Graphique 1. Revue de presse : pauvreté, précarité et vulnérabilité étudiantes de 1990 à 2023.

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Lecture : le nombre de documents contenant les mots-clés « précarité » et « étudiant » atteint 1 025 en 2006, ce qui correspond à la temporalité du mouvement contre le contrat première embauche (CPE).

Source : recherche par mot-clé menée le 14 mars 2024 sur le portail Europress, sur les documents de presse entre 1990 et 2023. Le nombre total de documents contenant les mots-clés « précarité » et « étudiant » est de 17 917, celui correspondant à « pauvreté » et « étudiant » est de 14 654 et on compte 2 666 documents contenant « vulnérabilité » et « étudiant ».

2Plusieurs travaux se sont emparés de ce contexte pandémique pour rappeler que les inégalités intragénérationnelles qui traversent la jeunesse (Amsellem-Mainguy et Lardeux, 2022 ; Amsellem-Mainguy et Cordazzo, 2018) et le monde étudiant (Belghith et al., 2023) ne sont pas nouvelles. De fait, les recherches montrent depuis longtemps l’hétérogénéité de la population étudiante (Convert, 2010 ; Fabre et Tomasini, 2006 ; Amrous et al., 2005 ; Clerc et Fave-Bonnet, 2001 ; Cam et Molinari, 1998 ; Bourdieu et Passeron, 1964), dont on questionne le statut de « groupe social » (Galland et Oberti, 1996). Elles analysent également les étudiant-es à la « marge » (Cordazzo et Sembel, 2020), en situation de « fragilités » (Verley et Zilloniz, 2011), « vulnérabilités » (Giret et al., 2019 ; Collet et Toullalan, 2016), « pauvreté » (Galland, 2023 ; Grignon, 2000) et « précarités » (Bugeja-Bloch et Frouillou, 2024 ; Chevalier, 2023 ; Beaupère et Collet, 2021 ; Cordazzo, 2019 ; Giret et al., 2019 ; Collet et Toullalan, 2016 ; Béguinet, 2013 ; Grignon, 2000).

3La variabilité des termes utilisés renvoie à des approches différentes, mises en évidence dans ce numéro. Celui-ci a pour objectif de réunir des contributions autour des enjeux de précarité, de vulnérabilité et de pauvreté dans la population étudiante, à partir d’approches localisées ou nationales centrées tant sur des éléments conjoncturels (réformes, crises économiques et/ou pandémiques) que structurels. En effet, l’actualité de ces questions est à articuler d’une part avec le renforcement des inégalités sociales depuis les années 1990 (Bihr et Pfefferkorn, 2021) et d’autre part avec la massification des études supérieures : le flux des « nouveaux étudiants » (Erlich et Establet, 1998) de la fin des années 1980 ne s’est pas tari et l’on observe un rebond des effectifs dans les années 2010, conséquence de dynamiques démographiques et de taux de poursuites d’études plus élevés (Rossignol-Brunet et al., 2022).

4Les cinq contributions de ce numéro sont complémentaires et mettent en évidence la variété des angles d’analyse possibles. Le premier article, de Lorraine Guénée et Ysé Bedo, est centré sur les distributions alimentaires en région francilienne et permet d’y distinguer trois profils (étranger-es néo-entrant-es, étranger-es stabilisé-es et Français-es en difficulté). L’enquête « Étu-Cris (2021-2022) » permet d’inscrire le recours aux guichets de l’assistance, concernant l’aide alimentaire, dans des trajectoires qui font jouer d’autres appuis économiques (place de l’emploi et de la famille). Jaoven Launay étudie les liens entre la vulnérabilité et les ressources (familiales, professionnelles, sociales) dans la population étudiante, au cours des quinze dernières années. Les questionnaires auprès des étudiant-es d’Angers montrent les effets du recul des protections de l’État social. Dans leur article, Nathalie Beaupère et Xavier Collet croisent deux enquêtes (2017 et 2021) par questionnaires à Rennes pour analyser l’effet de la pandémie sur les fragilités (matérielles, de santé et relationnelles) en lien avec la réussite dans les études. L’article d’Hadrien Guichard porte sur les déterminants sociologiques et les effets de la précarité sur les conduites et pensées suicidaires des étudiant-es, à partir de l’enquête « Santé » de 2016 de l’OVE. Enfin, Pierre Mercklé et Pierre Bataille analysent les risques d’exposition à la précarité économique des doctorant-es de Grenoble de 2017 à 2023. Ils mettent en évidence une dégradation des financements pendant la crise sanitaire, encore non résorbée, ainsi que l’articulation entre l’absence de financement d’une part et, d’autre part, la durée de la thèse, les disciplines de sciences humaines et sociales et la nationalité des doctorant-es.

