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LES ACTEURS AU CŒUR DES PROCESSUS DE PATRIMONIALISATION DES NOYAUX MÉDINAUX EN TUNISIE

Zeineb Youssef
p. 205-232

Résumé

La patrimonialisation ou la fabrique du patrimoine engage un processus complexe et met en jeu une pluralité d’acteurs aux statuts fort divers. En abordant de plus près le processus de patrimonialisation des noyaux médinaux, plusieurs acteurs interviennent, tantôt pour veiller à la préservation et la transmission du patrimoine, tantôt pour conduire à la dégradation, la déqualification et la marginalisation urbaine du centre historique. Notre choix s’est fixé sur l’étude des Médinas des chefs-lieux des villes côtières de la Tunisie, en l’occurrence les villes de Sousse, Monastir et Mahdia. Nous nous interrogeons sur l’état d’avancement du processus patrimonial dans ces centres anciens et dévoilons les acteurs qui manipulent ses actions. Quels sont les profils des acteurs responsables de la patrimonialisation des Médinas ? Quels sont les impacts de leurs interventions sur la sauvegarde ou la dégradation du patrimoine ? Et quels sont les défis et enjeux à surmonter ? Les trois cas étudiés sont très différents, malgré leur appartenance à la même aire géographique. Dans la Médina de Sousse, il y a une remarquable collaboration de la population locale avec les multiples unités tunisiennes et les institutions internationales pour minimiser la dégradation et valoriser le patrimoine. Dans la Médina de Monastir, les décisions des autorités politiques ont joué un rôle déterminant dans la sous-patrimonialisation de ce centre historique. Dans le cas de la Médina de Mahdia, isolée et mise en veilleuse par l’Etat durant des décennies, la population locale a devancé les unités institutionnelles pour sauvegarder et transmettre son patrimoine. 

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Texte intégral

Introduction

  • 1 La patrimonialisation représente le processus historique, social, juridique, opérationnel et politi (...)

1La patrimonialisation, la mise en patrimoine ou encore la conception patrimoniale ne peut être abordée que sous la forme d’un processus souvent multiforme et complexe1. Ce processus patrimonial demeure différent selon le cas, manipulé par plusieurs phénomènes et implique une pluralité d’acteurs aux statuts fort divers, qu’ils appartiennent au secteur privé ou public : Etat, ministère des affaires culturelles, organismes internationaux, communauté locale, experts, chercheurs, associations privées locales, etc. Son aboutissement résulte de l’interaction dynamique et dialectique d’acteurs et de contextes, à la fois sociaux, culturels et territoriaux (Di Méo, 2007, p. 12). En effet, l’évolution des actions du processus de patrimonialisation demeurent en grande partie le fruit des interventions, des rétropédalages, des concertations et des conflits entre ces différents acteurs impliqués directement ou indirectement. Dans chaque cas, les biens culturels en question sont perçus sous divers regards : celui de l’habitant autochtone, le citoyen de passage, du touriste, du professionnel du patrimoine, de l’administration culturelle et du politicien. Ces nombreux points de vue se complètent et s’opposent autour des objets présentés comme dignes d’être patrimonialisés (Youssef, 2018, p. 53). La reconnaissance accordée par les différents acteurs à un tel objet (monument, centre historique, site naturel, pratique, savoir-faire…) aboutit à l’approprier et à lui conférer une valeur patrimoniale singulière. Ce qui est patrimonial sous certains cieux peut avoir une considération différente sous d'autres. Il devient de plus en plus patent que le patrimoine n’existe que par l’existence des acteurs qui lui donnent forme et vie selon les besoins du temps (Datouand Djoussou, 2014, p. 17).

2L’observation des démarches adoptées par les acteurs patrimoniaux, leurs consensus et conflits qui naissent lors des multiples phases conduisant à la patrimonialisation ou la dévalorisation du patrimoine, demande une attention considérable afin d’arriver à saisir le vrai rôle de chacun. Cet acteur se définit comme une personne qui intervient dans le processus de fabrique du patrimoine, processus dans lequel il possède une autonomie d’initiative ou de réaction. L’acteur peut être une personne physique ou morale (Partoune, 2010, p. 34). Les noyaux médinaux représentent un exemple remarquable où la patrimonialisation engage des acteurs multiples, et elle soulève beaucoup de questions sur l’incertitude de les hisser au rang patrimonial. En abordant de plus près le processus de patrimonialisation des Médinas, les acteurs interviennent tantôt pour veiller sur la préservation et la transmission du patrimoine, et tantôt pour aggraver la dégradation, la déqualification et la marginalisation urbaine du centre historique. Nous pouvons ainsi saisir différents profils d’acteurs : patrimonialiste, pionnier, spectateur, interne, externe, régulateur ou non-régulateur, etc. Dans chaque cas, la destinée de la patrimonialisation change selon les logiques des acteurs, leurs intentions, références, attentes ainsi que les conflits issus des formes de l’appropriation de ce processus patrimonial. Partant de tous ces constats, plusieurs questions sont mises en avant : quels sont les profils des acteurs que nous considérons responsables dans la destinée des processus de patrimonialisation des Médinas en Tunisie ? Quels sont les impacts de leurs interventions sur la sauvegarde ou la dégradation des éléments patrimoniaux ? Et quels sont les défis et enjeux à surmonter ?

  • 2 La véritable histoire de Mahdia commence avec Ubayd Allah Al-Mahdi au Xème siècle, un imam de la sé (...)

