2Ainsi, les technologies dépeintes dans Black Mirror sont similaires à celles que nous utilisons dans la société actuelle mais sur lesquelles nous manquons de recul, ce qui permet à la série d’en aborder les dérives. L’équipe de production a d’ailleurs confessé qu’elle a dû, pour plusieurs épisodes, revenir sur ses intentions initiales, la réalité ayant dépassé la fiction technologique et hétérotopique (Puech, 2017). Ainsi, le récit et la caméra proposent un regard qui donne de la vraisemblance à la série et questionne le monde actuel. Ils ne centrent pas la lecture du futur uniquement sur la place des technologies, mais offrent aussi un storytelling qui permet de faire un parallèle entre le monde du téléspectateur et le monde diégétique. Dans un « léger décalage futurologique » (Puech, 2017), l’équipe de production et les scénaristes jouent sur l’horizon politique du « et si » (Faure et Taïeb, 2015a).

4La particularité de Black Mirror est de construire la dystopie comme une mise en abyme du présent, pour mieux interpeller le téléspectateur sur sa propre contemporanéité. La série est en effet construite autour d’un monde fictionnel qui passe la plupart de son temps à regarder la fiction de son présent, sur les bases des possibilités technologiques disponibles pour accéder et travailler les registres du passé. La transformation des relations entre Humanité et technologie questionne alors notre propre rapport au futur à partir de l’usage de technologies tournées vers le passé, notamment dans les épisodes 3 “The Entire History of You ” et l’épisode ⁴ “Be Right Back”.

5La mise en abyme réside dans la relation des personnages avec leur propre présent. Ils deviennent spectateurs de leur vie à travers une mémoire construite sur l’usage des archives algorithmiques. Toutes les sphères de la vie font l’objet d’une médiation technologique qui les produit, les expose et les reproduit dans le quotidien des personnages. Le grain (Image 1), ce petit dispositif implanté derrière l’oreille des personnages de l’épisode 3 qui affecte leur vision et leur permet de fouiller dans des images enregistrées de leurs souvenirs, en est un excellent exemple.

6La médiation technologique de la mémoire a lieu à travers une nouvelle expérience du passé (un relive, et pas seulement replay). Dans “The Entire History of You”, les personnages peuvent consulter un stock de souvenirs digitaux (au format audiovisuel) quand ils le souhaitent (Image 2), et montrer ces images à leurs interlocuteurs, les éditer et supprimer. La plateforme génère un fort contrôle social et fait émerger de profonds conflits. Dans “Be Right Back ”, l’organisation des souvenirs par flashs place le sujet dans un éternel recommencement. Le personnage principal, Martha, choisit en effet de ranimer son défunt compagnon (père à titre posthume) sur la base de son profil algorithmique et des traces numériques accumulées et construites comme big data, d’abord, grâce à l’usage d’une technologie de simulation qui combine plusieurs interactions que le couple a eues en ligne, qui sont stockées dans le cloud et permettent de développer un dialogue informatique (Image 3), puis en activant un « mannequin » dont l’enveloppe extérieure est l’exacte réplique du défunt, et qui base ses gestes, son langage et ses réactions sur son profil virtuel (Image 4). Dans les deux cas, les images disparaissent aussi rapidement qu’elles apparaissent, et le réfléchissement est le support d’une esthétique de la disparition. La vie des personnages est réinitialisée avec frénésie, ce qui entretient une relation directe avec l’évitement, l’angoisse et l’anxiété provoquées par les incertitudes du futur.

8Dans ce monde d’archives, qui sur-analyse le passé, le rôle du futur peut être questionné alors qu’il devient incertain et même sans pertinence, sauf pour octroyer des souvenirs instantanés à archiver, reproduire et utiliser dans un présent tourné vers le passé, comme dans “The Entire History of You”. Alors, l’actualisation de la perception à travers ces registres immédiatement accessibles et la possibilité de revoir ce qui a déjà été vécu et vu sont les clés pour comprendre comment dans Black Mirror l’incertitude du futur est enfermée dans un passé omniprésent. C’est entre autres dans cette profonde mise en abyme du présent que nous voyons une forte dimension politique à cette série télévisée, en mobilisant principalement le cadre théorique proposé par Paul Virilio (2009).

