• 1 Ces contributions ont été produites dans le contexte de la recherche menée au sein de la chaire « É (...)

1Ce dossier réunit quatre contributions consacrées aux relations entre le système technique génériquement appelé « intelligence artificielle » et les modes de vie individuels ou collectifs contemporains qui constituent le cadre social de son déploiement1. Dans ces études, l’IA est simultanément envisagée sous deux angles de vue qui peuvent de prime abord sembler contradictoires mais qui se trouvent l’un et l’autre appelés par la situation historique actuelle : d’une part, elle est considérée comme une des pointes avancées de la technologie contemporaine, peut-être susceptible, du fait de sa puissance et de ses champs d’application variés, de transformer profondément les manières de vivre et de penser héritées du passé (pour donner un seul exemple, l’hybridation humain-machine inclut aujourd’hui des algorithmes et conduit peut-être au transhumanisme). Mais d’autre part, comme les auteurs adoptent un certain recul historique, sa réception est envisagée comme un cas parmi d’autres d’un dialogue entre l’humain et les artefacts utiles qu’il engendre, favorisant un type d’interrogation dont les origines remontent probablement au début de l’histoire de techniques. L’IA, vectrice de situations inouïes et même de cas-limites, stimulerait donc un questionnement, qui, à défaut d’être banal, peut sembler classique. Devant ce paradoxe, la variété disciplinaire des contributions réunies constitue une ressource précieuse. En effet, la philosophie politique, l’histoire et la philosophie des techniques, les sciences de l’information et de la communication et l’anthropologie conjuguent leur regard afin de saisir sous différentes focales cet objet qui nous semble à la fois proche et lointain, tant, à certains égard, l’IA apparaît nouvelle, mais, à d’autres, déjà familière (parce qu’elle évoque d’autres cas dans l’histoire des techniques). Un tel effort commun est donc nécessité par les difficultés suscitées par la situation actuelle, que nous voulons, dans les lignes qui suivent, caractériser en deux points.

• 2 Gilles Dowek, « Les origines de l’informatique », Cahiers philosophiques, 2015/2, n° 141, p. 7-15.

2C’est en premier lieu la signification même de l’expression « intelligence » rapporté à l’IA qui interroge. Elle renvoie aux capacités des machines qui coordonnent de manière globale le calcul algorithmique, ces véritables dispositifs systémiques de production de données, qui calculent à partir des faits enregistrés par des capteurs, trient ces faits et les ordonnent, mais aussi apprennent d’eux et finalement en retour les « régularisent », et peuvent espérer les contrôler. Fruit de l’emploi systématisé de l’informatique, l’IA en reprend les concepts fondamentaux. Ainsi qu’on l’a remarqué, pour que l’informatique soit possible, les notions d’algorithme, de machine, d’information et de langage, différentes les unes des autres par leur histoire et même leur signification, ont été associées de manière originale2. Pour autant, aujourd’hui l’IA demeure probablement davantage de « l’informatique avancée » qu’une véritable intelligence. Et si, bien entendu, il serait périlleux d’entreprendre de définir l’IA d’une manière qui serait univoque, compte tenu de la grande extension de la notion, il apparaît possible de la comprendre en regard de sa genèse et de son évolution.

• 3 Norbert Wiener, Cybernetics or control and communication in the animal and the machine, New York, W (...)

