I. Introduction

1Ces dernières années, de nombreux rapports (Défenseur des droits, 2019 ; ANESM, 2018 ; HAS, 2018) et témoignages d’anciens enfants placés ont interpellé les pouvoirs publics sur les violences subies par les enfants et jeunes au sein d’institutions relevant de la protection de l’enfance. Toutefois, la parole des principaux intéressés continue d’être peu prise en compte, surtout lorsqu’elle vient remettre en cause les institutions (Lacroix et al., 2020). Ce faible écho de la parole des jeunes contraste avec le besoin d’expression sur cette question, observé sur le terrain.

2Lors de l’enquête longitudinale portant sur les conditions de vie et de sortie des jeunes en fin de parcours du système de protection de l’enfance (ELAP) (voir encadré 1 et Frechon et Marquet, 2016), la question de la violence vécue au sein des institutions de prise en charge, que ce soit en famille d’accueil ou en établissement, a en effet émergé dans de nombreux entretiens alors même qu’il ne s’agissait pas au départ de notre objet d’étude. Les jeunes filles et garçons font état de violences durant leur enfance avant le placement, mais aussi pendant le placement : des coups, des bagarres, des pressions, de l’exploitation domestique, des agressions sexuelles, mais aussi des violences psychologiques comme le dénigrement et le mépris. Ces faits révélés amènent à considérer les institutions de protection de l’enfance comme étant à la fois régulatrices et productrices de violence (Laforgue et Rostaing, 2011).

4Dans le champ scientifique, divers auteurs se sont saisis de la problématique de la violence institutionnelle (Martin, 2014 ; Tomkiewicz et Vivet, 1991) et ont tenté d’en définir les contours (Laforgue et Rostaing, 2011). La sociologie s’est fortement interrogée sur les institutions asilaires totales (Goffman, 1968) et sur ce qu’elles produisent sur les individus. D’autres travaux en sciences humaines et sociales abordent le sujet sous l’angle des pratiques des acteurs institutionnels (Durning, 1983 ; Gabel et al., 1998 ; Drieu et Vidal, 2016 ; Mennrath, 2019), mais rares sont ceux qui s’appuient sur l’expérience des victimes de cette violence institutionnelle. Dans la lignée de travaux abordant les contextes dans lesquels les violences se manifestent et la façon dont les intéressés définissent eux-mêmes leurs expériences de la violence (Lapierre et al., 2017), nous nous intéressons aux violences déclarées par les jeunes interviewés et aux contextes dans lesquels ils disent y avoir été confrontés. Nous avons donc considéré comme des violences les évènements douloureux vécus par les jeunes au sein de l’institution et qui sont liés à son fonctionnement ou aux agissements des acteurs qui la représentent. Parmi les 107 entretiens réalisés dans le cadre de l’enquête ELAP (voir encadré 1), nous avons retenu le témoignage de 37 jeunes qui ont évoqué une ou plusieurs périodes de placement particulièrement éprouvantes. À l’instar des travaux portant sur la violence liée au genre et notamment ceux qui interrogent la notion de « continuum de violence » (Kelly, 2019), il s’agit de voir comment ces multiples manifestations de violence dans les murs de l’institution de placement prennent racine dans des contextes et des structures sociales qui mènent à leur exacerbation (Auclair, 2016).

Encadré 1. ELAP : présentation de l’enquête et du recueil de la parole des jeunes

L’étude ELAP comporte deux vagues d’enquête par questionnaire et deux vagues d’entretiens (Frechon et Marquet, 2016). Son objectif est de mieux connaître les conditions de vie et de sortie des jeunes en fin de parcours en protection de l’enfance. Si quelques questions ouvertes dans les questionnaires permettaient aux jeunes de s’exprimer sur des thèmes non abordés dans les questions fermées, les conditions de passation n’étaient pas optimales à la révélation de faits particulièrement douloureux lors de la prise en charge en protection de l’enfance. En outre, la proximité temporelle avec le placement rendait peut-être difficile la libération de la parole, faute de la distance et du recul nécessaires. En première vague, les enquêtés étaient en effet encore tous placés ; en seconde vague, les deux tiers étaient sortis et les autres encore pris en charge.

