• 1 Pour la « société civile », voir Élisa Lewis et Romain Slitine, Le Coup d’État citoyen, Paris, La D (...)
• 2 Rémi Lefebvre, Éric Treille, dir., Les primaires ouvertes. Un nouveau standard international ?, Lil (...)
• 3 Anika Gauja, Party Reform, The Causes, Challenges, and Consequences of Organizational Change,Oxford (...)
• 4 Les primaires ont produit ces effets attendus en 2011, ce qui a expliqué leur diffusion à droite. L (...)
• 5 Rémi Lefebvre, Éric Treille, dir., Les primaires ouvertes en France. Adoption, codification, mobili (...)

1Face à la défiance politique, les innovations démocratiques se multiplient dans la société civile mais aussi à l’intérieur même des partis1. En France, comme dans de nombreux systèmes démocratiques représentatifs2, les primaires ouvertes constituent une des réponses organisationnelles à la crise de légitimité que traversent les organisations partisanes3. Cette procédure poursuit des d’objectifs d’ordre électoral et démocratique : légitimer le candidat du parti par un élargissement de la base de désignation devenue étroite avec le déclin du militantisme, associer les sympathisants au processus et donc resserrer le lien avec eux et projeter une image de démocratisation, de transparence et d’ouverture4. Si les primaires témoignent d’une externalisation de la production des candidats, elle reste sous l’emprise des partis. Toute « ouverte » qu’elle soit, la primaire constitue bien un nouveau mode d’appropriation du label du parti, de la marque partidaire5.

• 6 www.liberation.fr/france/2016/01/10/pour-une-primaire-a-gauche_1425509
• 7 En janvier 2016, la militante écologiste et féministe Caroline de Haas lance une démarche similaire (...)

2En France, lors de l’élection présidentielle de 2017, on a observé une dissémination et un déplacement du modèle des primaires ouvertes dans la société civile (au-delà des partis). Des tentatives de débordement ou de détournement du modèle partisan ont été lancées. Tout se passe comme si la jeune procédure avait été elle-même disruptée. Des formes de primaires ouvertes inter-partisanes ou non-partisanes sont ainsi apparues. La primaire de toute la gauche lancée par le journal Libération en janvier 2016 entre dans la première catégorie. Face à la division de la gauche et le risque qu’elle ne soit pas représentée au second tour de l’élection présidentielle, le journal Libération et des intellectuels ont proposé une primaire inter-partisane de toute la gauche permettant aux candidats issus de divers partis de se départager6. Mais ce projet de primaire de coalition visant à dépasser les clivages entre partis et à produire un candidat de rassemblement a échoué face aux réticences des partis7. D’autres initiatives sont apparues proposant pour la première fois des primaires non partisanes. Leurs initiateurs ont pour point commun de contester le caractère « démocratique » des primaires ouvertes organisées jusque là. Elles conduisent selon eux à faire départager par les sympathisants des élites qui restent pré-sélectionnées par les partis. Ces procédures proposent en somme de « départiniser » totalement la procédure en la rendant pleinement ouverte au niveau des électeurs mais aussi des candidatures (à travers un droit d’entrée très faible pour l’ensemble des participants). Il s’agit de faire émerger des candidatures sans appartenance partisane et sans prendre appui sur les organisations partisanes, en les court-circuitant en quelque sorte.

• 8 https://LaPrimaire.org

3On se propose ici d’analyser la démarche de LaPrimaire.org qui visait la sélection d’un candidat hors partis. La procédure se présente comme « omni-partisane et indépendante » et comme « la vraie alternative aux partis politiques traditionnels8. » Elle prétend « déverrouiller les primaires », promouvoir de nouvelles personnalités hors du sérail politique et servir de rampe de lancement à des citoyens « ordinaires ». Elle donne lieu à un long processus de sélection par étapes qu’on analysera. Sur un site dédié, en octobre 2016, cinq candidats sont retenus à l’issue du premier tour. Le second tour se termine en décembre 2016 et conduit à la désignation de Charlotte Marchandise.

