3L’originalité du projet ArchivU est de saisir ces transformations économiques, sociales et politiques non pas sous l’angle des discours sur l’Université – textes médiatiques ou relevant de la communication externe des universités – mais sous l’angle des discours de l’Université – textes qui rendent compte au plus près de l’activité professionnelle multiforme qui s’y élabore et s’y déploie, telle qu’elle se configure dans les instances qui l’organisent, la régulent ou l’évaluent.

4D’un point de vue théorique, nous appréhendons les discours étudiés non comme « reflet » d’une instance ou d’une institution, mais dans ce qu’ils construisent ou plutôt dans ce que les formes langagières et textuelles construisent, au plus près des processus mêmes de leur production : via les marques de personne, les modes de représentation de la réalité, les formes de négociation avec l’ailleurs discursif (discours autre représenté, voir Authier-Revuz, 2020 ou préconstruit, voir Pêcheux, 1975), mais aussi via l’organisation même du texte et sa présentation matérielle se dessine une figure (imaginaire) de l’instance d’énonciation qui oscille entre l’Université comme institution de savoir dans une société donnée et l’université comme établissement, qui a vocation à s’individualiser, s’autonomiser, se « présentifier » depuis la loi Faure et encore plus depuis les années 2000 et la mise en concurrence des acteurs au sein d’un « marché » de la connaissance.

5Chercher à comprendre comment les discours « fabriquent » l’institution amène à prendre comme objet d’analyse la catégorie du genre de discours. Envisagés à la suite de Mikhail Bakhtine (1984) comme des « types relativement stables d’énoncés » (1984 : 265) en relation étroite avec les pratiques propres aux différentes sphères sociales de l’activité humaine, les genres constituent ainsi un lieu intermédiaire où s’intriquent le langagier et le non-langagier (Branca-Rosoff, 1999) et où peuvent s’observer la cristallisation, la stabilisation et l’évolution des pratiques en normes. Éléments structurants de ce que Michel Foucault nomme « pratiques discursives » (1969 : 169), les genres de discours permettent en particulier d’approcher le discours sous l’angle de ses « modalités énonciatives », lesquelles selon Foucault règlent le rapport entre des énoncés, des sujets et des institutions (1969 : 86). Le genre n’est pas ici envisagé comme un modèle normatif, mais comme une catégorie construite, hétérogène et dynamique, prise dans un « réseau » de genres, et dont « l’identité » est liée à la façon singulière dont il construit une instance énonciative, un allocutaire et un mode de représentation du monde en relation avec la visée pragmatique qu’il accomplit.

Des genres professionnels et institutionnels

6Pour saisir cette fabrication de l’institution universitaire, nous nous centrons, dans la continuité de travaux antérieurs (Mellet & Sitri, 2010 ; Née, Oger & Sitri, 2017 ; Sitri, 2015 ; Mellet, 2020 ; Barats & Née, 2020), sur deux genres peu lus et souvent peu exploités, mais qui permettent justement d’appréhender la fabrique interne de l’institution universitaire : le compte rendu d’instance et le rapport d’activité de centre de recherche. Saisis dans leur dimension processuelle, en tant que pratiques professionnelles, ils donnent accès aux processus d’élaboration des normes de l’institution universitaire par ses discours, dans leur production, leur mode d’action ainsi que dans leur diffusion.

