- 1 Plus généralement, l’État enjoint à l’action dans le domaine de l’alimentation : repas à 1 €, d’abo (...)
1Au printemps 2020, lorsque des mesures sont prises pour lutter contre l’épidémie de Covid-19, l’aide alimentaire doit se réorganiser et les étudiants, que l’on trouve peu dans les distributions généralistes, ne sont pas d’emblée ciblés (Guénée et al., 2021). Quoiqu’il existe des antennes d’associations nationales comme le Secours populaire à l’université ainsi que des épiceries sociales, le phénomène d’aide alimentaire estudiantine est relativement marginal. L’offre de denrées gratuites s’étoffe cependant à l’aune de la crise sanitaire, en particulier à la rentrée 2020-2021. Face aux inquiétudes concernant la dégradation des conditions de vie des étudiants, susceptibles de perdre des revenus faute d’emploi, d’avoir des difficultés à payer leurs loyers, d’être isolés dans des logements exigus, les associations s’engagent et les pouvoirs publics soutiennent l’action dans le domaine de l’alimentation1. En Île-de-France, les longues files d’attente en distribution symbolisent la vulnérabilité de cette population, surtout une frange spécifique de la jeunesse étudiante, celle qui ne peut bénéficier de formes de solidarité familiale et institutionnelle suffisantes (Cayouette-Remblière et Guéraut, 2022 ; Laé, 2022).
2Au-delà des temps forts de la crise, la précarité étudiante s’est inscrite durablement comme phénomène social majeur et visible dans le paysage caritatif. À l’hiver 2021-2022, les distributions alimentaires ne désemplissent pas. Une enquête de l’Observatoire du Samusocial de Paris, « ÉtuCris », pour étudiantes et étudiants en crise, menée dans ces lieux (I), confirme, après d’autres travaux (Accardo et al., 2022 ; Cop1, 2021), que la grande majorité des personnes fréquentant ces files sont étrangères et en mobilité internationale. Parmi les étudiants interrogés, près de la moitié sont étrangers et arrivés en France quelques mois avant l’enquête, 36 % sont étrangers arrivés depuis plus d’un an et 20 % sont français. Parmi ceux qui ont vécu les temps forts de la crise dans le pays, une majorité déclare qu’elle a eu des effets sur leurs études et leurs finances, mais seule une minorité attribue leur venue dans un guichet de l’assistance à cet élément de conjoncture. Comment, dès lors, caractériser leurs situations de précarité ? Si ces étudiants peuvent être considérés comme pauvres puisque « assistés » (Simmel, 2002), prêter une certaine homogénéité à ce groupe de recourants à l’aide alimentaire fait-il sens ?
3Certes, et sans surprise, les étudiants rencontrés correspondent aux groupes vulnérables identifiés par le biais des nombreuses enquêtes en population générale étudiante sur la précarité, telles les enquêtes « Conditions de vie des étudiants (CdV) » de l’Observatoire national de la vie étudiante (OVE). Ce sont en effet des étudiants étrangers, Africains pour 7 personnes sur 10, déjà détenteurs de diplômes dans leurs pays d’origine ; ils sont le plus fréquemment inscrits en lettres et sciences humaines à l’université (ou en ingénierie et sciences, filières d’études où les étrangers sont surreprésentés) ; plus âgés, leur âge moyen est élevé (24,5 ans) ; décohabitants, ils ne vivent plus avec leurs parents (Tableau 1). Cette enquête à l’aide alimentaire s’inscrit ainsi dans la veine des travaux affinant la description des formes diversifiées de la condition étudiante (Belghith et al., 2023 ; Giret et al., 2016), notamment ceux centrés sur les ressources et vulnérabilités associées (Giret et Tenret, 2019). Avec un tel angle d’analyse, les étudiants interrogés se trouvent parmi les plus vulnérables par effet combiné de l’environnement (parisien), de leur nationalité et de leur recours à des aides d’urgence en nature que l’on peut supposer palliatives des aides financières familiales modiques ou des revenus de travail limités. L’enquête permet toutefois d’aller au-delà de cette catégorisation pour identifier de façon originale une pluralité de formes de précarité, en particulier selon un critère très distinctif, la durée de séjour en France.
- 2 Les autrices signalent la dimension collective de l’étude à l’Observatoire du Samusocial de Paris, (...)
4L’analyse invite à distinguer trois classes d’étudiants (II) : des personnes étrangères « néo-arrivantes », mises à l’épreuve socialement et administrativement leurs premiers mois de séjour ; des étudiants étrangers présents depuis plus d’une année universitaire, « installés » et contraints à l’autonomie ; et des étudiants de nationalité française, qui semblent hériter d’une précarité familiale. Soulignons que cette analyse est nourrie à la fois par des entretiens et des statistiques descriptives produites pour l’ensemble de l’échantillon2.
5L’évolution des tensions économiques est étudiée, en se concentrant sur les façons dont les étudiants gèrent leur budget et le recomposent en fonction de leurs différentes ressources (III). Le recours à l’aide alimentaire apparaît, y compris dans des situations de détresse économique, comme un appoint d’autres ressources. Porter attention à l’ajustement progressif des structures budgétaires permet ainsi de décrire des séquences de précarité, variables en durée et en intensité selon les étudiants.
6Le premier volet d’ÉtuCris, par questionnaires, a été mené du 30 novembre 2021 au 4 février 2022 auprès de 477 étudiants présents dans les files de six associations majeures d’aide alimentaire estudiantine franciliennes. Parmi les douze distributions observées, dix sont parisiennes, et le recensement réalisé par la Maison des initiatives étudiantes (MIE), structure de la Ville de Paris avec laquelle un partenariat a été formé, a orienté le choix de ces lieux. L’enquête a été réalisée à la fois auprès d’associations où l’accès est soumis à la seule présentation de la carte étudiante (telles Linkee et Cop1), ainsi que dans d’autres où il est soumis, en principe, à des conditions de ressources (comme les Restos du Cœur et l’épicerie sociale Agoraé).