• 9 Sur cette notion, Clément Mabi, « Citoyen hackeur. Enjeux politiques des civictech », La Vie des id (...)

4LaPrimaire.org s’inscrit dans la nébuleuse de la civictech, qui ambitionne de transformer la démocratie via les outils numériques9. Dans la cartographie qu’il propose de ce milieu, Clément Mabi affilie LaPrimaire.org au type des « hackeurs embarqués » qui rassemble « les acteurs qui cherchent à réformer en profondeur le système politique tout en s’y impliquant. » Il précise : « leur objectif est de hacker la démocratie au sens propre du terme, c’est-à-dire de participer à son fonctionnement pour le modifier de l’intérieur, en profitant de ses ressources. »

• 10 Fabienne Greffet, dir., Continuerlalutte.com. Les partis politiques sur le web, Paris, Presses de S (...)

5LaPrimaire.org constitue une initiative inédite en ce qu’elle propose et met en place une procédure de sélection d’un candidat hors des partis. Elle s’inscrit contre les partis, mais aussi tout contre, dans la mesure où elle constitue un substitut au parti et produit des fonctionnalités qui lui étaient jusqu’alors réservées : organiser et réguler un processus compétitif de désignation ouvert via internet, créer les conditions d’un débat, coproduire les programmes, former les candidats (sans les conformer en quoi que ce soit puisque l’organisation n’a aucune ligne idéologique), les aider, les financer. Internet constitue le support de ces fonctionnalités. L’idée de faire l’économie des médiations partisanes n’est pas nouvelle10 mais LaPrimaire.org témoigne d’une forme de maturation technique et politique de ce projet.

• 11 Je remercie Fabienne Greffet et Clément Mabi pour leurs lectures attentives du texte.

6On montrera que si cette démarche subvertit avec succès le modèle partisan, elle bute sur les règles du jeu institutionnel et politique : la candidate n’est pas une citoyenne profane ou amatrice mais une élue, et elle ne prend pas part in fine à la compétition présidentielle, faute d’avoir recueilli les 500 signatures nécessaires. On analysera dans un premier temps le processus de sélection du candidat puis en quoi il se heurte aux règles du jeu institutionnel et politique de l’élection présidentielle. On s’attachera à l’organisation du processus plus qu’aux personnes ou aux participants qui vont l’investir. On s’appuie ici sur trois types de données : le suivi tout au long du processus sur la plateforme, deux entretiens approfondis avec David Guez (un des initiateurs de la démarche) et Charlotte Marchandise (la candidate finalement désignée) et une revue de presse11.

• 12 La démarche renvoie à de nombreux mouvements où la technologie structure l’organisation. Voir W. La (...)

7LaPrimaire.org est une structure paradoxale du point de vue des partis : elle s’en défie tout en en épousant les contours. Le parti éphémère qui outille le processus de désignation du candidat est entendu comme une structure facilitatrice et un incubateur dépourvu d’identité idéologique12.

• 13 Le Monde, le 12 novembre 2016.
• 14 www.lavraieprimaire.fr
• 15 500 euros de frais de dossier étaient demandé à chaque candidat.
• 16 LaPrimaire.org refuse que les organisateurs soient candidats, ce que Corinne Lepage et Jean-Marie C (...)