À la suite de ces deux passations de questionnaires, une équipe de chercheuses a mené deux vagues d’entretiens auprès d’une centaine de ces jeunes. Ils étaient alors presque tous sortis du dispositif de protection de l’enfance. Le nombre élevé d’entretiens réalisés, pour l’ensemble de la population d’enquête ELAP, a permis de recueillir une diversité de profils de jeunes. Les filles ont été plus nombreuses à accepter de participer à la phase qualitative de l’enquête. Quant aux garçons, ceux qui avaient le statut de mineurs non accompagnés (MNA) ont davantage répondu que les autres garçons qui se sont moins exprimés ou ont été perdus de vue entre la vague 2 et la vague 3. L’entretien avait pour objectif à la fois de prolonger l’observation des trajectoires des enquêtés et d’approfondir des thèmes tels que la participation, l’accès au logement, le choix du conjoint et l’entrée en parentalité. Si nous revenions sur leur parcours de protection, nous n’avions aucunement centré notre guide d’entretien sur les éventuelles violences subies lors de leur période de protection. Pourtant, les révélations de telles violences au cours des entretiens étaient récurrentes, ce qui nous a amenées à entreprendre cette analyse. Chaque entretien a été relu sous le prisme des souffrances vécues lors du placement en relevant les violences physiques, psychologiques (y compris le racisme), les violences sexuelles, les changements de lieux de placement sans tenir compte des attaches affectives et enfin les violences ou discriminations à l’école liées au statut d’enfant placé. Au moment de l’analyse, de nouvelles catégories ont émergé : les violences psychologiques liées aux suspicions lors de l’évaluation des mineurs isolés étrangers (MIE) et celles résultant de la pénurie de places en protection de l’enfance. Elles font écho à la fin de parcours en protection de l’enfance, période centrale de notre recherche.

Dans le cadre de cet article, nous nous concentrons sur les violences vécues par ces jeunes en institution en nous appuyant sur les catégories de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) (la violence physique, la violence sexuelle, la violence psychologique et verbale, les privations et la négligence) et laissons de côté les témoignages sur les choix des politiques publiques comme vecteur de violence dans leur trajectoire, même si les violences physiques, psychologiques et sexuelles vécues dans les institutions de protection s’expliquent aussi par des politiques publiques de protection de l’enfance ayant des répercussions directes sur la vie des jeunes.

5Après avoir mis en évidence le cumul des vulnérabilités qui expose les jeunes à un continuum de situations de violence avant le parcours de placement, nous montrerons que la violence se joue à nouveau entre les murs de l’institution, en particulier dans les interactions interpersonnelles avec les adultes et entre jeunes, mais de façon différente selon les âges, les types de placements et les profils des jeunes. Ces derniers et dernières vivent des violences physiques, psychologiques ou sexuelles, ou encore de la négligence, qui peuvent se cumuler dans leurs parcours de protection de l’enfance au sein d’institutions censées les protéger.

II. La familiarité des jeunes placés avec la violence

6La perception de la violence par les jeunes dépend de leurs parcours et de leurs expériences antérieures. En effet, leur rapport à la violence ne peut se comprendre qu’en tenant compte des adversités vécues avant leur prise en charge.

1) Des jeunes issus des catégories populaires précarisées

8Avoir connu des situations de violence avant le placement a des effets directs sur la façon dont est ensuite perçue la violence durant le placement, au sein de l’institution. En fonction de leur passé, certains jeunes tendent à relativiser la violence subie dans l’institution. Une partie des faits objectivement violents est dès lors passée sous silence, ce qui tend à invisibiliser ce phénomène.

2) Une expression de la violence entravée par l’expérience de la précarité

11Les jeunes qui ont grandi dans un climat de violence et où il a fallu « faire sa place » mettent donc le curseur très haut avant d’identifier une situation comme relevant de la violence. Celle qui est exprimée est celle qui dépasse leur seuil de tolérance. Une partie des actes qui seraient probablement évalués par un observateur extérieur comme de la violence reste donc en sourdine, ce qui constitue une limite de toutes les enquêtes de victimation. Malgré tout, ces témoignages restent précieux pour comprendre les tensions survenant au cours des prises en charge institutionnelles, dans lesquelles cette population est réexposée à des situations de violences multiformes au sein du lieu de placement.