7L’Île-de-France concentre 26,5 % des étudiants en 2021-2022 (DEPP, 2022), dont une part d’étrangers bien supérieure aux autres régions. Entre 2000 et 2017, cela correspond à la moitié environ de l’ensemble des étudiants étrangers présents sur le territoire (Kabbanji et al., 2021). Cette région, où les étudiants étrangers sont particulièrement contraints dans leur recherche de logements, est caractérisée par la cherté des loyers dans le privé et par la saturation des logements étudiants, moins coûteux, comme ceux du Centre régional des œuvres universitaires et scolaires (Crous) ou de la Cité internationale universitaire de Paris (Pinto Baleisan, 2014).
8Le questionnaire interroge la situation administrative, d’études et d’habitat, les ressources, le recours à l’aide, l’état de faim et la perception de l’état de santé. Il a été passé aux étudiants volontaires, une fois leurs denrées récupérées, en anglais ou en français, sur place, en face-à-face ou a posteriori, par téléphone. Le multi-mode de passation a permis d’interroger un plus grand nombre de personnes, en s’adaptant aux emplois du temps des étudiants. Les caractéristiques des répondants en face-à-face ou par téléphone ne diffèrent pas statistiquement, à l’exception de l’état dépressif majeur, plus souvent déclaré par téléphone. La méthode de collecte comporte cependant quelques limites. La sélection de répondants par tirage aléatoire a été écartée en raison de sa difficulté opérationnelle : les associations ne tenaient pas toutes des bases de données de leurs bénéficiaires, ces derniers pouvant se rendre dans plusieurs lieux, et sans rendez-vous. Si cela empêche un redressement des données, s’être rendu plusieurs fois dans les mêmes points de distribution, en groupe d’enquêteurs, a toutefois permis d’approcher quasi exhaustivement certaines files actives. Des comptages systématiques du nombre de bénéficiaires, de leur sexe, âge et langue parlée ont été réalisés dans deux files afin de mieux les connaître et d’évaluer un taux de participation (Guénée et al., 2022, chap. 1 et annexes 1 à 9).
- 3 Institut national de la statistique et des études économiques.
9Comme en population étudiante générale, les femmes dans ÉtuCris sont majoritaires (Tableau 1) et parfois surreprésentées. C’est notamment le cas des françaises (79 % contre 21 % de garçons), ce qui pose nécessairement question. En 2021, les femmes ont plus souvent connaissance de l’existence de l’aide alimentaire dans les universités : elles sont 64 % à en avoir entendu parler, soit 6 points de plus que la moyenne générale (Berhuet et al., 2022). Les garçons ont-ils tendance à se détourner de ces aides ou de l’enquête ? Nous ne sommes pas en mesure de préciser si les non-volontaires ont un profil particulier par rapport aux étudiants interrogés. Toutefois, l’enquête « Aide alimentaire » de l’INSEE3 réalisée durant la même période invite à la précaution, décomptant 46 % de femmes dans les sites étudiants (Accardo et al., 2022). Un biais éventuel est aussi que les étudiants les plus en difficulté ou ne se sentant pas « légitimes » pour répondre à une étude sur la précarité étudiante se soient moins portés volontaires.
Tableau 1. Répartition (%) des caractéristiques sociodémographiques des étudiants (français) dans ÉtuCris comparés aux étudiants en population générale.
|
Population étudiante générale (OVE, CdV, 2020*) |
ÉtuCris, ensemble |
ÉtuCris, sous-population française |
| |
n = 60 014 |
n = 477 |
n = 93 |
| Sexe |
|
|
|
| Femme |
54,9 |
59,7 |
78,5 |
| Homme |
45,1 |
40,3 |
21,5 |
| Âge |
|
|
|
| Moins de 18 ans |
1,2 |
. |
. |
| 18-22 ans |
69,2 |
30,0 |
53,8 |
| 23-25 ans |
15,9 |
40,5 |
27,9 |
| 26 ans et plus |
13,7 |
29,5 |
18,3 |
| Niveau d’études actuel |
|
|
|
| Licence |
62,4 |
36,1 |
59,1 |
| Master ou plus |
34,7 |
62,5 |
37,6 |
| Autre |
2,9 |
. |
. |
| Indéterminé |
. |
1,5 |
3,2 |
| Vivre chez au moins un de ses parents |
|
|
|
| Oui |
32,1 |
1,7 |
6,5 |
| Non |
67,9 |
98,3 |
93,5 |
Note de lecture : les modalités et proportions des variables « âge », « niveau d’études actuel » et « vivre chez au moins un de ses parents » issues de l’enquête « Conditions de vie des étudiants (CdV) » ont pu être regroupées pour correspondre aux modalités d’ÉtuCris. Les chiffres en gras désignent des écarts importants entre la population de l’échantillon ÉtuCris et la population étudiante générale, commentés dans l’article.
Source : enquête « Conditions de vie des étudiants (CdV) » de l’OVE réalisée entre le 13 mars et le 25 mai 2020 auprès de la population étudiante en France ; ÉtuCris.
10Une post-enquête qualitative a été conduite jusqu’au printemps 2022 comptant une quarantaine de répondants. Elle abordait principalement les thématiques des difficultés économiques, résidentielles et administratives. Elle a permis de se figurer plus clairement les origines sociales des étudiants, notamment français. La sélection des personnes s’appuyait sur les premiers résultats des statistiques descriptives afin de rencontrer des profils contrastés, notamment en matière de durée de séjour en France. Lors des entretiens, une attention particulière a été portée aux budgets des étudiants, à leurs entrées et sorties, financières et en nature, et à leur évolution au cours des derniers mois, voire des dernières années. Il s’agit de resituer l’usage du recours à l’aide alimentaire en interrogeant les ressources évolutives des étudiants, en particulier les aides familiales et l’emploi.
