- 1 Extrait d’un entretien réalisé dans le cadre d’une enquête de terrain conduite entre 2015 et 2018 à (...)
1« Les ouvriers spécialisés du XIXe siècle… » C’est en ces termes qu’un capital-risqueur évoque les programmeurs au sein de la Silicon Valley1. Une telle définition prend le contre-pied de la tradition des « hacker studies » (Turner, 2006 ; Demazière et al., 2007 ; Kelty, 2008 ; Coleman, 2013 ; Broca, 2013 ; Chrysos, 2015 ; Alcaras, 2020), qui permettent d’identifier trois propriétés régulièrement associées aux hackers : l’amateurat, le communalisme et la défense des libertés.
2L’amateurat d’abord. Les travaux de référence dépeignent ainsi les hackers comme des personnes désintéressées des « motivations humaines » (Turkle, 1984, p. 205) les plus contingentes et matérielles, à commencer par celles de l’argent et de la carrière, car ils regardent « l’informatique comme la chose la plus importante au monde » (Levy, 1984, préface). Dans les manifestes hackers, l’amour pour les ordinateurs et la passion pour la programmation sont présentées comme le socle d’une identité de groupe, au-delà même de la maîtrise technique. Dans son ouvrage de référence, Steven Levy définit les hackers comme des « unprofessional programmers who wrote dirty, nonstandard computer code » (Levy, 1984, préface). De ce point de vue, les hackers s’inscrivent dans une histoire de l’amateurat dont l’expertise repose sur la fréquentation intime des nouvelles technologies au sein de communautés dédiées. L’histoire de la Silicon Valley montre en quoi cet amateurat s’inscrit dans un lignage à travers les clubs de radio des années 1910, d’« electronic hobbyists » de l’entre-deux-guerres (Lécuyer, 2006, p. 9) ou du Homebrew Computer Club à partir du milieu des années 1970. L’historienne Margaret O’Mara souligne toute l’importance de ce « homebrewing » dans l’essor de l’informatique personnelle alors dominée par des « high-intensity hackers » (O’Mara, 2019, p. 139). À ce titre, les univers de l’amateurat et de l’industrie informatiques sont souvent distingués au travers d’une frontière morale (Lamont, Fournier, 1993). Les employés d’IBM (Maney, 2003) ou de Microsoft (Stross, 1997) représentent ainsi la Némésis du hacker, en tant que salariés rompus à l’optimisation des standards, fidèles à l’entreprise qui les rémunère pour la production de produits et solutions commercialisés à grande échelle, dans le cadre du droit de la propriété privée et des brevets.
- 2 “You don’t have to believe that you’re obligated to give all your creative product away, though the (...)
- 3 “Hackers are naturally anti-authoritarian. Anyone who can give you orders can stop you from solving (...)
3Cette opposition sommaire, qui sert de trame à des œuvres de fiction passées du statut de sous-culture avec William Gibson à culture populaire avec la trilogie Matrix, se retrouve dans les écrits canoniques sur le hacking. Il peut se comprendre à partir de l’attachement des hackers au communalisme, deuxième trait constitutif du mouvement du hacker, que l’on peut définir à la suite de Robert Merton comme la mise en circulation et le partage des connaissances scientifiques, ici informatiques, qui ne doivent souffrir d’aucun obstacle au sein de la communauté (Merton, 1973, p. 267-278). Steven Levy met ainsi en exergue le rôle des « academic hackers » dans l’histoire du mouvement, pour mieux souligner leur indocilité à l’égard des logiques privatives des laboratoires de grandes entreprises et la direction des universités du MIT et de Stanford (Levy, 1984). Loyd « The Mentor » Blankenship fait de l’égoïsme, de la prédation et de l’individualisme des « chapeaux noirs » (« black hats », comprendre en argot informatique, un hacker mal intentionné) une figure repoussoir de son manifeste (Blankenship, 1986) ; et si Éric S. Raymond reconnaît aux hackers le droit de vendre une partie de leur production au titre d’activité alimentaire2, il continue de placer le libre apprentissage au sommet de la pyramide des valeurs des hackers3. Le philosophe Pekka Himanen (2001) va jusqu’à opposer « l’éthique hacker » à l’éthique protestante, faisant du hacking une altérité de l’économie capitaliste (Weber, 2003). Les licences libres et les systèmes ouverts seraient l’expression de cette polarisation entre hacking et capitalisme, puisqu’à la différence de l’entrepreneur et du capitaliste schumpétériens, personnalisés dans l’histoire de l’informatique par des figures couramment dévalorisées, critiquées voire moquées par les hackers que sont Steve Jobs et Bill Gates, « le hacker laisse librement sa production à la disposition des autres pour qu’il l’utilise, la teste et la développe », à la façon de Richard Stallman ou de Linus Torvalds (Himanen, 2001, p. 73).