3Notre choix s’est fixé sur l’étude de trois Médinas des chefs-lieux des villes côtières de la Tunisie, en l’occurrence les villes de Sousse, Monastir et Mahdia. En fait, les trois cas étudiés sont très différents, malgré leur appartenance à la même aire géographique. La Médina de Sousse est inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1988 et elle représente une source d’attraction urbaine et touristique. La Médina de Monastir a connu un changement radical de sa structure urbaine suite à un projet modernisateur de renouvellement urbain lancé par le premier président de la Tunisie indépendante dans les années 60, ayant engendré de multiples stigmates. La Médina de Mahdia, l’ancienne capitale des Fatimides2, demeure sauvegardée de nos jours grâce à l’activisme de ses autochtones et les initiatives d’une association locale privée. Dans la présente recherche, nous nous interrogeons sur l’état d’avancement du processus patrimonial dans ces trois centres urbains anciens chargés de patrimoine et d’histoire tout en cernant l’épaisseur chronologique à l’époque contemporaine du XXIème siècle, c’est-à-dire étudier ce qui est en train de se passer dans la Médina à partir des années 2000 sans trop sombrer dans les décennies précédentes. L’intérêt est plus focalisé sur les acteurs patrimoniaux qui mettent en oeuvre les actions de patrimonialisation en mettant la lumière sur leurs degrés d’implication, moments d’intervention et les retombées de leurs actions durant les différentes étapes du cheminement patrimonial.

I. Principaux acteurs intervenant en tant qu’opérateurs dans les Médinas en Tunisie

I.1. Contexte institutionnel

4Les noyaux médinaux sont considérés comme des quartiers de la ville qui vivent des situations délicates de dégradation et abandon, en interdépendance avec des facteurs socio-économiques. Le manque de moyens financiers fait que les communes comptent souvent sur les subventions présidentielles de l’époque ou sur la coopération internationale. Malgré la promulgation du Code du patrimoine depuis 1994, il n’y a pas eu de réglementations appropriées et spécifiques aux centres anciens.

5En Tunisie, le cadre institutionnel impliqué dans la sauvegarde et la gestion des Médinas intègre, en première ligne, les différents ministères, en l’occurrence les ministères de la culture, de l’intérieur, de l’équipement, du tourisme et de l’artisanat. Les unités culturelles associées à ces ministères et qui prennent en charge les opérations de réhabilitation, restauration, rénovation urbaine ainsi que la réalisation des projets de mise en valeur des monuments historiques et des sites sont multiples. Principalement, l’Institut National du Patrimoine (INP), initialement Institut National d’Art et d’Archéologie (INAA) jusqu’à 1993, relevant du ministère de la culture représente l’acteur dominant. Néanmoins il se consacre d’avantage à l’archéologie qu’au patrimoine vivant (arabo-musulman ou européen) et il accorde peu d’intérêt au patrimoine plus récent des villes européennes. Ses missions se résument à la préservation permanente des monuments historiques, la mise en valeur des sites culturels et des ensembles urbains historiques et traditionnels, la recherche, l’inventaire, la fouille et la prospection dans les domaines du patrimoine archéologique, la sauvegarde, la protection, la restauration et l’exposition des documents à valeur historique, scientifique ou artistique (manuscrits, imprimés, documents audio–visuels, œuvres artistiques, etc. ), la création de musées, la sauvegarde de collections, la promotion d’expositions, la publication de recherches scientifiques et la formation des cadres. Rattachées au même ministère, les deux agences ARRU (Agence de Réhabilitation et Rénovation urbaine) et AMVPPC (Agence de Mise en Valeur du Patrimoine et de la Promotion Culturelle) représentent des organismes pionniers et spécifiques pour la rénovation urbaine et la valorisation du patrimoine matériel et immatériel qui sont dotées des attributs de la puissance publique et de compétences techniques de plus en plus importantes.

6De plus, l’Office National du Tourisme Tunisien (ONTT) a pour mission essentielle de mettre en œuvre la stratégie de l’Etat en matière touristique. Sa Direction du Patrimoine et de l’Environnement finance à partir des « Fonds de promotion des zones touristiques » des initiatives de mise en valeur de sites touristiques notamment sur des Médinas. Les opérations de l’ONTT sont souvent limitées à des ravalements superficiels de façades ou à l’embellissement de parcours. Il existe d’autres organismes comme le SNIT (Société Nationale Immobilière de Tunisie) et le SPROLS (Société de Promotion du Logement Social), relevant du ministère de l’équipement, qui représentent des opérateurs de l’Etat dans le secteur de l’habitat. La société SNIT est chargée à la fois des fonctions de lotisseur, de promoteur et d’organisme de crédit. La société de promotion des logements sociaux SPROLS contribue à la concrétisation de la politique de l'Etat en matière d'habitat social. Tous les deux participent parfois à des projets de rénovation urbaine, réhabilitation des voiries et aménagement des quartiers anciens. Leurs opérations sont généralement qualifiées de ponctuelles et éparses.

7D’autre part, à leur tour, les municipalités sont directement chargées de la gestion du patrimoine bâti en collaboration avec les gouvernorats et leurs administrations régionales. Cependant, le manque de profils compétents disponibles en permanence fait que ces municipalités délèguent pour les Médinas les travaux et la gestion des autorisations de bâtir aux associations de sauvegarde de la Médina (ASM), quand elles existent. D’autres opérateurs techniques interviennent, comme les concessionnaires de réseau à l’exemple de Tunisie Télécom, ONAS (Office National de l'Assainissement),SONEDE (Société nationale d'exploitation et de distribution des eaux) et STEG (Société tunisienne de l'électricité et du gaz) . Ils réagissent en ordre dispersé, quand il s’agit de projets sectoriels pour la remise en état de leur réseau et /ou des extensions.