11Mesurer la précarité des étudiants, ainsi que leurs ressources et dépenses, est un exercice compliqué. Les statistiques publiques françaises sur les revenus appréhendent difficilement les ressources des jeunes (Portela et Raynaud, 2019). Des formes d’aides familiales peuvent se voir sous-évaluées telles que les aides indirectes (dépenses faites directement par la famille) ou matérielles, comme l’hébergement gratuit ou la commensalité. Il n’est ainsi pas pertinent de s’appuyer sur la seule faiblesse des ressources ni sur des outils de mesures classiques comme le seuil de pauvreté, pour identifier la précarité économique des étudiants (Belghith, 2021 ; Grignon, 2000). Les ressources, et notamment l’aide, sont également sensibles au laps de temps observé (Blavier, 2016). Or, le questionnaire ÉtuCris n’interroge que les trois derniers mois précédents l’enquête. Une partie des ressources peut y échapper, comme le « capital initial » réuni avant l’arrivée en France par de nombreux étudiants étrangers pour financer leurs études, ou du moins l’entame de celles-ci. La conduite conjointe d’entretiens est donc précieuse pour retracer les situations budgétaires en dehors des bornes temporelles du questionnaire, pour tenir compte d’aides d’urgence, de ressources exceptionnelles, ou encore pour détailler la diversité de leurs origines.
12Même s’ils ont tous été rencontrés lors de distributions alimentaires, les étudiants interrogés ne sont pas confrontés aux mêmes épreuves, selon qu’ils viennent d’arriver en France, y sont installés depuis au moins un an ou sont de nationalité française. Cela ne signifie pas que les autres caractéristiques de cette population estudiantine sont ici éludées, tels le fait d’être une femme ou d’exercer un emploi en parallèle de ses études, mais ces autres variables sont abordées par sous-population.
- 4 Pour les étrangers extra-européens, la bourse est accordée si la personne bénéficie du statut de ré (...)
- 5 Les étudiants sont d’abord soumis à des procédures de sélection par l’agence nationale chargée de l (...)
- 6 Cela correspond à 615 € mensuels pour l’obtention d’un visa long séjour étudiant pour les étudiants (...)
13Les « néo-arrivants » constituent le groupe le plus représenté parmi les étudiants rencontrés (45 % - Tableau 2). Ces étudiants étrangers ne figurent pas parmi les bénéficiaires de bourses de mobilité internationale, garantissant un revenu minimal (ils sont 10 % seulement à détenir ce genre de subsides - Tableau 2) et ils sont exclus du système d’attribution de bourses sur critères sociaux (BCS) par l’État français4. Ils ont recours aux distributions alimentaires peu après leur arrivée. Pourtant, le projet d’immigration pour une expérience universitaire francilienne a fait l’objet de calculs et de prévisions économiques5. De fait, peu disent que leur projet d’études en France a été menacé en raison de ressources financières insuffisantes. Il semble donc, à première vue, paradoxal qu’ils fréquentent de façon quasi immédiate l’aide alimentaire. Il apparaît que malgré les critères de solvabilité liés à l’obtention de documents de séjour6, leurs économies sont fragiles. L’enveloppe financière disponible à l’arrivée peut être chiche, de quelques centaines à quelques milliers d’euros (III, a). L’arrivée en France peut ainsi générer un sentiment de désillusion, avec une prise de conscience de l’éloignement familial, des déceptions universitaires, mais surtout une chute drastique du pouvoir d’achat par rapport à la vie étudiante au pays d’origine.
- 7 Ce phénomène pointé par les entretiens, pour six étudiants ayant dormi dans des transports publics, (...)
14Les espérances placées dans la vie en région parisienne sont d’autant moins comblées que des difficultés de logement sont fréquentes. Se loger à Paris à bon prix paraît impossible d’emblée. Les étudiants interrogés ne restent pas dans la première chambre qu’ils occupent. À l’issue du premier semestre universitaire, les nouveaux arrivés vivent majoritairement hors de la capitale (davantage que les autres catégories). D’aucuns sont d’abord hébergés chez des tiers (Tableau 2), à titre gratuit, venus en Île-de-France par rapprochement familial ou amical. Le plus souvent associé à un éloignement des centralités urbaines et universitaires, ce mode d’hébergement amène peu à peu les étudiants « à penser le rapprochement physique du lieu d’études comme un ressort de leur réussite universitaire et de leur intégration au monde étudiant » (Dietrich-Ragon, 2021, p. 129). Il les expose en outre davantage au risque de présenter un état dépressif majeur (Ramblière et al., 2023). Enfin, ce type d’hébergement chez des proches est susceptible de se conclure par des départs précipités quand les relations se tendent entre hôtes, qui se sont peu souvent fréquentés dans leurs vies, ou seulement lors de vacances au pays. L’hébergé peut avoir le sentiment d’être exploité, avec des demandes plus ou moins explicites de contreparties, notamment pour des tâches ménagères. L’hébergement peut alors prendre fin brutalement, générant une instabilité résidentielle, voire quelques nuits sans logement. Lorsque des étudiants font face à des situations de sans-abrisme soudain7, ils se tournent vers le personnel de leurs établissements et le Crous.
- 8 L’expiration du visa qu’ils ont obtenu pour entrer sur le territoire français concerne des Algérien (...)
15Hors de ces urgences, rares sont ceux qui obtiennent de l’aide institutionnelle pour s’orienter. Pourtant, ce qui caractérise la vie des « néo-arrivants » ce sont aussi et surtout les « galères » administratives, qu’il s’agisse de l’accès aux droits, aux soins ou au marché du travail (Tableau 2). Le loyer des primo-demandeurs de l’aide personnalisée au logement (APL) leur coûte cher. Les « néo-arrivants » représentent 64 % des demandes d’APL en cours et seulement 13 % des récipiendaires effectifs de cette aide. Ils sont aussi près de la moitié à détenir un « numéro de Sécurité sociale provisoire », terme usité au temps de l’enquête. Si ce numéro d’attente permet en théorie d’accéder aux soins, en pratique, l’incompréhension sur l’ouverture des droits est problématique. Sans carte vitale, les étudiants présument ne pas pouvoir se faire rembourser leurs dépenses de santé, demander une mutuelle ou accéder aux APL. Enfin, de façon contre-intuitive, alors qu’ils ont été autorisés à venir étudier en France, 16 % des « néo-arrivants » rencontrent d’emblée des difficultés liées à leur demande de carte de séjour8.