4Cet attachement aux libertés, troisième point de ralliement de la communauté des hackers, leur a conféré un rôle et une aura politique toute particulière avec l’essor d’Internet. Dans la première moitié des années 1990, Bruce Sterling faisait des « teenage whiz-kids » et des « hobbyists » les héros d’un livre faisant du cyberespace l’enjeu d’une confrontation entre détournement et contrôle, libération et répression (Sterling, 1992, p. 10-11). Plusieurs travaux ont depuis lors fait le lien entre les hackers, comme gardiens des libertés, et celle des « sociétés de contrôle » théorisées par Gilles Deleuze au début des années 1990, en raison de leur capacité à déjouer les nouveaux « mécanismes de maîtrise » que sont le « code », le « chiffrement » et la « communication instantanée » (Deleuze, 1990, post-scriptum).
- 4 « J’appelle tactique l’action calculée que détermine l’absence d’un propre. Alors qu’aucune délimit (...)
- 5 « J’appelle stratégie le calcul (ou la manipulation) des rapports de forces qui devient possible à (...)
5Or, au cours des dernières années, la Silicon Valley a fait l’objet d’une série de critiques (prédation marchande, abus de position dominante, activités liberticides etc.) qui semble en faire l’antithèse de l’idéal hacker. Cet article traite du paradoxe d’individus se revendiquant de la communauté des hackers tout en travaillant au sein de la Silicon Valley. En effet, l’histoire de la Silicon Valley donne à voir une forme d’entrelacement entre économie capitaliste et communauté hacker : la production en masse des technologies de petite échelle (Turner, 2006), la collaboration comme mode d’organisation intra- et interentreprises (Siles, 2013), et la généralisation du « libre » dans les grandes entreprises à but lucratif telles que Google, Amazon ou Facebook (Alcaras, 2020) sont autant de manifestations de cette dynamique. À partir du cas de la Silicon Valley, il s’agit donc d’interroger la dialectique entre ce que Michel de Certeau appelle les « tactiques »4, ici des hackers, et les « stratégies »5 des grandes organisations (grandes entreprises, universités privées, etc.).
6L’article aborde dans un premier temps les stratégies rhétoriques d’identification des hackers au rôle d’entrepreneur dans la Silicon Valley ; il s’intéresse ensuite aux stratégies de financement et au système de production de la région qui fait du hacker un support de valeur tout en préservant formellement son indépendance ; il montre enfin les stratégies d’infrastructure déployées à travers notamment le mouvement du logiciel libre qui proroge l’idéal libertaire de la communauté hackers tout en faisant l’objet d’un double mouvement de concentration et de privatisation. L’article envisage ainsi l’accès aux moyens de production, qu’il s’agisse de capital sous la forme d’investissement reçu, ou d’accès aux ressources matérielles informatiques, comme l’enjeu central de cette dialectique entre hackers et grandes organisations. En effet, les hackers n’ont de cesse de développer de nouvelles solutions technologiques, et par extension de reconfigurer les environnements techniques à partir d’une faible quantité de ressources « propres » ; à l’inverse, les grandes organisations possèdent et maîtrisent la chaîne de production des principales ressources (ordinateurs, logiciels, serveurs, services de base de données, câblages Internet, data centers et autres types d’infrastructures) qui rend possible cette activité. Cette asymétrie permet aux entreprises de faire des hackers une population ressource à la fois en termes de production et de consommation de leurs services, tout en préservant aux yeux de ces derniers leur liberté d’action.