I.2. Cadre associatif

8A partir de la fin des années 60, plusieurs associations de sauvegarde des Médinas (ASM) sont nées sous la pression d’un patrimoine en danger. Le statut des ASM diffère d’une ville à l’autre, entre le public, le privé et le mixte (privé/public). De type ONG adossée à une municipalité, à l’INP ou complètement autonome, la création de ces associations fut le point de départ de toute réflexion sur le devenir des Médinas en se fixant les objectifs suivants :

  • rénover les vieilles villes et embellir leur image tout en redéfinissant leur rôle dans l’agglomération urbaine ;

  • mener toute action susceptible d’assurer la préservation des monuments historiques et la mise en valeur du cadre bâti traditionnel ;

  • sensibiliser des communautés locales à l’importance du patrimoine bâti.

9L’ASM de Tunis, créée en 1967 à l’initiative de la municipalité, est très active et a anticipé les administrations culturelles de l’Etat. Elle représente un promoteur puissant d’idées sur le patrimoine bâti, depuis plus de cinquante ans. Dotée d’un atelier d’architecture et d’urbanisme référentiel, elle peut être à la fois bureau d’études, entreprise spécialisée pour certains travaux de réhabilitation ou de restauration de monuments classés ou non. Elle est aussi promoteur immobilier et joue le rôle d’une agence municipale spécialisée. L’ASM de Tunis est un organisme public mis sous la tutelle de la municipalité de la ville. Elle reçoit une subvention de la municipalité, mais pas de mécénat ni de sponsoring. « Rémunération par une subvention municipale, le maire de la ville de Tunis étant son président. Mais l’ASM se fait rémunérer également par des conventions qu’elle passe avec la municipalité de Tunis elle-même ou d’autres maîtres d’ouvrage, des collaborateurs internationaux ainsi qu’avec des opérateurs tels que l’ARRU » (selon l’ancien vice-président de l’ASM de Tunis). Cette association prête main-forte aux acteurs privés pour l’établissement de dossiers techniques et assure le suivi des autorisations de construire dans la Médina de Tunis pour la Municipalité. En outre, l’ASM garde un rôle consultatif et un poids de plus en plus important dans les prises de décision.

10Il existe d’autres ASM dans une panoplie de villes tunisiennes, en l’occurrence à Sousse, Gabès, Kef, Hammamet, Monastir, Mahdia, etc. Nettement moins puissante que l’ASM de Tunis, leurs activités sont en dents de scie à cause de plusieurs contraintes liées au manque de financement, des ressources humaines, des moyens techniques ainsi que l’absence de méthodologies de travail. L’ASM de Sousse est une association privée complétement autonome. Elle agit en étroite collaboration avec la commune, la municipalité et l’INP. Les sources des subventions sont multiples : financement permanent partiel sur subvention municipale ou ministérielle, dons de l’étranger (AFD, AIMF). L’ASMM de Mahdia est adossée à municipalité, dépend de la volonté et pouvoir du Maire de la ville. Elle a donc le statut d’une association publique qui bénéficie d’une subvention municipale, et quand les membres réussissent à octroyer une aide financière de l’étranger, c’est la municipalité qui gère cette enveloppe financière. En outre, chaque ASM ne peut pas agir sans l’avis de la municipalité, l’Institut National du Patrimoine et les autres unités administratives responsables (ARRU, ANEPE, AMVPPC, etc.). Chaque initiative proposée par l’ASM ou la population locale réunit les unités administratives pour accord, débat et négociation. Dans les étapes suivantes, c’est-à-dire durant l’exécution des travaux, tantôt c’est l’ASM qui monopolise cette tâche et tantôt elle reste un simple spectateur, mais toujours les actions sont sous le contrôle de l’INP et les organismes internationaux quand ces derniers existent.

  • 3 L’événement marquant du 14 Janvier 2011 ou « la révolution des jasmins » qu’a connu le pays a about (...)

11Après les événements du 14 Janvier 20113, différentes associations locales privées ont commencé à avoir une influence remarquable dans l’univers patrimonial. Plusieurs projets d’action et de sensibilisation ont été mis en oeuvre tels que les actions de nettoyage, la collecte des déchets et le ravalement des façades, ainsi que des efforts de sensibilisation des citoyens à l’importance du patrimoine des centres historiques. Dans certains cas, nous constatons que les associations locales jouent souvent le rôle de pionnier grâce au poids de leurs interventions dans la plupart des phases du processus de patrimonialisation. En Tunisie, il devient impératif aujourd’hui de réviser la loi sur les associations en les accordant plus d’avantages (financiers, fiscaux, juridiques et administratifs) pour avoir plus d’impact positif sur la redynamisation de leur rôle dans la sauvegarde et la gestion des Médinas.

II. Les acteurs au cœur des processus de patrimonialisation des Médinas de Sousse, Monastir et Mahdia

II.1. La Médina de Sousse

  • 4 En vertu de la loi n°1959/150 du 07/11/1959 et sur décision du Conseil municipal réuni en date du 0 (...)

12Située dans le Sahel tunisien, la Médina de Sousse constitue un ensemble architectural homogène qui présente toutes les composantes typiques d’une ville arabo-musulmane. Elle couvre une superficie de trente-deux hectares et abrite sept mille habitants, et n'est aujourd'hui qu'un quartier d'une agglomération tentaculaire plus vaste. Dans cette Médina, plusieurs unités institutionnelles et associatives sont omniprésentes pour assurer la sauvegarde et la gestion du tissu traditionnel. Les interventions sur le patrimoine se perpétuent grâce à la municipalité avec son service de sauvegarde de la Médina et des monuments religieux et historiques, l’Institut National du Patrimoine (INP), l’Association de Sauvegarde de la Médina de Sousse (ASM)4, l’Agence de Mise en Valeur du Patrimoine et de la Promotion Culturelle (AMVPPC) ainsi que l’Agence de Réhabilitation et de Rénovation Urbaine (ARRU). Ces acteurs collaborent pour entreprendre différents projets, supervisent l’exécution des travaux, proposent des études, préparent des diagnostics et prévoient différentes formes d’exposition et de mise en valeur. De plus, il y a d’autres associations privées locales qui ont vu le jour depuis 2012 à l’exemple de « Sousse Future », « Sousse demain » et « Sousse ma Ville demain ». De temps en temps, ces associations fournissent des efforts considérables pour la sensibilisation des citoyens, la promotion des ressources patrimoniales ainsi que pour aider unités responsables lors des interventions.