3Du point de vue de sa genèse, d’abord : l’expression « artificial intelligence », la chose est bien connue, est apparue en 1956 à la conférence de Dartmouth au New Hampshire (États-Unis), organisée par J. McCarthy, C. E.  Shannon, M.L.  Minsky et N. Rochester. Si l’idée initiale était d’examiner comment des tâches différentes pourraient être accomplies par des pro-grammes informatiques, les organisateurs de la conférence de Dartmouth ont également abordé diverses questions autour de l’idée de machine pensante : la première question « Comment simuler la pensée et le langage grâce à des règles formelles ? » a engagé cette deuxième « Comment doter une machine de capacité d’apprentissage automatique ? », qui a elle-même conduit à élaborer l’idée de machines de plus en plus autonomes dans les fonctions qu’elles sont vouées à effectuer. Bien que la conférence de Darmouth n’a pas accouché de résultats de recherche immédiats, elle a lancé une impulsion dont l’effervescence contemporaine sur l’IA est l’héritière lointaine, et a permis de délimiter les contours d’une communauté de recherche autour des problématiques évoquées. Toutefois, le développement de l’IA a été inclus dans un projet de société cohérent car en phase avec la perspective moderniste de la rationalité et de la science (esquissée par Galilée et Descartes, validée par Newton et Leibniz). Ce projet de société, Norbert Wiener (1894-1964), l’avait préparé dans les années 1940 en imaginant la cybernétique comme science du fonctionnement de l’esprit humain3.

• 4 Yann LeCun, Yoshua Bengio et Geoffrey Hinton, « Deep learning », Nature, vol. 521, mai 2015. Ces tr (...)

4Du point de vue de son évolution, ensuite : deux grandes tendances techniques, qui se succèdent chronologiquement, ont orienté le développement de l’IA. La première s’apparente à un traitement de l’information, c’est-à-dire un ensemble de symboles obéissant à des règles. Dans ce cas, la machine cherche à modéliser ces symboles et à reproduire, dans le code, les règles qui les gouvernent. Cette vision a connu son heure de gloire dans les années 1980 et 1990, à travers les « systèmes experts ». La seconde, connue depuis de nombreuses années mais qui s’est développée de manière spectaculaire au cours de la dernière décennie, relève de l’apprentissage automatique (machine learning). Elle s’appuie sur des modèles mathématiques et des statistiques pour donner aux ordinateurs la capacité d’apprendre à partir d’exemples. Avec cette approche, l’idée n’est donc pas de programmer une machine, mais de l’entraîner. Par analogie avec le cerveau humain, ces systèmes utilisent des « réseaux de neurones » artificiels. Yann LeCun, Yoshua Bengio et Geoffrey Hinton ont dans les années 2000 développé une nouvelle technique d’apprentissage automatique, qu’ils ont appelée deep learning, ou (« apprentissage profond »), elle-même rendue possible par l’augmentation de la puissance des algorithmes et par l’afflux massif de données (big data)4.

• 5 Stéphane Grumbach, « Qu’est-ce que l’intermédiation algorithmique ? », Bulletin de la société infor (...)
• 6 Voir par exemple les études réunies dans le volume de synthèse coordonné par Jean-Marie Chevalier e (...)
• 7 Alain Desrosières, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statis­tique, Paris, La D (...)
• 8 Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipatio (...)
• 9 Voir John Danaher, « The Threat of Algocracy: Reality, Resistance and Accommoda­tion », Philosophy (...)

5Cette dernière évolution conduit, en second lieu, à considérer que l’« intermédiation algorithmique5 » d’aujourd’hui représente un moyen global de se rapporter à la réalité, certes, mais également un artifice brut qui gagne à être accompagné par la réflexivité propre aux sciences humaines et sociales. Un tel dessein impliquerait de déterminer avec précision quels sont les modèles dont on se sert pour qualifier l’intelligence dans l’expression « IA ». Ce point porte sur le statut épistémologique et ontologique de la calculabilité, de l’incomplétude et de l’incertitude, en relation avec les thèmes de la conscience, de la nature de la connaissance humaine toutes facultés confondues, ou encore du rapport entre rationalité, perception, mémoire et réflexivité6. Ce dessein concerne également l’explicitation des finalités poursuivies par le développement de l’IA, ainsi que par la détermination des valeurs qui sous-tendent ce dernier. La question est de savoir si le (ou les) paradigme(s) d’« intelligence » typiques de l’IA donnent ou non un nouveau sens au projet des sociétés modernes. Cette question peut se décliner de manière plus fine en ces termes : comment l’IA transforme-t-elle les pratiques, les usages et les représentations ? La relation qui s’installe de la sorte entre l’observation des transformations observables et la réflexion éthique et politique engendre un questionnement qui peut être formulée de la sorte : Quel type de société cherche-t-on à promouvoir avec l’IA ? L’usage massif des algorithmes dans tous les secteurs de l’activité humaine renvoie en effet à un projet de société ancré dans une certaine définition de la modernité, un projet dans lequel la « raison statistique », ancêtre de l’algorithmique, joue un rôle majeur et supplante des formes plus classiques de conception de la décision publique, ainsi que l’ont établi plusieurs études de référence7. En termes d’éthique publique, le projet de la raison statistique a pris, avec l’essor de l’IA, un tour radical qui peut s’exprimer comme « gouvernementalité algorithmique8 » et en regard de ce qu’on a récemment nommé la « menace de l’algocratie9. » Or, de telles évolutions sont elles-mêmes susceptibles d’engendrer des effets tels que l’émergence de formes de contrôle automatique des comportements ou, sur le plan des valeurs, la primauté de l’ordre et de la sécurité sur le respect des libertés publiques et de la privacy.