8Dans la perspective des élections présidentielles de 2017, trois initiatives entrent dans le modèle des primaires doublement ouvertes. La Primaire des Français est initiée par un ensemble de mouvements comme Nous Citoyens emmenés par des personnalités comme l’ancienne ministre Corinne Lepage, l’ancien député européen Jean-Marie Cavada ou l’écrivain Alexandre Jardin. La pétition pour la mettre en place recueille 74 556 signatures mais le mouvement s’essouffle à partir de juin 2016. Le mouvement mise sur 500 000 soutiens, seuil requis pour les référendums d’initiative populaire qui a été posé comme une référence13. Alexandre Jardin quitte en juin le mouvement. Le projet reprend, selon lui, « la même grammaire que les partis politiques qui sont discrédités » (il bascule alors sur une autre initiative « La Maison des Citoyens »). Deuxième initiative, La vraie primaire propose « sans demander l’autorisation de personne – et surtout pas des partis », une procédure « libérée et innovante, ouverte à toutes les candidatures et à tous les électeurs, pour donner aux meilleurs talents une vraie chance d’émerger avant la présidentielle de 201714. » Elle est organisée par une équipe de bénévoles parmi lesquels Émile Servan-Schreiber, un entrepreneur expert en intelligence collective, et Alexandre Malafaye, président fondateur de Synopia, un think thank indépendant. Mais le projet initial ne rencontre guère de succès et change vite d’orientation en se transformant en une plateforme de mise en contact entre les initiatives citoyennes et des élus15. La troisième démarche citoyenne, LaPrimaire.org, est la seule qui aboutit. Moins médiatisée que La Primaire des Français, elle se distingue d’emblée par une très forte expertise technique. Les trois initiatives sont entrées en contact pour unir leurs forces et tirer parti de l’avance technologique de LaPrimaire.org. Mais cette convergence ne s’est pas traduite par une primaire commune, les divers organisateurs étant en désaccord sur de nombreux points16.

• 17 https://democratech.co/
• 18 À l’été 2014, Thibault Favre vend sa société, AllMyApps, qui avait pour ambition de créer le premie (...)
• 19 Dominique Cardon, La démocratie Internet, Paris, Seuil, La République des Idées, 2010.

9LaPrimaire.org est organisée de manière entièrement bénévole par des citoyens « ordinaires » (site) se présentant comme indépendants des partis politiques. La démarche est initiée par une association Democratech17 dont l’objet est de favoriser la participation et l’implication du plus grand nombre à la vie citoyenne et civique française. L’association a été créée par Thibault Favre et David Guez. Le premier est ingénieur de formation (Insa Lyon) et startupper18, le second avocat, les deux partagent une culture « civictech » revendiquée. Ils sont emblématiques des milieux innovateurs, à fort capital social et intellectuel et à forte expertise technologique, souvent de professions indépendantes ou entrepreneurs, qui investissent de fortes croyances dans la capacité des technologies numériques à bousculer les formes de représentation et à affaiblir les corps intermédiaires19. Il est difficile d’identifier les objectifs professionnels qu’ils poursuivent à travers l’expérience de LaPrimaire.org mais il semble évident qu’ils en attendent des gratifications et des retombées en termes réputationnels dans un milieu professionnel qui valorise fortement un ethos innovateur.

• 20 Entretien le 28 septembre 2017.

10C’est au fil d’une banale conversation durant l’été 2014 que les deux amis ont eu l’idée de créer le site LaPrimaire.org. Ils font alors le constat d’un ras le bol « de ne voter que pour le ‘moins pire’ des candidats et non pour le meilleur », impression que partagent selon eux « la plupart des gens. » En 2012, David Guez « écœuré » par une présidentielle sans réel débat n’a pas voté alors qu’il se dit « passionné par la politique20. » Dès janvier 2015, les acolytes se mettent à réfléchir à une « solution ». Très vite, naît l’idée d’une plate-forme numérique, où pourraient s’inscrire des candidats à la présidentielle aussi ambitieux qu’inconnus.

• 22 Les premiers mots qui apparaissent sur le site (dernière visite, le 10 décembre 2019) sont : « Le P (...)
• 23 David Guez, Le Parisien, le 16 décembre 2016.