7Ces deux genres, qui représentent les deux grandes fonctions – formation et recherche – dévolues à l’université et permettent d’en saisir les évolutions, possèdent des points communs. Genres professionnels en tant qu’ils organisent et façonnent l’activité (Boutet, 2014), ce sont aussi des genres administratifs qui, par leur mode de production, de diffusion et d’archivage, témoignent de l’idéal – imaginaire – de « transparence » qui anime les sociétés dites démocratiques. Produits à intervalles réguliers dans un cadre légalement contraint, ils postulent un allocutaire auquel on « rend compte » ou « fait rapport », c’est-à-dire qu’ils s’inscrivent dans un cadre contractuel vis-à-vis de cet allocutaire (Cormier, ici-même). Le compte rendu est, dans le cas précis du compte rendu d’instance, mis à disposition de l’ensemble de la communauté universitaire, mais également adressé au recteur : le rapport d’activité, comme on a pu le montrer ailleurs plus largement pour le macro-genre du rapport, est explicitement adressé à un commanditaire chargé d’évaluer l’activité (Née, Oger & Sitri, 2017 ; Née & Lehmann, ici-même). Du point de vue du pôle de locution, ces textes le plus souvent élaborés collectivement construisent une instance d’énonciation collective qui, au-delà de l’instance particulière productrice du texte, soulève la question d’une énonciation « institutionnelle ».

8Ces deux genres possèdent de plus une dimension juridique : le compte rendu quand il devient procès-verbal acte des décisions qui ont vocation à s’appliquer à la communauté ; le rapport, de façon certes différente, fait partie du processus d’évaluation et de contractualisation qui lie laboratoires, établissements et instances de financement de la recherche. Le statut juridique de ces écrits, matérialisé par la signature, leur donne une dimension performative (cf. Fraenkel, 2006) dans la mesure où c’est leur production et leur diffusion au sein de la communauté universitaire qui créent et imposent les normes propres à l’institution.

9De manière plus générale, « rendre compte » ou « rapporter » suppose d’élaborer une représentation de la réalité : le compte rendu, en tant qu’il « tient lieu » de la réunion dont il est le compte rendu, constitue une représentation de ce qui s’y est dit tandis que le rapport, en tant qu’il « donne à voir » et justifie devant l’autorité de tutelle l’activité d’un laboratoire et de ses chercheurs – et son financement –, fournit des éléments factuels et quantitatifs permettant d’évaluer cette activité. Mais ces deux genres ne peuvent être lus comme le simple « reflet » de ce qu’ils représentent. La rédaction d’un compte rendu, bien plus qu’un simple transcodage, suppose une « négociation » entre les contraintes génériques et celles liées à la nature, au statut, à la fonction de la réunion et de l’instance dans laquelle elle prend place. À ce titre, les discussions/négociations portant sur les aspects matériels de la production du compte rendu sont bien souvent indissociables de débats sur la fonction et les attributions de l’instance elle-même. Au fil du temps, plus les enjeux sont ressentis comme importants, plus la normalisation des pratiques rédactionnelles s’accroît. Elles sont aujourd’hui au maximum dans les rapports d’activités de laboratoires, et l’on peut faire l’hypothèse que la complexification croissante et le formatage de plus en plus contraint accompagnent un formatage parallèle de l’activité de recherche : le rapport est bien ici un « outil de rationalisation et de normalisation de l’action publique comme de l’activité professionnelle » (Née et al., 2017 : 9 ; Née & Lehmann, ici-même). Ainsi dans la façon dont les acteurs négocient avec les différents niveaux de contrainte qui pèsent sur l’écriture de ces textes peut se lire, en creux, une représentation de l’institution au sein de laquelle leur production prend place.

Les genres comme nouage entre langue, discours et historicité

10Le travail présenté ici prend appui sur une réflexion plus large sur l’articulation entre normes génériques et conjoncture historico-idéologique (Dumoulin, ici-même). Nous postulons en effet que l’on peut appréhender cette représentation de l’institution via les genres de discours à partir de trois points d’entrée que nous appellerons « pragmatique », « énonciatif » et « interdiscursif ».

