• 1 Le Middle East respiratory syndrome coronavirus (MERS-CoV) est une maladie respiratoire causée pa (...)

2La première partie de l’ouvrage interroge la pertinence du qualificatif « post-organisationnel » pour décrire le monde contemporain (p. 6). à la question de savoir si les organisations ont disparu, les contributeurs concluent par la négative. Pour autant, bien que toujours présentes, les organisations sont bousculées. Philipp Brandt et Sean Seafford (chapitre 1) développent cet argument à partir du thème de la globalisation. Ses conséquences sur les organisations sont ambivalentes. D’une part, la globalisation impose de réaliser des « arbitrages » (p. 35) entre différentes stratégies à adopter pour tirer les meilleurs avantages des chaînes de valeurs transnationales. Les auteurs illustrent cet aspect en comparant les trajectoires de développement des vaccins contre la Covid-19 d’Oxford/Astra Zeneca et de BioNTech/Pfizer. Dès 2012, l’université d’Oxford recherche un vaccin contre le MERS-CoV1. Ces études vont servir de base lors de la pandémie de covid-19. Pour tester son vaccin sur un plus grand nombre de personnes, Oxford vise un partenariat industriel. Après des premières négociations infructueuses avec Merck, elle se tourne vers Astra Zeneca. Ce choix a été motivé par la promesse de l’entreprise britannique de « vendre le vaccin à prix coûtant pendant toute la durée de l’épidémie » (p. 33) et de « convertir certaines de ses propres installations à la production de vaccin » (p. 33). Mais l’expérience fragile d’Astra Zeneca dans la gestion des chaînes d’approvisionnement a engendré des obstacles importants. Des « anomalies » dans le protocole de l’essai ont d’abord conduit les autorités sanitaires européennes et nord-américaines à émettre des doutes sur sa validité. Des épisodes répétés de dysfonctionnement dans le processus de sous-traitance se sont ensuite ajoutés à ces difficultés.

• 2 La nouvelle gestion publique est un mouvement de séparation des activités de pilotage et d’exécut (...)

4D’autre part, la mondialisation met les organisations à l’épreuve d’un risque : celui de la standardisation de leurs pratiques. La thèse d’Elsa Bedos sur l’évolution de l’enseignement supérieur en Arabie saoudite illustre ce phénomène et ses enjeux. Elle montre que la diffusion des modèles de politiques publiques dans ce domaine n’est pas linéaire. Au contraire, des résistances et des tensions lui sont opposées. Marqué par un taux de chômage important au début des années 2000, le royaume fait également face à l’hostilité généralisée de la communauté internationale à l’égard de ses universités. En effet, il s’avère que les auteurs des attentats du 11-Septembre y ont étudié. Au même moment, les idées de new public management (NPM)2 gagnent en popularité aux États-Unis, au Royaume-Uni et au sein d’institutions comme l’OCDE. Les acteurs saoudiens de l’enseignement supérieur, qui avaient forgé des relations au sein d’instances internationales promotrices du NPM, entreprennent de saisir ce mouvement pour réformer leur système. Ils créent la National Commission for Academic Accreditation and Assessment (NCAAA). Cet organisme aura pour mandat de déterminer des critères de recrutement des professeurs saoudiens, largement inspirés par les préconisations du British Council, une courroie du NPM dans le royaume. Mais l’appropriation locale de ces idées a été entravée par les « perceptions croisées » (p. 40) des administrateurs saoudiens et des administrateurs étrangers. Ces derniers estiment que les structures du pays n’étaient pas compatibles avec les réformes envisagées. Inversement, les représentants de l’enseignement supérieur saoudien expriment leur malaise de voir des « étrangers » s’ingérer dans leur système.

• 3 Les intermédiaires de marché sont les plateformes de connexion entre offreurs et demandeurs. Les (...)

