- 1 Si le silence désigne le fait de ne pas parler des violences subies, les pratiques de silenciation (...)
1Les enquêtes quantitatives en sociologie ont mis en exergue les asymétries de genre dans l’exposition aux violences sexuelles : les femmes en font l’expérience tout au long de la vie alors que les hommes en sont principalement touchés durant l’enfance et l’adolescence (Bajos et Bozon, 2008a ; Beck, Cavalin et Maillochon, 2010 ; Debauche et al., 2017). En outre, ces derniers parlent moins que les femmes des faits qu’ils ont subis (Bajos et Bozon, 2008b). Comment analyser ces particularités dans l’exercice des violences à l’encontre des hommes ? À partir de l’enquête quantitative Virage et d’entretiens qualitatifs réalisés avec des répondants à Virage (voir encadré méthodologique), l’article propose d’explorer comment les rapports sociaux d’âge constituent un facteur de vulnérabilité pour les hommes, favorisant les violences à leur encontre avant l’âge de 18 ans et facilitant leur silenciation1. Aussi, si les travaux sur les violences subies dans l’enfance et l’adolescence se sont aujourd’hui développés (Charruault, Grunvald et Scodellaro, 2020), les rapports d’âge impliqués dans la survenue et la perpétuation de ces violences restent peu étudiés. Ils agissent comme des freins à la parole des garçons et constituent l’un des piliers des pratiques de silenciation ; ils participent à produire et maintenir la subordination.
2Pour étudier les rapports d’âge, on distingue l’âge chronologique désignant l’âge à partir de l’état civil, l’âge statutaire qui renvoie à l’âge que l’on a par rapport aux autres et aux hiérarchies que la différence implique, et l’âge comme indicateur de la position au sein du parcours de vie, c’est-à-dire l’âge comme un moment dans les étapes de l’existence auquel on associe des droits, des pratiques et des activités (Rennes, 2021). Lorsque les écarts entre les positions au sein du parcours de vie sont très grands, les différences d’âge induisent une différence de génération qui recouvre une périodisation socio-historique particulière. Autrement dit, la différence générationnelle évoque plutôt une différence de contexte socio-historique, alors que la différence dans l’étape du parcours de vie, qui peut être aussi forte qu’entre des générations, désigne le fait d’occuper une place particulière dans la biographie. Ces dimensions ne sont pas nécessairement exclusives, mais les rapports d’âge sont fortement contextuels et relationnels : l’âge des hommes interrogés (au moment de l’enquête et au moment des violences) est décisif face à l’âge des autres (en particulier les auteur∙es de violences).
3Les rapports d’âge constituent un angle particulièrement pertinent pour étudier les facteurs de vulnérabilité pour les garçons durant l’enfance. Dans une perspective anti-âgiste, la vulnérabilité n’est pas considérée comme la propriété de certains âges (Rennes, 2020), comme par exemple l’enfance (Piterbraut-Merx, 2020), mais comme le produit d’un rapport de pouvoir (Achin, Ouardi et Rennes, 2009). L’enfance ne constitue pas une période de vulnérabilité en soi, mais désigne un moment dans le parcours de vie où l’on observe une mise en situation de vulnérabilité (Knüffer, 2021), souvent naturalisée bien que produite par les rapports de pouvoir qui se jouent à ce moment de l’existence. Par ailleurs, les violences subies constituent l’un des facteurs de vulnérabilité qui justifient traditionnellement la mise sous tutelle des enfants et les privent de capacité d’agir sur leur vie, en les enfermant dans les rôles associés à la catégorie d’enfant (Piterbraut-Merx, 2020). La mise en situation de vulnérabilité des garçons est à la fois le produit des rapports d’âge et le produit des violences subies. Il existe donc un lien étroit entre les rapports d’âge, les violences et leur silenciation, comme autant de facteurs de vulnérabilité pour les garçons durant l’enfance.
4Les données disponibles dans l’enquête Virage, articulées aux entretiens, permettent d’explorer l’âge chronologique, la position dans le parcours de vie et la génération d’appartenance des hommes déclarant des violences au cours de la vie. Ainsi, la première partie de cet article se concentre sur les rapports d’âge dans l’exercice des violences, pour mettre en évidence le poids des différences statutaires et de position dans les parcours de vie entre les auteur∙es de violences et les garçons, en particulier au sein de la famille. Mais ces rapports d’âge constituent également l’un des jalons de la silenciation des violences : les différences statutaires entre les adultes et les garçons interrogés agissent comme des freins à la parole sur les violences et à sa réception. La deuxième partie examine donc la façon dont les rapports d’âge favorisent la silenciation des garçons, produite dans le huis clos familial comme à l’échelle sociale.
Encadré méthodologique
L’article s’appuie sur l’analyse quantitative des données de l’enquête Violences et rapports de genre (Virage, Institut national d’études démographiques – Ined), menée en 2015 par téléphone auprès d’un échantillon représentatif de la population française âgée de 20 à 69 ans vivant en ménage ordinaire. Plus de 27 000 personnes ont été interrogées, dont 11 712 hommes, sur les violences interpersonnelles vécues au cours des 12 derniers mois et au cours de la vie, dans les différents cadres de vie (études, travail, espaces publics, couple, famille et proches). Les analyses quantitatives se concentreront sur les hommes ayant déclaré des violences sexuelles subies dans le cercle familial et des proches (n=105). L’enquête Virage étudie dans le même module les violences commises par des membres de la famille et de l’entourage proche qui gravite autour d’elle, posant l’hypothèse que pour comprendre les violences dans l’enfance, la proximité avec l’enquêté prime sur les seuls liens de parenté. Les violences sexuelles vécues dans cet espace de vie sont interrogées à la suite des questions réservées aux faits de violences psychologiques et physiques. Si l’enquêté répond positivement, l’enquête enregistre le type de faits subis, leur fréquence, l’âge aux violences, le sexe des auteur‧es et leur lien de parenté à partir d’une liste de propositions et, enfin, le motif perçu par la victime du passage à l’acte.