11Premièrement, en tant qu’ils sont appréhendés dans la perspective bakhtinienne en relation étroite avec différentes pratiques sociales, les genres de discours peuvent être caractérisés par une visée pragmatique ou un but illocutoire, qu’ils manifestent très souvent par leur nom (« compte rendu », « rapport ») (voir Mellet & Sitri, 2010 ; Mellet ; Née & Lehmann, ici-même). L’accomplissement de ce but dans le cadre interlocutif défini passe par des « normes » d’écriture explicitées (voir les guides de rédaction des comptes rendus de l’ONU étudiés par Duchêne, 2004) ou explicitables, soit par l’analyse des discussions repérables dans les brouillons qui l’accompagnent (Sitri, à paraître), soit par des entretiens avec les scripteurs. Dans ce cadre pragmatique, le genre met en relation un locuteur et un allocutaire qui sont explicitement identifiables ; il est indissociable d’un mode de production et de communication réglé par l’institution qui en assure l’enregistrement et l’archivage (Cormier, ici-même). De ce point de vue, les genres de discours constituent en quelque sorte la dimension discursive et interactionnelle de l’activité sociale (Bronckart, 1997).

12En second lieu, le choix, pour accomplir le but pragmatique recherché, d’un genre particulier – choix en partie réglé par une tradition et une mémoire – implique des modes d’énonciation qui construisent des représentations différenciées de l’instance d’énonciation. Dès lors, dans cette perspective, le sujet est non pas un être réel antérieur à l’énonciation, mais un être linguistique construit par l’énonciation, et ce à différents titres. Prenant appui sur les apports, dans le domaine de l’énonciation, de Benveniste (1974), de Vogüé (en particulier 1999) ou Authier-Revuz (2020), on considère que les fonctions propres aux genres étudiés s’accomplissent en rapportant des faits, représentant des dires, évaluant et catégorisant, autant d’opérations langagières dont il importe de saisir les formes et les plans d’énonciation par lesquelles elles se réalisent dans le corpus et l’évolution au cours de la période. Ce niveau d’analyse réclame une perspective sérielle et différentielle dans le mode de constitution du corpus : c’est par le contraste et la comparaison que l’on fait apparaître des spécificités, selon une granularité qui dépend des objectifs de la recherche. C’est ainsi que se comprend la perspective diachronique, qui introduit une comparaison « interne » à un corpus constitué à partir des archives universitaires sans pour autant faire jouer toutes les variables en même temps.

13Enfin, et il s’agit du troisième point d’entrée dans notre corpus, le sujet ainsi configuré se trouve pris dans une conjoncture historique qui détermine d’une autre façon le discours. Les genres étudiés apparaissent en effet traversés par des effets d’évidence attachés à des formes de préconstruit imprimant dans le fil du discours (intradiscours) la prise d’un contexte interdiscursif. Cet ensemble de thèmes qui se trouvent imposés aux discours universitaires par l’intermédiaire du préconstruit traduisent l’impression d’une formation discursive dominante sur ces discours, ils conduisent à analyser le rapport du genre à sa conjoncture historique à la lumière d’une idéologie dominante (Pêcheux, 1975 : 140 ; Henry, 1975 : 97). Par ailleurs, dans le genre du rapport, l’on peut déceler les traces discursives d’une forme de « pouvoir-savoir » dite « disciplinaire » (Foucault, 1973) reposant sur l’enregistrement documentaire dans les archives d’un certain parcours « biographique » des sujets (en l’occurrence, à l’université, les laboratoires) balisé par des normes implicites. Il se trouve donc que ce sont plusieurs manières d’envisager la relation entre discours et histoire (Foucault, Pêcheux) qui se croisent sur le terrain des genres de discours (Dumoulin, ici-même et 2022). Ainsi, la conjoncture actuelle étant marquée par la mutation néolibérale que décrivent les sociologues, nous faisons l’hypothèse que les discours produits par l’Université sont partie prenante de cette mutation, qu’ils participent à la configurer et à la diffuser. Dès lors, l’horizon interprétatif de notre travail – et l’un des objectifs que se fixe le projet ArchivU –, dont ce dossier constitue un premier jalon, sera de rapporter les résultats de nos observations à cette mutation historique et à terme d’en identifier des manifestations caractéristiques, à l’aune des trois points d’entrée dans le genre (pragmatique, énonciatif, interdiscursif) présentés ci-dessus.

