2Il reste que l’intérêt heuristique du modèle foucaldien consiste à avoir bien mis en évidence la question de la visibilité. Préfigurant les analyses à venir en termes de biopolitique (Foucault, 2004), les dispositifs de surveillance se développent, selon lui, tout au long du XVIII^e et du XIX^e siècle, en fonction d’une nouvelle économie qui consiste à organiser le voir comme un régime de pouvoir. Pour Foucault, l’ « économie de la visibilité » procède d’une distribution de la lumière qui doit s’analyser à travers les questions suivantes : « qui voit ? » et « qui est vu ? ». Cette microphysique du pouvoir relève d’une nouvelle architecture gouvernementale dominante, celle des «sociétés disciplinaires».

3Or, dans nos sociétés actuelles, où les technologies informationnelles et médiatiques se sont à la fois démultipliées, intensifiées et disséminées, la nature et les enjeux mêmes de la visibilité ont eux aussi considérablement évolué.

De l’économie à la pragmatique de la visibilité

4Tout d’abord, la visibilité ne renvoie plus à une simple coordonnée visuelle, mais s’ouvre au champ du numérique, investissant ainsi tous les domaines de la donnée (et du big data) et de la traçabilité. Déplacée sur l’ensemble de nos écrans et de nos interfaces, la visibilité prend une dimension avant tout logicielle. Si bien que les images se font toujours plus « opératoires », au sens de Vilém Flusser et de Harun Farocki. À distance ou en surplomb, les procédures de la prise de vue se sophistiquent régulièrement avec les nouvelles technologies. On peut penser ici à la vision par satellites, par drones, par caméras (thermo)numériques ou, plus généralement, aux nouvelles formes de capture informatique. Les corps de la surveillance (Aïm, 2020) sont eux-mêmes devenus multiples et renvoient à des opérations sémiotiques plurielles : l’identification, la reconnaissance, la traque, le traçage, le profilage.

6En remettant progressivement en cause l’unilatéralité de l’économie de la visibilité, les surveillance studies ont, ainsi, permis de reconnaître, dans les premiers travaux de la revue Surveillance & Society, l’importance des logiques contre-surveillancielles. Afin de « revisiter » le modèle vertical et descendant du panoptisme, la notion de « sousveillance » y est, notamment, proposée par Steve Mann dès 2002. En posant l’hypothèse artistique du « réflectionnisme », les travaux de Mann ont tenu à montrer comment les capacités de détournement, de contournement et de retournement augmentent au sein de la population dès lors que les individus s’équipent d’outils de captation et, partant, de contre-captation des images. Comme sur d’autres terrains de l’action politique et citoyenne, un processus d’empowerment se met en place sur le plan de la visibilité, relativement à toute une série de nouvelles performances. Parmi elles, on peut notamment citer les cas maintenant bien connus du watching (soit la surveillance des actions politiques des états, des entreprises, des industries, des forces de l’ordre, etc.) et du (fact)-checking (soit la surveillance des prises de parole, des rhétoriques, des discours au sein de l’espace public et médiatique).

7De sorte que, pour finir, on peut dire que la visibilité ne procède plus seulement d’une économie, c’est-à-dire d’une distribution et d’une topographie, mais d’une « pragmatique » (Aïm, 2020). La question n’est plus seulement celle des dispositions, mais des pratiques et des conflictualités : qui fait voir ? Qui échappe à la visibilité ? Qui fait ne pas voir ? Ainsi qu’on peut le constater, l’enjeu principal est désormais factitif : faire voir, faire entendre, faire apparaître une situation en vue de la distinguer positivement (pour la faire sortir de l’ornière de l’invisibilisation) ou de la dénoncer (pour la faire évoluer, pour la faire arrêter, voire pour la faire condamner). Qu’elle porte sur des individus, des groupes, des comportements, des situations, des mobilités, des pratiques, la mise en visibilité est devenue prioritaire, englobant toute une série de gestes sémio-optiques qui consistent à capturer, à documenter, à témoigner, à dénoncer et, éventuellement, à punir.

Un enjeu central : « rendre visible »

8Plus généralement, l’analyse politique des nouveaux agencements médiatiques de la surveillance a consacré l’importance d’une modalité transversale : le « rendre visible ». Sous les figures du signalement, de la désignation et de l’assignation, une nouvelle grammaire médiatique de l’action et de la sanction se met en place, qui s’échelonne de l’alerte jusqu’au bannissement. La question du bannissement est, d’ailleurs, passionnante en termes de visibilité, dans la mesure où cette pratique d’exclusion peut tout autant revêtir un caractère apparent et public (une personnalité, son compte ou son profil se trouvent ainsi explicitement et ostensiblement bannis d’un espace numérique, en général une plateforme) qu’un caractère discret et insu (le profil fait alors l’objet d’une invisibilisation partielle ou totale sans qu’aucune notification ou information soit délivrée à son possesseur : on désigne cette pratique par le terme de shadow ban ou shadow banning).

