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Dossier

Avant-propos : Réflexions sur le rapport paradoxal du « médiatique » au « controversé »

Orélie Desfriches Doria
p. 11-22

Texte intégral

  • 1 Nous remercions Josquin Debaz pour sa relecture attentive de notre introduction.

1Dans ce numéro1, nous engageons une réflexion sur ce que la médiatisation fait aux controverses, dans la société contemporaine occidentale, en questionnant les formes de cadrages, de formalisa-tion et de formatages que les dispositifs médiatiques impriment aux questions controversées médiatisées, mais également sur les rôles des dispositifs médiatiques dans le déploiement des controverses.

2Selon les disciplines de rattachement (Sociologie(s), Sciences de l’Information et de la Communication, Sciences de l’éducation, Sémiologie, Sciences cognitives, Design par exemple), les définitions des controverses varient et impliquent des méthodologies et des outils variés, qui renvoient aussi à des épistémologies différentes (Barthe et.al., 2014 ; Venturini et.al, 2012 ; Musso et.al, 2015 ; Chateauraynaud, 2011, 2017 ; Le Marec et Babou, 2015 ; Pestre, 2007). Dans ce numéro, à la croisée des Sciences de l’Information et de la Communication (SIC) et de la sociologie pragmatique, nous souhaitons questionner les possibles articulations de ces approches disciplinaires concernant le rôle des médias, et leur place en tant qu’acteurs parti-prenantes, dans les controverses.

3Pour commencer, arrêtons-nous sur quelques éléments de défini-tion des controverses, qui nous amèneront à considérer le rapport paradoxal du « médiatique » au « controversé ».

4Les controverses peuvent se définir par la vision de la structure du dispositif organisationnel qui soutient les échanges. Cyril Lemieux (2007) met en avant une dimension mobilisée fréquemment dans les approches définitoires de l’objet controverse : la mise en scène à travers un dispositif qui implique une relation triadique entre deux instances en confrontation, et une instance témoin, placée en position de juge. Cela est également la conception proposée par Patrick Charaudeau (2015). Dans cette confrontation organisée de points de vue, Cyril Lemieux pose le principe de la symétrie entre les parties quant à l’expression des arguments : chaque partie est en mesure, en principe, de s’exprimer et de formuler des arguments. Ce dernier élément ne questionne pas les asymétries des jeux d’acteurs et de pouvoir liées à la compétence argumentative, ni la maîtrise des codes de communication qui dépendent de la situation de communication, ou autrement dit, du « contrat de communication » conceptualisé par Patrick Charaudeau. Si les contraintes de la situation de communication agissent en donnant des instructions discursives aux instances d’énonciation, elles imposent également des contraintes argumentatives. Francis Chateauraynaud (2007), propose un recensement des formes prototypiques d’expressions de l’accord et du désaccord qui déterminent des contraintes pesant sur l’argumentation, et qui définissent les formes de preuves et les types d’arguments acceptables, ou encore les instances de référence faisant autorité, selon ces situations de communication.

5Les controverses sont également catégorisées selon les arènes mobilisées : Patrick Charaudeau distingue au moins trois types de controverses : la controverse socio-technique qui se déploie dans une seule arène institutionnelle, celle des scientifiques ; la controverse sociale, qui investit une pluralité d’arènes et de types d’acteurs (associations, médias, parlement, etc.) en mettant en jeu des formes de représentation de collectifs par des individus qui s’expriment en leur nom ; et enfin la controverse doctrinale qui n’engage qu’une seule sphère institutionnelle en relation avec la doctrine controversée (par exemple, juridique ou religieuse). Les catégories de controverses dites « scientifiques » et « sociales » ne sont pas exclusives l’une de l’autre, elles peuvent émerger suc-cessivement l’une de l’autre. Pour Josquin Debaz (2017, p. 157), « la controverse est un processus public d’échanges d’arguments sur un ou plusieurs points litigieux, dans lequel deux parties ou plus visent à un accord sur la nature du problème soulevé, et pour ce faire sur les faits recevables et les arguments légitimes en vue de cette résolution. (…) Nous parlerons de controverse quand le désaccord persiste, qu’il rebondit sur de nouveaux arguments, qu’il déborde de son cadre initial et touche un éventail toujours plus large d’auditeurs. »

6Pour autant, dans certaines catégories de controverses, celles qui sont les plus marquées par des dimensions techniques notam-ment, il se produit parfois une lutte pour fermer l’auditoire aux seuls spécialistes légitimes, ou au contraire pour l’ouvrir au plus grand public. Ce genre de procédé de sélection des autorités légitimes pour s’exprimer s’est produit pendant la période de la crise du Covid-19, avec une communication gouvernementale essentielle-ment axée sur les chiffres, présentés par des experts, sélectionnés par les instances médiatiques (Zacklad, 2022). Il arrive que les acteurs d’une controverse essaient donc de jouer stratégiquement de cette tension, et sur le plan médiatique, cela se traduit par une tension entre des tentatives de contrôle de l’expression, ou au contraire, la volonté d’enrôler le plus de médias possible.