6La deuxième partie interroge la place du marché puis des individus dans la société des organisations. Le marché n’est pas exclusivement perçu dans son acception wébérienne, soit comme un « mécanisme d’allocation des ressources » (p. 142). Il est plus largement considéré comme un instrument de pouvoir et de gouvernement des conduites, mais aussi comme une construction sociale façonnée par des rationalités multiples. Parmi les exemples proposés, retenons le rôle des « intermédiaires de marché » et des « prescripteurs3 » (p. 145), qui contribuent à la révision des anticipations économiques des agents. Dans cette optique, les jeux d’acteurs internes aux organisations infléchissent parfois l’orientation des équilibres économiques. Étienne Nouguez et Olivier Pilmis (chapitre 8) mobilisent la notion de « conception de contrôle » (p. 148), forgée par Neil Fligstein. Elle désigne « les visions du monde qui opposent les entreprises à propos de la stratégie à adopter sur le marché » (p. 148). Les auteurs se réapproprient la notion en la rattachant à une perspective synchronique, suivant laquelle plusieurs conceptions de contrôle sont susceptibles de s’opposer au même moment au sein d’une organisation. Nous retiendrons également de cette partie la pertinente réflexion sur l’usage, par les politiques publiques, des sciences comportementales (chapitre 6). Elles désignent un ensemble de disciplines telles que le « marketing social […] l’économie […] ou encore les neurosciences et l’intelligence artificielle » (p. 113). D’après les auteurs, le cadrage individuel des enjeux de sociétés par ces savoirs s’appareille idéalement avec le paradigme dominant des politiques publiques basé sur une « place centrale accordée au marché » (p. 113). En intervenant quasi-exclusivement sur les biais cognitifs, la conséquence principale de cette approche serait d’invisibiliser les causes structurelles des problèmes. Par exemple, dans le cas de l’obésité, au lieu d’agir sur l’offre des supermarchés, l’action publique a davantage développé, par le biais de l’Institut national pour la promotion et l’éducation (Inpes) des campagnes de promotions de messages de responsabilisation des pratiques individuelles tel que la célèbre recommandation de manger « cinq fruits et légumes par jour ».

• 4 Le Comité analyse recherche et expertise a été créé le 24 mars 2020. Présidé par Françoise Barré- (...)

7La troisième partie pose la question du rôle des organisations dans la réponse aux problèmes publics. Sont-elles « réductrices » ou « sources de complexité » (p. 155) ? Le résultat des enquêtes tend à accréditer la thèse du « cercle vicieux néo-bureaucratique » (p. 167). Cette théorie prolonge la thèse de Michel Crozier qui voyait dans l’édiction de nouvelles règles impersonnelles une réponse à la dérive des objectifs fixés par une organisation. Patrick Castel et Léonie Hénault (chapitre 9) avancent « qu’une partie de la création organisationnelle est une réponse aux problèmes de coopération et de coordination qui dépassent le plus souvent les frontières d’une seule organisation » (p. 167). Selon eux, « le moteur de la création est donc davantage inter-organisationnel qu’intra-organisationnel » (p. 167). Ils ajoutent que la pandémie de coronavirus a ainsi été caractérisée par une « extravagante créativité organisationnelle » (ils renvoient notamment au CARE4 ou au Conseil scientifique). Mais de manière diachronique, il faut souligner que celle-ci reproduit le « tropisme technocratique français » de la création d’institutions en continu. Les organisations s’inscrivent dans un « cycle de vie » (p. 166) de leur naissance à leur mort ; mais en réalité, plutôt que d’être supprimées, les organisations ont davantage tendance à se dissoudre par le jeu de fusions dans d’autres entités. Les auteurs rendent raison de ce phénomène par l’investissement des acteurs qui participent au développement de nouvelles organisations. En plus des coûts — matériels, financiers, symboliques — engagés, elles deviennent pour eux des ressources en termes de positions ou de carrière. C’est ainsi qu’émergent des résistances à la suppression des organisations.

• 5 Crespin Renaud, « Le sens des mesures. Usages et circulation des chiffres dans la définition du p (...)

8On retrouve d’autres aspects du cercle vicieux néo-bureaucratique dans les chapitres 11 et 12 respectivement consacrés à l’hypermétrie (Martin Giraudeau et Jeanne Lazarus) et aux frontières des organisations (Jérôme Aust et Daniel Benamouzig). L’hypermétrie accroît la complexité à force de mesures qui, en plus de figer le social, donnent une impression de sécurité qui n’est souvent pas adossée à la réalité. Historiquement, l’activité de mesure est liée à la bureaucratisation de la société. En cela, si l’usage de la métrie est ancien, l’état moderne lui a en revanche donné son impulsion majeure. La société des organisations est caractérisée par un nombre toujours plus croissant d’outils qui servent à compter. Dans un monde bureaucratique, « l’action même de mesurer » est dotée d’une légitimité qui accorde du pouvoir. Georg Simmel l’a illustré avec la monnaie, comprise comme un outil de valorisation objectif des biens et des services. Plus récemment, Renaud Crespin a montré que l’usage de la statistique a rendu effective la définition du problème public de la drogue au travail5.