III. Des violences multiformes

12À quelles formes de violences les jeunes sont-ils exposés dans leur lieu de placement et quels sont les contextes propices à l’apparition de ces situations ? On distinguera les violences s’exprimant dans les relations entre les jeunes et les représentants de l’institution de celles qui apparaissent entre les jeunes pris en charge dans un même lieu de placement.

1) Les violences avec les représentants de l’institution

13Les jeunes ont témoigné de violences exercées par des professionnels de l’ASE dits « de première ligne », c’est-à-dire en contact direct avec les publics pris en charge (éducateurs et familles d’accueil). Cette violence entre adultes et enfants est particulièrement présente dans les familles d’accueil. Même s’il existe de nombreuses expériences heureuses, les jeunes ayant vécu dans des familles d'accueil, notamment quand elles sont peu en contact avec les services centraux de l’ASE, semblent les plus exposés aux violences psychologiques. Dans les entretiens où il est fait état de tensions avec la famille d’accueil, les enquêtés décrivent une dégradation progressive des relations : l’accueil débute par une « lune de miel » avant que le quotidien ne s’envenime.

14Plusieurs interviewés se sont exprimés sur des violences éducatives où se joue de façon répétée, régulière et intensifiée, la difficulté pour certaines familles d’accueil à tenir une posture d’autorité face aux enfants. Le principal problème aux yeux des jeunes, a posteriori, réside dans l’impossibilité d’exprimer les problèmes rencontrés. Clara, forte de son expérience positive en foyer pendant sept années, est orientée en famille d’accueil en province afin de « se raccrocher aux études » durant une période où elle songe plus à s’amuser qu’à étudier. Témoin des violences éducatives subies par les autres enfants accueillis, ses tentatives pour les protéger se retournent contre tous les enfants accueillis, elle comprise.

Clara : Ils donnaient des claques aux enfants, et en fait, c’est vrai que j’ai toujours dit aux enfants en fait que, ben ils avaient pas le droit de faire ça parce que j’avais l’impression que les enfants ils pensaient que c’était quelque chose de normal en fait. Et c’est vrai qu’à cause de moi, ils se sont un peu rebellés et ils s’étaient retournés contre moi. La famille d’accueil me faisait la misère, on copiait des lignes, on nous prenait de l’argent de poche quand on n’éteignait pas les lumières, enfin c’était n’importe quoi ! Ça s’est mal terminé !

15Les tensions entre les accueillants et les enfants sont aussi liées à la nature de la relation qui les unit, en partie fondée sur l’argent, ce qui introduit une ambiguïté dans les liens entretenus. Les jeunes accueillis se plaignent fréquemment du fait que les éducateurs ou les familles d'accueil ne font ce métier que parce qu’ils sont rémunérés. C’est en effet un sujet de tension qui revient particulièrement dans les entretiens avec les jeunes placés en famille d’accueil. Alors que ces derniers attendent un investissement affectif de leur part, ils s’aperçoivent parfois tardivement que leur accueil repose sur une transaction financière, ce qui peut être très mal vécu.

Clara : À la fin ben ils sont devenus extrêmement méchants jusqu’à dire que j’étais qu’une fiche de salaire, que je servais à rien quoi. […]

E : Ah ! C’est sympathique ! Et là c’est vous qui avez demandé à partir de celle-là ou ?

Clara : Et là en fait, ils m’ont dit : « Ben de toute façon, à 18 ans, tu pars. Nous, on te plombe à l’Aide sociale à l’enfance, c’est terminé pour toi, au revoir quoi ! »

16Des tensions peuvent aussi naître lors de la distribution de l’argent de poche ou de l’argent de vêture. Parfois, l’enjeu de l’argent devient un moyen de pression pour une famille d’accueil en mal d’autorité ou de soutien éducatif. C’est ce qui est arrivé à Selim, placé dès son plus jeune âge puis retourné chez sa mère à 6 ans. À 15 ans, après une période de plusieurs années de souffrance chez celle-ci où la privation de nourriture fait partie des sévices, il est placé en famille d’accueil. Au début, les rapports sont bons, l’assistante familiale est « souriante et détendue », mais Selim se rend vite compte que celle-ci ne lui donne pas l’argent de poche auquel il a droit. Il n’a pas de goûter et ne mange pas à sa faim. Les restrictions concernent aussi les habits. « Je me rendais bien compte que j’étais habillé comme un SDF par rapport aux autres de ma classe », se souvient-il.