À la fin du questionnaire, un répondant sur deux pouvait laisser ses coordonnées s’il acceptait un entretien complémentaire à l’enquête quantitative, qu’il ait vécu des violences ou non. Entre 2019 et 2021, une campagne d’entretiens biographiques a été réalisée par téléphone avec des hommes ayant accepté un entretien complémentaire et déclarant des violences sexuelles dans le cercle familial et l’entourage proche et/ou dans d’autres espaces au cours de la vie (espaces publics, loisirs et autres). Les analyses statistiques portent donc sur les violences déclarées dans le cercle familial et proche alors que les entretiens ouvrent à d’autres sphères de violences, toutes vécues avant l’âge de 18 ans par les hommes interrogés.
Ainsi, ont été interrogés 30 répondants à l’enquête en population générale, 15 répondants au volet LGBT de l’enquête et 5 ayant répondu au volet Victimes (Brown et al., 2020). L’entretien a été présenté comme portant sur les parcours de vie, les évènements difficiles et les situations de vulnérabilité. Parmi les 50 hommes interrogés, 32 ont énoncé des faits de violences sexuelles durant l’échange, mais seuls 22 les ont qualifiés comme tels. C’est à partir du récit de ces 32 hommes, âgés de 28 à 74 ans (47 ans en moyenne) et dont l’origine sociale est relativement diversifiée, que les analyses de l’article ont été construites. L’âge à la (première) violence se situe entre 3 et 25 ans (10 ans en moyenne). Parmi ces 32 hommes qui ont énoncé les violences, 18 ont vécu des faits commis par un auteur∙e unique. Quinze hommes rapportent des attouchements seuls, 17 des viols (accompagnés ou non d’attouchements), 4 des tentatives de viols et 4 d’autres types de violences (exhibition, propositions sexuelles insistantes), les faits pouvant se cumuler en étant commis par différents agresseurs. Enfin, pour 15 hommes, l’auteur∙e (ou l’un des auteur∙es) appartient à la famille, 14 à l’entourage proche de la famille et 15 sont d’autres auteur∙es (réseaux de sociabilité, scolarité, partenaires sexuels).
5L’analyse des violences sexuelles subies par les hommes révèle deux contextes d’exposition selon l’âge de survenue des faits, concentrés avant l’âge de 18 ans, qui implique différentes dimensions des rapports d’âge. Les écarts d’âge, statutaires et de position dans les parcours de vie, adossés au genre des auteur∙es et au lien familial, constituent un facteur de vulnérabilité des garçons face aux violences.
6Pour saisir l’articulation des informations disponibles dans Virage sur les violences déclarées dans le cercle familial et proche et faire émerger des contextes de violences, une analyse des correspondances multiples a été réalisée (figure 1) sur les réponses des hommes déclarant des violences sexuelles dans ce contexte de vie. La temporalité structure les contextes des violences : l’âge aux violences (ou à la première violence lorsqu’elles sont répétées), la fréquence des violences et leur durée déterminent les formes que prennent les violences (axe 1). Les types de faits subis sont plus secondaires dans la saisie des contextes de violences et ne structurent que l’axe 2 qui oppose les faits de frotté/collé aux autres formes de violences sexuelles pénalement condamnables (attouchement sexuel, tentative de viol et viol).
Figure 1. Caractéristiques de violences sexuelles déclarées par les hommes dans le cercle familial et proche au cours de la vie
Champ : Hommes âgés de 20 à 69 ans vivant en France métropolitaine en ménage ordinaire, ayant déclaré des violences sexuelles dans le cercle familial ou proche avant les 12 derniers mois (n=105)
Source : Ined, enquête Virage, 2015
7Lorsqu’elles sont répétées et surviennent aux jeunes âges, les violences décrites sont principalement perpétrées par des hommes et recouvrent des faits de viols, tentatives de viols et dans une moindre mesure d’attouchements sexuels uniquement. Elles sont également plus souvent associées à d’autres formes de violences (physiques et/ou psychologiques), même s’il ne s’agit pas nécessairement des mêmes auteur∙es que ceux qui commettent les violences sexuelles. Les violences sexuelles subies à des âges plus avancés sont plus souvent des faits uniques, commis par un seul homme, parfois une femme, et sont moins souvent pénétratifs.
8En conséquence, les données temporelles saisies dans l’enquête (âge aux violences, durée et fréquence des violences) constituent le registre principal d’analyse des violences subies par les hommes dans le cercle familial et proche. Cet éclairage de l’expérience des hommes est donc plus pertinent que selon la classification juridique, c’est-à-dire le type d’acte pénétratif ou non.
- 2 La rareté des hommes qui déclarent des violences après 18 ans laisse supposer que le biais induit p (...)
9Pour l’explorer en détail, l’âge aux violences est utilisé comme indicateur de la temporalité des contextes de violences (figure 2). Les différentes fréquences selon l’âge des faits sont certainement liées à des effets de mémoire et/ou de positionnement par rapport à des évènements biographiques marquants, par exemple le début de l’école primaire (6‑8 ans) ou du collège (11‑12 ans), l’entrée au lycée (15 ans) et le passage à la majorité (18 ans), modifiant les formes de sociabilités et l’exposition aux violences. Ces expériences marquantes du parcours de vie structurent l’enfance et l’adolescence et favorisent la localisation temporelle des violences. À partir de 18 ans, les violences déclarées deviennent rares (les légères hausses à 30 ans et 53 ans correspondent respectivement à un seul homme2).