Une approche diachronique

14Pour saisir ce que construit le discours, la diachronie revêt une dimension heuristique, intrinsèquement liée à une conception dynamique des genres inspirée de Bakhtine (cf. Mellet & Sitri, 2010). En effet, elle induit un principe de contraste en quelque sorte interne au corpus : en observant sur un demi-siècle les formes langagières et textuelles, on saisit à la fois la permanence de contraintes sédimentées à différents niveaux, mais aussi les évolutions, qui jouent le rôle de révélateur des catégories langagières soumises à négociation, et à interpréter en relation avec les évolutions historiques, sociales et politiques. La diachronie « révèle » ainsi l’historicité des usages langagiers, mais aussi des normes, vécues à chaque instant comme intemporelles, et dont il appartient aussi de relever, en synchronie, la structure d’« évidences ». Ainsi, l’enquête diachronique s’articule avec le discernement minutieux en synchronie de ce qui relève d’un « déjà-dit » implicite : de ce fait le tissu d’évidences qui se déploie à l’insu d’un discours en synchronie se trouve associé au passage d’une conjoncture historique en diachronie. La dimension diachronique implique une plongée dans les archives produites par les universités.

Un corpus construit à partir d’archives

15Et de fait, les documents étudiés entretiennent un rapport privilégié avec l’archive. En effet, le caractère normé, réglé, encadré par la loi de ces textes se laisse voir dans les procédures d’enregistrement dont ils sont passibles : ils sont destinés à être archivés, ils sont par nature « archivables » (voir Cormier ainsi que Sitri, ici-même). La mise en série et la compilation dans l’archive sont étroitement associées au fonctionnement des genres qui sont à l’étude, et ce dans la mesure où l’établissement d’un repérage entre des sujets et leur « dire » dans un rapport ou un compte rendu est fait pour être redoublé, recoupé par d’autres repérages dans d’autres rapports et comptes rendus. Le dialogue avec les archivistes permet de saisir la spécificité de ces archives considérées comme administratives et conservées à ce titre dans le cadre d’une politique de « transparence » qui caractérise les institutions publiques. Du point de vue de l’analyse du discours se pose la question de la constitution du corpus. Il est organisé ici par la perspective générique sous deux aspects complémentaires. D’une part la constitution d’un corpus homogène de textes relevant d’une même série chronologique – comptes rendus de conseils d’université/de conseils d’administration (CU/CA), rapports scientifiques de centres de recherche de la même discipline, passible d’une exploitation informatique et statistique. D’autre part, la constitution de corpus hétérogènes (cf. Oger & Ollivier-Yaniv, 2003 ; Cislaru & Sitri, 2012) permettant d’envisager le texte final d’un compte rendu ou d’un rapport dans l’ensemble des documents qui ont été archivés dans la même boîte d’archive : par exemple, pour le compte rendu, documents préparant, accompagnant, suivant la séance ; pour le rapport, consignes rédactionnelles, échanges scripturaux plus ou moins formels avec le(s) commanditaire(s), évaluation par différentes instances (conseil scientifique par exemple) des rapports produits. De fait, constitutivement articulé à une pratique sociale, le genre invite à prendre en compte les processus concrets de production, circulation, réception des textes, dont les boîtes d’archives nous livrent des traces (Cormier, ici-même) et que viendront enrichir ultérieurement, pour les périodes les plus récentes, les entretiens avec les acteurs (cf. Oger & Ollivier-Yaniv, 2003 ; Barats & Née, 2020).

16Dans la discussion sur le geste propre à l’AD de constitution d’un corpus à partir des archives se trouvent ainsi revivifiés des débats qui, au travers des travaux de J. Guilhaumou & D. Maldidier en particulier, ont contribué aux avancées théoriques de la discipline.