Sophie : Des fois j’étais un petit peu la boniche. […] Parce que là je, je faisais tout quoi. […] Puis elle, elle me disait que je faisais rien. […] Des fois je me rappelle, je finissais à 19 heures, bon je rentrais, je devais encore faire le linge parce que c’est moi qui s’occupais du linge, donc je faisais le linge.

18C’est souvent dans la comparaison avec les autres enfants, notamment les enfants de naissance de la famille d’accueil, que le caractère abusif de ces agissements se révèle aux yeux des enquêtés. Pour s’indigner, il est nécessaire de connaître ses propres droits. Les normes éducatives sont difficiles à appréhender par certains jeunes, surtout pour ceux ayant connu des carences éducatives familiales ou qui viennent d’arriver dans un pays dont ils ne connaissent ni les pratiques ni les droits auxquels ils peuvent prétendre, en particulier dans les lieux d’accueil. Ces traitements dégradants vécus durant l’enfance contribuent à la naissance d’un sentiment d’exclusion qui reste vivace des années plus tard, quand les enquêtés sont devenus de jeunes adultes. Dans le cas particulier des jeunes issus de l’immigration, ces situations se doublent parfois du sentiment d’être discriminés, le stigmate de la situation d’enfant placé se cumulant à celui lié à une origine étrangère (Chaïeb, 2020). Dans les travaux de recherche anglo-saxons, il ressort en effet que les jeunes de « minorités ethniques » qui ont connu des placements dans des familles blanches et souvent à la campagne ont eu affaire à des situations de racisme accrues, mais aussi que les jeunes ont davantage pris conscience de leurs particularités dans les situations dans lesquelles ils étaient considérés comme des « autres » et marginalisés. À l’inverse, il est fait état des effets positifs des placements dans des zones urbaines multiculturelles avec d’autres jeunes de « minorités ethniques » (Barn et al., 2005). Les discriminations racistes sont moins présentes ou en tout cas moins documentées lorsqu’il s’agit de placements en établissement, ce qui pourrait s’expliquer en partie par la différence de profils entre les éducateurs et les familles d’accueil, les éducateurs ayant pour partie des origines immigrées et étant parfois recrutés pour leur supposée proximité avec les publics qu’ils accompagnent (Lagier, 2011).

19Lorsque Rosie arrive à 15 ans de la République démocratique du Congo, elle est placée en famille d’accueil d’urgence. Elle vit un enfer, mais n’ose pas parler à sa référente ASE, ne connaissant pas le système et ayant peur de passer pour une menteuse.

Rosie : On se lève à 7 heures du matin. On commence à faire le ménage, on fait, on était comme des servantes quoi. Enfin…

E : D’accord. Vous dites « on » parce qu’il y avait eu d’autres…

Rosie : D’autres jeunes filles du même âge que moi. Enfin comme moi. Et on était les deux à s’occuper de la maison. Elle était là à donner des ordres « Faites cela, faites ceci, faites ça ! » Le matin on déjeunait pas, à midi on attendait le reste de ses enfants pour manger. Quand il pleuvait, elle nous mettait dehors. […] Elle m’a fait faire le lit au moins 10 fois. Avant elle a dit : « Si tu fais pas très bien ton lit, ben il faut que tu laves tout avec de l’eau de javel parce que ça va laisser vos microbes ici, vous les Africaines on sait pas si vous avez le sida ou des trucs comme ça, faut bien nettoyer. » Même pendant le repas, ce qu’on mange, parce qu’on mangeait des restes de ses enfants qu’elle ramassait comme ça des fois dans la chaise, après elle met sur la table à manger parce qu’il faut pas gaspiller la nourriture. C’était vraiment difficile. [...] Même le sel « Non, vous touchez pas à mon sel ». […] Sur le canapé, on n’a pas le droit de s'asseoir dessus, on passait toute la journée debout. Toute la journée on était debout. « Non, restez loin de mon canapé, restez debout ! » Même la télé, pas le droit de regarder la télé. On était toujours à la terrasse, on pliait les vêtements, on triait les vêtements de ses enfants, enfin les femmes de ménage quoi, toujours H24.