- 9 À compétence égale, les employeurs peuvent par exemple préférer recourir à une main-d’œuvre étudian (...)
16Les nouveaux arrivés font aussi face à des déconvenues pour accéder au marché de l’emploi étudiant. Un trimestre après la rentrée 2021-2022, rares sont ceux qui ont trouvé un travail, et ce ne n’est pas faute d’en avoir cherché. Outre les liens tracés avec les difficultés administratives susmentionnées9, les employeurs peuvent avoir une attitude moins favorable quand les personnes ne sont pas parfaitement francophones et le temps de recherche d’emploi est plus conséquent faute de réseau pour ces « néo-arrivants ».
17Ainsi les personnes nouvellement arrivées se présentent-elles par le « bouche-à-oreille » à l’aide alimentaire, en attendant d’accéder à d’autres ressources. Les blocages administratifs qu’elles rencontrent finissent tout de même par être levés, réduisant les contraintes qui caractérisent ces premiers mois de séjour. Comment expliquer dès lors la présence de personnes étrangères arrivées depuis plus d’un an en France dans les distributions ?
- 10 Pour tous types de logements avec loyer à charge confondus, dans les résidences universitaires et l (...)
18Parmi les étudiants étrangers installés, plus de 6 personnes sur 10 continuent d’être présentes à l’aide alimentaire alors que leur première fréquentation d’une distribution date de plus d’un an, indiquant que de fortes contraintes budgétaires persistent pour elles. Ces étudiants doivent en effet s’assurer de gagner suffisamment d’argent pour payer un loyer : 9 personnes sur 10 dans ce groupe sont dans cette configuration, logées principalement hors du marché subventionné (un peu plus d’1 sur 10 loge en résidence Crous). Les prix franciliens sont tels que les étudiants étrangers installés paient un loyer moyen de près de 370 € – APL déduites10. Même si les individus disposent du revenu plancher selon la réglementation du droit au séjour étudiant pour obtenir un visa long séjour (N. B. : 615 € par mois), leur reste à vivre est faible une fois cette dépense réglée.
19Alors que les charges liées au logement mettent au défi les économies domestiques, l’aide de la famille quant à elle décroît, en espèces comme en nature. Le soutien financier familial régulier, qui concerne seulement le tiers de la population d’étude, est encore plus rare pour les installés (Tableau 2), et ils bénéficient moins souvent de solutions d’hébergement à titre gratuit.
- 11 Quand cela est rendu possible par leurs emplois du temps scolaires. En concordance avec la littérat (...)
- 12 Selon la terminologie utilisée par le site web officiel de l’administration française : https://www (...)
20Voie vers l’autonomie financière, le travail est le premier socle de revenus pour ce groupe d’étudiants. Souhaitant ou devant travailler11, plus de la moitié ont un emploi au moment de l’enquête (Tableau 2). Ce sont surtout des « jobs alimentaires », sans rapport avec les études suivies, en vente, services, travaux à domicile, qui sont exercés d’abord par les femmes, dans ÉtuCris, et entre 9 h et 18 h par semaine pour plus de la moitié des personnes qui les exercent. L’appréciation de ces jobs est négative ou en demi-teinte. Cette forme de revenus n’étant pas obtenue par tous ou restant insuffisante, les étudiants font feu de tout bois pour couvrir leurs dépenses pré-engagées, sans avoir à s’endetter, si ce n’est à court terme et pour de petites sommes auprès de leurs camarades. Dans ce contexte, ils sont susceptibles de demander des aides financières exceptionnelles aux institutions, en particulier pour payer leur loyer. Les étudiants étrangers ont en revanche très peu tendance à se déclarer auprès du Crous pour bénéficier des menus à 1 €, destinés aux étudiants « boursiers, mais aussi pour les non-boursiers en situation de précarité12 », et les installés ont tendance à s’imposer certaines privations alimentaires.
21Enfin, ils sont toujours confrontés à un enjeu administratif de taille, le renouvellement de leur titre de séjour : 16 % ne disposent pas d’un document de séjour à l’hiver 2021-2022, souvent faute d’avoir reçu un récépissé avant l’expiration de leur titre. Les personnes développent des combines et n’hésitent pas à ruser pour accélérer les procédures en préfecture : multiplication des rendez-vous pris de façon automatique, arrangements pour accéder aux guichets. L’absence de titre expose à beaucoup d’incertitude et des risques : impossibilité d’accéder ou de pérenniser des emplois, suspension des APL, crainte d’être confronté au même genre de traitement administratif que d’autres personnes migrantes en situation irrégulière alors qu’on est inscrit dans un cursus français d’études supérieures.
22Comparées aux étrangers interrogés, les personnes françaises de l’enquête sont plus jeunes, moins avancées dans leurs études, ce qui correspond davantage aux caractéristiques des étudiants français en population générale (Tableau 1). Leur situation économique se distingue de celles des étudiants étrangers.
23Selon l’« enquête nationale sur les ressources des jeunes (ENRJ 2014) », parmi les jeunes adultes de 18 à 24 ans, les étudiants sont les plus massivement soutenus par la famille de sorte que 72 % des jeunes décohabitants en cours d’études reçoivent une aide financière régulière de la part de leurs parents (Castell et al., 2016). Dans ÉtuCris, seules 36 % des personnes françaises reçoivent une telle aide. Non seulement la proportion d’étudiants soutenus financièrement par leurs familles est moindre, mais encore le montant moyen perçu est plus faible. Dans l’ENRJ, les jeunes étudiants décohabitants reçoivent une aide financière familiale de 510 € moyens mensuels. Dans ÉtuCris, en moyenne sur les trois derniers mois, les personnes françaises reçoivent moins : 379 €, tandis que les étrangères reçoivent un montant similaire à l’ENRJ (512 €).