13La démarche s’adosse par ailleurs à un discours articulé et sophistiqué sur la critique des partis tout en prétendant en constituer un22. David Guez dénonce de manière volubile en entretien les « logiques de dépossession démocratique » induite par « la domination des partis ». « Les partis sont devenus limite mafieux, un système de cooptation élitiste et déconnecté, ils ne sont plus des lieux d’échange et de synthèse ». LaPrimaire.org est présentée comme « une réponse » au « problème démocratique posé par les partis », une manière de « casser leur monopole », de « renverser la pyramide ». On lit sur le site : « Aujourd’hui en France, 0,5 % de la population (les partis politiques) désigne les candidats aux élections et élabore les programmes. Pour répondre à ce problème démocratique, LaPrimaire.org organise des primaires en ligne 100 % démocratiques et ouvertes qui permettent aux citoyens de choisir leurs candidat(e)s et de co-construire les projets politiques. Un seul objectif : faire émerger collectivement les meilleur(e)s candidat(e)s. » La communication dans la presse est centrée sur une rhétorique critique des partis : « Les partis, c’est un tout petit nombre de militants, et pourtant ce sont eux qui choisissent les programmes et les candidats. Ils ne s’intéressent aux citoyens qu’au moment des élections. C’est ce schéma que nous voulons renverser23. »

• 24 On a montré ailleurs que, technologie partisane, les primaires ouvrent un scrutin hybride, mi-élect (...)

16La démarche est aussi fondée sur une critique acérée des primaires ouvertes existantes. Il existe un marché symbolique des primaires dont la dimension « démocratique » est exaltée sur lequel se positionnent les organisateurs de LaPrimaire.org. Les primaires des partis sont ainsi analysées comme une « fausse » innovation démocratique. Pour David Guez « Les primaires des partis c’est une ouverture-fermeture, une avancée certes mais très limitée, les participants votent souvent contre et sélectionnent un candidat du parti, on l’a vu à droite avec la candidature de Poisson qui ne représentait rien sauf des deals de parti. Les primaires sont une avancée très limitée qui n’enrichit guère le choix, on l’a vu les gens votent contre encore. Les gens de droite ont voté en partie Fillon contre Juppé, pas assez à droite et Sarko, pas assez honnête24. »

• 25 L’ambition initiale était de 500 000 inscrits.

17Reste que la primaire de 2011 a donné un écho à une procédure nouvelle et a ouvert une brèche dans laquelle les David Guez et Thibault Favre se sont engouffrés. LaPrimaire.org entend approfondir la dynamique des primaires partisanes mais aussi la déplacer et la radicaliser. Le processus n’apparaît néanmoins rapidement viable et légitime que si la primaire atteint un certain seuil de représentativité : ainsi les organisateurs annoncent qu’elle n’aura pas lieu si moins de 100 000 citoyens sont inscrits au moment du vote (il faut se préinscrire pour participer)25. Les seules conditions pour participer sont : avoir au minimum 18 ans, avoir un casier judiciaire vierge et être » constructif » et « bienveillant ».

• 26 Pour une analyse critique de cette figure valorisée voire sacralisée, porteur d’une forme de « pure (...)
• 27 www.liberation.fr/futurs/2016/07/27/laprimaireorg-la-presidentielle-des-anonymes-se-passe-sur-le-we (...)
• 28 Paulin Isnard, La démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne, Paris, Seu (...)
• 29 Le Maître ignorant : Cinq leçons sur l›émancipation intellectuelle, Fayard 1987 (réédition poche, 1 (...)
• 30 Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995.
• 31 Le projet se distingue de ce point de vue assez radicalement d’une autre initiative citoyenne née p (...)

18La figure du « profane »26 est au cœur du processus et sature la symbolique qu’elle porte : donner à des citoyens ordinaires, sans capital politique préalable authentifié par un parti, la possibilité de s’engager et de candidater. La presse met fortement en avant cette dimension de « démocratie des anonymes »27. Mais la procédure revêt une dimension capacitaire dont témoigne une rhétorique de la compétence omniprésente sur le site et dans le discours des organisateurs : il s’agit aussi de « tester » le « meilleur candidat ». Un ethos de la compétence, mâtiné de pragmatisme, est très prégnant dans le discours des organisateurs qui n’est pas très loin du discours épistocratique28 et disqualifie une forme d’amateurisme politique : « À la recherche d’experts dans chaque domaine politique, les compétences de chacun peuvent être mises à profit pour le bien commun » (site). Le processus est concurrentiel comme le vocabulaire utilisé en témoigne (« plébiscite », « qualification »…). Il ne s’agit pas de désigner « n’importe qui », pour reprendre une catégorie de la philosophie de la démocratie de Jacques Rancière29, mais d’un citoyen « distingué » au sens de Bernard Manin30, ayant fait ses preuves sur le site et lors du processus de sélection31.