7La controverse apparaît également comme un état incertain, temporaire, un équilibre précaire d’une question débattue. En effet, la temporalité joue sur trois plans : le premier consiste en un glis-sement possible de la controverse à la polémique ; le deuxième concerne la temporalité de la publicisation de la question dans l’espace public et désigne des phases d’activités plus ou moins intenses autour d’une question, considérant qu’une controverse connaît des pics d’activité, des phases de silence, et d’éventuelles relances de l’activité ; le troisième plan sur lequel la temporalité influe sur le déroulement d’une controverse, c’est la temporalité propre de sa médiatisation. Nous allons détailler ces trois niveaux.

De la controverse à la polémique

8D’après Antoine Lilti (2007), qui propose une lecture historique des formes de désaccords intellectuels à l’époque moderne, « la controverse change de forme à partir du moment où les énoncés circulent dans d’autres arènes. » Ainsi, lors de la dissémination et la prolifération des controverses, qui mène à élargir les groupes sociaux concernés, « on sort alors du registre de la controverse érudite, pour entrer dans le cadre de la controverse publique, de la polémique et de la querelle. » (Lilti, 2007, p. 18). Dans un registre plus contemporain, Josquin Debaz, toujours, explique que la controverse « est dans une dynamique constante pour se maintenir entre des formes de discussion plus consensuelles ou de dispute plus agonistiques, entre le simple désaccord qui s’explicite et la polémique qui divise. » (Debaz, 2017).

9Le glissement vers la polémique est souvent décrit comme un état « nuisible » pour la question débattue. Nombre d’auteurs s’accordent sur l’absence de recherche d’une forme de consensus dans une polémique : tant que les parties visent une résolution, la volonté de convaincre reste ce qui motive les échanges, alors, la forme des accords et désaccords continue de correspondre aux modalités d’une controverse. Tandis que dans la polémique, les protagonistes cherchent à imposer leur point de vue, la recherche d’une réso-lution n’est plus l’objectif poursuivi, et c’est bien la recherche du discrédit d’un adversaire qui est visée, (Oléron, 1995 ; Amossy et Burger,2011 ; Chateauraynaud et Torny,1999). Souvent condamnée, la polémique se caractérise également par une variété de protagonistes qui interviennent et par l’intense participation des médias à l’organisation des arènes ou des tribunes dans lesquelles s’expri-ment les désaccords (Chateauraynaud et Torny, 1999 ; Amossy et Burger, 2011). On constate que revient régulièrement la mention de la recherche de la disqualification d’un adversaire (Maingueneau, 2008 ; Kerbrat-Orecchioni, 1980 ; Oléron, 1995) par des procédés pseudo-argumentatifs (Gelas, 1980) de type diffamation ou attaque personnelle (Amossy et Burger, 2011) se traduisant par des types d’arguments ad hominem et ad personae, ou par l’apparition dans les interventions d’accusations ou de soupçons de dissimulation d’intérêts clandestins (règlement de compte, intérêts économiques ou personnels) (Chateauraynaud et Torny, 1999). Cela correspond à une brutalisation des échanges (Badouard, 2018) et des arguments, qui fait écho à la notion de combat, évoquée par Pierre Oléron (1995). Incarnée dans les médias par des figures d’invectives, ou des personnages éditorialistes positionnés de manière polarisée, il semble que la question de la prise de position des institutions médiatiques n’est pas toujours du côté de la médiation, ou de la tempérance du débat, en partie à cause des enjeux d’audience liés à ces échanges violents, qui s’apparentent à un spectacle. « Le public est friand des affrontements, le succès des spectacles sportifs le montre (…), les médias jouent sur ce registre. » (Oléron, 1995, p. 24).

10Définie par Ruth Amossy et Marcel Burger (2011), la polémique est « le traitement verbal du conflictuel effectué par une confron-tation exacerbée des thèses antagonistes au sein d’une entre-prise de polarisation et de dichotomisation visant à discréditer l’adversaire. » La polarisation se traduit par la présence forte de « traces d’affectivité qui s’inscrivent dans une parole subjective et manifestent les états d’âme de l’orateur » (Amossy et Burger, 2011, p. 4). Ainsi il se produirait, lors des moments de polémique, une personnification des thèses défendues, ou autrement dit, une identification du locuteur à la position défendue, là où dans les controverses, les participants s’expriment plutôt au nom d’un groupe qu’ils représentent.