7Dans la littérature consacrée, le hacking se rapporte avant tout à une activité, une pratique et un verbe d’action (« to hack »). Ce rapport à la pratique rend les hackers difficiles à saisir à partir du répertoire de la sociologie des professions : l’activité est instable et ne se rapporte pas stricto sensu à un corps de métiers qui serait soumis à des contrôles et des systèmes de certifications (écoles, diplômes, évaluations, etc.). L’usage originel renvoie à l’idée de « bricolage » et de « bidouillage ». En cela, le hacker se reconnaît sur la base d’« arts de faire, ruses subtiles, tactiques de résistance par lesquelles il détourne les objets et les codes, se réapproprie l’espace et l’usage à sa façon » (de Certeau, 1979). Alors que Michel de Certeau opposait « l’homme ordinaire » à la « raison technicienne », les hackers investissent une troisième voie, celle d’une réappropriation par le faire de leur environnement informatique. Suivant la mythologie hacker, les étudiants et doctorants passant des nuits entières à explorer les arcanes et repousser les limites des « mainframes » conservés sur les campus des années 1960 s’appropriaient des équipements de pointe, au point de préfigurer de nouveaux standards techniques (Levy, 1984). L’investissement de cet entre-deux, entre l’amateurat et l’expertise, la marginalité et la centralité, l’expérimentation et la normalisation, expliquent que l’activité des hackers ait pu être qualifiée de « brumeuse » (Chrysos, 2015), techniquement et économiquement aléatoire, voire dépourvue d’une réelle finalité commerciale.
8Dans la Silicon Valley, loin de cette image romanesque, des hackers tiennent pourtant couramment le rôle d’entrepreneur au sein d’un système industriel (Hirsch, 1972) organisé pour la production et la création de valeur dans le domaine aléatoire des nouvelles technologiques. Paul Graham (2004), figure de la Silicon Valley, évoque dans son manifeste Hackers and Painters, tout ce que l’industrie informatique doit aux hackers en termes d’innovations, au point de les identifier tout entiers aux entrepreneurs. Le cas du Y Combinator, accélérateur dont il est le cofondateur, devenu un modèle au sein de la région et à travers le monde puisqu’il a donné le jour à des entreprises telles que Reddit (web communautaire fondé en 2005), Disqus (service de commentaires d’articles fondé en 2007) ou Dropbox (site de partage de documents en ligne fondé en 2008). Il permet d’éclairer les enjeux et moyens de cette identification.
9Titulaire d’un doctorat d’informatique, blogueur prolifique, entrepreneur et investisseur, Paul Graham revendique avec la fondation Y Combinator au milieu des années 2000 la mise en place d’« un nouveau modèle de financement des jeunes startups » (site du Y Combinator). Cette initiative présente alors deux versants. D’un côté, le lancement d’un espace d’information et d’échanges librement accessible via le site du Y Combinator, afin de fournir d’abondantes documentations, conseils, discussions, aussi bien sur des enjeux de programmation que des informations relatives à l’entrepreneuriat technologique. D’abord nommé Startup News, puis News.YC, il prend le nom de Hacker News en 2007. Au-delà de son nom, il s’inscrit dans la tradition « hacker » à travers le bénévolat des contributions, le libre accès et le libre partage, le style argumentatif (place de l’humour, supériorité de l’argument logique et de la démonstration, catégorisation par thématique, esthétique « brut » du design chère aux codeurs, etc.) Graham y a publié nombre de billets dont certains sont devenus des « classiques » régulièrement cités en ligne et hors ligne au sein de la Silicon Valley, et au-delà de ses frontières. Or, Graham définit le « hacking » comme la « meilleure façon de battre un système » (cité in Stross, 2012, p. 3). Cette acception laisse volontairement ouverte le sens du terme « système » qui peut valoir tout à la fois comme un système technique et un système économique. Cette définition tend à réduire les différents lignages et mouvements de l’histoire complexe du hacking, qui comptent au moins plusieurs idéaux-types (les « academic hackers », les « hacktivists », les « crackers », etc.) mais aussi plusieurs traditions régionales, liant et parfois opposant la région de Boston, le nord de la Californie ou encore la ville de Berlin. Graham associe pour sa part la notion de « hacker » à celle « d’entrepreneur », mais aussi de « founder », « maker », « builder » ou encore « doer ». C’est à cet ensemble que s’adressent les campagnes de recrutement de l’accélérateur.