21Lorsque les jeunes ont témoigné des violences psychologiques au sein des familles d’accueil, celles-ci se déroulaient dans des contextes où il y avait à chaque fois très peu d’interactions entre leur lieu d’accueil et les services de l’ASE, les laissant dans un face-à-face anxiogène propice aux dérapages verbaux et aux humiliations, mais également aux pratiques d’exploitation. Des témoignages de violences physiques et psychologiques ainsi que de privations nous ont également été donnés par des jeunes vivant dans des hébergements collectifs. Toutefois, à la différence des familles d’accueil, l’accompagnement par l’équipe éducative en foyer permet de canaliser les agressivités. Ainsi, Lenny a connu une série d'allers-retours entre le placement et sa famille. À la suite d’une période de grande violence avec son beau-père, il est replacé en foyer à l’adolescence. Il y a trouvé un apaisement et une aide pour contenir ses propres excès. Pour autant, la description de la méthode éducative pourrait inquiéter :

Lenny : Même mes amis ils disaient vas-y là ça va pas. Avec eux je frappais, je frappais, sur le coup je me rendais pas compte. Je suis arrivé au foyer et les éducateurs plusieurs fois ils ont dû me claquer dans le mur pour me dire de me calmer, que j’arrête mes conneries, et je leur dis un grand merci parce que franchement des claques j’en méritais et ils ont eu beaucoup de patience avec moi, je leur dis un grand merci.

22Dans ce cas, l’emploi d’une méthode impliquant des claques ou des interventions physiques est perçu comme nécessaire par l’enquêté. Ces situations ne sont pas étiquetées comme de la violence, mais plutôt comme des moyens de faire face à un comportement qui dérape. Elles peuvent d’ailleurs être vécues par les professionnels eux-mêmes comme un échec et une escalade coercitive, ces derniers n’ayant ni la formation ni les moyens à disposition de la pédopsychiatrie pour contenir un état d’agitation (Charles, 2020).

23La dénonciation des violences dans les familles d'accueil porte donc sur les sanctions à visée éducative (coups, privations, etc.), l'exploitation, les violences psychologiques et le dénigrement à connotation raciste, alors que dans les foyers, les jeunes rapportent surtout des violences physiques, tout en estimant que celles-ci sont parfois provoquées par leur propre comportement. Une autre forme de violence est celle qui a lieu entre pairs et se traduit par la loi du plus fort. Elle est peu régulée par l’institution et s’inscrit souvent dans le prolongement des violences vécues antérieurement au placement par certains jeunes dans leur quartier ou leur famille.

2) Les violences entre pairs

24Lorsque le placement en famille d’accueil échoue, l’orientation en foyer est souvent préconisée. Le foyer est donc le lieu d’accueil privilégié de l’adolescence, avec son lot d’agressivité normalisée (Grenier de Latour et al., 2019), même si cette dernière ne fait pas partie du vécu de l’ensemble des enfants accueillis. Justine, placée à 10 ans avec sa sœur à la suite de l’hospitalisation de sa mère, garde de mauvais souvenirs de cette première cohabitation en foyer.

Justine : Être avec des enfants qui sont un peu perturbés et qui, enfin j’avais le ressenti qu’ils étaient méchants, et très en colère. Alors que moi j’étais toute triste dans mon coin avec ma petite sœur. […] On voit que pour beaucoup y avait de la colère, beaucoup de rejet, beaucoup de recherche d’identité, pas de repères fixes, stables, et une difficulté à s’exprimer.

25Lydia, arrivée en foyer à 13 ans à la suite du décès de son père et de l’alcoolisme de sa mère, a également été confrontée aux violences liées à la vie en collectivité :

Lydia : Et après, j’arrivais à l’ASE, ben les foyers, les autres jeunes. Enfin, c’est pas si… c’est pas facile non plus les foyers. Sachant que bon ben, c’est malheureux à dire, mais c’est un peu la loi du plus fort là-bas. Sachant que moi, j’arrive dans un… normalement, je suis toujours dans un cadre familial. Donc, bon voilà, ça a été très difficile pour moi.

