branches de la Coalition des patriotes résistants congolais (PARECO) et, plus récemment, différents groupes Nyatura) exercent un certain niveau d’influence dans ces centres urbains et leurs environs. Les luttes militarisées et violentes pour le contrôle de ces centres nécessitent bien évidemment d’être comprises à la lumière de leur importance stratégique en tant que villes minières. Depuis 2010, Nyabibwe a été choisie comme l’un des premiers sites pilotes pour le « processus de traçabilité » organisé par l’Institut international de recherche sur l'étain10 (ITRI). À Numbi, qui est beaucoup moins sous le contrôle de l’État et beaucoup plus isolée, les groupes armés comme Nyatura étaient, jusqu’en 2012, impliqués dans les mécanismes de taxation des revenus de l’exploitation minière, bien qu’ils ne fussent pas présents dans les mines elles-mêmes. Jusqu’à aujourd’hui, en dépit des différentes initiatives de désarmement, la circulation des armes reste un problème majeur, et des conflits journaliers à l’échelle locale dégénèrent souvent du fait que la violence reste un moyen privilégié dans les stratégies de moyens de subsistance au quotidien11.

• 12 Entretien avec le gérant d'un Nganda ou 'bar populaire" (Nyabibwe, mai 2013).
• 13 Groupe de discussion focalisée avec des commerçants (Nyabibwe, mai 2013).
• 14 Groupe de discussion focalisée avec des motocyclistes et un représentant de la FEC (Nyabibwe, mai 2 (...)

20Le processus d’urbanisation de ces villes fut façonné plus encore par les afflux massifs de personnes déplacées à l’intérieur du pays. Tant à Nyabibwe qu’à Numbi, les déplacés internes se sont installés dans les agglomérations minières. Beaucoup d’entre eux se mirent à travailler dans les mines, le reste s’intégrant à d’autres secteurs de l’économie. À Nyabibwe, par exemple, les déplacés internes en provenance de Masisi établirent de « nouvelles » activités commerciales telles que l’exploitation de petites cafétérias où les gens peuvent consommer du lait et prendre un petit déjeuner. En dehors des activités minières, les habitants de Nyabibwe et de Numbi prennent part à un certain nombre d’activités secondaires, comme par exemple le petit commerce de produits de base, le transport, le commerce du bois, et participent, bien évidemment, à la prolifération d’activités très lucratives qui pourvoient aux besoins en nourriture et en divertissement des travailleurs des mines. Avec un pouvoir d’achat largement supérieur aux agriculteurs des campagnes environnantes, la présence des mineurs dans ces villes a eu pour effet l’émergence d’une « infrastructure du divertissement » très rentable et une augmentation nette du nombre de bars, de cinémas et de restaurants depuis le début du nouveau millénaire12. C’est cette prolifération d’activités secondaires (boucheries, coiffeurs et toutes sortes d’autres boutiques), de services (pharmacies, hôtels) et d’infrastructures de divertissement (cinémas, bars), ainsi que la grande diversité des marchandises vendues qui donne à ces villes minières leur caractère semi-urbain. Pour reprendre les termes mêmes de commerçants locaux de Nyabibwe : « aujourd’hui à Nyabibwe on peut quasiment trouver tout ce qu’on trouve dans la ville13 ». Le secteur des transports est un exemple de secteur économique qui connut une croissance spectaculaire en raison du processus d’urbanisation minière. Conduire un taxi-moto constitue un choix de moyen de subsistance lucratif pour beaucoup de jeunes et de déplacés internes, et constitue plus largement un marché attractif pour les investissements en raison des hauts rendements de l’activité14. Cette transformation économique allait de pair avec une reconfiguration matérielle des paysages des villages, prenant de plus en plus la forme d’installations « urbanisées » (avec des matériaux de construction « durables », des maisons à plusieurs étages et des infrastructures relativement larges).