24Néanmoins, et contrairement aux étudiants étrangers, les personnes françaises peuvent plus souvent compter sur des aides institutionnelles. Les bénéficiaires de la bourse sur critères sociaux du Crous sont largement surreprésentés dans cette catégorie. Alors que 38 % des étudiants en population générale perçoivent une BCS lors de la même année universitaire 2021-2022 (Fourré, 2022), les français d’ÉtuCris sont 57 % à la recevoir, à des échelons plus élevés qu’en population générale étudiante. Ces éléments témoignent des origines sociales modestes des étudiants français recourant à l’aide alimentaire. En entretien, ils font le récit d’une gêne financière à laquelle ils étaient déjà accoutumés au sein de leurs familles, contrairement à la plupart des étrangers qui ne faisaient pas face à de telles difficultés avant d’arriver en France. Sont ainsi évoquées des expériences de coupure d’électricité, de passage d’huissier dans le foyer parental, de passages en hébergements d’urgence, de parents bénéficiant du revenu de solidarité active (RSA) ou de mère de famille monoparentale avec une activité salariée peu rémunératrice.
25De manière générale, la cohabitation parentale domine pendant les études. À rebours de ce qui a pu être documenté quant à la décohabitation plus rare et tardive des étudiants de classes populaires comparés à ceux de classes moyennes et supérieures (Dietrich-Ragon, 2021), dans ÉtuCris, les personnes françaises sont presque exclusivement décohabitantes (Tableau 1). Cela signifie que malgré leurs moyens financiers limités et la cherté des loyers spécifique à l’Île-de-France, elles se tournent, bon gré mal gré, vers la décohabitation. Et ce choix intervient sans doute en raison de difficultés relationnelles intrafamiliales, plus fréquentes dans leur cas que chez les étudiants étrangers. Cette décision concerne moins les garçons, sous-représentés dans ÉtuCris, et qui, de manière générale pour ceux de classe populaire, font moins souvent le choix de la décohabitation (Beaud, 2002).
- 13 Il y a 174 077 places Crous disponibles pour 2 969 000 étudiants en 2021-2022.
26Sans surprise, une part des étudiants français supérieure à la population générale étudiante résident dans les logements Crous (23 % contre 6 %) (DEPP, 2022 ; Cnous, 202113). Les boursiers y étant prioritaires, cette part approche la moitié pour les boursiers français. Le loyer médian y est inférieur de près de 100 € au privé.
- 14 Ce phénomène de non recours aux soins est en revanche corrélé à la prévalence plus forte d’états dé (...)
27Enfin, en matière de santé, le cas des étudiants français présents à l’aide alimentaire est particulièrement préoccupant avec une prévalence plus élevée d’états dépressifs majeurs, une situation alarmante qui concerne plus d’un tiers de l’échantillon (Tableau 2). Les personnes françaises ont aussi tendance à renoncer à des soins alors qu’elles ne sont pas autant concernées par des problématiques administratives en matière d’ouverture de droits à la Sécurité sociale14. Les bourses de l’État ne garantissent donc pas une protection contre de sérieux risques sociaux. Cela se traduit par une attitude précautionneuse sur le plan économique, une façon de conjuguer les ressources qui repose sur une expérience de la précarité plus évidente chez les personnes françaises que chez les étrangères et que l’on peut se figurer à travers l’examen des budgets.
Tableau 2. Répartition (%) des trois classes d’étudiants (étrangers « néo-arrivants », installés et français) selon les variables indicatrices de précarité économique et de santé.
| |
Ensemble |
« Néo-arrivants » |
Installés |
Français |
p |
| |
100 |
44,9 |
35,6 |
19,5 |
|
| Hébergé chez un tiers |
|
|
|
|
0,077 |
| Oui |
15,9 |
20,1 |
12,4 |
12,9 |
|
| Non |
83,9 |
79,4 |
87,6 |
87,1 |
|
| Ne souhaite pas répondre |
0,2 |
0,5 |
0,0 |
0,0 |
|
| En emploi |
|
|
|
|
<0,001*** |
| Oui |
35,6 |
19,6 |
52,9 |
40,9 |
|
| Non |
64,2 |
79,9 |
47,1 |
59,1 |
|
| Indéterminé |
0,2 |
0,5 |
0,0 |
0,0 |
|
| Bourse |
|
|
|
|
<0,001*** |
| Oui |
21,8 |
10,3 |
17,1 |
57,0 |
|
| Non |
78,2 |
89,7 |
82,9 |
43,0 |
|
| Aide financière familiale régulière |
|
|
|
|
0,004** |
| Oui |
33,9 |
40,4 |
24,4 |
36,3 |
|
| Non |
66,1 |
59,6 |
75,6 |
63,7 |
|
| Blocage administratif º |
|
|
|
|
<0,001*** |
| Oui |
41,7 |
65,0 |
27,1 |
15,1 |
|
| Non |
58,1 |
34,6 |
72,9 |
84,9 |
|
| Indéterminé |
0,2 |
0,5 |
0,0 |
0,0 |
|
| État de faim ºº |
|
|
|
|
0,033* |
| Peu ou pas faim |
73,6 |
79,0 |
70,6 |
66,7 |
|
| Faim modérée ou sévère |
25,6 |
20,1 |
28,2 |
33,4 |
|
| Indéterminé |
0,8 |
0,9 |
1,2 |
0,0 |
|
| État dépressif majeur ººº |
|
|
|
|
0,014* |
| Oui |
34,2 |
31,8 |
30,0 |
47,3 |
|
| Non |
61,4 |
64,5 |
64,1 |
49,5 |
|
| Indéterminé |
4,4 |
3,7 |
5,9 |
3,2 |
|
Note de lecture : º En blocage administratif désigne le fait d’être en attente de document de séjour, de carte vitale (et donc du numéro de Sécurité sociale définitif), d’aides pour le logement ou contraint dans sa recherche d’emploi. ºº Les étudiants ont été interrogés sur leur état de faim sur les 30 derniers jours grâce à un indice domestique de la faim (Ballard et al., 2011). ººº L’état dépressif majeur est calculé par un score à partir du Module A du Mini International Neuropsychiatric Interview (MINI). Les chiffres en gras désignent des écarts considérés comme importants (en %) entre les trois classes d’étudiants, soulignés dans l’article. Le test du khi 2 exclut les indéterminés. * désigne une p-valeur inférieure à 0,05, ** à 0,01 et *** à 0,001.