9Pour comprendre la politique de la dystopie comme politique du temps dans Black Mirror, il faut en dire plus sur la façon d’interroger le format de la série et sa façon d’opérer un montage de la vitesse. La question de la temporalité nous semble extrêmement fertile, au moment d’interroger un produit sériel (Faure et Taïeb, 2015a). Leur construction séquentielle jusqu’à fabriquer un temps qui leur est propre est une question centrale à leur étude. Dans le cas de Black Mirror, la série rend le temps dystopique, en adoptant le format d’une anthologie télévisée. Elle se déroule comme un laboratoire qui n’organise pas les épisodes selon un récit commun au fil des saisons (et de façon interne à chaque saison). La série britannique les articule selon un objet (la technologie), une question (morale) et un problème (ce que le futur pourrait impliquer pour la condition humaine de demain), mais chaque intrigue est indépendante.

10Si notre hypothèse réside dans une mise en abyme politique du présent, celle-ci fonctionne sur une seconde mise en abyme, celle de la fiction. En brouillant les critères de crédibilité et en construisant une fiction au-delà du champ d’action et des externalités qui lui sont propres, la dystopie résiderait non seulement, dans Black Mirror, dans le contenu narratif (le décalage futurologique) mais aussi dans l’objet de ce contenu (la fiction que crée la technologie) et le format non-séquentiel de la série (comme anthologie d’épisodes indépendants). Trois dimensions fictionnelles qui rendraient la dystopie d’autant plus vraisemblable et politique.

11Le jeu temporel de Black Mirror se politise dans les conflits qu’elle met en fiction dans ces trois dimensions, articulées dans son « esthétique narrative » (Faure et Taïeb, 2015b), c’est-à-dire l’articulation de son fond, de sa forme et ses formats. Notre analyse du récit et de son montage dans les épisodes 3 et 4 de Black Mirror montre que la politique de la dystopie passe par la carence de présent diégétique. Dans ce « futur noir » sans futur, la mise en série questionne un discours recroquevillé sur des alternatives à court terme et dont la seule vérité est héritée du passé. Autrement dit, la vitesse des images neutralise le futur et les possibilités politiques, entre l’immédiateté du présent et un passé omniprésent. La politique de la dystopie est donc, dans Black Mirror, une politique du temps.

12Pour ce faire, nous présentons rapidement notre utilisation dans ce texte des propositions conceptuelles de Paul Virilio. Nous nous attachons ensuite à analyser la série à partir d’elles. Ainsi, nous relevons d’abord que, dans Black Mirror, une overdose de mémoire individuelle fait du futur une resignification du passé qui synchronise ensuite contrôle avec surveillance et supprime l’intimité. Ce changement de la variable futurologique dans la dystopie Black Mirror engendre un monde sans futur, où les personnages passent leur temps à revivre un passé sans histoire, qui vise à faire vivre de nouveau, c’est-à-dire, ramener à la vie. La dimension politique de la dystopie revient, dans l’esthétique narrative de cette série, à annuler futur, histoire et présent, dans l’activation des registres algorithmiques qui occupent toutes les alternatives.

Une politique dystopique du temps

13L’architecte et philosophe français Paul Virilio offre un cadre théorique stimulant dès lors qu’on questionne la politique de la dystopie comme politique du temps. Bien qu’elle n’interroge pas directement l’idée de dystopie, cette théorie est fondée en grande partie sur l’analyse des dispositifs machiniques et de leurs effets sur le temps, l’espace et l’existence.

14Dans Black Mirror, la communication par les algorithmes permet d’abord l’énonciation de la dystopie par une médiation proche de la « télé-inter-activité » conceptualisée par Virilio. Il s’agit de l’idée et du sentiment qu’il n’y a plus de mouvement physique pour se connecter avec le monde, mais que les individus s’appuient sur l’accès à des archives télé-transférables et télé-présentes, qui réarticulent des régimes de temporalités. Selon lui, l’expérience consiste désormais en une médiation par des transferts et des transports numériques, dans lesquels la vitesse est le critère de vérité (Virilio, 2000). Cette vitesse est indissociable de la quête du pouvoir et de la richesse, car elle implique des conditions de circulation (des hommes, des capitaux, des images et des technologies) qui administrent les libertés et leurs obstacles. Dans la série, les mots, les choses et les émotions sont ainsi synchronisées par la répétition des images et l’immédiateté du passé offre une capacité de contrôle sur les comportements du présent.