9De nouveaux enjeux et de nouvelles pratiques de surveillance, de contrôle et d’enquête s’imposent, parallèlement à l’adoption sociale de nouvelles technologies de l’information et de la communication : que ce soit à partir d’images produites ad hoc, captées, enregistrées puis diffusées, ou bien que ce soit à partir de données disponibles sur le web, la visibilité devient un champ de plus en plus étendu pour observer, recouper, vérifier, suivre et monitorer.

Performances de surveillance et de contre-surveillance

10La pragmatique de la visibilité est ainsi de plus en plus sous-tendue par une logique de contre-surveillance. Ou plutôt par plusieurs logiques de contre-surveillance. Ainsi que les textes de ce numéro de Quaderni le montrent bien, la contre-visibilité recouvre au moins quatre logiques distinctes.

11Premièrement, la contre-visibilité peut s’entendre dans une perspective révélatrice. Qu’une situation politique ne soit pas perçue à sa juste importance, ou qu’elle soit maintenue volontairement dans un état d’invisibilisation, l’enjeu est alors de la faire advenir au centre de l’espace public afin d’alerter, de prendre conscience et d’agir.

12Deuxièmement, la contre-visibilité peut désigner une logique alternative et potentiellement antagonique, dès qu’elle consiste à produire et à exposer la version autre d’une situation, de comportements, de normes, etc. On est très proche alors de la notion de « contre-visualité » de Nicholas Mirzoeff, définie comme un « droit de regard » (Mirzoeff, 2011), soit un double mouvement vers un « droit d’inspection » des conflits passés et une « autorisation » à voir et à faire voir avec un autre point de vue les conflictualités présentes.

14Quatrièmement, la performance de contre-visibilité peut revêtir une dimension critique et réflexive, consistant à dénoncer l’infrastructure même des technologies de la surveillance numérique. La contre-visibilité renvoie essentiellement ici aux performances qui interrogent la culture visuelle dominante, celle d’une surveillance supposée pleinement opérante et efficace. Souvent liées à des pratiques artistiques (comme c’était déjà le cas avec la sousveillance chez Steve Mann), ces approches allient pratique et théorie en cherchant à décrire et à déjouer les fonctionnements des « boîtes noires » et des « dark patterns » de notre environnement numérique (celui des algorithmes, interfaces, réseaux et plateformes).

Présentation du numéro

16Dans le premier article, Florent Castagnino adopte une perspective sociologique et présente la surveillance telle qu’elle continue à se pratiquer dans des lieux où l’enjeu de la visibilité s’affirme avec toujours plus d’urgence gouvernementale. Ainsi des gares et des réseaux ferroviaires qui s’inscrivent dans des « stratégies visuelles » à la fois traditionnelles et en voie de mutation. Deux logiques surveillancielles s’imposent ainsi en chiasme : rendre visibles, d’une part, les espaces de la bonne circulation, en les quadrillant selon une perspective « synoptique » (tout voir en restant invu, sinon discret, dans cette activité de sécurisation) ; se rendre visible, d’autre part, dans les espaces de déplacement des voyageurs selon une perspective « oligoptique » (ne pas tout voir mais surveiller certains espaces spécifiques de manière intensive, tout en rendant ostensible cette activité de sûreté).

17En faisant une histoire de la médiatisation de la cause animale, Michaël Bourgatte souligne combien ce travail de visibilisation s’est inscrit de manière pionnière dans une perspective « contre-visuelle ». Elle émerge dans les années 1980 lorsque des images de la vie de laboratoire apparaissent dans l’espace public (avec l’association PETA, notamment). L’objectif du « rendre visible » s’apparente alors à une surveillance alternative qui consiste non pas à s’opposer directement à celle du pouvoir ou des pouvoirs publics, mais à pallier ses lacunes. Notons qu’on trouverait un point de coïncidence avec les actions de copwatching qui naissent quelques années plus tard avec l’affaire Rodney King (en 1991). Toujours est-il que les associations, notamment militantes, ont désormais à disposition une nouvelle panoplie d’outils (caméscopes, puis caméras, téléphones portables, etc.) pour « documenter » les agissements de telle ou telle entreprise ou institution, en constituant des preuves aptes à circuler et à jeter la lumière médiatique sur des situations problématiques ou des comportements inappropriés.

18Valérie Jeanne-Perrier illustre les nouvelles conflictualités de la visibilité à travers la notion de « visagisme ». Il s’agit pour elle d’analyser la place centrale qu’occupe dorénavant le visage dans l’ensemble des mouvements de contestation populaire et de leurs traitements journalistiques. Valérie Jeanne-Perrier montre comment du côté du pouvoir, du contre-pouvoir et des médias, le visage est devenu le point de convergence symbolique entre les enjeux de captation et de résistance à cette captation. Montrer son visage, l’exhiber ostensiblement, le masquer tout ou partie constituent l’axiomatique des nouvelles luttes prenant place dans la rue et plus généralement dans l’espace public. Rendre visible ou maintenir une forme d’invisibilité au moment où s’impose le modèle de la reconnaissance faciale, désigne et interroge alors de manière directe l’activité et l’éthique journalistiques.