10En effet, sur le second versant, le Y Combinator sélectionne parmi des milliers de candidatures venues de tout le pays et de l’étranger les équipes pour former deux promotions chaque année. Au cours du processus d’admission, les dirigeants du Y Combinator posent avec franchise, voire crudité des questions sur la faisabilité et le potentiel économique des idées portées par les candidats. Le nombre d’équipes admises s’élevait à 11 en 2005, à 386 en 2019 (source : Y Combinator). Chaque équipe accueillie en son sein créée une entreprise avec le capital investi par Y Combinator (125 000 dollars, soit l’argent que l’accélérateur estime correspondre à 6 mois de développement) en contrepartie de 7% des parts de la future entreprise qui verra le jour. Le second versant prend ainsi l’exact contre-pied du premier (l’amateurat, le communalisme et la liberté des contributions sur Hacker News) : il consiste à socialiser les candidats à un cadre d’activité typique de l’économie capitaliste à savoir la forme entreprise, la propriété privée, la commercialisation et la recherche du profit à partir d’une position dominante sur un marché. L’accélérateur conserve ainsi des emblèmes de la tradition des hackers, tout en investissant sur les hackers en tant qu’entrepreneurs schumpétériens.
11Si la Silicon Valley n’apparaît pas pleinement comme une organisation capitaliste aux yeux de ces hackers-entrepreneurs, c’est en raison du mode de création et de captation de valeur. En effet, le mécanisme de la plus-value s’efface devant celui de la postvaluation. Comme il est spécifié sur le site de l’accélérateur :
“We have a standard deal for all our investments. We invest $125k on a “post-money” Simple Agreement for Future Equity, and we enter into an agreement with the company and founders that sets out some YC-specific guidelines and rights, including a participation right to invest in the company’s future financing rounds (the “YC Agreement”).”
https://www.ycombinator.com/deal/ consulté le 29 avril 2021
12De ce dernier point de vue, Y Combinator proroge un système de financement et de création de valeur ajusté aux spécificités des nouvelles technologies initié par Georges Doriot, professeur à Harvard au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Son fonds d’investissement, s’adressant originellement aux anciens combattants, attire des jeunes informaticiens désireux de développer leurs technologies avec des moyens et une autonomie supérieurs à ce que peut leur proposer l’université, mais peu attractifs auprès des investisseurs classiques. L’argent investi dans les fondateurs du Digital Equipement Corporation (DEC, 1957) rapporta plusieurs milliers de fois la mise de départ. Or, plusieurs anciens élèves en management de Doriot ont joué un rôle central dans la structuration des « venture capitalists » (VC) au cours des années 1970 : les premiers investissements de Don Valentine chez Sequoia Capital dans Apple et de Thomas Perkins de Kleiner Perkins dans Sun Microsystems crédibilisent un modèle d’affaire reposant sur la constitution de portefeuilles d’investissement (péréquation) et la temporalisation de l’appropriation de valeur (postvaluation). Les VC travaillent en premier lieu à identifier les entrepreneurs et les associer sous la forme juridique d’une entreprise (« incorp ») afin de bénéficier de retombées économiques qu’ils généreront sous différentes formes : levées de fonds ultérieures (« A-B-C rounds »), vente d’entreprises à des tiers (« exits »), valorisation d’actifs sous forme actionnariale ou revenus directs issus de la vente de biens et de services. Dans cette perspective, les entrepreneurs représentent des actifs, dont la valeur pour l’investisseur ne repose pas sur le mécanisme de la plus-value, soit le différentiel entre valeur du travail et valeur salariale, mais sur l’écart temporel entre investissement réalisé et monétisation de l’actif au sein d’un portefeuille d’investissements présentant un faible taux de réussite. Ce modèle d’affaire renvoie en effet au niveau de risque de l’industrie : selon une étude réalisée par Startup Genome sur un échantillon de 3000 entreprises créées dans le domaine des nouvelles technologies aux États-Unis, 90% échouent, 95% n’atteignent pas les 5 ans, ce qui en fait le secteur le plus risqué du pays devant la finance (15% après un an et 61% à 5 ans) et la restauration (9% et 66%).
13Dans cette équation, un succès pour neuf échecs est ainsi supposé couvrir les dépenses engagées dans une échelle de temps comprise entre cinq et dix ans, soit la durée de vie d’un fonds d’investissement. Historiquement circonscrit aux VC, le caractère spectaculaire de ce mécanisme d’enrichissement a attiré une multitude d’intervenants : business angels, boutique VC spécialisées, VC firms, corporate VC, affiliées à de grandes entreprises (Intel Capital, Khosla Ventures, Google Ventures, etc.), banques d’affaires, fonds de pension, fonds souverains, etc. Ces organisations, allant de microstructures d’une personne à des sociétés de plusieurs dizaines de personnes à la tête de portfolios de valeurs supérieures au milliard de dollars (telles que Andersen Horowitz, Sequoia Capital ou General Catalyst), représentaient un ensemble de près de 1000 sociétés d’investissement recensées comme actives avant la pandémie par l’association des VC de la région.