5Tous les articles construisent leur argumentaire à partir de sources de données quantitatives : des données administratives sur l’université Grenoble Alpes pour celui de Mercklé et Bataille, des enquêtes par questionnaires pour les autres. Les matériaux de Beaupère et Collet sont ainsi deux enquêtes par questionnaires auprès des étudiant-es de l’université de Rennes. Launay travaille, quant à lui, à partir d’enquêtes par questionnaires réalisées à trois périodes différentes (de 2008 à 2022) sur des étudiant-es de premier cycle de l’université d’Angers. L’étude des conséquences de la précarité sur les pensées et tentatives suicidaires proposée par Guichard est réalisée grâce à une analyse secondaire des données de l’enquête sur la « Santé des étudiants (ESE) » de 2016, produite par l’OVE, sur les étudiant-es d’universités. Ces quatre contributions portent donc exclusivement sur des étudiant-es d’universités, excluant ainsi du champ les étudiant-es inscrit-es dans d’autres formations, telles que les sections de techniciens supérieurs (STS), les formations privées, les écoles et leurs classes préparatoires. Enfin, Guénée et Bedo ont une méthodologie mixte (alliant statistiques et entretiens) réalisée à partir de l’enquête « ÉtuCris », menée à l’hiver 2021-2022 dans des distributions alimentaires franciliennes.

6La contribution de Mercklé et Bataille est centrée sur la précarité économique des doctorant-es, population jusqu’ici peu investiguée. La précarité financière, définie comme l’absence de financement (de thèse ou lié à un emploi), diffère alors de la pauvreté dans la mesure où elle renvoie à un statut, celui de ne pas disposer de contrat. Toutes les autres contributions optent pour une définition pluridimensionnelle du phénomène qui traite d’aspects aussi bien objectifs que subjectifs et touche à toutes les sphères : logement, alimentation, emploi, santé, isolement, etc. L’article proposé par Launay, le seul à porter sur la vulnérabilité étudiante, comprise comme un risque plus ou moins fort de se trouver précaire, la problématise par rapport aux aides sociales et aux protections (familiales, collectives et individuelles). La vulnérabilité est alors une menace à laquelle nous sommes tous-tes confronté-es. Que l’objet soit la précarité, dans ses multiples dimensions, ou la vulnérabilité, la question des ressources étudiantes est centrale, avec le triptyque : famille, aides sociales et emplois. Toutes les contributions mettent en évidence le rôle protecteur de la famille (que l’aide soit monétaire ou non, indirecte ou non, et par le biais de la cohabitation), sur laquelle est effectivement adossée une (trop) large part des politiques publiques françaises en direction de la jeunesse. Ce prisme familialiste est à la fois source d’inégalités sociales (Peugny, 2022 ; Chevalier, 2018 ; Van de Velde, 2008) et frein à l’autonomie.

7Si toutes les contributions sur la précarité l’approchent comme un état plutôt qu’un processus, la dimension temporelle est présente dans la majorité des analyses et rend compte de l’importance de confirmer l’hypothèse d’une précarité étudiante accrue. Selon Beaupère et Collet, comme pour Mercklé et Bataille, les situations de précarité ont effectivement augmenté avec la pandémie, sans revenir complètement au niveau prépandémique. L’article de Launay souligne quant à lui le poids renforcé de la famille dans les supports de protection des étudiant-es, en lien avec l’affaiblissement des protections de l’État social.

