1Cette autobiographie de William C. McGrew (1944 - …) relate quatre décennies de fréquentation assidue des chimpanzés comme de ses pairs académiques, récit prolongé d’un retour sur son enfance états-unienne empreinte d’expériences naturalistes. Elle se présente comme un pot-pourri d’anecdotes, exposées sous la forme d’une bonne centaine de vignettes, elles-mêmes distribuées en quatre parties sobrement intitulées « Early days », « Adulthood », « Academia » et « Fieldwork ». Les deux dernières constituent les deux tiers du volume. L’ensemble est agrémenté de photographies hors-texte, où se succèdent portraits de l’auteur et/ou de collègues universitaires, ainsi que chimpanzés et traces de leurs activités qui ont souvent été le quotidien de son labeur sur le terrain.

2L’activité professionnelle du père, professeur de comptabilité à l’Université de l’Oklahoma, apparaît comme l’une des conditions ayant tôt offert au jeune McGrew l’opportunité de développer son inclination pour les sciences naturelles, et ce par différents moyens : libre audition de cours, participation à des excursions naturalistes, fréquentation du musée universitaire. C’est ainsi que le naturaliste en herbe est entré au contact de spécimens de plantes vasculaires, de fossiles animaux ou encore d’amphibiens et de reptiles, ainsi que de quelques savants. Cette attention au vivant fut parallèlement éveillée par la pêche, pratiquée en famille, à laquelle les hommes de cette région du Sud-Central des Etats-Unis sont généralement éduqués dès leur jeune âge. Cet apprentissage précoce ainsi que de brillants résultats, présume-t-on, lui valent d’être remarqué dès sa seconde année d’études supérieures par le directeur des University of Oklahoma Press pour envisager de candidater à la bourse Rhodes, voie d’accès à la prestigieuse université d’Oxford en Angleterre, et qu’il obtint du premier coup en 1964. A l’exception d’un postdoc à l’université de Stanford et d’une longue parenthèse d’une dizaine d’années à partir de 1994 à l’université de Miami (Oxford, Ohio), il résidera le reste de sa vie durant en Grande Bretagne, dont il acquit la nationalité relativement tôt. Une décision motivée, explique-t-il, par le souhait de pouvoir prendre part aux élections de son pays d’accueil. Cependant, ce choix ne fut pas dénué de rapports avec ses activités antimilitaristes menées en Grande Bretagne durant la guerre du Vietnam. Étant lui-même conscriptible, son militantisme lui valut d’être fiché par le comité d’enrôlement militaire. Son choix d’être naturalisé britannique quelques années plus tard eut pour contrepartie la perte de la nationalité états-unienne, sans le moindre regret, après avoir choisi l’exil en ces circonstances. Ce livre est d’ailleurs écrit depuis sa retraite située sur sa terre d’adoption, en Ecosse, durant le confinement de la Covid-19.

3Le basculement de Bill McGrew vers l’éthologie naturaliste des chimpanzés, une fois accomplie sa thèse de doctorat en éthologie humaine, s’est produit en deux déclics. Son intention initiale fut de faire un détour postdoctoral, donc temporaire, par les singes, après avoir lu L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux de Darwin. Il eut alors l’opportunité de se former à l’observation de terrain sur l’île portoricaine de Cayo Santiago, où se trouve de nos jours encore une station de recherche en biologie abritant des macaques rhésus. Second déclic : une rencontre avec le psychiatre David Hamburg, venu depuis l’Université de Stanford en Californie prononcer une conférence à Edimbourg, lui donnant sa première opportunité professionnelle d’être en contact avec des chimpanzés. Les étudiants de ce dernier se formaient, pour quelques-uns, sur le site de recherche développé en Tanzanie par Jane Goodall. L’auteur occupa son temps avant le départ sur le terrain en prenant soin d’un groupe de chimpanzés qui était en attente d’un transfert entre la Louisiane et l’université californienne, après que cette dernière l’eut rachetée. Il y observa, médusé, des chimpanzés extrayant les dents de lait de leurs congénères (il fut tout de suite sensible à l’imprévisibilité des chimpanzés). Mais il y observa aussi, non moins surpris, la déjà célèbre Jane Goodall, venue sur place, réussissant à occuper des individus échappés d’un enclos en se livrant spontanément avec eux à un jeu locomoteur inspiré de ses expériences de terrain tanzaniennes !

4Ainsi, le principal intérêt de cet ouvrage détaillant le quotidien d’un primatologue est d’en restituer quelques aspects hors-champ (les rivalités académiques, parmi d’autres sujets, sont volontairement écartées). Chacune des vignettes porte un titre elliptique, parfois humoristique, invitant à la lecture (« Ardi and me », « Shit happens », « Munro-bagging »…). Un bon tiers d’entre elles dans les parties « Academia » et « Fieldwork » se concluent par un renvoi aux écrits scientifiques de l’auteur. Un étudiant s’initiant à la discipline y verra une incitation à approfondir tel sujet suscitant sa curiosité. Un lecteur plus familier des travaux de l’auteur, quant à lui, lira ces comptes rendus d’expériences de l’enquête comme un prolongement bienvenu aux publications académiques. Il y est souvent question de rencontres avec des collègues et des étudiants mais aussi avec des animaux ayant infléchi le parcours de l’auteur. Le texte donne à voir comment une situation inattendue peut faire évoluer l’attention d’un chercheur et ses questionnements. Par exemple, ses travaux sur le comportement des chimpanzés dans les savanes du Sénégal sont justifiés dans ses écrits scientifiques par l’intérêt d’une analogie possible avec les milieux habités par les hominidés du plio-pléistocène : l’aridité extrême de cette région pour des chimpanzés informait ses hypothèses écologiques sur le processus d’hominisation (McGrew et al., 1981). Mais ici, ces motivations scientifiques ne sont pas du tout rappelées : le choix de cette région est expliqué par la nécessité d’abandonner le site d’étude précédent, en Tanzanie, après un incident ayant impliqué un kidnapping d’étudiants par des rebelles du Zaïre voisin. Autrement dit, cette dimension de la recherche lie - et on le passe généralement sous silence - contexte socio-politique, objectifs scientifiques et engagement personnel. Il est ici évident qu’elle informe la connaissance tout autant que les articles savants !