  • 5 La Médina de Sousse est classée « Patrimoine mondial » par l’UNESCO depuis le 09/12/1988, bien n°49 (...)

13En général, l’état des bâtiments de la Médina de Sousse ainsi que ses monuments historiques est qualifié de « bon », sauf pour quelques constructions abandonnées, menacées de ruine et qui nécessitent une intervention urgente. Mais, le patrimoine bâti de cette zone protégée et classée sur la liste du patrimoine mondial depuis 19885 ne cesse d’être agressé depuis les deux dernières décennies par la population locale. Une agression encore aggravée après les événements du 14 Janvier 2011 avec le désordre chaotique qui a empiré dans le pays et la non application et la négligence totale des dispositions législatives. Malheureusement, aucune gestion efficace n’a été mise en place, il n’y a ni contrôle verbal ni mesure coercitive pour sévir contre les constructions sauvages. Les pratiques des citoyens oscillent entre la préservation et la déqualification du patrimoine. Néanmoins ce sont souvent les besoins fonctionnels qui priment sur le respect du cachet traditionnel. Par conséquent, dans cette Médina, la dégradation rime avec la patrimonialisation, provoquant une régression du cheminement patrimonial. Aujourd’hui, il convient de parler d’une tendance négative vers la dé-patrimonialisation, un processus patrimonial en régression qui a remplacé une patrimonialisation galopante et achevée durant de longues décennies.

14Certes, l’inscription de la Médina de Sousse sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité représente le phénomène le plus important dans son processus de patrimonialisation. Ceci fut un privilège et un label déterminant qui a donné une autre impulsion à la conservation et la mise en valeur. A partir des années 90, les interventions sur le patrimoine ne sont plus limitées à des opérations ponctuelles, mais elles sont continues et décisives, touchant les monuments historiques, le pavage des ruelles, l’infrastructure, les jardins entourant les quatre côtés des remparts, etc. Ces opérations ont été assurées sous l’égide de plusieurs acteurs notamment la municipalité de Sousse, l’ASM, l’ARRU, l’office du tourisme, le ministère de la culture via l’ANEPE et l’INP, sans oublier les collaborateurs internationaux comme l’AIMF, l’AFD et l’UNESCO auxquels on doit le soutien financier et technique. Ces interventions ont visiblement impacté le cadre bâti traditionnel et assuré un bon état de conservation de la Médina de Sousse.

15D’autre part, en se basant sur les discours des autochtones de la Médina qui transmettent les histoires de l’époque coloniale, nous avons pu apprendre que le Protectorat français fut un des acteurs patrimoniaux qui est intervenu dans le tissu ancien et ses abords par un ensemble de modifications, de reconstructions et de démolitions. Ces interventions, visibles de nos jours, sont en lien avec le classement de treize monuments historiques emblématiques de la Médina.

16En somme, trois classes d’acteurs se révèlent responsables dans la destinée du processus de patrimonialisation de ce premier cas d’étude. La population locale se présente comme un acteur interne dominant, avec une minorité de citoyens conscients régulateurs ou patrimonialistes, et une écrasante majorité de personnes non-régulateurs qui ne cessent d’aggraver la dégradation du patrimoine. Les unités tunisiennes responsables, à savoir celles rattachées aux associations locales privées et celles relevant des ministères, sont des acteurs régulateurs et pionniers, la plupart du temps. Quant aux collaborateurs internationaux (AFD, AIMF et UNESCO), ils sont intervenus pour le financement et l’assistance technique, et sont donc considérés comme des acteurs externes, indirects, régulateurs, ayant joué un rôle positif et déterminant.

II.2. La Médina de Monastir

  • 6 Habib Bourguiba est un homme d’État tunisien, avocat formé en France dans les années 1920. Il fut l (...)
  • 7 Les ribats sont de petites forteresses construites dans les premiers temps de la conquête musulmane (...)

17La Médina de Monastir représente un cas d’étude assez particulier, parce qu’elle a connu des changements radicaux de sa structure urbaine et son cachet architectural traditionnel. Le projet modernisateur de renouvellement urbain lancé par le premier président de la Tunisie indépendante Habib Bourguiba6 et réalisé suivant les directives de l’architecte Olivier-Clément Cacoub a beaucoup changé la destinée du processus patrimonial vers la sous-patrimonialisation de ce centre historique, jadis connu comme « la ville des Ribats7».

18En effet, les travaux de conservation et de restauration exécutés depuis le siècle précédent, étaient limités à la préservation des monuments emblématiques, notamment les trois Ribats, la grande Mosquée et les remparts. Les impacts furent notables vis-à-vis de l’authenticité globale des monuments, néanmoins c’est le grand Ribat qui monopolisa souvent la grande part de la conservation matérielle. Les chantiers entrepris par le Protectorat français (1881-1956) et les institutions tunisiennes en charge (à partir de 1956) se sont succédé et se résument à des interventions ponctuelles, réalisées à chaque fois qu’un effritement, une fissuration ou un quelconque dommage est observé. Cette Médina n’est pas inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO ni même classée à l’échelle nationale. Ces monuments historiques ont été classés par le Protectorat français et bénéficient d’un niveau de protection satisfaisant. L’inexistence d’une reconnaissance internationale, l’absence de collaborations internationales et l’insuffisance des moyens financiers et techniques alloués au bien, s’avèrent être les causes majeures qui ont contribué à la sous-conservation matérielle et ainsi la sous-patrimonialisation de la Médina de Monastir.