Figure 2. Répartition de l’âge aux violences sexuelles subies par les hommes (%)
Champ : Hommes âgés de 20 à 69 ans vivant en France métropolitaine en ménage ordinaire, ayant déclaré des violences sexuelles dans le cercle familial et proche et ayant déclaré un âge aux violences
Lecture : 6,1 % des hommes déclarant des violences sexuelles dans le cercle familial et proche déclarent qu’elles sont survenues ou ont débuté à 10 ans
Source : Ined, enquête Virage, 2015. Pourcentages pondérés
10Ainsi, l’examen de l’âge aux violences conduit à distinguer deux principaux moments, autour de 8 et 14 ans, où les agressions sont perpétrées. Il incite également à laisser de côté les violences survenues à partir de la majorité, dont la fréquence est trop faible pour être analysée en détail. Dans la suite de l’article, les analyses se concentreront sur les garçons ayant vécu des violences avant 18 ans (n=96), autour de deux temporalités qui laissent entrevoir deux contextes de violences distincts : entre 0 et 11 ans d’une part (55,7 % des hommes, n=56), puis entre 12 et 17 ans d’autre part (44,3 % des hommes, n=40).
- 3 Cette catégorisation s’appuie sur une déduction de la cohabitation selon le lien de parenté considé (...)
11Les rapports d’âge entre les auteur∙es et les garçons sont appréhendés ici en tenant compte du sexe des auteur∙es, de leur lien de parenté avec l’enquêté et de l’âge chronologique des garçons au moment des faits (tableau 1). Sont distingués les auteur∙es intrafamiliaux proches, c’est-à-dire ceux qui vivent généralement avec les hommes interrogés au moment des violences (père, mère, beau‑père, belle‑mère, frère, sœur3) ; les auteur∙es intrafamiliaux éloignés (les membres de la famille qui ne vivent pas avec les garçons, soit les oncles, tantes, grands‑parents, gendre, fils/fille ou frère/sœur du/de la conjoint∙e, autre personne de la parenté) ; enfin, les auteur∙es parafamiliaux qui n’appartiennent pas à la famille, mais gravitent autour d’elle et du garçon agressé (voisin, personne proche de la famille, baby‑sitter, aide aux devoirs, auxiliaire de vie, ami proche, autre auteur∙e).
Tableau 1. Caractéristiques des auteur∙es de violences sexuelles dans le cercle familial et proche selon l’âge chronologique des hommes aux violences (%)
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0-11 ans
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12-17 ans
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Sexe de/des auteur∙es
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Un homme
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47,5
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42,5
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Une femme
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4,1
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35,8
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Des hommes
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45,5
|
21,7
|
|
Des femmes
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0,0
|
0,0
|
|
Les deux sexes
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2,9
|
0,0
|
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Lien avec le ou les auteur∙es
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Intrafamilial prochea
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28,8
|
9,9
|
|
Intrafamilial éloignéb
|
33,6
|
7,8
|
|
Parafamilialc
|
28,3
|
75,7
|
|
Intrafamilial et parafamilial
|
9,3
|
6,5
|
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Total
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100,0
|
100,0
|
|
Effectifs observés
|
56
|
40
|
Champ : Hommes âgés de 20 à 69 ans vivant en France métropolitaine en ménage ordinaire, ayant déclaré au moins une forme de violence sexuelle avant 18 ans dans le cercle familial et proche
Lecture : Parmi les hommes ayant déclaré des violences sexuelles dans le cercle familial et proche entre 0 et 11 ans, 47,5 % déclarent qu’elles ont été commises par un homme, 45,5 % par plusieurs hommes, 4,1 % par une femme et 2,9 % par les deux sexes
Note a : auteur‧es de la famille avec qui l’enquêté vit : père, beau-père, (beau-)frères et (belle-)sœurs
Note b : auteur‧es de la famille avec qui l’enquêté ne vit pas : oncle, grands-pères, etc.
Note c : auteur‧es hors de la famille, qui gravitent autour d’elle : voisin, personne proche de la famille, etc.
Test du Khi‑2 invalide, effectifs théoriques trop faibles
Source : Ined, enquête Virage, 2015. Pourcentages pondérés
- 4 L’emploi du masculin pour désigner les personnes qui commettent les violences sera désormais préfér (...)
- 5 Il s’agit de « femmes proches de la famille » ou de « femmes hors de la famille », aucun homme ne d (...)
12Entre 0 et 11 ans, les auteur∙es sont presque tous des hommes (93 %)4 alors qu’à partir de 12 ans, un peu plus d’un homme sur trois déclare avoir été agressé par une femme (35,8 %), majoritairement des femmes hors de la famille5. Avant 12 ans, deux tiers des hommes sont agressés par des membres de la famille (et près d’un homme sur quatre par un auteur avec qui il vit), alors que passé 11 ans, la famille n’est plus l’espace de victimation principal puisque le cercle parafamilial est rapporté par trois hommes sur quatre (75,7 %). S’imbriquent donc des effets d’âge, de lien familial, mais aussi de genre puisque les auteurs de violences sont majoritairement des hommes.
- 6 Dans les autres auteur∙es, les femmes sont incluses car les effectifs observés ne rendent ni possib (...)