• 15 Entretien avec un fonctionnaire de la division de l’Urbanisation et de l’Habitat (Kalehe, mai 2013)
• 16 Entretien avec un entrepreneur (Numbi, avril 2014).

21L’expansion de ces villes minières dynamiques n’attira pas seulement les groupes armés, les mineurs, les commerçants et les déplacés internes : elle encouragea également l’État congolais à s’implanter dans ces lieux, qui présentaient dès lors, des perspectives économiques et politiques intéressantes. À Nyabibwe, à partir de 2005, l’administration de l’État s’implanta progressivement dans la ville, ouvrant localement des agences des départements de l’hygiène, du tourisme, de l’urbanisation, etc. En réalité, ces agences ne se composent souvent guère plus que d’un simple « bureau » à peine meublé (souvent une pièce entourée de quatre murs en bois) tenu par des employés mal payés. Le discours officiel d’une « meilleure coordination et organisation de l’expansion de la ville et de l’urbanisation15 » masque les désirs réels de captation d’une partie des flux d’argent et des intérêts financiers générés par ces villes-champignons. À Numbi, ce sont non seulement les élites établies mais également de nouveaux hommes forts (dont la plupart sont des hauts-gradés de l’armée congolaise) qui ont fortement investi dans l’immobilier. La majorité des maisons et des hôtels sont la propriété de colonels, de capitaines et d’autres officiers des Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC), des investissements qui « garantissent » en quelque sorte à la population un avenir stable16.

• 17 Ces réformes furent introduites en 2006 pour améliorer la gouvernance et la responsabilité, restrei (...)
• 18 Décret n° 13/029 du 13 juin 2013 conférant le statut de ville et de commune à certaines agglomérati (...)

22En 2013, dans le contexte des réformes de décentralisation17, Nyabibwe s’apprêtait à être reconnue comme une « commune » par décret du Gouvernement central. Le 13 juin, le Premier ministre du Gouvernement central et le Ministre de l’intérieur signèrent le décret, fixant les limites géographiques de l’agglomération18. La transformation de Nyabibwe en commune est la conséquence directe de sa croissance. La loi, sur le papier, garantit un degré d’autonomie important à l’entité décentralisée, en termes de gouvernance des ressources humaines, économiques et financières (Englebert, 2012). Une conséquence de ce changement résidait dans le fait que les autorités coutumières devaient perdre le contrôle administratif au profit d’un agent de l’État, élu, c’est-à-dire un bourgmestre. Craignant de perdre son droit de percevoir des droits, taxes et redevances sur les activités minières et autres activités commerciales dans le centre économique le plus important de sa chefferie, le chef coutumier entreprit diverses actions pour préserver son influence. Büscher et al. (2014) ont décrit en détail dans quelle mesure, en influençant par exemple des responsables politiques « ayant le bras long » à l’échelle de la province, ou encore en vendant de manière stratégique ses terres et en intervenant dans l’économie politique locale des activités minières de la ville, le chef coutumier employa des stratégies pour conserver son pouvoir et son autorité qui posèrent localement les bases de conflits politiques ultérieurs. Entre temps, la loi sur la décentralisation fut suspendue. Depuis 2014, Numbi attend également de se voir attribuer le statut de « commune ». Cependant, à ce jour, cette démarche n’a toujours pas abouti car la date des élections locales est constamment repoussée. Comme je le montrerai plus loin en évoquant le cas de Rubaya, cette loi sur la décentralisation partiellement appliquée crée la confusion, laissant la place aux manœuvres permettant à l’État et à d’autres acteurs, tels que les hommes forts militaires et économiques, d’exercer leur pouvoir sur ces lieux. L’urbanisation est en soi un processus caractérisé par la contestation : ces mécanismes politiques ont profondément renforcé les conflits existants.

• 19 Rapport d’activité d’un centre de santé de la ville ; d’un centre d’inscription électorale de la vi (...)
• 20 Entretien avec un ancien chef de poste (Rubaya, juin 2017).