26Ces jeunes placés en établissements de protection de l’enfance décrivent différents types de violences : violence physique (coups de poing, coups de pied, gifles, coups de couteau), violence psychologique (insultes relatives à la réputation sexuelle, à la famille, à l’origine ethnique, à l'apparence, invasion de l’espace personnel, intimidation), violence sexuelle (attouchement, viol). Ainsi, Divine, jeune femme MNA, provenant de la République du Congo et traumatisée par les violences subies par sa famille au moment du génocide, décrit une situation difficile lors de son premier placement qui l’amène à une détresse telle qu’elle envisage de se suicider :

Divine : C’est moi-même qui a voulu quitter là-bas parce que j’avais un souci avec une fille. Elle me mettait mal à l’aise. J’étais dans le foyer collectif, sans te mentir, j’étais maltraitée. Oui, j’étais maltraitée. J’étais maltraitée. Des fois, les gens, ils peuvent réveiller… moi je dormais, j’avais des soucis. Des fois, je dormais, ils réveillaient tout le monde sauf moi. Je mens pas. J’ai vécu ça dans le foyer hein. Je voulais même me suicider une fois. J’ai pleuré. […] Une fois, moi, j’ai pleuré parce que ma référente, elle savait que j’étais une bonne personne hein. Je parlais pas. Une fois j’ai pleuré, même devant madame, j’ai dit : « Madame, si vous me laissez là-bas, je préfère mourir et rejoindre ma famille que de rester comme ça. Parce que je vois qu’ils sont en train de me maltraiter. » C’est pour cela qu’ils m’avaient envoyée à C.

E : À C., oui, d’accord. C’est vous qui avez demandé à partir ?

Divine : C’est moi qui ai demandé, parce que si je restais au foyer, je voulais me suicider. C’était… on voyait vraiment les regards comme ça, on voyait, ça ressentait, les gens qui te haïssaient. Les gens qui te haïssaient. Mais je savais pas pourquoi.

28Dans ce climat, les rapports de genre peuvent être particulièrement violents, notamment au sein des foyers mixtes. Comme le constatent Brown et al., la violence de genre « est analysée comme une pièce d’un système de domination qui hiérarchise les sexes et les sexualités et rappelle à chacun·e sa place dans l’ordre de genre (Hanmer, 1977). Elle ne se cantonne pas à des atteintes physiques et sexuelles. Les insultes et violences psychologiques constituent aussi la toile de fond ordinaire, pernicieuse et parfois négligée de la violence de genre » (2020, p. 23). Nadejla explique ainsi son implication dans des bagarres par le comportement des garçons à son égard :

Nadejla: Quand t’es dans un foyer mixte, les garçons ils sont sur toi. Parce que t’es une fille. T’es considérée un peu comme de la viande. Parce qu’ils disent : « T’es au foyer, t’es une fille facile. » Donc moi, quand je suis arrivée au foyer mixte, je me suis bagarrée au moins sept fois, et après ils m’ont laissée tranquille. Ils ont vu que j’étais une fille nerveuse, donc ils me calculaient pas.

29Son attitude traduit une spirale de violence en réaction à l’insuffisance de la protection face aux comportements de domination des garçons. Au foyer comme dans la rue, il faut jouer des coudes, montrer qu’on ne se laissera pas faire et tenir sa réputation.

30Pour finir, il faut aborder une autre forme de violence, ou plutôt un facteur explicatif de la violence, qui tient à la difficulté à dénoncer ces situations où l’intégrité physique et parfois morale sont en jeu.

IV. La difficulté à faire entendre la violence

31Certains contextes sont propices à l’apparition de comportements violents : c’est le cas des huis clos où les jeunes se sentent isolés et mis dans l’incapacité de dénoncer des faits. De même, le tabou qui touche les violences sexuelles conduit à les taire, entraînant une non-reconnaissance du statut de victime. Une grande partie de la douleur et du sentiment d’être violenté est à mettre en lien avec ces contextes et ces configurations ne permettant pas l’expression de la souffrance.

1) Les situations de huis clos

32Certaines situations favorisent le huis clos et empêchent la libération de la parole. En foyer, ce contexte est créé par des dysfonctionnements dans les équipes qui entraînent une disparition des espaces de parole. Toutefois, ces situations de huis clos sont bien plus fréquentes en famille d’accueil où l’isolement est renforcé et où les contacts avec les professionnels de l’ASE sont peu fréquents, comme nous l’avons déjà abordé plus haut.