Un corpus informatisé

17La constitution de séries chronologiques requiert et suppose l’informatisation du corpus et son annotation, dont le processus est en cours. Ainsi, par leur constitution en archives numériques, les textes se trouvent-ils enrichis, « augmentés », « redocumentés » en quelque sorte. Cette opération suscite un nouveau dialogue entre analyse du discours et « humanités numériques » : les explorations textométriques se nourrissent de l’identification et de la description des catégories langagières pertinentes pour caractériser le genre et en saisir les évolutions (Lethier & Montrichard, 2016 ; Lethier, 2020). Les niveaux d’analyse convoqués sont nécessairement multiples : lexique, énonciation, textualité, sémio-visuel. La dimension diachronique permet de faire apparaître à la fois des phénomènes de répétition et de reprise de segments préfabriqués, des filiations et des continuités, phénomènes bien étudiés dans le cadre de la tradition discursive (Loiseau, 2013), mais aussi des discontinuités et des ruptures. Dans le dossier, on observera les effets d’écho entre les analyses menées sur un échantillon de corpus prenant pour objet des catégories énonciatives (Sitri) ou temporelles (Mellet) et le résultat des explorations outillées menées par Lethier & Wang dont le travail, outre qu’il valide les observations faites « à l’œil nu » et propose d’autres observables, va également permettre d’affiner la périodisation. Sur un autre plan, l’article de Dumoulin met à l’épreuve d’un corpus de rapports HCERES de 2018 les méthodes de mise au jour d’une forme prototypique d’accueil du préconstruit, la nominalisation, et les hypothèses théoriques sur lesquelles s’appuient le projet et ce dossier, la relation entre genre et formations discursives, entre normes et idéologie, exploitant cette fois les ressources d’un corpus synchronique représentant des instances d’énonciation (les équipes et laboratoires) diversifiées.

Présentation des contributions

18Les contributions réunies pour ce numéro ont été élaborées dans le cadre d’un projet collectif ; elles se situent dans le cadre général présenté ci-dessus, mais proposent des angles d’attaque différents et, nous l’espérons, complémentaires. À côté d’observables traditionnels en AD – allant de l’énonciation au sens benvenistien du terme aux formes de préconstruit comme les nominalisations, en passant par l’étude des catégories morphosyntaxiques dans une démarche d’analyse outillée, on relève l’attention portée aux formes matérielles de l’écrit et de la textualité, qui enrichit l’AD d’observables et de problématiques traditionnellement plus proches de l’anthropologie de l’écrit. Ces contributions portent sur un corpus – partiellement – commun, constitué de deux ensembles : les comptes rendus de CA d’une part, les rapports d’activité et d’auto-évaluation des laboratoires d’autre part. Chacune des contributions construit cependant ses données d’une façon un peu différente : corpus échantillonné de comptes rendus et de rapports de recherche des années 1970 à nos jours, corpus partiellement numérisé de comptes rendus couvrant la même période ou encore corpus « synchronique » des rapports HCERES de 2018. Ainsi, l’ensemble des contributions se confronte à la notion de « genre de discours », qu’elles envisagent toutes de façon historiquement située. Dès lors, elles proposent de premières pistes d’interprétation quant au « sujet » université fabriqué par ces discours et à son évolution.

19L’article d’Agathe Cormier « De l’objet textuel à la présentation visuelle du texte » qui ouvre ce dossier porte sur les deux genres qui font l’objet de ce dossier. L’auteure cherche, à travers l’observation fine des traces d’ordre divers présentes sur l’objet textuel et la mise au jour de leur structure visuo-graphique, ainsi que des marques énonciatives présentes dans le texte, à reconstituer des pratiques de production, de validation et de circulation de ces documents, ainsi que des pratiques d’enregistrement et d’archivage qui constituent une propriété constitutive de ces textes. Elle montre ainsi comment ces documents qui relèvent de la sphère administrative sont constitués en série dès leur production et comment une dimension commerciale s’imbrique avec la dimension administrative.