23Rubaya, une ville dont on estime la population à 70 000 habitants19, est située dans le Masisi (Nord-Kivu), une région connue pour son histoire violente de politiques identitaires. À l’origine, Rubaya se construisit autour d’un point de passage pour les journaliers « exportés » au Congo (Hutu et Tutsi ; aujourd’hui connus localement sous le nom de Banyarwanda) par les colonisateurs belges dans les années 1930 et 1940 pour soutenir l’économie des plantations coloniales sur les Hauts Plateaux du Masisi. Des tensions ethniques entre ces Banyarwanda et les populations dites autochtones (un statut revendiqué par les populations des communautés hunde et tembo) naquirent dans le sillage du génocide rwandais, lorsque des centaines de milliers de Hutu cherchèrent refuge dans les provinces du Kivu. Leur arrivée à Rubaya provoqua la fuite de nombreux Tutsi et Hunde20, et déstabilisa en grande partie dans le même temps l’ensemble de la région.

• 21 Groupe de discussion focalisée avec des acheteurs de minerai et des négociants de Rubaya (Goma, mai (...)
• 22 Entretien avec un enseignant et entretien avec un prêtre (Rubaya, juin 2017).

24Rubaya connut sa véritable phase d’essor pendant la rébellion menée par le RCD, après que du coltan avait été découvert à trois kilomètres du centre-ville. Les hommes forts de la communauté locale hutu virent leurs positions renforcées par l’élite politique-économique hutu, qui était installée dans la province du Nord-Kivu sous l’autorité du gouverneur provincial Eugène Serufili, et ils prirent le contrôle des principaux postes de l’administration et des secteurs économiques clés21. Durant cette période d’expansion rapide, plusieurs quartiers furent construits et la reconfiguration du paysage de Rubaya se manifesta également par la transformation des huttes en bois en bâtiments érigés avec des matériaux plus solides, et la construction d’immeubles à plusieurs étages. En 2001, Rubaya était reconnue sur le plan administratif comme un centre marchand et un chef de centre fut nommé par le gouvernement de la province. Eugène Serufili lui-même investit dans le centre en y faisant installer un émetteur radio22.

• 23 Entretien avec un ancien chef de poste (Rubaya, juin 2017).
• 24 Composée essentiellement de Hunde ; émergea en 2008. Comme beaucoup d’autres milices de même type, (...)
• 25 Cette présence n’est pas constante cependant, et fluctue en fonction des périodes de tension.
• 26 Voir par exemple, Radio Okapi (2016) « Nord-Kivu : 9 blessés dans une fusillade à Masisi », https:/ (...)
• 27 Radio Okapi (2014) « Nord-Kivu : soupçons d’une présumée reconstitution du M23 à Rubaya », https:// (...)

25La rébellion menée par le Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) marqua une nouvelle phase de conflit militaire à Rubaya. De lourds affrontements eurent lieu entre le CNDP, l’armée congolaise et le groupe armé PARECO. Rubaya était l’un des bastions du CNDP. Le Congrès en contrôlait les activités minières et gouvernait la ville par le biais d’une administration parallèle. Cette dernière « éleva » le statut administratif de la ville au rang de « cité » (ce qui généra, entre autres choses, plus de pouvoir et d’autonomie pour les fonctionnaires nommés par les rebelles par rapport aux autorités coutumières23). Aujourd’hui encore, les groupes armés tels que Nyatura et l'Alliance des patriotes pour un Congo libre et souverain24 (APCLS) restent actifs dans les environs immédiats de Rubaya (Conseil de sécurité des nations unies, 2015). Cette histoire complexe de conflits violents, au cours de laquelle la ville joua différents rôles, de bastion rebelle à havre de paix pour les déplacés internes, a engendré un processus d’urbanisation à forte connotation militaire. Les groupes armés ne sont plus physiquement présents dans la ville elle-même aujourd’hui, mais une forte présence de la police et de l’armée leur a succédé25. Rubaya, tout comme Numbi, souffre d’une prolifération importante d’armes parmi ses habitants. Cela engendre une crainte constante de nouvelles violences et victimes en cas de conflits, même les plus anodins26. Des rumeurs concernant la création d’un nouveau mouvement rebelle à Rubaya sont symptomatiques de cette situation explosive27.