11Enfin les dernières dimensions importantes à relever, sont celles de la violence et de l’émotion. Les dimensions agonistiques du désaccord polémique se donnent à voir dans des formes d’énoncés hyperboliques, et dans la présence d’émotions violentes comme la colère ou l’indignation (Plantin, 2003). Pour autant, la violence verbale est vue par Ruth Amossy et Marcel Burger non comme une caractéristique de la dimension polémique d’un débat mais comme une « modalité argumentative dans le traitement agonique d’un dissensus. »

12Pour Francis Chateauraynaud et Didier Torny (1999), « la polé-mique n’est pas une configuration purement négative : sa principale production est formée par les représentations collectives dont elle assure la généralisation. » Si l’on considère la polémique comme un état temporaire d’une question controversée, cela permet, non seulement, de sortir de la panique morale liée à la (dis)-qualification de l’échange comme polémique, et de réinterroger des figures cristallisées dans les représentations collectives, à l’occasion de ce moment de la controverse. Il apparaît donc qu’une polémique peut constituer un état transitoire des modalités selon lesquelles sont discutées des questions controversées, au sein d’un ensemble d’états plus larges qu’elles peuvent connaître, simultanément, dans la perspective du recensement des formes prototypiques d’expressions de l’accord et du désaccord, proposé par Francis Chateauraynaud (2007). Une question controversée peut donc être discutée dans une simple conversation ou dispute privée, tout en faisant l’objet d’une négociation dans certains milieux profession-nels, tout en connaissant des moments de polémique médiatisée.

13Nous avançons donc que la controverse n’est pas une simple configuration de l’accord et du désaccord, mais que différentes configurations de ces accords-désaccords, dont la polémique fait partie, participent à la dynamique d’une controverse. La défi-nition de la controverse que nous adoptons dans ce cadre a été élaborée et présentée dans un article précédent, que nous conti-nuons d’enrichir au fil de nos travaux : « La controverse est définie comme un événement social auquel les individus et les institutions prennent part, impliquant des niveaux et de natures de concer-nement variables et mettant en jeu des définitions de l’intérêt général et particulier. Elle porte sur des sujets qui impliquent des connaissances et parfois un niveau de technicité élevé, et qui peuvent avoir un impact sur des choix concernant les modèles de société possibles. Elle se caractérise aussi par des échanges d’arguments, les conditions de déroulement du débat influant sur ces échanges, et par conséquent sur la nature des rapports de pouvoir impliqués dans les décisions. » (Desfriches Doria et al., 2018). Elle concerne par nature plusieurs arènes sociales, et peut donc connaître des états de publicisation inégaux, des phases d’activité médiatique plus ou moins intenses, et différentes configurations des accords-désaccords, qui participent à sa propre dynamique.

La place des médias dans les controverses

14Le deuxième plan sur lequel la temporalité affecte les contro-verses est celui de la publicisation de la question dans l’espace public et désigne des phases d’activités plus ou moins intenses autour d’une question, considérant qu’une controverse connaît des pics d’activité, des phases de silence, ou d’accalmie, et d’éventuelles relances de son activité au fil de l’actualité média-tique notamment, mais aussi parlementaire, juridique, éthique par exemple. Ainsi en est-il de la controverse sur l’euthanasie, qui a été relancée à plusieurs reprises, à l’occasion de l’affaire Vincent Imbert, de l’adoption des Lois Léonetti, puis de la toute récente Convention Citoyenne sur la Fin de vie2. Ces éléments bien connus constituent des moments forts, et médiatisés de cette controverse, pourtant, les parties prenantes, les militants, les acteurs directement concernés, n’ont pas cessé d’être actifs sur le sujet même dans les interstices de silence médiatique sur le sujet. Ainsi, la visibilité d’un sujet controversé dans les médias est soumise à la logique de production des contenus médiatiques. En effet, les médias fixent l’agenda médiatique, et par conséquent, au moins en partie, l’agenda politique (McCombs et Shaw, 1972), même si l’approche de l’agenda setting et de l’agenda building sont discutées (Charron, 1995), en pratiquant la mise en visibilité de certains sujets selon leur politique éditoriale.