  • 8 Implantée dans le quartier Chrarka à l’Est de la Médina, le siège actuel de l’Association est « Dar (...)

19L’Institut National du Patrimoine (INP) et l’Association de Sauvegarde de la Ville de Monastir (ASVM)8 sont les deux principaux responsables de la sauvegarde et de la gestion du noyau médinal. L’INP, rattaché au ministère de la culture, a pris comme siège de son administration le grand Ribat, tandis que l’ASVM est implantée à l’ancien palais de justice de la Médina « Dar Charaa ». Quant à la municipalité de la ville de Monastir, elle n’intervient que rarement dans le processus de sauvegarde du patrimoine bâti.

20Ces deux unités responsables collaborent ensemble, néanmoins c’est l’ASVM qui lance souvent la phase d’étude et la préparation des devis pour l’octroi du financement. Ensuite l’INP monopolise l’exécution et le suivi des chantiers.

  • 9 L’ancien président ne cessa d’exprimer son rejet pour les Médinas et toutes formes d’habitat tradit (...)

21D’autre part, en survolant l’histoire, plus précisément à l’aube de l’indépendance de la Tunisie en 1956, la morphologie urbaine de la Médina de Monastir a connu des transformations assez profondes à cause de plusieurs démolitions, percées et reconstructions qui ont bouleversé les codes de l’architecture traditionnelle et de l’urbanisme local. Elles ont été réalisées suite aux commandes de l’ancien Président de la Tunisie, originaire de Monastir, qui a voulu façonner une nouvelle Médina, contemporaine, attrayante avec de nouveaux bâtiments, équipements, voiries, et des monuments historiques qui s’intègrent mieux dans les quartiers de la nouvelle ville9. L’ancien Président visait le renouvellement de toute la ville en commençant par modifier la structure urbaine du noyau médinal. En conséquence, il en découla une destruction massive du plus vieux quartier de la Médina « Houmet El Blad » avec sa muraille et ses demeures traditionnelles, la perforation des remparts pour créer de nouveaux accès, l’aménagement de voies, ronds-points et placettes à l’intérieur des anciens faubourgs et la construction de nouvelles bâtisses qui saccagèrent le cachet de l’architecture existante, sans oublier la construction de monuments commémoratifs en l’honneur du Président, partisan de la modernité.

22Ledit renouvellement de la Médina de Monastir a gelé son processus de patrimonialisation à un stade assez préliminaire. La politique de l’ancien Président Habib Bourguiba, qui a donné la priorité à la démolition et la substitution du traditionnel dans un souci de modernisation plus qu’une patrimonialisation, a favorisé la défiguration du paysage urbain, la disparition des qualités architecturales de départ et la dissolution irréversible de la densité patrimoniale.

23Dans ce deuxième cas d’étude, les acteurs responsables de la sous-patrimonialisation sont classés en trois catégories : 1) la population locale avec son désintérêt pour le patrimoine et les infractions multiples des citoyens aux moments des interventions sur le bâti pour construire une extension ou modifier l’existant; 2) les unités culturelles INP et ASVM, généralement en concertation, sont impliquées dans la conservation ponctuelle ; et 3) l’ancien Président Habib Bourguiba avec son projet de renouvellement urbain qui a causé beaucoup de dégâts au cadre bâti traditionnel. Ces catégories d’acteurs restent limitées au niveau local, avec la remarquable absence d’organismes internationaux et la prédominance de l’ancien Président qui a accaparé les décisions et déterminé la direction du processus patrimonial.

II.3. La Médina de Mahdia

24Durant des longues décennies, la Médina de Mahdia fut isolée et mise en veilleuse par les autorités, peu de moyens techniques et financiers furent alloués à la préservation et la valorisation de son patrimoine matériel et immatériel. A l’aube de l’indépendance de la Tunisie, l’intérêt des autorités fut focalisé sur d’autres Médinas (Tunis et Monastir), et même dans les décennies qui ont suivi, la Médina de Mahdia n’a pu attirer l’attention des décideurs. Sa conservation, limitée et faible, fut entamée dans les années 90 avec quelques opérations ponctuelles de restauration et d’entretien des monuments historiques. Ceci s’explique par l’intérêt porté sur cette Médina comme source d’attraction touristique, à l’époque où l’Etat voulait développer le tourisme balnéaire du pays et promouvoir les villes côtières en tant que destinations privilégiées et cela en commençant par mettre en valeur le patrimoine bâti traditionnel. A l’instar des Médinas de Sousse et Monastir, nous reconnaissons au Protectorat français les décrets de classement de quatre monuments historiques implantés dans le centre ancien.

25De nos jours, l’Institut National du Patrimoine intervient rarement, son rôle étant limité à restaurer les trois principaux monuments de la Médina notamment Skifa Kahla (vestibule noir), le fort ottoman et la Grande Mosquée. En fait, cet organisme étatique est seulement représenté par le directeur du Musée de Mahdia, ce dernier est parti en retraite il y a quelques années. Les monuments historiques restant à la charge de l’INP sont dans un bon état de conservation.