20Trois articles portent ensuite spécifiquement sur le genre du compte rendu, à partir d’un corpus d’échantillons sur l’ensemble de la période pour les deux premiers, d’un corpus numérisé pour le troisième.

21Les explorations outillées mises en œuvre par Virginie Lethier et Ilaine Wang dans leur article (« De l’exploration textométrique d’un corpus de comptes rendus de l’université de Nanterre aux pistes interprétatives sur l’évolution du genre en diachronie ») viennent apporter un premier éclairage sur les comptes rendus nanterrois – en mettant en évidence des tendances confortées ou affinées dans les études suivantes. À partir d’un échantillon de comptes rendus de conseils d’université et de conseils d’administration de l’université Paris Nanterre choisi dans l’intervalle 1971-2018, les auteures se proposent de mobiliser les outils de la textométrie pour suggérer – compte tenu de l’état encore provisoire du corpus – une périodisation représentative de l’évolution du genre. En s’appuyant sur l’analyse des spécificités d’un jeu d’étiquettes grammaticales relativement à une partition par décennies du corpus, les auteures mettent en évidence le glissement d’un style nominal à un style verbal au cours de la période. Ce constat ouvre un ensemble de pistes interprétatives : poussée du discours indirect parmi les modes de représentation du discours autre, tendance à la désinscription énonciative. Le suivi de ces pistes conduit à singulariser la décennie 2010 comme temps de rupture quant à l’emploi des temps verbaux, mais aussi des connecteurs propositionnels ; rupture dont il appartient de rechercher les causes historiques : la professionnalisation des CR ainsi qu’une évolution idéologique de l’institution à la suite de la réforme LRU figurent parmi les hypothèses retenues. C’est finalement sur les pistes qui restent à explorer que se conclut l’article en soulignant l’intérêt de se pencher sur l’évolution des connecteurs médiatifs, et sur les variations des formes de Représentation du Discours Autre (RDA) suivant l’identité du locuteur représenté.

22L’article de Frédérique Sitri (« La construction d’un “sujet du discours” dans les comptes rendus de CU/CA de l’université de Nanterre : une perspective énonciative ») vise à établir les propriétés du sujet construit par le compte rendu, à partir de l’étude de la façon dont se réalisent les configurations énonciatives propres au genre. De façon classique sont ainsi analysées les formes de première personne du pluriel ainsi que les réalisations des modes de Représentation du Discours Autre (RDA). Les observations menées sur l’échantillon consulté semblent ainsi montrer une disparition de la fréquence de l’emploi de « nous », en particulier en contexte non subordonné, interprétable comme du Discours Direct, d’une part, et une tendance à la systématisation du Discours Indirect avec une moindre fréquence, surtout vers 2015, de formes de modalisation (le choix des verbes introducteurs, présence de formes de modalisation autonymique en particulier), d’autre part. Tout se passe comme si, autour de cette date, on observait une moindre consistance du sujet du discours et un glissement du compte rendu vers le rapport.

23À partir d’un échantillon à peu près identique, la contribution de Caroline Mellet (« Les conceptions du temps dans les comptes rendus des conseils d’administration de l’université de Nanterre ») étudie la façon dont le genre configure une certaine représentation du temps. L’analyse sémantique du « nom de genre » associée à l’observation en diachronie des occurrences de ce nom montre que « rendre compte » ici est associée à un bilan complet et détaillé issu d’un retour rétrospectif sur soi et sur son passé et que le compte rendu est lié à un devoir envers une autorité qui a un ascendant sur celui qui l’accomplit et à l’égard duquel il convient d’être exhaustif et transparent. Le compte rendu semble ainsi favoriser deux modes de saisie du temps : une saisie globale, rétrospective, et une saisie sécante, au plus près du surgissement de la parole, correspondant à deux grandes catégories temporelles : un temps historique et un temps subjectif. Si l’échantillon consulté semble indiquer dans l’ensemble une évolution de la saisie globale à la saisie sécante, des comptes rendus récents peuvent aussi passer de l’un à l’autre…