19Le journalisme et, plus généralement, l’enquête connaissent d’autres reconfigurations au gré des innovations techniques et numériques qui ont imposé le web comme espace documentaire global et interconnecté. La pratique de l’investigation (au sens étymologique, « suivre et retracer les pas d’une personne ») a, elle aussi, trouvé ces dernières années de nouveaux visages dans le domaine de la recherche et du renseignement de sources ouvertes (OSINT). Occitane Lacurie souligne, dans une perspective à la fois historique et synchronique, l’éminence de la place qu’occupent, dans la pragmatique de la visibilité, les écrans en tant que dispositifs d’enregistrement et de traçage des informations après le règne du papier (livres, journaux, fichiers et dossiers). Le rendre visible est intimement lié à la présence d’informations accessibles en ligne, mais nécessite un travail spécifique de collection, de récollection et de confrontation destiné à dessiner des lignes de recoupement possibles. À la charge de journalistes, d’enquêteurs, de chercheurs ou de citoyens, l’enquête en données ouvertes engage une nouvelle relation avec la pratique panoptique de l’examen, au sens où elle s’appuie sur une nouvelle praxis documentaire et archivistique. Occitane Lacurie montre également comment ces contre-enquêtes et ces contre-examens s’inscrivent dans une culture de la surveillance au sens le plus large du terme. La porosité des acteurs est grande en fonction des images produites qui, en tant que performances de surveillance, intéressent les artistes contemporains et les cinéastes documentaires. Les pratiques et les représentations se croisent elles-mêmes à travers des citations et des remédiations tour à tour politiques, citoyennes, artistiques et documentaires.

20Alexander Streitberger s’inscrit lui aussi pleinement dans cette perspective de la surveillance comme culture et contre-culture, en s’intéressant à une catégorie d’œuvres et de performances artistiques consistant à produire des « panoramas virtuels ». Cet « art panoramique surveillanciel » renverse les prérogatives pragmatiques des dispositifs de contrôle par l’image : vidéo-surveillance, cartographies numériques connectées, géolocalisation, reconstitution en 3D, vision en 360. Par cette inversion de perspective, il s’agit, avant tout, pour les artistes numériques en question (Mario Santamaria ou Hito Steyerl, notamment) de rendre visibles les procédés, les boîtes noires, les illusions panoptiques à l’œuvre dans la « vue totale » des dispositifs de contrôle, de détection et de cartographie, mais aussi dans celle des services de visualisation mis en ligne par les géants du numérique. La visée de ces gestes esthétiques est de contrarier la culture visuelle dominante, celle de la vue totale, en favorisant un principe de flottement, de brouillage ou d’opacité. Se crée alors un « anti-environnement » médiatique qui s’organise comme le spectacle d’un agencement contre-panoptique à la fois vécu, désiré et désirable.

21Dans une perspective analogue, Jean-Paul Fourmentraux s’appuie sur le travail photographique d’Antoine d’Agata mené sous le nom de Virus lors du confinement de 2020. Celui-ci a parcouru les espaces empêchés d’un certain nombre de villes françaises pour rendre visibles un certain nombre de corps invisibles : SDF, travailleurs précaires, soignants, malades, etc. En se dotant d’un appareillage adapté à la reconnaissance de ces corps absents, la pratique photographique s’apparente à une performance « thermographique » qui retourne complètement un des outils effectifs de la surveillance pandémique : la caméra thermique. Au lieu de chercher à identifier des corps, les tracer et éventuellement les punir, la caméra devient chez d’Agata un moyen pour produire des images autres de la crise sanitaire. Elle élabore ainsi la formule d’une « esthétique de la sousveillance », tout en affichant un véritable « droit de regard » au sens de Mirzoeff : à la fois comme restitution d’un contre-champ et comme réexamen d’une situation vécue à la lumière d’autres images dignes de visibilité.

22Olivier Aïm, Les Théories de la surveillance. Du panopticon aux surveillance studies, Armand Colin, Collection U, 2020

23Clare Birchall, Shareveillance. The Dangers of Openly Sharing and Covertly Collecting Data, University of Minnesota Press, 2017

24Michaël Foessel, État de vigilance. Critique de la banalité sécuritaire, Postface, Seuil, « Points », 2010

25Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975

26Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France 1977-1978, Le Seuil, 2004

27Kevin D. Haggerty et Richard V. Ericson, “The surveillant assemblage”, The British Journal of Sociology, 2000

28Rachel Hall, Torin Monahan, Joshua Reeves, “Surveillance and Performance”, Surveillance & Society, Vol 14, n°2, 2016

29David Lyon, The Culture of Surveillance, Cambridge, Polity Press, 2018

30Gary T. Marx, Undercover. Police surveillance in America, University of California Press, 1988

31Nicholas Mirzoeff, Right to Look. A Counterhistory of Visuality, Duke University Press, 2011

32Helen Nissenbaum et Finn Brunton, Obfuscation, C&F Editions, 2019