- 6 Donnée tirée d’une enquête en cours conduite par Olivier Alexandre, Samuel Coavoux et Fabien Tariss (...)
14Or pour ces intermédiaires de financement, les hackers exercent un effet d’attraction grandissant depuis le milieu des années 2000 au point d’éclipser les ingénieurs, les scientifiques et les techniciens qui constituent historiquement les professionnels de référence au sein de la région (Lécuyer, 2006). Cette attractivité correspond non seulement à la réussite notoire de hackers-entrepreneurs (Sean Parker avec Napster, Mark Zuckerberg et Facebook, Jack Dorsey et Twitter, Matt Mullenweg et WordPress, Evan Spiegel et Snapchat, etc.), mais aussi et surtout à la place grandissante de la programmation dans l’univers des hautes technologies. Le traitement de la base de données Crunchbase recensant l’activité des 10 000 entreprises de la région en 2019 indiquait que la programmation constituait le cœur d’activité de 85% des entreprises de la Silicon Valley6. La chaîne d’investisseurs envisage de fait les hackers comme de potentiels centres de profits. Peter Thiel dans son ouvrage Zero to One, rassemblant des notes d’un cours sur l’entrepreneuriat donné à l’université de Stanford en 2012, pose ainsi une règle de base de l’investissement : « only invest in companies that have the potential to return the value of the entire fund » (Thiel, 2014, chap. 7). Les hackers se voient encourager à bouleverser le statu quo, conformément aux injonctions des manifestes hackers, mais dans le cadre de développement offert par la Silicon Valley, résumé comme suit par Marc Porat, cofondateur avec Marc Hertzfeld de la très influente General Magic :
“Just throw a lot of things into the funnel, attract a lot of smart people, and make them interact in unmanaged ways. Go chaotic on the whole system of innovation. Just let it happen. Cull the good stuff from the bad stuff. Find a relatively efficient — not perfect, but relatively efficient — solution. The thing blows up? Nobody cares. If it goes big, then they want to stuff as much as money in it as possible.”
Cité dans Fisher, 2018, chap. 1
15Cette organisation permet aux hackers de continuer à se représenter au sein de la Silicon Valley comme fidèles à leurs valeurs, en tant que travailleurs libres et indépendants.
16Il n’est d’ailleurs pas rare de rencontrer dans la Silicon Valley des hackers exprimant leur hostilité aux grandes entreprises technologiques, et plus globalement au capitalisme, quand d’autres se déclarent ouvertement communistes ou anarchistes. Une majorité rappelle son attachement aux fondations emblématiques du libre (Wikipedia, Mozilla, Free Software Foundation) et plus encore au libre en tant que « social movement committed to the practice of sharing source code so that users may modify, change, and improve programs/software utilities » (Kelty, 2008). Le CEO de WordPress (un système de gestion de contenus open source) Matt Mullenweg mobilise ainsi une rhétorique proche des écrits de Richard Stallman.
“If you think of founding fathers, they were fighting for the freedom. For ideas. And economics and things. And the revolution. Something in the air. And I think we fight for freedom as well. - Which kind of freedom? “Your” freedom. The right, the ownership of code, the right to modify the code and the freedom to understand how it works. You can see the code of your newsfeed, you can’t access to it, modify it. When the terms come to the surface, you may be screwed with open source, you have the ownership, you do have those rights. It’s like a bill of rights. But for software.”