Source : ÉtuCris.
- 15 C’est le cas à l’issue de 134 questionnaires.
28Examinons à présent l’évolution de la précarité dans le temps, à partir des renseignements budgétaires donnés en entretien. Par nécessité de concision, nous esquissons le portrait de trois étudiantes correspondant aux trois groupes des étrangers « néo-arrivants » (Denise), installés (Dina) et personnes françaises (Sanaa). Le budget des jeunes – et des étudiants – est composé de trois ressources principales : les aides publiques, le travail et les transferts privés issus de la famille (Portela et Raynaud, 2019). Dans ÉtuCris, les étudiants étrangers s’appuient généralement sur les revenus du travail ou sur les ressources de la famille. Certains se déclarent également sans ressources monétaires régulières au moment où on les interroge15. Permettant de suivre l’évolution de leurs recettes depuis qu’ils sont en France, les entretiens révèlent que le pilier économique de départ (la famille) est progressivement remplacé par un autre (le travail). Pour les personnes françaises des classes populaires, un cumul entre revenus de la bourse, du travail et aides en nature est plus fréquent. Il faut cependant se garder d’avoir une vision trop figée de ressources estudiantines qui ne sont guère assurées, ce qui explique l’importance, ponctuelle ou persistante, d’autres formes de soutien non financier, comme l’aide alimentaire.
29Les parents, mais aussi la fratrie et le reste de la famille élargie, se mobilisent d’abord pour permettre le projet d’immigration estudiantin. La quasi-totalité des aides pour venir en France vient de la famille. Pour rassembler la somme nécessaire valant attestation de solvabilité pour obtenir un visa, certains s’organisent avec des proches pour en disposer, puis la restituent partiellement ou complètement dès l’obtention du document et avant même d’arriver en France. En ce qui concerne la somme réelle avec laquelle les étudiants arrivent, elle peut supposer de vendre des biens tels un terrain ou des bijoux, ou encore de puiser dans de minces économies. Ainsi seuls les étudiants étrangers des milieux les plus aisés disposent effectivement à leur arrivée de près de 7 500 € pour leur première année universitaire en France ou de virements de 615 € mensuels maintenus après un an d’études. La nécessité de dégager rapidement des revenus pécuniers est donc fonction des écarts de capitaux initiaux réellement mis à contribution de l’étudiant.
30Une fois arrivés, ce capital décroît rapidement en raison de dépenses impérieuses (versement des frais de scolarité, achat de titres de transport annuel, de manteaux d’hiver). Un enjeu décisif consiste à se loger à moindres frais. L’hébergement gratuit par un membre de la famille constitue un réel avantage financier dans ce moment de fonte de la trésorerie, le loyer étant le premier poste de dépense des étudiants interrogés. Parmi ceux qui sont hébergés à titre gracieux, certains peinent malgré tout à dégager les revenus nécessaires à leur subsistance et les repas offerts par leurs hôtes sont de première importance. C’est aussi là l’intérêt de l’aide alimentaire : participer à nourrir ceux qui hébergent. Les produits ne correspondent cependant pas toujours aux besoins du foyer. L’hébergement peut prendre fin brutalement (II, a).
31Pour les étudiants recevant une aide financière familiale, les parents sont les principaux pourvoyeurs. Ils ont à cœur, ainsi que les récipiendaires eux-mêmes, de ne pas léser les autres membres des fratries, et peuvent considérer que l’autonomie s’impose avec l’avancée en âge. C’est le cas pour Denise, Béninoise de 24 ans issue d’une fratrie de dix enfants, dont le soutien mensuel de 615 € du père s’arrête au bout de six mois en France. Les virements des parents peuvent aussi être insuffisants ou devenir irréguliers, malgré eux. Sanaa, étudiante en médecine, reçoit une aide paternelle limitée à une centaine d’euros mensuels en sus de sa bourse échelon 1 (170 €), et plutôt de l’aide en nature (III, c). Dina, Malgache de 20 ans, recevait 600 € par mois de son père, mais le montant « s’est asséché », passant de 500 € à 350 €, puis à zéro lors de sa deuxième année universitaire parisienne. Impossible de se reposer sur une ressource aussi incertaine pour cette étudiante, susceptible de recevoir en revanche des demandes de contribution financière de la part de sa parentèle au pays (Encadré 1). D’autres membres ou proches de la famille peuvent donner de l’argent, mais plus ponctuellement et pour des montants plus faibles, qui s’apparentent parfois plutôt à des cadeaux pour le donateur, comme un oncle qui offre quelques billets lors de visites de sa nièce sans avoir conscience de ses difficultés financières. Pour l’étudiant qui en bénéficie, cet argent peut être essentiel pour boucler son budget, et ce d’autant plus pour les étrangers non éligibles à une BCS, pour qui l’exercice d’une activité rémunérée s’impose.