• 28 Entretien avec un chef coutumier (Rubaya, juin 2017).

26Plus encore qu’à Numbi et Nyabibwe, l’évolution de Rubaya a été marquée par des processus de déplacement forcée et un afflux de déplacés internes et de réfugiés. Au cours des différentes phases de conflits violents, les déplacés internes et les réfugiés se sont installés dans des camps autour du centre et dans le centre même. En 2016, le dernier camp de déplacés internes à l’intérieur de la ville fut fermé par le gouverneur provincial et aujourd’hui seuls deux camps demeurent, respectivement à quatre et sept kilomètres de la ville. Leurs habitants (principalement des Hutu) représentent une réserve de main d’œuvre bon marché pour le travail dans la culture des terres aux alentours de Rubaya28.

• 29 Il semble ne plus être aujourd’hui le président de la coopérative : https://larepublique.net/nord-k (...)
• 30 Groupe de discussion focalisée avec des négociants de Rubaya (Goma, mai 2016) ; entretien avec un r (...)
• 31 Groupe de discussion focalisée avec des acheteurs de minerai et des négociants de Rubaya (Goma, mai (...)

27L’homme fort de Rubaya est Robert Habinshuti Seninga, une personnalité hutu qui fut au centre de toutes les discussions dans l’histoire récente de la région. Proche allié du gouverneur Serufuli durant la rébellion menée par le RCD, il resta au pouvoir et continua d’exercer son influence (Cuvelier et al., 2014). Il est le président de la COOPERAMMA29, la coopérative minière de Rubaya, et de la même manière qu’à Nyabibwe et Numbi, la coopérative est un acteur majeur de la gouvernance locale. La politique locale présente des enjeux importants pour la coopérative dont les activités elles-mêmes sont considérablement influencées par les élites régionales et nationales (Cuvelier, 2013). À plusieurs reprises la COOPERAMMA a participé au développement matériel de la ville. En 2014, l’organisation acheta une grande parcelle de terrain, la baptisa quartier COOPERAMMA, et réunit sa propre commission (avec Seninga lui-même à sa tête) pour la diviser en lots. En 2015, sous la supervision de cette même commission, deux quartiers supplémentaires furent développés sur des terres appartenant à un général des FARDC30. Ces quartiers sont généralement considérés comme les « plus développés » de la ville, avec des routes plus ou moins en bon état, un centre de santé et des lots spacieux. En outre, la COOPERAMMA investit également de façon régulière dans la restauration et la maintenance des routes, et en 2014 elle installa une petite centrale hydroélectrique pour fournir la ville en électricité (le projet fut globalement un échec, en partie en raison des lourdes taxes imposées par l’État congolais sur l’électricité produite31). La participation de la COOPERAMMA au développement de Rubaya est là-encore symptomatique d’un processus d’urbanisation qui se déroule en dehors de toute planification étatique formelle, et représente le produit de l’agentivité de différents acteurs non-étatiques. De plus, l’implication d’hommes forts comme acteurs majeurs dans ce développement illustre le fait qu’il s’agit d’un processus politique, utilisé dans le cadre de stratégies de légitimité et de contrôle. La position de ces acteurs clés au sein de réseaux militaires et politiques qui opèrent au niveau régional et national renforce cette dimension politique. Cette réalité est par ailleurs mise en lumière par la lutte pour l’obtention du contrôle administratif de la ville dans le contexte actuel de processus controversé de décentralisation.