8Un des principaux apports de ce numéro est de mettre en évidence les structures organisant la diversité des situations de pauvreté, précarité et vulnérabilité étudiantes. Si cette dernière apparaît clairement grâce aux approches typologiques, faisant exploser la figure médiatique uniforme de l’étudiant précaire, les articles soulignent la force et la stabilité des déterminants des situations de pauvreté et de précarité étudiantes : l’origine sociale populaire, la nationalité étrangère, la décohabitation, l’âge élevé (et non l’avancée dans les études). Toutes ces variables attestent du rôle crucial de la famille dans la prévention des vulnérabilités. La nationalité n’indique pas seulement, en creux, des formes d’éloignement familial suite à un parcours migratoire. Elle renvoie plus généralement à une précarité administrative liée aux titres de séjour qui conditionnent l’accès à certaines aides. Ainsi, les inégalités institutionnelles qui marquent d’emblée l’accès aux études (fonctionnement du Label « Bienvenue en France ») restent cruciales ensuite dans les modes de vie étudiants. D’autres déterminants sont analysés dans certains articles : le genre ou le sexe sont des éléments cruciaux pour saisir la santé étudiante ; le contexte francilien accentue les difficultés de logement et les contraintes économiques qui en découlent ; les expériences étudiantes sont différenciées selon les disciplines, notamment en doctorat où les modalités de financement et les durées de thèse sont inégales. En somme, les articles décrivent la complexe articulation des ressources (publiques, familiales et liées à l’emploi) pour comprendre les inégalités entre étudiant-es. Ils définissent des périmètres variables selon que l’on s’intéresse à la pauvreté, la précarité ou la vulnérabilité étudiantes. Si les contributions actualisent et précisent les résultats déjà connus sur ces questions, elles ouvrent également des pistes de recherche pour prolonger l’analyse des inégalités qui traversent les populations étudiantes.

9Un premier axe de travail consisterait à approfondir une lecture complexe des positions sociales, articulant l’origine sociale, l’âge, le sexe ou le genre, le passé scolaire, la nationalité, la situation familiale et résidentielle, la trajectoire migratoire, la situation de handicap, etc. (Cayouette-Remblière et Ichou, 2019). Le prisme intersectionnel serait notamment pertinent pour creuser la question de la différenciation genrée des modes de vie étudiants. Cette entrée par la position sociale pourrait interroger le lien entre précarités et sociabilités (liens entre étudiant-es, mais aussi liens sociaux dépassant le cadre des études, à travers la famille, le couple ou l’engagement associatif ou militant, par exemple). Elle invite à préciser la définition des configurations familiales en tenant compte des situations d’aidant-es, des relations dans l’adelphie, des formes d’isolement. Angle mort de ce numéro, la question de l’endettement étudiant est pourtant centrale pour comprendre leurs conditions d’études et leur rapport à l’avenir (Hugrée et Poullaouec, 2022). Les contributions n’abordent pas directement la place des évolutions du salariat (Pinto, 2014), à travers les plateformes numériques (Tenret et al., 2022) par exemple, dans les conditions matérielles de vie des étudiant-es. Plus récemment, ces différences marquant les trajectoires étudiantes ont été lues sous un angle territorial (Frouillou, 2017 ; Nicourd et al., 2012) qui pourrait également constituer un prolongement possible. Les contributions à ce numéro montrent que les processus de précarisation des étudiant-es concernent d’autres terrains que la région francilienne, marquée par des difficultés de logement exacerbées générant un cumul de difficultés économiques et sociales. Si certaines contributions articulent les dimensions subjectives (perception de l’état de santé notamment) et objectives des précarités (se traduisant par des situations de domination économique, culturelle), en décrivant bien la cumulativité des expériences de précarité (place de l’emploi étudiant et de l’uberisation, des logements instables et/ou insalubres, du non-recours au soin, des difficultés alimentaires, etc.), elles n’abordent pas directement les vulnérabilités relatives (par exemple, le fait d’être boursier en classe préparatoire aux grandes écoles ou dans une grande école).