15Or la vitesse plonge le monde contemporain dans un état d’urgence qui, selon Virilio, anéantit le Temps. Elle est à la fois le rythme de la vie sociale, son destin et sa destination, orientés vers l’accumulation capitaliste et la centralisation géographique. Alors opère ce que le philosophe appelle « une interruption du temps » d’abord parce que l’horizon du futur se dissout dans la vitesse du présent, ensuite parce que l’immédiateté déracine l’expérience du passé. Selon Virilio, ce phénomène remplace l’interruption du corps constitutif de la biopolitique moderne : “Now interruption in the body is replaced by interruption in time. We plug into everyone’s intimate duration. Subliminal effects mean just that…” (Virilio et Lotringer, 1997 : 43). On trouve un raisonnement similaire dans l’épisode 4 de Black Mirror à travers le mannequin qui prend vie sur les bases d’une animation algorithmique des data du défunt. La mort n’est plus une interruption dans cette fiction à peine décalée du réel.

16Cette vitesse sociale provoque une « inertie totale » dans les sociétés contemporaines, qui résulte de la numérisation de tous les fichiers et l’interruption du temps. Dans un passage de leur dialogue particulièrement stimulant et utile à notre propos, Virilio et Lotringer proposent de penser l’idée de mort de l’intimité : “At the same time, it’s the death of intimacy. All the reflections of these last years on an exploded, “schizophrenic” model of subjectivity correspond to the great esthetic of the collage. The ego is not continuous, it’s made up of a series of little deaths and partial identities which don’t come back together, or which only manage to come back together by paying the price of anxiety and repression” (Virilio et Lotringer, 1997 : 43). Cette idée trouve un écho direct dans Black Mirror, puisqu’en se centrant sur un quotidien consistant à répéter images et algorithmes, les épisodes analysés abordent clairement les dérèglements de l’identité et montrent l’angoisse que provoque la possibilité de revivre le passé de façon accélérée. L’état d’urgence est, dans la fiction, placé à l’échelle de la discontinuité quotidienne des personnages et du groupe social, comme effet de la technologie.

17L’interruption de la temporalité fait ainsi de la vérité un horizon négatif, c’est-à-dire que le mensonge peut être vrai et la vérité fausse. Dans ce monde où le mouvement est seulement virtuel, la surexposition du passé et les excès de réinterprétation des registres dans un présent sans futur brouillent les actes de vérité, dans la fiction produite par la technologie. C’est évident dans l’épisode 3 de Black Mirror qui développe un récit diégétique où les individus négocient leur identité sur la base de la réinterprétation des images du passé.

18La vitesse conditionne alors la perception selon une « dromologie », c’est-à-dire l’influence de la vitesse et de l’accélération du monde. On peut l’observer dans Black Mirror, et nous le synthétiserons pour l’instant de la sorte : la vitesse passe par un travail permanent d’activation des images et des data du passé par les algorithmes du présent qui dissolvent les projections vers le futur. C’est ici que réside l’idée d’une politique du temps dans la dystopie, sur la base de l’approche que propose Virilio d’un monde dont le régime politique est celui de la vitesse : la « dromocratie ».

Le passé omniprésent

19Alors que la série télévisée situe la dystopie dans un futur diégétique très similaire au présent des téléspectateurs, le propre même de la fiction (à la fois la série et la technologie mise en scène) est de faire de ce futur un lieu de réappropriation du passé. En effet, les dispositifs technologiques des deux épisodes étudiés ont le même objectif : utiliser les traces du passé dans le présent et comme support de la vie future. Ici réside la première dimension politique du temps de la dystopie.

21Il existe une obsession dans Black Mirror pour créer la possibilité de vie entre contemplation et réappropriation du passé algorithmique. L’exercice conscient de revoir des témoignages visuels, dont la durée peut être contrôlée, prend de plus en plus de temps, et accapare par conséquent toute la vie. Comme Virilio l’a statué, le mécanisme qui permet de re-voir (re-seeing) opère dans un intervalle qui crée du temps par le mouvement entre des événements subjectifs, plutôt que dans la visibilité de l’espace.