• 32 Entretien avec un ancien chef de poste (Rubaya, juin 2017).
• 33 Entretien avec un représentant de la Fédération des entreprises du Congo (FEC) (Rubaya, juin 2017).
• 34 Groupe de discussion focalisée avec des mineurs (Rubaya, juin 2017) ; Groupe de discussion focalisé (...)
• 35 Entretien avec un chef coutumier (Rubaya, juin 2017).

28Rubaya est une ville au profil ethnique varié, composé de Tutsi, de Hunde, de Tembo, de Shi et de Kano, mais avec une forte prédominance Hutu. Avec sa taille et sa population importantes, Rubaya s’apprête à devenir une « commune » dans le cadre de la loi sur la décentralisation. Bien que le pouvoir coutumier soit moins prépondérant à Rubaya qu’à Nyabibwe, par exemple, cette évolution aurait tout de même un impact sur l’équilibre des pouvoirs dans la région. Dans l’histoire complexe des conflits violents caractérisant le territoire de Masisi, l’équilibre des pouvoirs est fortement marqué par des luttes continuelles pour le pouvoir entre les populations dites autochtones et les Banyarwanda, et de façon indépendante entre les communautés hutu et tutsi. En premier lieu, c’est le chef de poste de Rubaya (un Hutu), qui fit la requête du statut de « commune » au gouvernement de la province, pensant qu’il serait nommé à la tête de la nouvelle entité administrative32. La demande fut en outre soutenue par l’élite économique hutu de la ville33. Néanmoins, les postes de territoires étaient sur le point d’être abolis dans le Nord-Kivu, et peu de temps après, toute procédure en cours liée à la loi sur la décentralisation fut suspendue. Dans ce contexte de vide administratif, un « délégué provincial » fut nommé par le gouverneur provincial. Encore aujourd’hui, ce délégué, Bihami Serkali (un ancien administrateur à l’époque du RCD), qui est le seul représentant officiel de l’administration à Rubaya, n’a que peu de légitimité étant donné le manque de clarté de son mandat et son non moins obscur statut juridique. Serkali étant un allié proche de Seninga, sa nomination est généralement perçue comme le résultat des pressions politiques et du contrôle exercées par Seninga34. En particulier, au sein de la population hunde locale et aux yeux de leur chef coutumier, il existe un fort ressentiment concernant cette nomination, car ils la considèrent comme une stratégie hutu pour s’emparer du contrôle sur les ressources, telles que la terre et les revenus fiscaux, aux dépens des autorités coutumières35.

• 36 Sur ces processus historiques, voir par exemple Raeymaekers (2010) et Tull (2003).

32Troisièmement, étant donné le fait que ces arrangements de gouvernance font partie d’alliances à plusieurs échelles impliquant des acteurs de Goma, de Kinshasa ou de l’étranger, les dynamiques socio-économiques et politiques qui émergent de l’urbanisation minière sont moins locales qu’elles ne le paraissent au premier regard. Un grand nombre de ces alliances sont le produit d’un processus historique de conflits armés, de fragmentation de l’État et de logiques ethniques de protection36. Dans les luttes ethniques pour l’accès aux ressources politiques et économiques, les alliances militaires et politiques sont facilement mobilisées. Dans un contexte où les coopératives minières ont des intérêts majeurs dans la planification urbaine et la gouvernance urbaine, le cadre réglementaire de cette dynamique des villes-champignons est influencé par les intérêts politiques d’élites extérieures. Les conflits qui naissent de la transformation de villages ruraux en villes- champignons minières sont de ce fait aisément politisés à différents niveaux, renforçant l’influence régionale à plus large échelle de ces villes. Cela participa de la nature politique de l’urbanisation. Ces études de cas de Numbi, Nyabibwe et Rubaya ont mis en évidence l’importance de percevoir le développement rapide de ces villes non seulement en tant que processus démographique, économique et spatial, mais également en tant que processus politique.