• 10 Sur le système de l’innovation, voir Benjamin H. Bratton, Le Stack. Plateformes, logiciel et souver (...)
• 11 Voir Norbert Wiener, God & Golem Inc. Sur quelques points de collision entre la cybernétique et la (...)
• 12 Peuvent d’ailleurs être mobilisées, afin de mener à bien un tel projet,  les œuvres de penseurs aus (...)

6En travaillant ces questions, les contributions du dossier entendent saisir le projet de la raison algorithmique à travers ses expressions concrètes. Les inventions technologiques contemporaines y sont analysées comme des dispositifs sociotechniques compris au sein de sociétés d’innovation, où les offres de nouveaux produits et services technologiques proposées par les firmes innovantes sont validées par les choix et les pratiques d’usagers individuels (consommateurs et citoyens) et collectifs (entreprises et institutions clientes)10. Ce sens n’a jamais été suffisamment qualifié, du moins à observer l’indécision récurrente en ces matières, où les auteurs se demandent, à propos des artefacts, robots et IA, si ces nouvelles entités sont plutôt des choses ou plutôt des dieux, en faisant souvent référence tant aux concepts philosophiques qu’à ceux de la tradition théologique11. Autant d’éléments qui suggèrent qu’une approche approfondie en termes de philosophie de la technique, appuyée sur la connaissance sociale, historique et anthropologique, s’avère nécessaire d’espérer disposer d’une éthique appliquée l’IA12.

• 13 Ernst Bloch, L’Angoisse de l’ingénieur [1929], trad. Ph. Ivernel, Paris, Éditions Allia, 2015, p. 2 (...)

7Dans ce dossier, chaque auteur développe un angle de vue personnel, mais avec ce point commun de considérer que l’intelligence artificielle, étant conçue par des intelligences naturelles dans des contextes précis et en vue de certains usages, est fondamentalement une œuvre humaine porteuse de valeurs sociales. Ce qui signifie qu’aucun système d’IA ne saurait se prévaloir de la neutralité ou de l’objectivité qu’on veut parfois prêter aux objets techniques, et de ce point de vue il n’existe pas d’« autonomie » possible pour l’intelligence artificielle. Pour autant, les valeurs associées aux artefacts ne sont ni explicites ni claires. Elles apparaissent même caractérisées par une forme d’indétermination, en vif contraste avec les promesses dont elles sont porteuses selon les prescripteurs d’IA ou pour les utilisateurs. Pour le dire dans les termes d’Ernst Bloch, tout se passe comme si les technologies contemporaines dessinaient un « espace magique mal désensorcelé et mal pénétré dans son désensorcellement13. » Et ce n’est pas parce que certains dispositifs touchent à l’intime ou à l’institution, l’un et l’autre domaines qui peuvent sembler indiscutables car ou bien intuitivement évident (pour le premier) ou bien durablement installé (pour le second), que les choses sont d’elles-mêmes plus nettes ou aisées à qualifier.