33Selon Stanislas Tomkiewicz, « plus une structure est close, se renferme sur elle-même, plus elle a une structure juridique la rendant plus étanche à l’extérieur, plus le risque est grand que se développe une violence institutionnelle » (Tomkiewicz in Rongé, 2010, p. 37). Il est indéniable que les situations de huis clos sont particulièrement propices aux violences, car les jeunes se sentent isolés et dans l’impossibilité de demander de l’aide. La relégation des familles d’accueil dans le système de prise en charge favorise certainement le glissement vers la violence. Le rapport de l’Observatoire national de l’enfance en danger (ONED) (Oui et al., 2015) portant sur la question de l’accueil familial et du travail d’équipe pointe le sentiment d’isolement des familles d’accueil lorsqu’un placement se relève difficile. Celles-ci ne sont pas associées aux décisions de l’ASE concernant les enfants et vivent une forte dévalorisation de leur activité professionnelle. Émilie a 10 ans lorsqu’elle est placée en famille d’accueil à plus de 500 kilomètres du département ayant pris en charge son placement. Devenue adulte, elle dénonce la période où « tout se passait mal dans la deuxième famille d’accueil ». Émilie : « Je n’ai eu qu’une visite en l’espace de cinq ans, c’est pas normal […]. C’est comme si j’avais été abandonnée […]. Je n’avais pas de lieux pour parler de ce qui n’allait pas. » Elle souligne avec amertume que l’ASE aurait dû lui donner la possibilité de s’exprimer en l’absence de la famille d’accueil. Dans son cas, aucune personne extérieure n’a visiblement été en mesure de lui apporter un soutien qui aurait pu lui servir de relais.

34Cet exemple montre bien les liens qui existent entre la situation de huis clos, le sentiment de solitude face à la famille d’accueil et l’absence d’espace d’expression possible pour les enfants accueillis. C’est aussi le cas lorsqu’il est question de violences sexuelles qui restent encore souvent peu entendues et peu révélées par les jeunes.

2) L’exemple du tabou des violences sexuelles

35En France, 21 % des jeunes filles victimes de violences sexuelles ont connu un placement (Charruault, 2021, p. 15). On estime que 31 % des filles et 12 % des garçons placés ont été victimes de violences sexuelles – quels que soient l’auteur et le moment – et, parmi l’ensemble des types de violence, ce sont celles dont la révélation tarde le plus (Boujut et Frechon, 2009). Ainsi, durant les entretiens, peu de jeunes ont évoqué les violences sexuelles subies avant le placement, dont les auteurs sont quasi exclusivement des hommes de la parenté (oncles, pères, frères ou demi-frères, beaux-pères, autres hommes de la parenté…) ou proches de la famille (Charruault, 2021, p. 14). Les violences sexuelles subies sur un lieu de placement ont aussi été difficiles à repérer. Cinq jeunes les ont néanmoins évoquées, le plus souvent à la fin de l’entretien, alors que le magnétophone avait cessé d’enregistrer, ou de façon indirecte, en évoquant la situation d’un proche ou bien lors de la passation du second entretien réalisé par la même intervieweuse.

Justine : En fait, ils croyaient que je mentais… Mais c’était dur, oui. Après le foyer où j’ai été pendant un an, eux [équipe éducative du foyer] me croyaient, mais mon éducateur [référent] ne me croyait pas. Il croyait que je mentais juste pour quitter le truc. Donc, je lui ai dit clairement : Vous croyez vraiment que j’aurais menti déjà pour être séparée de ma sœur ? Non. Deuxièmement, c’est pas parce que je m’entendais mal avec la famille d’accueil que c’était une raison pour mentir. Et troisièmement, vous croyez vraiment que j’aime me retrouver dans une structure où je ne me sens pas du tout à l’aise, où je ne suis pas en adéquation avec le reste de cette communauté qui est autour de moi ?

37Que les auteurs soient des professionnels, conjoints de professionnels ou jeunes pairs (comme Laetitia qui a subi des attouchements sexuels par un autre jeune placé dans la même famille d’accueil), on retrouve systématiquement cette mise en question des propos de la victime.

Laetitia : Et il a fallu que je passe par ma psychologue parce que j’ai été suivie toute ma vie par le psychologue. Et euh... au début, elle me croyait pas et après, quand j’ai ramené des preuves et ben elle m’a crue. Elle m’a dit : « On va te changer de famille d’accueil ».