22La mémoire est exprimée dans un toujours-nouveau fondé sur l’usage actif des archives. Le sens des images change selon le moment auquel elles sont regardées. Le choix d’appeler les révisions d’archives des « redo » est crucial. Cela montre que l’usage d’une image spécifique est une action et/ou une réaction. En fait, on peut voir dans “The Entire History of You” comment le personnage principal travaille ce matériel en utilisant des fonctions comme le zoom ou la reconstruction des scènes en lisant sur les lèvres, afin de donner une nouvelle perspective à cette mémoire et, dans ce cas précis, trouver les preuves de l’infidélité de sa compagne. Dans la répétitivité des archives digitales, la reproduction n’est pas identique ; des données sont perdues dans chaque transfert, circulation et visualisation. Un sens nouveau leur est attribué, générant alors de nouvelles pratiques mémorielles avec l’immédiateté des ressources archivistiques. À la fin de l’épisode, l’immédiateté est située entre la descente aux enfers du personnage principal, la répétitivité des souvenirs, les révisions selon les points de vue des personnages et l’édition des images.

23L’accélération et la répétitivité étendent le contrôle de l’image par chaque personnage dans la mobilité accélérée qui lui est propre. En effet, il peut activer l’exhibition alors qu’un personnage se déplace (par exemple, dans un taxi qui a le dispositif de projection) ou de façon totalement autonome (au travers de l’œil même des personnages qui ont incorporé le grain). Le temps d’exhibition est administré d’une manière externe (comme au cinéma) mais aussi individuelle, entre désir de remémoration et normes sociales.

24Apparaît ici un nœud décisif dans la dystopie de Black Mirror. Un dispositif temporel rend la pause mémorielle permanente et, paradoxalement, accélère le temps. La rapidité est d’abord donnée par la multiplication des événements qui passent par la visualisation des archives digitales. Ces prises de parole par l’archive réorganisent la mémoire, entre la temporalité accélérée des relations socio-technologiques et la temporalité immédiate de l’urgence. La mémoire a donc lieu à travers un mouvement immédiat qui acquiert par là même une performativité sociale.

25Les formes et les temporalités de l’artiste, du curateur — les personnages qui administrent les registres du passé — et du spectateur convergent dans Black Mirror vers la simultanéité de la production et de l’exhibition des images. La crédibilité est permise par la circulation de copies d’un événement mémoriel toujours-nouveau. Au lieu de générer des excès de temps, le mouvement des données transforme ces récits en pénurie historique, du fait de l’omniprésence des images. La série devient une dystopie pour le personnage-acteur-spectateur du monde diégétique et, en même temps, une dystopie pour les téléspectateurs.

Le réfléchissement : synchronisation du contrôle et de la surveillance

26L’obstruction du futur implique une seconde dimension politique, celle d’un temps social réduit à néant hors des dispositifs technologiques. La culture mémorielle est montrée comme un dispositif numérique d’administration du temps commun. Le personnage est à la fois acteur et spectateur de la société, ce qui produit des règles et une capacité de contrôle pour l’individu, tout comme des conflits pour contrôler les images des autres.

28L’invalidité de la mémoire cognitive requiert que les personnages mettent en évidence leurs souvenirs ou les refassent (redo) dans deux perspectives. D’abord, d’un point de vue individuel, ils impliquent leurs émotions dans le dispositif : dans “Be Right Back” (2X01), Martha est incapable de se défaire d’une machine qui ne peut pourtant pas se substituer à l’humain. Le mannequin est conservé pour contrecarrer l’absence de partenaire ou de figure paternelle. D’un point de vue social, on voit aussi comment les relations opèrent sur et par la médiation des archives digitales. C’est paradigmatique dans “The Entire History of You”, alors que “Be Right Back” est construit sur la présence secrète d’une image mécanique jusqu’à sa captivité.

29Dans les deux cas, les pauses narratives organisent temporairement les connaissances. Par ce biais, elles donnent la possibilité d’un usage des images dans le présent, et d’un temps où le contrôle social peut opérer. Ceci produit un registre en mouvement qui accumule, détruit et actualise les manières de regarder. Faire pause permet aussi de manipuler et d’anticiper les possibilités ouvertes dans le futur, et par là même de capturer le présent de la narration. Ces instruments resignifient tout autant les interprétations du passé par de nouveaux usages condamnant le présent et le futur au néant. La dernière image de “The Entire History of You” met en scène cette carence : après l’obsession pour les images et la mémoire, l’écran devient complètement noir pendant quelques secondes, sans image ou archive. Le présent continu incarne l’absence.