Entretien avec le CEO de WordPress, plus de 15 ans dans la Silicon Valley
17Toutefois, cet attachement doit être mis en rapport avec les conditions d’accès aux moyens d’activité des programmeurs et de production des hackers-entrepreneurs. En effet, au-delà de sa dimension idéologique, la défense du libre correspond à des attendus pratiques. Comme le souligne un développeur :
« Les logiciels libres, ça a toujours été dans les écoles d’informatique, on a vu apparaître l’utilisation de Windows chez certaines que récemment, et c’est triste, très triste parce que c’est de la merde, et c’est pas un système qui va t’apprendre des choses. Alors que Linux [logiciel libre fondé par Linus Torvalds en 1991, considéré comme l’un des supports de la culture du libre], c’est ouvert et donc quand tu veux utiliser quelque chose, tout est documenté. Tu peux avoir accès aux sources et au code source très facilement ; son développement s’est fait de manière ouverte, donc tu sais ce qui s’est passé ; tu peux trouver plein d’histoires, ce qui est indispensable pour former une culture en informatique, et c’est un système en plus qui a fait ses preuves au-delà d’une ou deux boîtes. Tous les gens sérieux utilisent ça. Y compris à Facebook, qui a un système simple, orthogonal. C’est logique : tout peut être expliqué tout le temps, il y a beaucoup de documentation, tout est gratuit, tu peux le ramener chez toi et le code source est ouvert ce qui te permet d’apprendre beaucoup. »
Entretien avec un employé de Facebook, dans la Silicon Valley entre 2015 et 2017
18Pour les entreprises, l’ouverture des systèmes favorise chez les employés les dynamiques d’apprentissage, les prises d’initiative, l’autonomie, les collaborations à distance, en libérant le travail du poids des contraintes de l’organisation en fonctions ou divisions, et permet une meilleure exploitation des « hacker skills ». Cette valorisation peut également se voir comme la dépendance au sentier pour des organisations originellement faiblement dotées en ressources propres. Un ingénieur logiciel évoque ainsi la nécessité de recourir au libre en raison des moyens limités :
« Quand tu es dans une grosse boîte, c’est : nous vivons dans un environnement plein d’outils, que d’autres gens ont produits, et il s’agit d’utiliser ces outils. Ok, super, si tu as passé 10 ans chez Yahoo ou chez Oracle à faire ça, mais moi en fait, j’en ai pas vraiment besoin. Quand tu travailles dans une petite startup pour produire quelque chose sur dix ans, si t’engages quelqu’un qui va t’expliquer comment ça fonctionnait là-bas, peut-être qu’il aura raison, peut être que non, et sûrement que non en fait. Parce que nous, on n’a pas ces outils et on doit utiliser des outils qui sont dans l’open access ecosystem. Donc tu vas lui dire : les systèmes ouverts tu connais ? Non ?! Donc à quoi ça me sert tes dix ans d’expérience en fait ? Moi, j’ai besoin du type qui saura tirer de l’étagère l’outil le plus fiable, accessible et qui a fait ses preuves pour le mettre dans mon programme. C’est ça qui a le plus de valeur pour moi. »
Entretien avec un Senior Software Engineer d’une startup de 150 personnes, dans la Silicon Valley depuis 2006
19Or, la gestion de ces outils est assurée par des communautés et des fondations, certaines basées dans la Silicon Valley, qui bénéficient du soutien de grandes entreprises à travers des donations, des salariés qui se voient attribuer la tâche de travailler « bénévolement » pour ces fondations en raison des usages massifs faits par leur entreprise du libre, à la manière d’Oracle ou d’IBM, puis de Google et de Facebook. D’autres organisations clés du libres ont fait l’objet de rachats et d’intégration au cours des dernières années (Alcaras, 2020), avec en 2018, l’acquisition de GitHub, plateforme de gestion de versions s’appuyant sur le logiciel libre Git développé par Torvalds pour le projet Linux, par Microsoft pour 7,4 milliards de dollars, et de Redhat par IBM pour 34 milliards de dollars, toutes deux particulièrement populaires chez les hackers.
- 7 Alors que Steven Levy et Sherry Turkle s’intéressaient à des ensembles de quelques dizaines de pers (...)
20La question de la dépendance des hackers à ces « biens industriels publics » (Alcaras, 2020) se pose plus particulièrement pour les services d’infrastructure. En effet, la démocratisation et l’internationalisation du hacking7 est rendue possible par l’informatique dite dématérialisée dont le pendant est la concentration productive des fonctions historiques de l’informatique (mémoire, serveur, base de données, puissance de calcul, etc.) par quelques entreprises. En 2020, le marché mondial du cloud était ainsi dominé par les services AWS d’Amazon, Microsoft Azure, Google Cloud Platform, Alibaba cloud et IBM, des entreprises proposant notamment la prise en charge de couches techniques intermédiaires telles que les bases de données et les serveurs d’application.