13Grâce aux analyses déployées à partir des entretiens et dans la mesure où l’enquête Virage ne renseigne pas l’âge des auteurs, les auteurs adultes sont distingués des personnes dont on ignore l’âge, désignés comme autres auteurs, pour approcher la domination des hommes adultes sur les garçons (tableau 2). La construction de ces deux catégories s’appuie donc sur une approximation du statut d’adulte (ou non) par rapport au garçon, en fonction de l’énoncé de l’auteur dans l’enquête. Par exemple, le père est forcément un adulte, le grand‑père également, alors qu’un frère, un homme proche de la famille ou un ami proche ne l’est pas nécessairement6. On utilise toujours l’âge chronologique des garçons lors des violences pour approcher les inégalités statutaires et de positions dans les parcours de vie. Lorsque les violences débutent avant 12 ans, plus d’un homme sur deux déclare avoir été agressé par un homme adulte (57,7 %). Ce sont principalement des hommes adultes de la famille (46,3 %). Lorsque les violences débutent à partir de 12 ans, un peu moins d’un tiers des hommes déclarent un auteur adulte (27,8 %), et ce sont principalement des hommes adultes hors de la famille (20,9 %). Néanmoins, on ignore l’âge ou le statut d’adulte d’une part restante non négligeable des auteur∙es dénoncé∙es. Il est probable que la proportion d’hommes adultes parmi les auteurs augmenterait si l’information était disponible (voir tableau 1, en particulier le sexe des auteur∙es).
Tableau 2. Auteur∙es de violences sexuelles regroupé∙es selon leur sexe et leur âge statutaire, selon l’âge chronologique des hommes au moment des violences (%)
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0-11 ans
|
12-17 ans
|
|
Hommes adultes
|
57,7
|
27,8
|
|
Dont hommes adultes dans la famille
|
46,3
|
6,9
|
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Dont hommes adultes hors de la famille
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11,4
|
20,9
|
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Autres auteur‧esa
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42,3
|
72,2
|
|
Total
|
100,0
|
100,0
|
|
Effectifs observés
|
56
|
40
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Champ : Hommes âgés de 20 à 69 ans vivant en France métropolitaine en ménage ordinaire, ayant déclaré des violences sexuelles avant 18 ans dans le cercle familial et proche
Lecture : Parmi les hommes ayant déclaré des violences sexuelles dans le cercle familial et proche entre 0 et 11 ans, 57,7 % déclarent qu’elles sont le fait d’un homme adulte, contre 27,8 % des hommes qui ont vécu les violences entre 12 et 17 ans
Note a : hommes non adultes ou dont on ignore l’âge, femmes auteures
Les différences sont significatives au seuil de 5 % (test du Khi‑2)
Source : Ined, enquête Virage, 2015. Pourcentages pondérés
- 7 Dans l’enfance, les inégalités liées aux écarts d’âge sont relatives puisqu’une seule année d’écart (...)
14Les rapports d’âge sont d’autant plus prégnants que les violences ont lieu ou commencent tôt, et sont intrafamiliales. Entre 0 et 11 ans, les rapports d’âge recouvrent des différences de position au sein des parcours de vie, puisque les auteurs se situent à des étapes de vie auxquelles sont associés des droits et positions de pouvoirs. Ces différences, opposant hommes adultes et garçons, induisent des inégalités statutaires particulièrement fortes qui bénéficient aux hommes adultes auteurs. Après 11 ans, les violences sexuelles déclarées par les hommes sont, au moins pour partie, exercées dans des réseaux de sociabilité (loisirs, sport, religion, etc.), dans la scolarité ou liées à l’entrée dans la sexualité. Les rapports d’âge s’expriment dans ce cas par la différence de statut7, par exemple entre élèves d’âge différents, mais ne sont pas liés à des écarts de positions dans les parcours de vie.
15Ainsi, les écarts d’âge adossés au genre des auteurs et au lien familial constituent un facteur de vulnérabilité pour les garçons face aux violences. Cette mise en vulnérabilité est particulièrement prégnante avant 12 ans puisque plusieurs dimensions des rapports d’âge se cumulent : les différentes positions dans les parcours de vie s’ajoutent à des différences de statut particulièrement marquées, qui opposent les hommes adultes aux garçons. Après 11 ans, les rapports d’âge statutaires persistent mais sont moins liés à un écart de positions dans les parcours de vie. Nous allons voir maintenant que les auteurs de violences bénéficient d’une position de pouvoir dans le contexte familial ; les hiérarchies familiales favorisent les violences et participent à la mise en vulnérabilité des garçons.
16De nombreux travaux ont permis de dépasser l’image de la famille comme lieu de protection et de solidarité par la mise en évidence des conflits et violences qui y surviennent et qui participent à (re)produire les hiérarchies sociales. Les rapports de genre et les violences qu’ils induisent, la racialisation du monde social, l’homophobie comme source de violences et d’impacts sur les trajectoires sont autant de rapports de domination qui se retrouvent sous différentes formes dans la sphère familiale (Eberhard et Rabaud, 2013 ; Eribon, 2012 ; Jaspard et Brown, 2003 ; Trachman et Lejbowicz, 2020). Il en va de même pour les rapports d’âge ; la famille constitue un espace d’apprentissage, d’expression et de reproduction des rapports d’âge qui favorisent les violences.
17Les hiérarchies d'âge dans la famille sont le support de rapports de domination et d'inégalités statutaires mettant en vulnérabilité les garçons. Antoine (32 ans) explique par exemple que même s’il a conscience que les agissements de son père, qui s’exhibe à plusieurs reprises devant lui à 12 et 21 ans, ne sont pas normaux, l’autorité du père produit pour lui une « tétanie » qui rend impossible toute forme de réaction.
18Et, même lorsque l’écart d’âge entre l’auteur et le garçon ne sont pas l’expression d’une différence de position dans le parcours de vie, les différences de statut au sein de la famille favorisent les violences.