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26Dans cette Médina, plus connue sous l’ancienne capitale des Fatimides, une association locale privée représente l’acteur pionnier dans le processus de patrimonialisation, omniprésent régulièrement plus que les institutions de l’Etat. Comme l’ASM de Tunis, l’ASMM de Mahdia est rattaché à la municipalité, dépend du pouvoir et de la volonté du maire10. Elle a été fondée par les autochtones de la Médina de Mahdia, avec un règlement intérieur et des objectifs spécifiques, une autonomie financière et le statut d’une association locale privée. Ses membres travaillent avec la société civile, s’activent continuellement pour réaliser des inventaires et des études, entreprendre des chantiers pilotes, négocier avec des organismes internationaux pour ramener du financement et assurer la préservation du patrimoine matériel et immatériel de la ville et la Médina.

27Avec du financement précieux, la participation aux chantiers, stages, suivi et assistance technique, différents collaborateurs internationaux ont participé à la préservation du patrimoine de ce centre historique, en l’occurrence l’UNESCO, l’Ecole d’Architecture de Nantes (EAN) et les Conseils régionaux et municipaux français à l’exemple du Conseil Général de la Loire Atlantique. Parmi la myriade des projets entrepris par l’ASMM depuis sa fondation en 1976, citons les réalisations suivantes : réhabilitation de la Maison laboratoire, restauration de l’ancienne église Cap Africa, ravalement des façades de la Rue Slimene HAMZA, programmation d’un circuit touristique et élaboration d’un cahier de charges spécifique fixant des réglementations à la zone des souks du noyau historique, approuvé le 26 février 2010.

28En rejoignant les initiatives de l’association ASMM, les actions de la patrimonialisation se concrétisent davantage grâce à la forte prise de conscience de la population locale, une conscience plus ancrée chez les individus de la population vieillissante, puisque c’est avec eux que la nostalgie a le plus d’emprise . En effet, il est reconnu dans tout le pays que la population de Mahdia est très attachée à son patrimoine, essaye de renouer avec les traditions ainsi que de faire perpétuer les multiples rituels de la vie quotidienne d’autrefois. La tradition est maintenue avec les nouvelles générations qui ont appris spontanément à respecter et préserver les legs des ancêtres. Les riverains accordent une grande attention aux lieux d’habitation, de culte et de travail. Ils déboursent de l’argent pour entreprendre les travaux d’entretien et de restauration et garder le bon état de conservation des propriétés privées. En conséquence, les pratiques de la population locale vis-à-vis du cadre bâti traditionnel sont souvent qualifiées de patrimonialisantes, sauf pour les diverses transformations et extensions mal encadrées dues au manque de sensibilisation et sensibilité. Les interventions sont multiples voire incessantes, que ce soit en restaurant à l’ancienne ou en ramenant de la modernité, de l’actualité aux espaces existants pour les rendre adaptés au nouveau mode de vie.

29La reconnaissance de la population locale et leurs actions alimentent une forme de patrimonialisation purement endogène, désormais inachevée à cause des rares formes d’exposition et mise en valeur des éléments patrimoniaux conservés souvent entravées par le manque de moyens techniques et financiers.

III. La patrimonialisation des Médinas tunisiennes : enjeux, dilemmes et pistes vers une meilleure politique

30D’après les trois cas étudiés, la patrimonialisation des noyaux médinaux en Tunisie peut être qualifiée à la fois d’hésitante et aléatoire à cause d’un ensemble de phénomènes qui ne cessent de façonner des formes de patrimonialisation régressive, interrompue, avortée, vulnérable et rarement achevée. Les résultats qui s’y rapportent sont éloquents. A Sousse, le processus est actuellement non achevé et nous assistons même à une dé-patrimonialisation d’une Médina avec le statut de « patrimoine mondial de l’humanité ». En fait, dégradation et patrimonialisation sont les deux faces d’un phénomène déterminé par beaucoup de causes et motifs contradictoires, accumulant le positif et le négatif. Les différents aspects de la dégradation de ce centre historique ont comme arrière-plan le risque du déclassement de la liste du patrimoine mondial. A Monastir, le processus de patrimonialisation est jugé non accompli, en raison d’une multiplication des infractions des citoyens lors des interventions sur les biens patrimoniaux, l’abandon et l’agression des éléments patrimoniaux restants. Ce bien est en sous-patrimonialisation, ou même caractérisé par une fausse patrimonialisation due au projet modernisateur du premier président de la Tunisie indépendante dont la Médina porte encore les stigmates. A Mahdia, le processus de patrimonialisation est considéré comme inachevé, néanmoins il est en avance grâce à l’attachement fort de la population à la médina, l’activisme de l’association de sauvegarde locale et les actions éparses d’une patrimonialisation purement endogène des habitants autochtones.

31Les destinées patrimoniales des noyaux médinaux se ressemblent et tendent vers la marginalisation urbaine, la déqualification et l’aggravation de la dégradation à cause de l’incapacité à garantir la gestion et la conservation, l’absence de politiques patrimoniales efficaces et de vision stratégique sur le rôle social, économique et culturel de la Médina. Ces situations, pouvant être généralisés sur d’autres Médinas de la Tunisie, nous conduisent notamment à nous interroger sur les enjeux de la politique locale de patrimonialisation. D’après les professionnels du patrimoine, tout est lié au financement, souvent difficilement octroyé dans un pays où l’intérêt pour la culture et le patrimoine ne se trouve pas au premier plan. Dès qu’un budget est décroché, la Médina connait une remarquable effervescence suite à plusieurs interventions qui prennent place pour remédier au processus de dégradation de plus en plus avancée. De nombreuses études et de projets ne sont pas menés à terme à cause de l’épuisement de l’enveloppe financière avant la date envisagée ou encore les imprévus du chantier.