10En effet, outre les inégalités liées à la position sociale, les différences structurant le monde étudiant passent aussi par l’organisation institutionnelle de l’enseignement supérieur français. Décrire les précarités et les vulnérabilités pourrait s’inscrire, grâce à l’analyse de populations étudiantes hors des murs de l’université, dans une lecture de l’espace du supérieur marquée par la distinction entre les (grandes) écoles et le secteur universitaire ou les STS (Blanchard et al., 2017 ; Orange, 2013 ; Beaud et Pialoux, 2001). En filigrane des articles, les résultats présentés ici peuvent nourrir des réflexions critiques qu’il faudrait poursuivre sur les politiques publiques actuelles, dépassant la structuration institutionnelle du supérieur pour interroger notamment le caractère familialiste des aides sociales, les effets de seuil dans l’accès aux dispositifs comme les bourses ou les logements, la diversité des guichets face au caractère multidimensionnel des difficultés étudiantes. L’entrée méthodologique par les dispositifs d’aide, à l’image d’Étu-Cris, peut ouvrir des analyses mobilisant la sociologie des guichets (Dubois, 2010) : les populations enquêtées par ce prisme des instruments de l’action publique et associative (Cottin-Marx, 2019) peuvent ainsi dépasser le secteur universitaire et ses services d’aide spécifiques (services médicaux universitaires par exemple), dont il serait cependant utile de poursuivre l’étude. L’enjeu des interactions aux guichets (Dubois, 2010) et plus largement des rapports que les étudiant-es entretiennent avec les institutions, sensible à travers la question des galères administratives des étudiant-es étranger-es néo-arrivant-es dans Étu-Cris, constituerait un axe de recherche d’autant plus important à la lumière des récents débats autour de la loi immigration de 2023, dont le Conseil d’État a retoqué les articles relatifs aux étudiant-es étranger-es, débats qui invitent à approfondir la problématique du racisme d’État, et plus largement, des discriminations subies par les étudiant-es.

11L’approche très majoritairement quantitative des contributions réunies dans ce numéro ouvre plusieurs chantiers de recherche. Rappelons que l’intérêt des indicateurs et des scores est d’autant plus fort qu’ils permettent une lecture comparative, dans le temps et dans l’espace, en lien avec les données nationales. Cette description quantitative des situations de pauvreté, de précarité et de vulnérabilité étudiantes pourra alimenter la construction d’approches qualitatives, par entretiens et observations, permettant d’en saisir la dimension processuelle. Ce numéro appelle donc des travaux inscrivant les difficultés étudiantes dans des trajectoires, permettant d’articuler alors les modes de vie et accidents biographiques aux parcours scolaires, en tenant compte plus finement des subjectivités en jeu (Duvoux, 2023 ; Béguinet 2013). Le papier de Beaupère et Collet, montrant l’impact négatif des précarités sur la réussite étudiante, invite à creuser l’analyse qualitative des configurations sociales de « rupture » (Millet et Thin, 2012), jouant dans les trajectoires de celleux ne parvenant pas à se maintenir en études et valider leur diplôme, mais aussi l’analyse des manières de gérer les vulnérabilités par le maintien en (ou la reprise d’) études, les stratégies de placement scolaire (choix de filières et d’établissements) ou l’usage de dispositifs comme le régime dérogatoire, la formation continue, l’apprentissage.

12Sur le plan méthodologique, les réflexions ouvertes par ce numéro invitent à développer des approches réflexives et participatives, mais aussi comparatives, pour renouveler les problématiques sur les pauvretés, précarités et vulnérabilités étudiantes, en France comme dans d’autres contextes.