Il forçait pas, mais j’avais quand même, je sais pas, un genre d’obligation morale d’écouter mon grand frère. Enfin, j’étais encore trop jeune pour comprendre et réaliser ce qui se passait.
[Bastien, 39 ans, viols entre 11 et 15 ans par le grand frère de 4 ans plus âgé]
19Comme le précise Bastien, la violence physique ou la contrainte ne sont pas nécessaires dans l’exercice des violences sexuelles : les inégalités liées aux statuts que l’on associe aux différents membres de la famille en fonction de leur âge, ici un aîné sur son cadet, rendent les violences possibles. Les liens familiaux avec les auteurs renforcent la banalisation de la violence et encouragent le silence qui entoure les violences au sein de la famille (Dussy, 2015). Le (plus) jeune âge et les inégalités statutaires qu’il induit agissent comme un facteur de vulnérabilité qui empêche de comprendre ce qui arrive : les violences sexuelles sont normalisées par les rapports d’âge. Cette normalisation est d’ailleurs utilisée comme un argument par les auteurs eux-mêmes, qui présentent les violences comme une forme d’éducation, d’affection ou d’initiation à la sexualité (Dorais, 2008).
20En outre, le cumul des violences sexuelles avec d’autres violences (psychologiques et/ou physiques) dans la famille constitue un facteur de vulnérabilité pour les garçons, qui subissent des rapports de domination d’autant plus forts. Les autres formes de violences ne sont pas nécessairement le fait des mêmes auteurs mais indiquent une surexposition globale à des violences durant l’enfance, qui contribue à l’exposition aux violences sexuelles.
(Selon vous, qu’est-ce qui a motivé ces joueurs à vous faire ça ?)
Moi, je pense honnêtement parce que j’étais trop fragile. Trop fragile à l’époque, parce que bon, j’ai subi avec mon père des coups de ceinture, coups de… enfin bon, voilà, des yaourts sur la tête, etc. Il m’a toujours rabaissé.
[Rémi, 39 ans, viols à 13 ans par des joueurs de son équipe de basket (17 ans), viols à 14 ans par son frère aîné et attouchements par son patron à 17 ans]
21Tout comme les rapports d’âge normalisent les violences, les violences normalisent les rapports de pouvoir ; l’intériorisation de la domination d’hommes plus âgés constitue pour les garçons un facteur de vulnérabilité.
- 8 On s’intéresse donc ici à la famille pas (uniquement) comme l’espace de victimation, mais surtout c (...)
22Les effets de la structure familiale inégalitaire et de la position favorable des auteurs ne se limitent donc pas aux situations de violences dans la famille. En effet, que les auteurs en fassent partie ou non8, le statut qui leur est accordé dans la famille participe à la mise en vulnérabilité des garçons au moment des violences.
Y’avait à la fois j’avais 10 ans, un adulte qui s’occupe de moi et en même temps là où il met sa main, c’est pas normal. Mais, en même temps, c’est un prêtre. Dans une famille catholique… Mon père avait été élève pour devenir prêtre dans son enfance. Il l’a jamais été, mais dans la figure, c’était quelqu’un d’important.
[Bernard, 64 ans, attouchements et viols entre 3 et 13 ans de la part d’un cousin (14 ans), d’un prêtre et d’un responsable de l’école]
23Comme l’explique Bernard, l’autorité du prêtre qui l’agresse lorsqu’il a 10 ans est intériorisée au sein de la famille. La confiance accordée aux hommes adultes, le charisme qu’on leur attribue, la domination matérielle et symbolique dont ils bénéficient s’étend dans la famille même lorsque les auteurs n’en font pas partie.
24La domination multiforme des hommes s’appuie sur une naturalisation des rapports de pouvoir basés sur l’âge, où la catégorie d’« enfant » et sa distinction avec celle des « adultes » institue une domination (Bonnet, 2010). Cette différenciation naturalisée conduit à une hiérarchisation qui permet aux hommes d’utiliser et d’exploiter (y compris sexuellement) les garçons. L’appropriation des garçons par les hommes adultes qui en découle s’appuie sur « une relation de pouvoir d’individus sur d’autres, au nom de leurs différences de “nature”, différences définies et énoncées unilatéralement par ceux qui s’approprient la personne des dominés et qui, ainsi, délimitent les capacités/incapacités prétendument “naturelles” des unes et des autres » (Combes et Devreux, 1994, p. 45). La famille, en tant qu’institution inscrite dans la société patriarcale, est un lieu de reproduction de l’appropriation de ses membres par les hommes adultes : les inégalités de statuts, au bénéfice des hommes adultes, sont des facteurs de vulnérabilité des autres membres de la famille, y compris des garçons.
- 9 Cette formulation fait référence au titre du documentaire sorti en 1988 et réalisé par Carole Rouss (...)
- 10 On distingue les générations à partir de l’âge des hommes interrogés au moment de l’entretien : les (...)
25La « conspiration des oreilles bouchées9 » face aux violences subies par les garçons dépend du contexte socio-historique (Ambroise-Rendu, 2014 ; Dussy, 2009) puisque les pratiques de silenciation s’observent particulièrement pour les générations les plus anciennes10 même si, comme on va le voir, elles persistent dans une moindre mesure pour les plus jeunes. Les hiérarchies familiales empêchent le dialogue au sein de la famille et s’inscrivent dans un système social où la conception de l’enfance laisse peu d’espaces hors de la famille pour dire les violences subies.