30L’hétérotopie situe aussi la carence de présent dans une « logique de réfléchissement » qui approfondit et étend la visibilité de deux manières différentes. On la repère dans des images qui mettent en scène les personnages sur de multiples surfaces réfléchissantes (Image 5). Le point de vue de la répétition montre ensuite aux spectateurs exactement ce que le personnage voit, en plan subjectif. En cela, nous suivons l’idée de Dziga Vertog : “Our eyes see very poorly and very little… The movie camera was invented in order to penetrate deeper into the visible world, to explores and record visual phenomena, so that we do not forget what happens and what the future must take into account” (Vertog, 1984 : 67).

L’interruption de l’intimité

31La troisième dimension politique de Black Mirror tient dans son traitement des transformations de la muséification, déjà en cours dans le monde de l’art : “Digital systems of conservation and recuperation of data [which] makes possible an unprecedented record’s capacity, classification and preservation, by promoting and re enforcing what Andreas Huyssen has coined as ‘contemporary memory cultures” (Costa, 2012 : 93). L’archive numérique offre un langage à ces cultures mémorielles en les exhibant comme un phénomène microsocial distribué par des dispositifs de subjectivation virtuelle et des biographies sans projet de vie ni futur. La série narre la transformation de l’intimité, désormais disponible via la technologie.

32L’obsession de reconstruire mais aussi de donner du sens au passé et à la mémoire se révèle statique, enfermée depuis au moins le XIX^e siècle dans un musée et une « histoire officielle ». On observe cependant dans Black Mirror que cette muséification ne s’exerce plus dans des institutions publiques, mais plutôt comme un « marché de la nostalgie » qui met en circulation des épisodes intimes. Ainsi, les deux dispositifs proposés (le grain et le mannequin) sont mis en vente par de grandes entreprises et répondent à une industrie du Big Data, sujet depuis quelques années à de nombreuses discussions publiques hors de la fiction.

33Le commerce du data conduit à la transformation de l’intimité et la subjectivité en marchandises. Dans les deux épisodes de Black Mirror, la seconde est distribuée selon les traces de la première par la dimension algorithmique et le désir de saisir l’intimité en interrompant la vie et le temps. Ainsi, parmi la prolifération de matériels mémoriels, archiver consiste à produire et reproduire des images de l’intime simultanément dans le temps et l’espace.

34Cette privatisation s’articule à une personnalisation des choix et des usages de la technologie. Dans l’épisode 3, Lucy, le seul personnage qui n’a pas de grain est l’objet d’une discussion animée, dont les non-dits et la retenue montrent tout le problème moral du dispositif technologique. Dans “Be Right Back”, cette tension éthique et sociale apparaît au moment où Martha se pose la question de l’activation du mannequin. Les personnages principaux des deux épisodes terminent d’ailleurs dans une situation de profond isolement. Faire le choix de ne pas oublier supprimerait donc l’intimité et générerait de l’isolement.

35L’œil-caméra projette le récit de la catastrophe à un niveau subjectif, dans le réfléchissement d’un miroir. C’est précisément la vision hétérotopique de la dystopie. L’omniprésence visuelle des portraits serrés (close-ups) et le déploiement du storytelling autour de la subjectivité se jouent dans la structure des épisodes, leur rythme très lent et en se concentrant sur l’ego des personnages. Un temps quotidien est développé, avec peu d’ellipse, mais avec des pauses et des accélérations. Ce focus micro-technologique sur la vie quotidienne octroie de la vraisemblance à ces « histoires de soi ». Cependant, le dispositif filmique ne déroule pas une mémoire sociale, mais individualise les souvenirs. Alors le spectateur et les personnages peuvent devenir des “re-seer” (Virilio, 1984), qui actualisent des images immédiates et en viennent à redéfinir en permanence leur identité (l’origine manquante) et les critères de sa crédibilité (l’interprétation des archives digitales).