Encadré 1. Des étudiants avec peu de moyens qui aident leurs familles
Certains étudiants se trouvent être les pourvoyeurs d’aides financières à leurs familles. Parmi les ménages de parents de jeunes adultes, 7 % sont concernés. Ces parents aidés forment plutôt des foyers « aux revenus plus modestes que la moyenne des parents », qui aident les jeunes adultes « moins fréquemment que la moyenne » et pour un montant moins élevé (Grobon, 2018). Ici, cette configuration touche 7 personnes aux origines très modestes sur les 38 interrogées en entretien. Gloria, française née en République démocratique du Congo (RDC) et ayant grandi dans une famille monoparentale, fait des courses à sa mère quand elle lui rend visite et que « le réfrigérateur est vide ». Elle a déjà dû donner de l’argent à de la famille vivant en RDC : 100 € pour l’achat d’un smartphone, 1 000 € pour participer au remboursement d’un crédit, des sommes importantes qui l’obligent à puiser dans ses revenus de travail et de bourse. Khedidja, arrivée en France à 17 ans et sortante de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), envoie de l’argent à sa mère restée au Maroc, d’abord entre 50 et 80 € par mois à partir de sa majorité, puis entre 100 et 150 € mensuels – sur un salaire de 733 € – depuis le début de son alternance à la rentrée universitaire 2021. Aider sa famille est difficile financièrement et délicat d’un point de vue psychologique. Une autre étrangère installée en France depuis des années, Artemis, verse depuis qu’elle est boursière une participation financière de 200 €, soit la moitié de ce subside, à sa mère avec qui elle vivait, et payait en plus des courses à l’occasion. Sa mère, retraitée, rentrée en Grèce, ne gagne pas assez pour vivre en France ni sur place. Mobilisée pour la « survie quotidienne » d’une « maisonnée » (Gollac, 2003 ; Weber, 2002) transnationale formée avec sa mère, la jeune femme est « fière » de savoir tenir son budget et d’aider sa mère, mais en parallèle elle trouve très dur de ne pas se sentir protégée et pense être un poids pour cette dernière. Cette « refamilialisation » des ressources personnelles se fait « par devoir autant que par fierté » (Couronné et al., 2019). Ce type de situation participe au devenir adulte tout en entravant une autonomisation sur le plan budgétaire.
32Deuxième ressource clé dans la population d’étude, l’exercice d’une activité rémunérée est souhaité par les étudiants, et leurs trajectoires montrent un glissement vers l’emploi comme ressource pivot du budget. Quand les ressources tirées des jobs alimentaires sont irrégulières, ce peut être le signe que l’aide familiale est encore accessible. Toutefois, l’emploi reste souvent une source de tensions, au regard des horaires (en fin de journée d’études, la nuit, le week-end), du statut précaire des contrats (plus d’un tiers des étudiants concernés par un job alimentaire n’ont pas signé de contrat à durée déterminée ou indéterminée) et des rémunérations incertaines, qui contraignent à solliciter l’aide parentale en cas d’urgence.
33Quand le job alimentaire s’impose en remplacement total de l’aide familiale, les ressources qu’il procure doivent être plus régulières. Par exemple, Denise décroche un contrat à durée indéterminée dans la restauration de chaîne qui lui rapporte 634 € par mois en respectant le plafonnement horaire annuel fixé pour les détenteurs de visas long séjour étudiants (964 h). Dina, quant à elle, réalise des missions temporaires, mais chronophages, d’hôtesse, vendeuse, réceptionniste depuis la fin de sa première année en France. Seulement détentrice d’un récépissé dans l’attente du renouvellement de son titre de séjour, elle doit s’en tenir à ces contrats à durée limitée, mais parvient tout de même à économiser quelques milliers d’euros, pour se financer plus tard un master dans une école privée de communication. Même dans ce contexte, travailler peut donc en partie servir d’autres fins que de subvenir à ses besoins matériels immédiats.
34Pour les personnes françaises des classes populaires, c’est avant tout une logique précautionneuse qui conduit à travailler en parallèle de ses études, la « peur de manquer » d’argent. Celui gagné au long des études est plutôt considéré comme une enveloppe de secours, avec un rapport plus distancié au travail dès lors que le pécule reçu de l’État est assez conséquent pour s’en sortir. Il permet également de financer des investissements scolaires ou des projets coûteux (frais de scolarité, ordinateur, permis de conduire), des loisirs. D’aucunes disent qu’elles ont du mal à se figurer leurs missions comme un travail, à l’instar de Mira (boursière échelon 3, 333 €) qui vit chez sa sœur, contribue quand elle le peut au loyer à hauteur de 200 €, coiffe pour 20 € des connaissances et travaille comme préparatrice de commandes intérimaire en grande banlieue, souvent la nuit, pour 11 € de l’heure et au moins deux week-ends par mois. D’autres, au contraire, comme Gloria (boursière échelon 6, 493 €), font progressivement de leurs jobs alimentaires un support de leur projet de vie. L’étudiante se compose une épargne en travaillant 20 h par semaine dans l’agroalimentaire en parallèle d’un master en sciences politiques, espérant rassurer sa mère sur son devenir professionnel, refusant de compter uniquement sur la bourse et évitant, autant que possible, de recourir à l’aide alimentaire.
35C’est une chance peu commune de décrocher un emploi lié aux études, notamment un contrat d’apprentissage. Pourtant, cela ne signifie pas que le travail alimentaire est derrière soi – des va-et-vient entre ces séquences d’emploi liées aux études et petits boulots sont observés – ni que la gêne économique est durablement écartée. Même si ces emplois sont mieux rémunérés, ils sont temporaires et sources d’incertitude pour l’avenir. Comme pour les jobs, les étudiants en soulignent les avantages en argent ou en nature (primes, possibilité de manger sur son lieu de travail), plutôt que l’intérêt en matière de formation.
36Difficile d’accès, soumis à un plafonnement horaire réglementaire ou à des limitations par nécessité de conciliation avec les autres temps de la vie, fournissant des gains limités et parfois de piètre qualité, l’emploi est aussi le signe d’une vie estudiantine marquée du sceau de la débrouille.