26D’une manière générale, la parole des enfants n’a pas la même légitimité que celle des adultes au sein de la famille et l’absence de dialogue apparaît comme un critère commun dans les familles des hommes interrogés. Il n’y a pas de communication possible sur les violences car il n’y a pas de communication du tout au sein la famille.
(Est-ce que vous discutiez avec vos parents quand vous étiez jeune ?)
J’ai pas souvenir qu’on discutait, j’ai plus souvenir du martinet !
[Florian, 43 ans, attouchements et viols entre 5 et 13 ans par le grand frère adoptif, un ami proche des parents et le responsable des scouts]
27Dans ce contexte de silence familial, il est très difficile pour les garçons de parler, surtout lorsqu’ils subissent d’autres formes de violences dans le cercle familial. Les différences statutaires entre les garçons et les autres membres de la famille participent à leur silence : l’indifférence, voire le mépris de la parole des enfants, constituent des pratiques favorisant leur silenciation. De plus, l’organisation familiale patriarcale assure l’autorité principale et le pouvoir au père au sein de la famille. Celui-ci dispose d’un pouvoir d’agir lorsqu’il est informé des violences, mais choisit souvent de renforcer la silenciation des violences.
J’en avais parlé pour déposer plainte, mais pour mon père, il ne voulait pas parce que les parents [des joueurs de basket], c’était des bons clients à lui. Donc forcément, il fallait que je subisse et que je ferme ma bouche, j’avais pas le choix.
[Rémi, 39 ans, viols par des joueurs de son équipe de basket (17 ans), viols à 14 ans par son frère aîné et attouchements par son patron à 17 ans]
28Plus loin, lorsque je demande à Rémi pourquoi il n’a pas déposé plainte plus tard, une fois le domicile familial quitté, il m’explique qu’il avait peur des représailles des jeunes agresseurs et de son père. Ainsi, les pratiques de silenciation familiales sont intériorisées par Rémi qui, des années plus tard, continue de craindre son père, particulièrement violent physiquement à son encontre durant l’enfance. Il ajoute : « je me voyais pas mettre en faux mon père, […] c’est quand même mon père. Je savais qu’il y avait de fortes chances que si je déposais plainte, mon père finissait au trou, et ça je ne voulais pas. » Outre la violence du père et son absence de réaction à l’annonce des violences, le lien familial et les hiérarchies statutaires intériorisées qu’il induit constituent une (auto)contrainte à ne pas dénoncer les violences sexuelles.
29Le silence au sein de la famille est donc structurant dans les faits de violences sexuelles mais s’inscrit aussi dans un contexte socio-historique qui influence la place accordée à la parole des enfants. Les hiérarchies familiales s’observent pour tous les hommes interrogés, mais les pratiques de silenciation sont particulièrement prégnantes pour ceux appartenant aux générations les plus anciennes.
J’imaginais bien que dans ma famille, comment voulez-vous que j’aborde ça ? Moi qui ne pouvais pas dire grand-chose, alors… et dire une chose pareille, je sais même pas comment que ça aurait pu être entendu.
[Martial, 60 ans, viols de 10 à 12 ans par un formateur de musique (45 ans) et attouchements de 11 à 13 ans par des garçons de 2 ans plus âgés]
30De la même manière, Robert (73 ans), violé à 10 ans par un cousin éloigné de la famille (adulte au moment des faits), m’explique que sa sœur n’a pas réagi au moment de l’annonce des violences, en précisant : « Vous savez, c’est une famille où on dit rien. […] C’est les familles d’ancien temps, on parle de rien. » La place de la parole des enfants par rapport aux adultes de la famille dépend de la génération : les enquêtés les plus âgés décrivent un silence d’autant plus lourd par rapport aux générations les plus jeunes, et moins de moments familiaux propices à leur parole.
31Outre l’absence d’écoute des enfants, les rapports d’âge empêchent les garçons de qualifier les violences comme telles (Trachman, 2018), c’est‑à‑dire de (re)définir l’expérience comme violente. Il leur est particulièrement difficile de communiquer ce qu’ils vivent parce qu’ils ne possèdent ni les représentations ni le vocabulaire leur permettant de comprendre et de dire ce qu’ils subissent.
Quand les choses sont arrivées, j’étais pas capable de comprendre ce qui se passait. On peut pas imposer des relations sexuelles à un enfant qui ne sait pas de quoi il s’agit. […] Dans le souvenir que j’ai, j’ai des images, des sensations, des ressentis, des émotions, mais pas de mots. Y’a pas de mots pour dire ça.
[Bernard, 64 ans, attouchements et viols entre 3 et 13 ans de la part d’un cousin (14 ans), d’un prêtre et d’un responsable de l’école]
32Bernard décrit une intériorisation des incapacités de compréhension qui seraient liées à l’âge et une conscience d’appartenance au groupe social des enfants. Le jeune âge et le statut d’enfant forment alors des catégories performatives pour se penser soi-même et se représenter les évènements, qui génèrent des attentes comportementales ; ici, ne pas réagir ni même comprendre ce qui arrive. Toutefois, en s’inscrivant dans le groupe des enfants (et en parlant de lui-même à la troisième personne), Bernard met en œuvre une forme d’« essentialisme stratégique » (Spivak, 2009) de la vulnérabilité de l’enfant, qui lui permet de visibiliser les rapports de pouvoir qu’il subit.
33Il apparait néanmoins que les garçons ne disposent en fait pas nécessairement du vocabulaire adulte pour parler des violences (Giuliani, 2014), mais peuvent, pour certains, tenter de le dire avec leurs propres termes :
Je lui avais dit : « Maman, il y a mon frère Daniel, la nuit, il m’embête. » À cette époque-là, on parlait comme ça. Et puis, comme on était une famille nombreuse, il n’y avait pas beaucoup de chambres, elle a dit : « Tu sais, j’ai pas de place pour te faire dormir ailleurs. » Donc, elle a rien fait et là, je lui en ai voulu toute ma vie.