• 32 Le 27 juillet 2016.

19La dimension individuelle de la candidature est centrale. Sur internet, les candidats présentent un CV et le valorisent. Il y a bien ainsi une forme de théorie représentative embarquée dans le dispositif technique, fondée sur les talents et compétences du citoyen non-professionnel de la politique. Les compétences sont d’autant plus valorisées que la démarche n’est structurée par aucun cadrage idéologique préalable. Il s’agit en effet d’une primaire « démocratique à laquelle toute personne peut se présenter et au sein de laquelle toutes les idées peuvent s’exprimer ». « Aucun programme n’est imposé, ils peuvent être de droite, de gauche, ou de n’importe quelle sensibilité, raconte David Guez à Libération32. La seule limite, c’est qu’on refuse les « ratés de la politique » qui veulent juste surfer sur la vague et se créer une notoriété. Il faut un vrai projet. »

• 33 Entretien, le 4 octobre 2017.

24Une forme d’auto-sélection s’opère : trois candidats se désistent à ce stade pour Charlotte Marchandise (on peut émettre l’hypothèse qu’elle apparaît sans doute assez tôt comme la candidate la plus solide ou crédible, on y reviendra). D’autres candidats mesurent l’investissement que représente une candidature. « Les candidats parfois ne se rendaient pas compte de l’investissement que cela devait représenter. Un candidat parmi les 16 pensait que cela ne pouvait plus prendre qu’un week-end par mois » (Olivier Guez). Charlotte Marchandise note en entretien33 que la procédure a attiré de nombreuses personnalités en quête de notoriété et de visibilité médiatique : « les organisateurs ont dû gérer des égos délirants des gens qui veulent être présidents. »

• 34 La procédure est fondée sur un algorithme de création des lots aléatoires de candidats. Chaque cito (...)
• 35 Les chiffres apparaissent modestes, ils ne sont pas dérisoires pourtant au regard de nombre d’adhér (...)

25Au terme de cette phase, un premier vote est organisé pour faire émerger les 5 candidats/équipes jugés les plus représentatifs (si LaPrimaire.org ne comptait que 5 candidats/équipes à l’issue de la phase précédente, ce tour de vote n’aurait pas eu lieu). Le premier tour de vote est clôturé le 6 novembre 2016 et débouche sur la qualification de cinq candidats finalistes : Charlotte Marchandise, Nicolas Bernabeu, Roxane Revon, Michel Bourgeois et Michaël Pettini. 11 300 inscrits ont pris part au premier tour qui ont produit 53 383 votes34 (on dénombre alors 86 000 inscrits sur le site)35. 72 % des votants ont attribué à la première candidate les mentions « bien » et « très bien ».

• 36 Tout se passe comme si la plate forme produisait une forme d’injonction à l’apolitisme, induite par (...)

28Notre observation de la plateforme au fil des semaines montre qu’elle a incontestablement évolué idéologiquement vers la gauche. Au départ, les propositions des candidats balaient le spectre politique dans sa diversité, des marxistes aux libéraux, des souverainistes aux fédéralistes, autour d’un thème commun, le rejet des professionnels de la politique et des partis. Cette polyphonie se réduit au fil du processus, les cinq candidats retenus affichant au final des programmes assez similaires dans leurs grandes lignes et assez marqués à gauche (même si le terme n’est jamais utilisé36). Tous prônent une réforme des institutions, voire une Sixième République, deux d’entre eux proposent d’instaurer un revenu de base universel, quatre d’entre eux affichent des convictions écologistes marquées.