5Chemin faisant, l’auteur livre, sans souci chronologique, un témoignage de ses valeurs personnelles et centres d’intérêt extra-professionnels. On retiendra, entre autres : l’ethos sportif (l’endurance du marathonien, la fidélité à l’équipe de football locale, la conduite d’une équipe féminine de basketball en finale d’un championnat universitaire…), la bande-son de sa vie, illustrée par une liste d’artistes admirés en concert (tous nord-américains, à l’exception d’un groupe de folk-rock écossais : Bob Dylan, Ray Charles, Leonard Cohen…), la quête de ses origines irlandaises entreprise dès sa première traversée de l’Atlantique, ou encore l’expression de ses convictions progressistes en s’essayant avec quelques collègues à semer le trouble durant l’inauguration d’un hôtel versaillais (où venait de se terminer une rencontre de la fondation Fyssen), après avoir appris que le président du Front National Jean-Marie Le Pen y était attendu.

6De ces pans plus personnels de son récit, l’absence du continent africain où William McGrew mena toutes ses recherches mérite d’être notée : pas de chanteur ou de sportif sénégalais ou tanzaniens ayant suffisamment retenu son attention pour être cités ici, ni d’autre manifestation d’intérêt pour le patrimoine culturel des sociétés subsahariennes. La vie culturelle (des humains, s’entend) n’y est appréciée qu’à travers le monde américano-européen. Par exemple, outre le sport et la musique, le recours aux boissons fermentées est décrit avec la délectation du connaisseur à au moins cinq reprises dans l’ouvrage, mais toujours comme stimulant ou élément rituel des échanges entre pairs académiques au Nord (conférences, séjours de recherche…) et jamais sur le continent africain, alors que ces breuvages y constituent bien entendu une part non négligeable de la sociabilité en bien des circonstances aussi. Au passage, l’auteur manque ici plusieurs occasions de renvoyer à ses réflexions scientifiques sur l’ingestion d’éthanol dans le règne animal (McGrew, 2011). Sur un même plan, la présence de guides locaux sur le terrain est à peine mentionnée. Leurs compétences à pister les animaux ne sont jamais décrites, pas plus que ses relations avec ces personnes et le rôle qu’elles ont joué dans ses travaux, alors que ce format l’aurait permis. Un autre indicateur de mise à distance entre le continent africain et le pôle de l’humanité dans le propos de l’auteur est le contraste entre l’appréciation portée sur deux sites de recherche voisins au Sénégal : le plus valorisé est celui situé au sein d’un parc national (Mont Assirik), car disposant d’une faune mammalienne bien plus diversifiée que celui situé à l’extérieur, où les chimpanzés habitent un milieu pastoral (Fongoli). Les seuls habitants sur lesquels l’auteur s’attarde un peu, outre la catégorie « braconniers » qui fait l’objet d’une vignette, sont les « Pygmées », en réponse à la question de savoir s’il n’en rencontre pas aussi en courant après les chimpanzés : vieux cliché évolutionniste, auquel l’auteur répond néanmoins sans céder à l’imagerie du bon sauvage. En somme, le continent africain ressort de cet ouvrage comme une vaste contrée (devant être) habitée d’animaux, correspondant à une extension géographique des opportunités d’évasion naturaliste vécues au Nord.

7On peut sans doute invoquer l’imaginaire associé à l’éthologie naturaliste des chimpanzés du XXe siècle pour comprendre cette différence de traitement des deux continents. En effet, la discipline a souvent eu pour terrain de prédilection des espaces vidés de toute présence humaine afin d’étudier des animaux vivant entre eux, dans un milieu qui leur serait « rendu ». Autrement dit, le parc national ou la réserve naturelle ne sont pas seulement des aires de conservation : ce sont aussi des dispositifs de production de connaissance longtemps privilégiés par les naturalistes, idéalement soustraits à l’influence de leurs riverains. Parmi les neuf localités du continent africain citées pour y avoir travaillé, quatre sont situées en dehors de toute aire protégée, mais sans que cela n’ait notablement influé sur ses observations et questionnements scientifiques. Les abondants développements de la primatologie sur les rapports entre humains et primates depuis vingt ans ne concernent donc pas ce livre. Parmi les champs de recherche émergents à la fin de sa carrière, c’est notamment l’archéologie des primates qui a captivé William McGrew, en ce qu’elle prolonge ses travaux au long cours sur leur culture matérielle et les problématiques relatives à l’hominisation.

8Au total, Chasing after chimpanzees est susceptible d’intéresser tant les primatologues que les personnes intéressées par l’épistémologie et l’histoire de la discipline, et plus largement par la science en train de se faire. On croit comprendre, à cette lecture, que les archives de sa correspondance scientifique sont encore en sa possession. Si tel est le cas, on peut espérer qu’il choisira de les léguer à un centre de documentation, au même titre que les volumes de sa bibliothèque ayant échu à l’Institute of Cognitive and Evolutionary Anthropology d’Oxford.