[José, 62 ans, viols à partir de 7 ans par certains de ses frères]
34L’utilisation de termes d’enfants pour nommer les violences ne semble pas entendue par les adultes. Par ailleurs, l’absence de réaction de la mère de José, et l’auto-responsabilisation dont elle fait preuve sont certainement liées à une intériorisation des violences de genre et de la possibilité d’être exposée elle-même à ces violences dans le contexte familial violent. Elle ne réagit donc pas, parce qu’elle ne le peut pas. Cela a d’autant plus de conséquences que les rapports de pouvoir liés à l’âge et les représentations associées à l’enfance laissent penser que seuls les adultes peuvent venir en aide aux enfants subissant des violences, en particulier pour y mettre fin. Mais, l’incapacité à comprendre ce qui se déroule, à dire les violences et à être entendu s’inscrit dans des dispositifs structurels et des représentations culturelles associées à l’enfance (Rennes, 2020).
- 11 En 1989, une loi relative à la prévention des mauvais traitements à l’égard des mineurs et à la pro (...)
35Les rapports d’âge s’inscrivent dans des structures sociales, situées historiquement, qui favorisent plus ou moins les violences et la silenciation puisqu’elles « organisent les conditions de subordination qui sont les préalables nécessaires des viols et des violences » (Bonnardel, 2015, p. 98). Alors que les luttes féministes ont permis d’ouvrir des espaces pour dénoncer les violences subies par les femmes, les mesures pour protéger les enfants sont plus récentes (Boussaguet, 2009). Avant les années 1990, il n’existait pas de dispositifs à disposition des enfants pour dénoncer les violences11 et il faut attendre 2017 pour qu’un premier plan interministériel de lutte contre les violences faites aux enfants soit mis en place (Charruault, Grunvald et Scodellaro, 2020). En outre, ce n’est qu’à partir des années 1980‑1990 que la parole des victimes connait un certain écho médiatique (Ambroise-Rendu, 2016). Les générations qui précèdent n’ont donc pas connu d’espaces aidant à qualifier et dénoncer les violences, et les avancées récentes peinent à se retrouver dans les discours des hommes interrogés.
36Ainsi, l’organisation sociale accorde peu de crédit à la parole des enfants et renforce leur silenciation. L’absence d’espaces pour dire les violences et être pris au sérieux encourage le silence des garçons.
On était un peu des pauvres gamins, et bien les pauvres gamins, on ne s’en occupe pas trop, et puis ils se taisent quand il y a ce genre de choses… ils savent très bien qu’on va pas les croire… […] Aujourd’hui, il y a plein de cellules d’écoute… un enfant peut dire certaines choses, même si c’est pas facile. Il sait qu’il y a quand même des petites échappatoires, où on sait qu’on peut faire des numéros, qu’on peut dire à quelqu’un, que c’est un sujet qui n’est plus… enfin qui est un peu moins tabou. Mais à l’époque…
[Martial, 60 ans, viols de 10 à 12 ans par un formateur de musique (45 ans) et attouchements de 11 à 13 ans par des garçons de 2 ans plus âgés]
37Les pratiques de silenciation forment un système de domination envers les personnes qui subissent des violences. Si la possibilité d’être entendu est une mesure du pouvoir politique (Dotson, 2011), on voit ici que cette parole des enfants n’est pas rendue possible. Ce système constitue un facteur de vulnérabilité pour les garçons et contribue à la perpétuation des violences à leur encontre.
38En outre, l’éducation et la socialisation à la sexualité favorisent l’identification des violences comme telles et encouragent la mise en mots des évènements. Or, les enfants, perçus comme des êtres « purs » et innocents (Piterbraut‑Merx, 2020), sont éloignés des questions de sexualité par l’absence d’éducation à la sexualité, au consentement et au désir et par l’absence d’espaces pour penser et parler de ces questions (famille, école, entre pair‧e‧s). L’éducation à la sexualité est entendue ici comme un accès à l’information liée non pas uniquement aux risques en matière de santé sexuelle, mais aussi aux notions de respect de soi, de son corps, de plaisir et/ou de désir. Par exemple, les cours d’éducation à la sexualité, quand ils ont lieu, sont très axés dans une perspective de risque (grossesse, IST, précocité, pornographie), et non sur les violences et les rapports de domination. Les violences et les rapports sociaux n’entrent pas dans le champ de pensée, en tout cas pas entre les jeunes : les rapports de domination qu’ils subissent sont invisibilisés (Amsellem‑Mainguy et Vuattoux, 2019).
39Les représentations sociales autour de la sexualité des enfants, perçue comme illégitime et inexistante, sont des facteurs qui rendent possible l’exercice et la perpétuation des violences. Le secret autour de la sexualité agit comme un moyen structurel de domination des enfants : il perpétue le secret qui entoure les violences sexuelles. Cette sexualité alors considérée comme non existante est utilisée comme prétexte à l’exercice des violences par les auteurs (Dorais, 2008). Ce silence social autour de la sexualité s’inscrit, particulièrement pour les générations les plus anciennes, dans le silence familial mentionné précédemment : les enfants, considérés comme des non-adultes, n’ont pas droit à une parole réellement libre, ni accueillie avec bienveillance dans la famille.