• 37 Un partenariat a été signé à cette occasion avec Polytechnique. « On a fait bosser des étudiants de (...)

31La procédure est l’occasion de promouvoir en actes un mode de scrutin peu connu et de faire réfléchir sur les défauts du scrutin aujourd’hui utilisé. L’utilisation de ce mode de scrutin a valeur pédagogique et expérimental37. Elle s’accompagne d’une critique du scrutin uninominal à deux tours, présenté comme « peu démocratique » : il oblige à faire un choix dépourvu de nuances, à élaborer un vote stratégique, généralement en fonction des sondages, le vote blanc dissuadant les électeurs d’exprimer leur désaccord avec les candidats en présence (ces derniers sont trop souvent « élus par dépit »). Le « jugement majoritaire » permet quant à lui de supprimer le vote par défaut, d’enrichir le vote en préférences et de le délester de ses considérations stratégiques.

• 39 Entretien, le 4 octobre 2017.
• 40 On lit sur sa profession de foi de la candidate : « Parce que la politique n‘est pas un métier, je (...)

34Charlotte Marchandise, âgée de 42 ans, n’est pas une novice en politique ni une Française « lambda ». Elle a accumulé au cours de sa trajectoire un solide capital politique, militant, associatif, relationnel... Elle est adjointe déléguée à la santé, d’une grande ville, Rennes. Elle a été élue en mars 2014 en tant que membre de la société civile sur une liste composée d’écologistes, de militants du Front de gauche et de citoyens engagés. Elle revient en entretien sur cette élection39 : « on a fait 15 % au premier tour, les socialistes ont dû nous intégrer. J’ai eu le poste d’adjointe à la santé sans doute car je suis qualifiée sur les questions de santé. » L’adjointe a été désignée en septembre 2014 à la présidence du réseau français des villes-santé de l’Organisation mondiale de la santé. Elle cherche à occulter dans la campagne et dans sa stratégie de présentation de soi cette identité d’élue qui, même locale, transgresse l’esprit de LaPrimaire.org. Elle met plutôt en avant le fait qu’elle continue en parallèle son métier de consultante-formatrice – spécialisée dans la thématique des inégalités sociales de santé –, qu’elle ne vit pas de la politique40, ainsi que sa très riche expérience associative et professionnelle. Elle a été successivement professeure de français, guide touristique, gérante d’un bar culturel, infographiste, responsable web-marketing, cofondatrice bénévole d’un collège laïque (fermé depuis) basé sur la méthode Montessori… Elle a pu mettre à profit aussi au cours du processus de désignation sa connaissance du numérique comme elle le confie en entretien : « je viens du numérique, mon mari travaille là-dedans, j’ai été développeuse, je suis très à l’aise dans cet univers. »

• 41 Elles situent ses propositions « entre l’extrême-gauche et le centre droit ». La Tribune, le 4 janv (...)

37Même si elle s’en défend41, son programme est marqué à gauche. Son slogan est : « L’humanisme, la justice sociale et la protection du vivant au cœur d’une démocratie réelle. » Ses trois priorités émargent à un fonds idéologique situé : « une nouvelle constitution par et avec le peuple », « un revenu de base universel », la « transition énergétique écologique économique. » Son profil est clairement écologiste.

• 42 Nouvelle Donne est un mouvement politique français de gauche lancé en novembre 2013 par Pierre Larr (...)
• 43 La transparence est totale sur les finances. Les comptes détaillés des dépenses apparaissent en lig (...)

41Charlotte Marchandise constitue ainsi son équipe (pour partie issue des réseaux du parti Nouvelle donne42) et mène sa campagne sur ses valeurs et convictions propres. La structure LaPrimaire.org se contente d’accompagner la candidate. Elle produit différents appels à volontaires et met à disposition ses réseaux de contact dans les médias. Son aide financière n’est pas négligeable : « on a rebasculé l’argent qui restait sur la campagne de Charlotte puis on a collecté pour eux, elle a eu au total 90 000 euros de LaPrimaire.org. Elle n’a pas réussi à avoir de l’argent de son côté43. » Mais la candidate a peu de temps pour se constituer des soutiens et élargir ses ressources. Elle décide de professionnaliser son équipe de campagne. Elle commente ses choix en entretien :

• 44 Celui-ci se définit en entretien comme « de centre droit ».