38On le voit, la remise en cause de la parole des victimes et le soupçon qui pèse sur elles contribuent à réduire leur volonté d’en faire part. La mise en question de l’institution de protection de l’enfance entraîne un défaut de soutien dans les démarches pour porter plainte et une absence d’accompagnement de la victime. Cela rejoint l’analyse faite par Charruault et al. (2020), à partir de l’enquête Virage, sur l’absence de soutien de la part des institutions policières ou judiciaires lorsque des faits de violences sexuelles sont rapportés. Emma a été agressée dans son FJT par un autre jeune à 18 ans. Elle dépose plainte et vit la confrontation sans aucune assistance. « J’étais seule », commente-t-elle.

Emma : Récemment, j’ai eu un courrier euh… comme quoi c’était classé sans suite parce qu’y avait pas assez de preuves. Et finalement durant la confrontation, j’avais pas l’impression d’être victime quoi. J’avais l’impression qu’ils m’accusaient moi euh... de porter de fausses accusations. J’avais l’impression qu’ils pensaient que je mentais. Donc ça, oui, ça a été vraiment très difficile.

39Le recueil de la parole de l’enfant dans les situations de violences sexuelles s’avère complexe. Les jeunes victimes, principalement les filles, restent fréquemment perçues comme fragiles psychologiquement et comme pouvant élaborer de fausses histoires pour mettre à mal l’institution, constat qui se retrouve dans de nombreuses situations où les femmes tentent de dénoncer la violence masculine (Romito, 2006). Face à eux, les éducateurs – notamment les hommes – doivent pour leur part composer avec la suspicion de pédophilie qui pèse sur leur profession (Boujut et Frechon, 2017, p. 60). Dans tous les cas, les enfants sont déplacés pour éviter de côtoyer l’auteur des faits, mais la réparation psychologique passe par la reconnaissance des faits, et celle-ci semble absente. Un parallèle peut ici être fait avec la situation des femmes lorsqu’elles dénoncent les violences conjugales. Ce sont généralement elles, et non l’auteur des faits, qui sont éloignées du domicile, et cela malgré les recommandations de la circulaire du 9 mai 2019 relative à l’amélioration du traitement des violences conjugales et la protection des victimes.

V. Conclusion

40Les violences font partie intégrante des expériences de vie des enfants pris en charge par les institutions de protection de l’enfance. La relecture des entretiens menés dans le cadre de l’enquête ELAP qui abordait les conditions de vie à l’ASE a mis en évidence la centralité de cette thématique dans les discours recueillis. Confrontés dès leur enfance à des situations de vulnérabilité forte, marquées par la perte des proches, les problèmes de santé et d’addiction, la précarité financière et résidentielle et parfois le déracinement lié à la migration, les jeunes rencontrés ont grandi dans un contexte de « normalisation de la violence » (Trachman, 2018, p. 143) qui les amène à la relativiser lorsqu’ils y sont confrontés. Les institutions de protection de l’enfance, dont l’objectif principal est d’apporter une protection à ces mineurs en danger ou en risque de l’être, ont à ce titre un rôle particulièrement important à jouer dans ces trajectoires difficiles. Toutefois, les établissements et les familles d’accueil dans lesquels ces jeunes sont pris en charge peuvent aussi participer à produire ou à prolonger les violences auxquelles ils devraient pourtant mettre fin. Un certain nombre de facteurs ont été identifiés et permettent de mieux saisir le rôle des conditions et de l’organisation structurelles dans la reproduction de ces violences. Que l’on pense à l’organisation en huis clos des familles d’accueil, aux méthodes de contention pour gérer les violences et altercations en établissement (Charles, 2020) ou aux violences entre pairs en foyer, tous ces éléments contribuent à la production d’un climat violent pour les jeunes accueillis. La violence s’exprime davantage dans le cas des jeunes confrontés à des déplacements récurrents, signe que leur prise en charge est considérée par l’institution comme problématique.

41Ainsi, au-delà de ces questions, c’est la parole des jeunes accueillis que l’on peine encore aujourd’hui à entendre. Dans un tel contexte, les violences subies par ces derniers, qu’elles soient psychologiques, physiques ou sexuelles, restent encore minimisées et invisibilisées. L’absence de reconnaissance des violences émanant des institutions et de leurs représentants entretient le continuum de la violence.