21Une même ambivalence se retrouve avec la dépendance aux interfaces de programmation (API) des grandes plateformes. Un ancien salarié de Facebook évoque en ces termes en quoi les architectures ouvertes d’entreprises nodales du secteur sont devenues un passage obligé pour un hacker :
« Après être passé par une grosse boîte, je voulais faire mon propre truc. Donc je travaillais tout seul chez moi, sur des apps. On était à la fin des années 2000. Le mobile était encore nouveau ; les héros du moment c’étaient des boîtes comme Foursquare. Instagram commençait à devenir important… ça donnait l’impression que quelque chose se passerait là ; il y avait une excitation autour du social media, et c’est un champ de compétences que je voulais développer, acquérir, je voulais apprendre. Et le truc génial avec la programmation, c’est que tu n’as pas forcément besoin d’un haut niveau de formation pour y faire quelque chose. Franchement, je n’ai pas appris grand-chose à l’université qui m’ait aidé dans ma carrière de programmeur. En revanche, ce qui a compté, c’est de pouvoir apprendre en ligne, de lire en ligne de la documentation, d’utiliser des outils qui sont en ligne. Tout est accessible. Et après il faut savoir s’orienter… Je pense qu’apprendre à programmer dans une langue ou un environnement, c’est apprendre à reconnaître ce dont tu auras besoin, et quand tu dois aller le chercher dans un nouvel environnement. Moi en construisant des applications, je me demandais : quelles sont les limitations de cet environnement ? La documentation est là. Tu n’as qu’à puiser dedans. Par exemple, si tu construis une app pour un appareil Apple, Apple met tout sur Internet pour que tu puisses le faire. C’est chiant à lire. Mais c’est là. Et c’est avec ça que tu arrives à construire des choses. »
Entretien avec un entrepreneur-investisseur, ancien développeur chez Oracle et Facebook
- 8 Google a ainsi profité de la large diffusion du système d’exploitation Android pour imposer systéma (...)
22Le mouvement du free software et de l’open source, ainsi que le cloud computing et l’open API, symbolisent la relation d’interaction liant les hackers aux grandes organisations : le développement de l’accès aux ressources des grandes entreprises participe à celle de la communauté des hackers, mais entretient en son sein (ou suivant l’expression dédiée du « build on top of it ») un rapport de dépendance à leur environnement. Les démarches visant à libérer les initiatives (« enabling », « empowering ») en levant les barrières à l’entrée des environnements de programmation renforcent le plus souvent en pratique la dépendance aux ressources des grandes organisations, domaine de la programmation dite amateure aussi bien que dans celle de l’entrepreneuriat8. Comme l’a montré l’historien Fred Turner au sujet de dispositifs artistiques, les rhétoriques de libération peuvent aller de pair avec le maintien de systèmes de contrôle diffus, intégrés à l’environnement des praticiens (Turner, 2013).
23Le système que nous avons présenté ici explique que les hackers puissent continuer à se revendiquer d’un idéal fondé sur l’amateurat, le communalisme et la défense active des libertés tout en s’appuyant sur des organisations qui en prennent le contre-pied à travers la forme entreprise, la privatisation et la recherche du profit. Cette ambivalence explique le degré d’entrelacement entre tactiques et stratégies, liberté et contrôle, qu’on peut observer dans la Silicon Valley. Ce faisant, ce système radicalise un phénomène repérable dans l’ensemble des industries créatives : les hackers sont recherchés et valorisés en tant que producteurs de nouvelles solutions technologiques, elles-mêmes surproduites par une chaîne d’intermédiaires de financement placée à la lisière des communautés technologiques et du monde de la finance. Pour cette raison, alors que le secteur est dominé par des organisations de grande taille, la figure du hacker, associée à celle du rebelle, de l’underdog, de l’outsider tentant de rompre le statu quo, de bousculer les positions installées, de faire bouger les lignes et de renverser le système continue d’y être célébrée. Le mouvement du libre accentue cette ambivalence puisqu’il accélère la levée des barrières à l’entrée pour un nombre grandissants de hackers tout en renforçant leur dépendance aux ressources propres des grandes organisations. C’est en cela que les hackers peuvent apparaître comme la principale force de travail d’une industrie dématérialisée, décentralisée et délocalisée, sans ouvrier, usine ou contremaître. En raison de la prise d’importance du logiciel et un mode d’appropriation de valeur reposant sur la postvaluation, ce système industriel tend in fine à neutraliser la critique sociale du travail exploité (Boltanski, Chiapello, 1999) en préservant formellement la dimension « indépendante » du travail des hackers.
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