32Dans des circonstances pareilles et assez fréquentes, les institutions responsables éprouvent de nombreuses difficultés dans la conduite des projets, ce qui fait l’objet de fortes tensions, rétropédalages et débats âpres sur l’incertitude de garantir un bon état de conservation des Médinas. En effet, actuellement, l’Etat compte beaucoup sur la mobilisation des citoyens pour agir en permanence et patrimonialiser leurs propres propriétés. La communauté locale demeure l’acteur dominant, directement lié au patrimoine bâti, qui influence par ses pratiques la destinée patrimoniale de la Médina. C’est pour cette raison que les associations locales ASM, l’INP et d’autres unités culturelles organisent souvent des journées de sensibilisation, essaient d’encadrer les citoyens lors des opérations pour minimiser la défiguration et sauver l’authenticité du cadre bâti traditionnel.

33Aujourd’hui, il devient impératif d’agir autrement en ce qui concerne la patrimonialisation des Médinas. Tout d’abord, il faut penser à incorporer les centres anciens dans les politiques de réhabilitation et d’aménagement urbain afin d’améliorer le bilan des opérations visant la conservation et la valorisation des ressources patrimoniales. Les réponses en matière de planification urbaine et d’habitat social pour ces centres historiques et traditionnels sont de facto inexistantes depuis de longues décennies, ce qui a fait subir aux populations qui y résident de lourdes nuisances dues au manque d’hygiène, de confort et de sécurité. De plus, il faut assurer la continuité urbaine et l’intégration dans la nouvelle ville, une intégration aussi bien urbaine qu'économique sous l’effet du développement accéléré des agglomérations. D’autre part, en Tunisie, aucune législation spéciale n’a été établie pour assurer la conservation et la gestion des Médinas, même pour les trois Médinas inscrites sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Les études et les travaux réalisés combinent des pratiques différentes qui ne suivent pas de recette ou se réfèrent à des doctrines spécifiques. Les conservateurs affirment qu’il n’y a pas encore de dispositifs législatifs clairs, spécifiques aux Médinas et qu’ils agissent en fonction des facettes de la dégradation observées. D’ailleurs, aucun engagement pour la délimitation de « Secteurs Sauvegardés » et aucun « Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur (PSMV)» n’est à ce jour officiellement à l’étude, une complexité due aux situations juridiques et institutionnelles dans le pays. La sécheresse du cadre législatif pour le patrimoine en Tunisie est accentuée par l’absence de décrets exécutifs et l’incapacité administrative d’appliquer des mesures et des procédures énoncées dans les articles du Code du patrimoine due à la quasi absence de contrôle administratif et au manque de moyens techniques et financiers. Ainsi, il devient de plus en plus indispensable d’amorcer de strictes stratégies patrimoniales en commençant par réviser et renforcer les arsenaux législatif, institutionnel, associatif et financier. De plus, il ne faut pas négliger les apports de la participation citoyenne pour la préservation, la transmission et l’appropriation du patrimoine bâti traditionnel.

34Lorsque les centres anciens sont dotés d’outils réglementaires performants assurant une meilleure sauvegarde et gestion, notamment des plans d’urbanisme spécifiques et des dispositifs juridiques bien élaborés, le système de financement est amélioré (mobilisation des ressources financières permanentes et reformulation des prêts d’acquisition de logements anciens), le cadre institutionnel est plus responsabilisé, l’environnement des acteurs patrimoniaux est organisé (formation aux techniques traditionnelles, privilèges aux entreprises intervenant dans les tissus anciens), la patrimonialisation accomplira son cheminement d’une manière harmonieuse et galopante pour aboutir à la préservation de l’identité locale, la valorisation des formes et ressources patrimoniales de la Médina, tout en suivant les principes de l’approche holistique qui garantit la durabilité du patrimoine sur les plans économique, socio-culturel, écologique et environnemental.

Conclusion

35Toutes les Médinas du monde arabe souffrent des mêmes phénomènes complexes de dégradation technique, de défiguration, d’abandon et de marginalisation urbaine qui ne cessent de nuire à leurs qualités architecturales initiales et portent atteinte à la valeur patrimoniale, à la mémoire et l’identité nationale. La question de la patrimonialisation des centres historiques en Tunisie entraîne diverses difficultés sur les plans technique, financier et socio-culturel que l’Etat et les associations locales peinent à résoudre pour garantir la sauvegarde d’un patrimoine durable. Dans chaque processus de patrimonialisation, l’ensemble des acteurs mobilisés diffère d’un territoire à l’autre et d’une phase à l’autre. Ils ont des logiques et des intérêts différents, parfois assez divergents, et c’est l’insuffisance de la concertation entre eux qui aboutit incontestablement à perturber voire geler le cheminement du processus. Les trois cas étudiés dans la présente recherche sont assez différents, tant par la composition du processus patrimonial que vit chaque Médina, que par le jeu des acteurs intervenants dans chaque étape et les causes et les phénomènes manipulatoires. Les acteurs intervenants développent des logiques diversifiées et complexes, et c’est cette diversité des implications qui façonne la forme de patrimonialisation, allant de l’achevé à l’inachevé. La population locale, qui est en relation directe avec le cadre bâti traditionnel, l’usage et le vécu dans la Médina, demeure l’acteur majeur, tantôt pionnier et tantôt non-régulateur. La patrimonialisation est une dynamique sociale et culturelle par excellence, et ce sont les sensations et les pratiques des citoyens qui influencent positivement ou négativement le cheminement patrimonial.

36La population locale agit à travers et grâce à l’accompagnement de l’association et de l’administration également. Les citoyens sont plus proches de l’ASM (association locale à caractère social et culturel), puisque cette dernière est souvent formée par des membres originaires du même milieu et ainsi la communication est plus facile et fructueuse. Le passage par l’administration pour transmettre une telle initiative ou un projet est une procédure très lourde qui prend beaucoup de temps avant d’en procurer la solution. L’Institut National du Patrimoine, impliqué en première ligne et doté des outils législatifs, assure avec les multiples associations la sensibilisation, l’encadrement et accompagnent les citoyens lors des interventions sur le patrimoine bâti.