• 6 Lascoumes Pierre et Serverin Évelyne, « Le droit comme activité sociale : pour une approche wébér (...)
• 7 La responsabilité sociale des entreprises (RSE) correspond à la prise en compte des enjeux enviro (...)

10La quatrième partie décrit les modalités selon lesquelles les organisations sont formatées par des codes et des savoirs. Elles sont traversées par des dynamiques managériales, culturelles et juridiques connues des sciences sociales. Comment les intègrent-elles ? Connaissances et savoirs sont les objets qui rassemblent les textes de ce volet. La contribution de Sylvain Brunier et Renaud Crespin (chapitre 14) sur la codification donne à voir la tension entre savoirs situés — localisés, de terrain — et savoirs codifiés — standardisés et exportables. Les approches evidence-based, promues depuis les années 1990 par les agences d’expertise, des « bureaucraties de second rang » (p. 232), selon la formule de Daniel Benamouzig, concurrencent les organisations qui revendiquent une connaissance expérientielle. Elles exercent par là sur ces dernières une « pression régulatrice » (p. 232). Dans le chapitre 15, Claire Lemercier et Jérôme Pelisse se concentrent sur le rôle du droit dans les organisations. Pour le discuter, ils s’appuient sur la requalification du contrat d’un chauffeur Uber en salarié au mois de mars 2020. Pourquoi cette décision n’a-t-elle pas été suivie d’une vague de changements ? Le droit est-il une arme « illusoire » (p. 246) ? Comment s’incarne-t-il dans les organisations ? Après un judicieux rappel de l’état de la sociologie des organisations vis-à-vis du droit, les auteurs retracent les étapes qui ont mené à la pénétration de celui-ci dans le management. Ce mouvement de « judiciarisation », inhérent au développement du capitalisme6 a commencé entre les années 1930 et 1960. Il a conduit à la naissance de nouvelles fonctions et activités au sein des entreprises (« responsable diversité », spécialiste de la RSE7, etc.). En retour, la « managérialisation » du droit s’est traduite par la montée en puissance de normes extra-juridiques. Elle est mise en lumière par l’étude de la loi sur le devoir de vigilance votée en mars 2017.

• 8 La Tennessee Valley Authority (TVA) est une entreprise créée le 18 mai 1933 aux états-Unis, par F (...)

11Enfin, la dernière partie de l’ouvrage confronte successivement les organisations à quatre « défis contemporains » : les inégalités, les mouvements sociaux, la démocratie et les crises. En écho à la première partie, celle-ci cherche à montrer que les organisations produisent et participent aux enjeux de société tout en étant traversées et mobilisées par eux. Anne-Laure Bossier et Emilie Biland (chapitre 19) s’intéressent aux enjeux qui sous-tendent la relation entre démocratie et organisation. Schumpeter caractérisait la première comme « un arrangement institutionnel donnant voix à la volonté du peuple » (p. 304). Ainsi, les définitions organisationnelles de la démocratie permettent de la voir simultanément comme idéal et agencement des formes du pouvoir. Le détour par les cas séminaux de la Tennessee Valley Authority8, du déploiement des primaires ouvertes ou du fonctionnement du Congrès conduit à envisager « la démocratisation en trompe-l’œil des organisations politiques américaines » (p. 305). Le cas français offre la possibilité aux auteurs de se demander si la « bureaucratie centralisée » peut constituer une entrave à la démocratie. Contrairement aux sociologues américains et leurs questionnements orientés vers les politics, Michel Crozier ou Claude Grémion se sont davantage focalisés sur l’appareil administratif. Ce n’est que récemment, à travers les études sur le gouvernement des villes, que la recherche française a interrogé la place du politique dans le phénomène organisationnel. La dernière contribution (chapitre 20) reconsidère la notion de pouvoir, en l’appliquant aux temps de crises. Henri Bergeron et Olivier Borraz s’interrogent : « Qu’advient-il des sources de pouvoir qui sous-tendent les relations entre les acteurs avant la crise ? » (p. 317). À rebours de l’idée reçue selon laquelle le rapport de forces se suspendrait durant ces moments de perturbations, des lignes de tensions apparaissent souvent. La pandémie de Covid-19 pointe en cela un étrange paradoxe : tandis que les équipes médicales ont mis en commun leurs compétences au service du soin, la recherche scientifique (traitements et vaccins) a été le lieu d’affrontements et de compétitions autour de l’obtention de ressources (les auteurs font référence aux financements et aux patients).