43Si les organisateurs reprochent les choix d’organisation, ils tendent aussi avec le temps, à mesure que l’échec se profile, à porter des jugements d’opportunité politique sur sa ligne, trop marquée comme en témoigne cet extrait de notre entretien avec David Guez 44 :

• 45 « Même si on n’y arrive pas, notre démarche reste pertinente. C’est le début d’un chemin », comment (...)

45Au 18 mars 2017, date de clôture de la période de collecte/validation des 500 parrainages nécessaires à tout candidat souhaitant se présenter à l’élection présidentielle, Charlotte Marchandise ne totalise que 134 parrainages, surtout issus d’élus de gauche (selon David Guez). Elle est donc loin du compte et ne peut donc prendre part au premier tour de l’élection présidentielle. Charlotte Marchandise les a obtenus en deux mois et demi de campagne (soit environ 2 par jour). Elle pense qu’elle aurait peu franchir la barre si elle avait pu entrer en campagne un peu plus tôt et compter sur « un réseau plus mature ». L’échec était néanmoins plausible. Il était souvent évoqué par les organisateurs45.

• 46 Aucante (Y.), Dezé (A.), dir., Les Systèmes de partis dans les démocraties occidentales. Le modèle (...)

46LaPrimaire.org a pu assumer jusque-là les fonctions d’un parti traditionnel (présélection de candidats, débat interne, production de programmes, vote et désignation) mais, au-delà de ce rôle de coordination qu’Internet peut outiller sans organisation, la démarche bute sur un barrage institutionnel, celui qui filtre les candidatures et assure une forme de monopole aux partis établis et institutionnalisés. Un parti politique est constitué de réseaux d’élus qui sont mobilisés notamment pour promouvoir une candidature aux élections présidentielles et lui conférer une forme de représentativité territoriale. Le filtre des parrainages est une des composantes de la cartellisation des systèmes partisans qui limitent l’émergence de partis alternatifs au bénéfice des partis établis (le cas de La République en Marche faisant exception)46. Ce maillage local et ces ressources électives font défaut à LaPrimaire.org et constituent un obstacle majeur à son opération de « hacking ». La déterritorialisation de l’entreprise était une ressource jusque-là : elle facilite la mise en contact de divers citoyens et leur intermédiation en ligne, en faisant l’économie de ressources organisationnelles classiques. Elle devient un handicap à ce stade de la campagne.

• 47 Un sceau manquant, un nom peu lisible ou une rature entraînent une invalidation du parrainage.

47Divers éléments se conjuguent pour empêcher de combler ce handicap. On a mentionné le manque de moyens, mais il faut aussi mettre en avant l’absence de liste « officielle » des candidats informant les élus des personnes susceptibles d’être parrainées et la nécessité, compte tenu de la faible notoriété et de l’absence de réseau établi, d’échanger personnellement avec les élus ou encore les règles très strictes de validation par le Conseil constitutionnel des formulaires de parrainages47. Deux éléments nouveaux ont encore accru les coûts divers entrainés par l’obligation de parrainage. La période de collecte des signatures a été réduite par rapport aux élections précédentes (15 jours environ entre la réception par les grands électeurs des formulaires officiels, leur envoi et la date butoir de réception des formulaires par le Conseil constitutionnel). L’obligation de transparence imposée aux élus quant aux bénéficiaires de leurs parrainages a eu pour effet de réduire le nombre de parrainages, surtout à l’adresse des « petits » candidats. Seuls 14 296 élus ont donné un parrainage sur un total d’environ 47 000, soit seulement 30 % des parrains potentiels. Selon David Guez, les jeux politiques liés à l’intercommunalité ont dissuadé de nombreux maires, notamment dans les communautés de communes en milieu rural, de donner leur signature. Il note : « On avait le contact de 200 élus, certains ont donc reculé et ont dû subir des pressions. » LaPrimaire.org tire plusieurs enseignements de cet échec en se donnant pour objectif de créer à terme un réseau national de grands électeurs (notamment les maires) sympathisants de LaPrimaire.org, afin de pouvoir garantir avant le début de la primaire en 2021 une probabilité maximale d’obtenir les parrainages. La question est néanmoins de savoir comment alimenter ce réseau sans structure partisane pérenne et sans militants…