24Les deux articles suivants portent sur les rapports de recherche produits à l’université de Nanterre. La contribution d’Émilie Née et Sabine Lehman (« Le rapport scientifique à l’université Paris Nanterre (1970-2018) : émergence, institutionnalisation et transformation d’un genre ») vise à faire dialoguer l’AD avec la linguistique diachronique et la linguistique de l’écrit, d’une part en complétant l’observation de rapports produits par l’université de Nanterre sur la période 1970 à nos jours par l’examen de l’emploi des formes « rapport », « rapporter », mais aussi des textes ainsi dénommés en diachronie ; d’autre part en mettant en évidence la dimension visuelle et l’organisation textuelle des documents. Si l’enquête diachronique fait apparaître l’intrication des séquences narratives et argumentatives et la relation intrinsèque aux instances de pouvoir qui commanditent le rapport, l’examen des rapports de laboratoire de Nanterre montre comment cet écrit est indissociable de l’organisation de la recherche, qu’il reflète, mais qu’il contribue aussi à formater : de la fondation institutionnelle des laboratoires dans les années 1970, aux procédures d’évaluation et d’auto-évaluation par des agences instituée par la loi LRU (loi sur la responsabilité des universités) en 2007. D’écrit individuel porté par un directeur de laboratoire, adressé au Conseil scientifique qui le commandite pour argumenter une demande de subvention, largement dominé par les logiques disciplinaires, le rapport évolue vers un écrit beaucoup moins incarné et plus abstrait.

25L’article de Hugo Dumoulin (« “L’ère du rapport” entre normes et idéologie. Étude de l’emploi des nominalisations dans les rapports d’activité de laboratoire à Nanterre en 2018 ») interroge le genre du rapport par un éclairage croisant deux concepts opposés dans la tradition philosophique : la pensée de l’idéologie de Pêcheux et la réflexion de Foucault sur les normes. L’auteur commence par souligner la place de ce genre dans la pensée de Foucault, qui en fait l’une des formes discursives spécifiques de l’articulation entre pouvoir et savoir : en effet, la fonction descriptive y est directement corrélée à une évaluation sous-tendue par des normes d’autant plus efficaces qu’elles sont implicites et autorisent surveillance, exclusion, voire répression. L’hypothèse défendue par Foucault est que dans le rapport, lorsqu’il y a une dimension narrative, le sujet est incité à la narration évaluative de soi comme instrument d’auto-discipline. L’originalité du propos d’Hugo Dumoulin est d’appliquer cette hypothèse forte aux rapports d’autoévaluation HCERES 2018 de l’université Paris Nanterre par une analyse lexicométrique se focalisant plus précisément sur le fonctionnement discursif des nominalisations : analysées par l’auteur comme l’une des formes discursives du « préconstruit », leur observation met en évidence certaines manifestations des normes implicites s’imposant comme l’évidence. Au-delà de l’opposition de surface, les deux philosophes se trouvent ainsi rapprochés et confortés dans l’approche discursive. L’étude met en évidence une plus grande fréquence relative des nominalisations dans le genre du rapport que dans d’autres genres de discours. Qu’elles soient verbales ou adjectivales, elles représentent l’activité de recherche du laboratoire (par des qualités ou un récit de cette activité) en annihilant tout repère permettant un ancrage énonciatif nécessaire à une assertion. Le rapport se focalise alors uniquement sur la dimension processuelle de cette activité ainsi que sur le degré des qualités attendues d’une activité scientifique. Or, comme le rappelle l’auteur, ce degré ne fait jamais l’objet d’un repérage permettant d’expliciter la norme par rapport à laquelle les qualités de cette activité seraient attendues. Les nominalisations ont, de ce fait, toutes les qualités discursives de vecteurs de l’idéologie.