40Les hommes interrogés appartenant aux générations les plus anciennes parlent ainsi d’un « tabou sexuel », d’une « éducation à la sexualité inexistante ». Or, l’éducation à la sexualité et au respect du corps sont l’une des clés permettant aux enfants d’identifier les violences. Pour les plus jeunes, l’éducation à la sexualité n’est pas radicalement différente mais est plus présente, comme le montre le récit d’Antoine :
J'ai eu une éducation à la sexualité assez jeune, parce que j'avais des livres qui expliquaient la sexualité pour les enfants, parce que ma mère a toujours été dans l'explication, dans ce genre de choses… Donc je pense que quand ces choses-là sont arrivées je savais ce qui se passait mais je savais que ça devait pas me concerner. Voilà, j'étais pas face à un truc incompréhensible, je comprenais ce qui se passait, c'est juste que j'avais rien à foutre là.
[Antoine, 32 ans, exhibition de son père entre 10 et 21 ans, tentative de viol dans un train de nuit à 15 ans par deux hommes d’environ 20 ans]
41Antoine estime avoir eu une éducation à la sexualité tôt, encourageant sa qualification des violences comme telles, lui permettant d’en parler et d’y mettre fin. À l’inverse, l’absence de qualification favorise la perpétuation des violences. Les hommes les plus âgés insistent sur l’absence d’éducation à la sexualité durant les entretiens, et si Antoine appartient à une génération relativement jeune, les hommes interrogés de sa génération ne mentionnent pas systématiquement une éducation à la sexualité similaire. Néanmoins, ceux qui le font appartiennent tous aux générations les plus jeunes, pour qui l’éducation et la socialisation à la sexualité font partie de l’environnement des possibles.
42Enfin, même si l’éducation et la socialisation à la sexualité favorisent la mise en mots des violences, l’utilisation de termes relevant de la sexualité ajoute aux représentations sur les violences sexuelles, les représentations autour de la sexualité. En effet, comme c’est le cas pour la sexualité (Bozon, 1999), le langage disponible pour nommer les violences est soit technique (juridique, psychologique, psychiatrique, etc.), soit sexuel. L’absence de termes pour nommer la sexualité est expliquée « en raison du caractère récent de l’autonomisation de la sexualité d’autres sphères de la vie humaine » (Bozon, 1999, p. 5). Pour les violences, il en va de même puisque les évolutions en matière juridique, dans les représentations et le traitement social des violences sexuelles sont récentes (Debauche, 2011), peu connues par les personnes, et encore moins par les enfants. Les liens établis dans le langage courant entre la façon de nommer la sexualité et la violence sexuelle contribuent à la porosité de la frontière entre sexualité et violence (Debauche, 2007). Dans ce contexte, l’emploi du vocabulaire de la sexualité renforce l’idée selon laquelle ils consentent à une forme de sexualité dans les violences.
43En définitive, le contexte socio-historique favorise la mise sous silence des violences. Les hiérarchies familiales, particulièrement fortes pour les générations les plus anciennes, empêchent les enfants de dialoguer sur les violences au sein de la famille. Mais l’écoute de leur parole n’est pas plus favorable dans les structures et les institutions sociales ; l’absence d’espaces pour dire les violences est renforcée par l’absence d’éducation à la sexualité, de langage disponible pour mettre des mots sur les violences et les avancées récentes autour de la protection des enfants n’ont pas radicalement transformé les pratiques de silenciation.
44Les violences sexuelles subies par les garçons durant l’enfance révèlent de multiples dimensions des rapports d’âge à l’œuvre au moment des faits et dans les pratiques de silenciation qui s’en suivent, dont les leviers dépendent du contexte socio-historique – et donc des générations. Les inégalités statutaires et de position dans les parcours de vie entre les auteurs et les garçons s’inscrivent dans des hiérarchies familiales qui favorisent les violences et le silence qui les entoure. Ces subordinations familiales sont situées dans un contexte historique inégalitaire en défaveur des garçons et de leur parole sur les évènements subis. Les rapports d’âge n’ont pas uniquement des effets sur les violences, ils agissent aussi sur la période post-exposition. Les violences sexuelles participent au maintien d’une hiérarchisation entre les adultes et les enfants, en particulier au sein de la famille, en même temps qu’elles en sont le produit, et l’organisation sociale produit et encourage les violences et le silence qui les entoure.
45Ainsi, les rapports d’âge constituent un facteur de vulnérabilité des garçons, même si cette mise en vulnérabilité est relative et contextuelle. Les garçons ne sont pas toujours en position défavorable dans les rapports sociaux (ce n’est par exemple pas le cas face à leurs cadets) et l’observation des résistances qu’ils mettent en place face aux violences sexuelles, notamment en usant de la violence physique à l’encontre des auteurs pour mettre fin aux violences, rappelle que la vulnérabilité n’est pas un attribut ou une caractéristique, mais dépend du contexte. L’avancée des garçons dans le parcours de vie, et le passage dans le groupe des hommes, diminuent le poids des rapports d’âge qui s’exercent contre eux. S’observe ici une des particularités des rapports d’âge : alors que pour d’autres rapports sociaux, la mobilité (entre les sexes, les classes) est rare et complexe, celle entre les âges est inévitable (Rennes, 2019).
46Enfin, l’analyse rappelle que plusieurs rapports de pouvoir s’articulent dans l’exercice des violences sexuelles. L’article est centré sur les rapports d’âge mais observe en filigrane les effets du genre, par la mise en évidence des bénéficiaires de ces rapports de pouvoir : les hommes adultes. Et, si l’intérêt porté aux garçons en particulier a permis de mettre en évidence l’articulation des rapports d’âge et du genre, plusieurs des constats énoncés concernent certainement les filles (Charruault, Grunvald et Scodellaro, 2020 ; Dussy, 2013).
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