Ramener à la vie : politique du temps dystopique

36La dernière dimension politique des temporalités dans Black Mirror renvoie à l’idée de « biopolitique ». Là où Paul Virilio se focalise sur l’interruption du temps plutôt que celle des corps, les temporalités dystopiques de Black Mirror montrent les transformations de cette politique qui porte sur la vie des individus et de la population. La politique du temps dystopique est bien celle qui, en orientant la fiction du futur technologique vers l’omniprésence des registres du passé au-delà de la mort, cherche à « ramener à la vie ». C’est le statut même de la vie qui change.

37Dans l’espace quotidien de Black Mirror, l’obsession pour l’archive digitale et l’exhibition immédiate de la mémoire désorganisent le temps de vie, comme il en est fait l’expérience par les personnages qui ont des difficultés à se reposer et/ou dormir. La puissance organisatrice des technologies a aussi la capacité de marquer physiquement et de générer des stimuli sur le corps même des personnages, comme dans la scène finale où le personnage principal s’arrache le dispositif (Image 6).

38Le même processus a lieu avec le plaisir sexuel que le « mannequin » peut procurer à sa maîtresse dans “Be Right Back”. Black Mirror montre la manière avec laquelle les machines deviennent sociales et in-corporent les dimensions cognitives, sémiotiques et affectives. La fiction technologique et sérielle s’ancre dans le corps mais interrompt la biopolitique. Les personnages finissent par vivre à travers, avec et malgré le dispositif.

39Dans cette rupture, l’ubiquité et l’interchangeabilité de l’image non seulement combinent le passé récent avec le temps biographique de soi, mais elles en extraient un régime de véridiction. L’usage individuel des technologies de mémoire localise l’image digitale comme une « preuve » matérielle. Cependant la dystopie va plus loin que la subjectivité technologique et fait reposer l’identité et la crédibilité sur l’activation d’une reproduction strictement sémiotique et saturée de sens : les traces des registres algorithmiques. Comme Paul Virilio l’établit, “the location of people is inefficient in a world where individuals are, mainly, traceable” (Virilio, 2009 : 12-13).

41La perte de l’aura devient une condition pour la crédibilité sous forme d’images, et retourne son autorité contre elle-même. Dans “The Entire History of You”, le conflit entre deux personnages implique la sauvegarde des images passées et de leurs interprétations face au risque de perdre la stabilité familiale. La différence entre les récits, c’est-à-dire entre ce qui est original et ce qui est revu, est mise en scène selon des interprétations hyperactuelles des images qui se multiplient et circulent dans les archives personnelles digitales. Ces archives sont visualisées d’une manière obsessive qui les constitue en preuve dans le même processus de circulation.

Conclusion

42Dans cette société panoptique, la répétitivité déroule la vie dans l’archive digitale, comme une technologie capable de répliquer les fonctions, les gestes et les routines verbales après la mort d’un être vivant. La politique de la dystopie Black Mirror est donc une politique du temps qui se joue dans un monde dromoscopique réorganisant les rapports de pouvoir. La série propose une lecture profondément sceptique de l’accélération des rythmes sociaux et la disparition du futur et du présent dans le passé omniprésent des registres.

43Le récit se déploie donc dans un jeu entre utopie technologique et dystopie temporelle qui questionne, d’un côté, l’usage privé et quotidien des algorithmes et, de l’autre, le rapport des téléspectateurs à l’articulation entre passé, présent et futur. C’est une façon d’appeler à la vigilance quant à la manière dont l’humanité devient spectatrice d’un monde qui se déroule sans elle.

44La mise en garde est doublement paradoxale. D’une part, elle vient d’une série télévisée, ce format fictionnel dont la principale caractéristique est précisément de jouer sur les temporalités pour porter son propos. D’autre part, la mise en garde sur le devenir des personnages-acteurs-téléspectaurs de la dystopie s’adresse précisément à des téléspectateurs (ceux de la série). Comme si la série de fiction télévisée disait d’arrêter de vivre par la procuration de la fiction.

45À la croisée de ce double questionnement et de ce double paradoxe, nous voyons la force et l’originalité de Black Mirror, et sa façon d’entrer en résonnance avec le moment dystopique actuel par le questionnement de la technologie, de la fiction, et de notre rapport au temps.