37En somme, le premier risque inhérent à la patrimonialisation demeure alors le conflit entre les acteurs, qui tend à entraver l’évolution de toute action, car dans l’absence de consensus patrimonial, aucune phase ne pourra être achevée comme convenu. En amont de toute réflexion et action, il faut commencer par réviser les relations entre les acteurs pour établir une coordination et une concertation efficace entre tous les opérateurs intervenants dans les Médinas et conduire à terme les projets de conservation, réhabilitation et requalification urbaine.

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Notes

1 La patrimonialisation représente le processus historique, social, juridique, opérationnel et politique par lequel un espace, un bien, un phénomène, ou une pratique se transforme en objet du patrimoine digne de conservation et de restauration, qui sera transmis aux nouvelles générations. D’après le Professeur Guy Di Méo, le processus de patrimonialisation peut être ramené à six étapes successives et enchaînées les unes aux autres qui sont : soit dans l’ordre, 1) la prise de conscience patrimoniale ; 2) la sélection ; 3) la justification ; 4) la conservation ; 5) l’exposition et 6) la valorisation. Ici, nous affirmons que le processus de patrimonialisation achevé et réussi est organisé autour de trois phases majeures qui sont : 1) l’identification, 2) la conservation et 3) l’exploitation de l’entité patrimoniale.

2 La véritable histoire de Mahdia commence avec Ubayd Allah Al-Mahdi au Xème siècle, un imam de la sécession chi'ite qui a fondé la ville sur un promontoire rocheux baignant dans la mer et en a fait d’elle la nouvelle capitale de l’empire des Fatimides qui s’étalait du Maroc jusqu’en Syrie.

3 L’événement marquant du 14 Janvier 2011 ou « la révolution des jasmins » qu’a connu le pays a abouti à la chute de l’ancien régime politique et l’avènement d’une nouvelle ère marquée par la liberté et la démocratie. Depuis cette date, plusieurs codes existants ont été bouleversés avec plus de tendances vers la liberté d’expression, la réforme de tous les secteurs, la transparence et le changement vers un avenir meilleur.

4 En vertu de la loi n°1959/150 du 07/11/1959 et sur décision du Conseil municipal réuni en date du 06 Mai 1978, elle a fait l’objet de la création de « l’Association de Sauvegarde de la Médina de Sousse » (Règlement d’urbanisme - PAU de la commune de Sousse, Zone UPa de La Médina, p. 7).

Cette association locale privée siège dans l’ancienne écurie de Dar El Bey (local actuel de l’arrondissement municipal de la Médina de Sousse), restaurée et réhabilitée dans les années 90 grâce à un don de l’AIMF. Depuis sa création, l’association est assez active, n’est pas totalement autonome, participe aux projets de restauration, collabore avec la municipalité de Sousse et le ministère de la culture. Elle prend l’initiative de promouvoir le potentiel patrimonial de la Médina, organise des expositions, des évènements et invite des médias et investisseurs étrangers.

5 La Médina de Sousse est classée « Patrimoine mondial » par l’UNESCO depuis le 09/12/1988, bien n°498, et elle est soumise aux dispositions de la loi n°94-35 du 24/02/1994 telle que modifiée par la loi n°2001-118 du 06/12/2001 relative au code du patrimoine archéologique, historique et des arts traditionnels.

L’ICOMOS a donné un avis favorable à l’inscription de la Médina de Sousse au titre des critères (III), (IV) et (V)

6 Habib Bourguiba est un homme d’État tunisien, avocat formé en France dans les années 1920. Il fut le leader de la lutte pour l'indépendance puis le fondateur de la Tunisie moderne en tant que premier président de la République entre 1957 et 1987.

7 Les ribats sont de petites forteresses construites dans les premiers temps de la conquête musulmane du Maghreb.

8 Implantée dans le quartier Chrarka à l’Est de la Médina, le siège actuel de l’Association est « Dar Charaa ». Cette association locale privée a été fondée en 1988 en ayant comme missions la conservation du patrimoine matériel et immatériel de la ville de Monastir.

9 L’ancien président ne cessa d’exprimer son rejet pour les Médinas et toutes formes d’habitat traditionnel à l’exemple des villages troglodytes de Matmata au Sud tunisien, ou des tissus compacts et organiques avec leurs ruelles sinusoïdes qui desservent les maisons à patio. Pour lui, les Médinas sont des symboles d’indignité, de primitif, de vétuste. Ce sont des bidonvilles qui causent des stigmates, et il faut éliminer tout ce qui est en rapport avec le passé, le vernaculaire, le traditionnel.

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Pour citer cet article

Référence papier

Zeineb Youssef, « LES ACTEURS AU CŒUR DES PROCESSUS DE PATRIMONIALISATION DES NOYAUX MÉDINAUX EN TUNISIE  »Pyramides, 30bis | 2020, 205-232.

Référence électronique

Zeineb Youssef, « LES ACTEURS AU CŒUR DES PROCESSUS DE PATRIMONIALISATION DES NOYAUX MÉDINAUX EN TUNISIE  »Pyramides [En ligne], 30bis | 2020, mis en ligne le 20 février 2021, consulté le 02 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/pyramides/1736

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Auteur

Zeineb Youssef

Architecte, enseignante, docteure en sciences de l’architecture et membre de l’unité de recherche PAE3C à l’Ecole Nationale d’Architecture et d’urbanisme de Tunis (ENAU), Université de Carthage, youssezeineb@yahoo.fr

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