• 48 Bernard Dolez, Julien Fretel, Rémi Lefebvre, dir., L’entreprise Macron, Grenoble, PUG, 2019.

50Il convient en effet de mettre en avant un effet conjoncturel de configuration de l’offre électorale. Le créneau du renouvellement des pratiques politiques, de l’exemplarité, de l’innovation et de la valorisation de la société civile a été fortement investi par Emmanuel Macron et En marche présentée comme un mouvement « bottom up », alternatif aux partis politiques et à une profession politique dénoncée comme « règlementée ». Des démarches comme LaPrimaire.org étaient objectivement en concurrence avec l’entreprise politique émergente lancée par Emmanuel Macron qui a concentré l’attention médiatique48.

• 49 Emmanuel Macron qui prétend aussi les affaiblir s’est appuyé sur une organisation pour financer sa (...)
• 50 Le mouvement présente de nombreuses similitudes avec les partis pirates qui se constituent en parti (...)

53LaPrimaire.org peut être analysée au final comme une double expérimentation, une expérience-laboratoire. Du point de vue des acteurs concernés : au-delà de la désignation d’un candidat dont les chances de qualification apparaissent faibles d’emblée, il s’agit de tester et d’éprouver en actes la viabilité et la légitimité d’une procédure innovante et inédite. Les organisateurs font montre d’une grande réflexivité sur le processus démocratique qu’ils engagent. La rhétorique de l’innovation et de l’exemplarité est omniprésente. Du point de vue scientifique et de la recherche d’autre part : elle permet de montrer que les partis peuvent être neutralisés dans leur fonction de sélection de candidat et en quelque sorte « ubérisés » mais aussi de mesurer les résistances auxquelles se heurte cette subversion citoyenne des règles partisanes de l’élection présidentielle. La politique (présidentielle) reste une affaire de partis49. LaPrimaire.org est emblématique du développement de nouveaux mouvements non partisans et d’une nouvelle cause, la démocratisation de la démocratie portée hors des partis par des groupes issus de « la société civile ». Elle se traduit par un militantisme procédural apolitique outillé par le développement des civictech dans un contexte de valorisation du « bottom up » et de la participation des citoyens. « LaPrimaire.org » est bien un parti (LaPrimaire.org s’est déclaré juridiquement comme tel) afin de se conformer à l’ensemble des conditions légales requises pour présenter et financer des candidat(e)s aux élections. Mais on est en face à un « post-parti » évidé de certaines de ses fonctions traditionnelles (idéologiques notamment) et dépouillé de sa dimension de communauté idéologique ou territoriale (un parti en ligne). LaPrimaire.org peut être analysée comme une entreprise de contournement des partis ou de subversion de l’ordre partisan (l’élection présidentielle étant une affaire de partis). Elle conduit à un échec parce qu’elle s’est heurtée à de nombreuses difficultés et limites d’ordre institutionnel, médiatique, sociologique (mécanismes censitaires), financier. Le site est rattrapé par le clivage gauche-droite et investi par des acteurs de la politique institutionnelle. La démarche bute sur le système institutionnel qui filtre les candidatures. Au final, le hacking de la politique institutionnelle se heurte au poids des règles du jeu politique50. Les organisateurs n’ont pas pour autant renoncé et cherchent à faire fructifier leur capital politique : « on a 150 000 personnes sur la plateforme. L’idée maintenant c’est de modifier le système en grossissant » (David Guez).