37Généralement, la dimension alimentaire de l’aide n’est pas présentée comme un besoin vital, mais comme un appoint économique. Elle apparaît comme l’une des multiples façons de joindre les deux bouts. Partageant leurs bons plans, les étudiants se rendent la première fois en distribution alimentaire un peu comme à des portes ouvertes, avec quelque appréhension allégée par les camarades les accompagnant. Les denrées qui y sont distribuées peuvent constituer un soutien (très) ponctuel, correspondant à une phase d’apprentissage de la gestion de son budget, à une période de creux avant le versement de liquidités, à un essai. Une fois testée, la fréquentation assidue d’une distribution particulière est toutefois la norme, jusqu’à ce que soit découverte une façon de mieux gagner son temps. Sanaa, bénéficiaire désormais intermittente de l’aide alimentaire, préfère effectuer des gardes à l’hôpital dans le cadre de ses études de médecine. Elle précise aussi favoriser les révisions au temps passé en distribution, où « le rendement n’est pas assez bon ».
- 16 Il y a cependant une indépendance entre scolarisation à l’université et déclaration d’état de faim (...)
38Sur le plan strictement alimentaire, tout le nécessaire ne se trouve pas dans ces distributions. Des étudiants expliquent acheter « le strict minimum » dans le circuit marchand et y trouver des produits qu’ils ne se permettraient pas d’acheter sinon, des gâteaux et produits d’hygiène par exemple. Certains se fixent un plafond financier hebdomadaire ou mensuel à ne pas dépasser pour le poste alimentaire, indice parmi d’autres d’une stricte tenue des comptes. Denise considère les denrées reçues gratuitement comme un socle à compléter par des courses spécifiques pour 80 € mensuels, tels des produits africains dans le quartier parisien de Château Rouge, ou plus généralement du pain, de la viande et de l’eau en bouteille, dépenses rendues possibles par l’absence de prise de repas le midi au restaurant universitaire16. La fréquentation des distributions n’exclut pas des techniques pour tromper la faim : décalages ou sauts de repas, autopersuasion que l’on n’a pas « besoin de trop manger ». Les hommes font davantage part de difficultés à composer des repas à partir des produits reçus.
39Les sources d’alimentation bon marché ou gratuite se combinent. Sanaa « mange à l’œil » quand elle est de garde à l’hôpital ou y « grignote » en journée. Comme certains décohabitants, elle reçoit un soutien alimentaire de sa mère pour acheter un produit qu’elle peinerait à se procurer, la viande, et une cousine lui fournit des denrées issues du supermarché que tiennent ses parents. À l’instar d’autres étudiants, c’est ainsi sans passer par les distributions qu’elle récupère des invendus de l’agroalimentaire. Elle qui fait très rarement les courses s’est retrouvée avec un paiement refusé pour 7 €. Elle s’est alors sentie légitime à aller à l’aide alimentaire. La question de la légitimité à fréquenter ces distributions se pose en particulier pour les personnes françaises, ces dernières évoquant des situations de précarité « pires » que la leur ou des expériences préalables aux guichets de l’assistance, en famille.
40Fréquenter l’aide alimentaire peut enfin renvoyer à une recherche plus générale de secours, pas uniquement économique. Les étudiants y formulent des besoins de soutien psychologique, pour l’accès à leurs droits, voire à un travail, auxquels tentent de répondre les associations. L’aide alimentaire équivaut ainsi à un premier guichet, plus polyvalent qu’il n’y paraît, où se présenter pour les étudiants en difficulté.
41Les trajectoires des étudiants présents à l’aide alimentaire et leurs budgets montrent comment ce dispositif d’urgence, pensé pour lutter contre la faim, est une ressource intégrée à leur mode de vie et leur gestion budgétaire au cordeau. Elle pallie la difficulté à capter des ressources familiales suffisantes – dans un contexte français où le soutien financier pendant la jeunesse repose largement sur la famille (Van de Velde, 2008) – pour des individus venus de pays à plus faibles revenus ou de familles modestes, qui n’obtiennent pas d’aides institutionnelles ou de revenus professionnels assez conséquents pour vivre sereinement seuls en Île-de-France. Cela dit, des sous-populations doivent être distinguées dans ces files, d’abord les étudiants de nationalité française et ceux étrangers. Ce clivage vient des différences de traitement administratif et des écarts de positionnements sociaux d’origine. Les personnes françaises ne sont pas confrontées aux obstacles et aléas liés au droit du séjour. En revanche, elles rendent compte d’expériences de précarité héritées, dès l’enfance, ce qui n’est guère le cas des étudiants étrangers. Parmi eux, il importe de distinguer les nouveaux arrivés – exposés à un choc économique et social plus ou moins radical selon le capital à disposition pour vivre leur première année universitaire en France – des étudiants plus anciennement installés – qui s’évertuent à faire preuve d’une autonomie croissante vis-à-vis de leurs proches.
42Sur le plan budgétaire s’opère donc un glissement d’une ressource pivot quoique limitée, la famille, à une autre, les revenus du travail. Pour les personnes françaises, disposant de bourses sur critères sociaux, les revenus peuvent être plus composites. Se rendre à l’aide alimentaire entre dans des modes de débrouille pluriels des étudiants. D’aucuns y recourent de façon très temporaire, quoique plutôt régulière au moment où ils en ressentent le besoin. Mais y être présent intensivement est d’autant plus coûteux que cela peut être ressenti comme mettant à mal l’investissement scolaire ou les possibilités de gagner de l’argent en parallèle de ses études. Reste qu’un recours durable à l’aide alimentaire, même s’il est discontinu, semble un bon indicateur pour cerner qui sont les étudiants dont les séquences de précarité persistent ou se multiplient. Polariser l’attention publique, comme pendant la crise sanitaire de la Covid-19, sur des aides d’urgence est cependant une approche partielle. La présence à l’aide alimentaire d’étudiants quasi exclusivement décohabitants en Île-de-France est surtout le signe de la centralité du logement dans les difficultés budgétaires structurelles.
Flux RSS