15Réaliser la saisie de la dynamique propre d’une controverse seulement à travers le prisme des publications médiatiques, constitue un choix méthodologique. Selon les approches de la sociologie pragmatique (Chateauraynaud,2011 ; Chateauraynaud et Debaz, 2017) l’analyse d’une controverse doit s’enrichir de la prise en compte d’autres publications (rapports, littérature grise, sites web d’associations, blogs de spécialistes, etc.) qui rendent visible l’épaisseur des interventions des acteurs, de tout le travail de fond réalisé par des militants par exemple, et qui peuvent être occultés par d’autres sujets jugés plus urgents par les conférences de rédactions des médias, qui co-déterminent l’agenda média-tique. Dans cette optique, les médias sont un des lieux de visibilité et d’expressions des acteurs parti prenantes, d’une controverse. Ainsi, selon ce courant de pensée, « L’émergence des problèmes publics est concomitante de celle de publics (…), le public dont il est question n’est pas (seulement) le public de réception des médias mais (aussi) un public d’action, qui s’auto-engendre comme communauté d’explorateurs, d’enquêteurs et d’expérimentateurs, et se fait public de discussion, d’évaluation et de validation des résultats de ces activités collectives. » (Cefaï, 2013). C’est dans cette épaisseur de la construction des luttes, des arguments, des collectifs, et pour l’exposition médiatique, que cette complexe intrication des agendas médiatiques, législatifs, économiques, géopolitiques, entre autres, prend effet, et dont les travaux des chercheurs en sociologie pragmatique, et en particulier dans le sillage des travaux de Francis Chateauraynaud3, travaillent à rendre compte dans leurs approches de l’étude de controverses.

16Cependant, il apparaît raisonnable de se prémunir d’une approche trop simpliste des médias, qui ne se résument pas à une simple chambre d’écho, et c’est bien la position que nous défendons dans ce numéro. Ainsi, il s’agit ici de tenir compte de la complexité des agencements d’acteurs et de pratiques dans l’élaboration, l’écriture et la diffusion d’informations, produits des énonciations éditoriales (Souchier, 1998 ; Jeanneret et Souchier, 2005), les médias étant « structurés par des enjeux professionnels, économiques, sémiotiques, politiques et cognitifs autonomes. » (Le Marec et Babou, 2015, p. 115). Par ailleurs, l’inclusion de la dimension stratégique des luttes pour l’occupation d’un espace médiatique concurrentiel, pour « faire exister » les acteurs et les questions controversées, en tant qu’enjeu de pouvoir, renvoie à la place assignée aux médias dans l’étude des controverses en fonction des approches et disciplines. Une acception plus experte du champ médiatique, relevant des Sciences de l’Information-Com-munication, témoigne de la reconnaissance l’opérativité symbo-lique des médias, et de la communication en général, et oblige à les « considérer comme des acteurs à part entière des contro-verses qu’ils traitent. » (Le Marec et Babou, 2015). Mais la publici-sation d’une controverse médiatisée n’est pas homogène parmi les médias, d’une part, parce qu’évoquer les médias en général occulte la diversité interne des genres journalistiques (articles de fond, dossiers, éditos, tribunes, droits de réponse, courriers…), dont la mise en œuvre dépend de choix éditoriaux et politiques qui implique tout l’écosystème interne d’un média, et d’autre part, parce qu’une controverse peut être présente à bas bruit dans les journaux nationaux, mais forte dans la presse quotidienne régio-nale, notamment pour les controverses touchant des territoires en particulier, comme le Bugey (France) lors des projets controversés de forages de gaz de schiste.

17Dans cette optique, une analyse de controverse, qui inclut des corpus médiatiques, ne peut faire l’économie de l’analyse du contrat de lecture (Veron, 1985) des supports médiatiques mobi-lisés. Elle consiste aussi à prêter attention aux marqueurs énonciatifs et aux éléments modalisés du discours publié dans les médias, afin de porter un regard critique sur ces éléments. Nous avons circonscrit jusqu’ici le propos aux médias classiques ou traditionnels, mais dans le contexte numérique fortement évolutif, la question de l’appropriation individuelle et collective des arguments et de leur circulation dans les espaces de réseaux sociaux, implique de mobiliser des approches sémiotiques capables d’outiller l’analyse de la matérialité des écrits d’écran (Jeanneret, 2014).

Économies des médias et médiatisation des controverses

18Le troisième plan sur lequel la temporalité influe sur le déroule-ment d’une controverse, c’est la temporalité propre de sa média-tisation. Comme nous l’avons évoqué plus tôt, les controverses connaissent des pics d’activités qui se traduisent notamment par leur (ré)apparition dans les publications médiatiques. Il y aurait donc des moments médiatiques des controverses et des phases moins médiatisées. La temporalité de la médiatisation selon Pierre Oléron se tisse entre l’événementiel et le permanent : les médias contribuent à la construction et au déploiement d’une contro-verse, et pour cet auteur, des polémiques, dans ce mouvement qui consiste à réactualiser dans des publications médiatiques des conflits plus fondamentaux, anciens ou permanents, ou autrement dit, des topos. Selon lui, « des déclarations, des motions, des affir-mations, des jugements sont à considérer comme polémiques (…) en tant que manifestation de positions ou doctrines constituant des sous-univers, expression d’un monde divisé dont les composantes (…) ne recherchent pas un consensus. » (1995, p. 19).

19Cette caractéristique n’est d’ailleurs pas étrangère à la dualité inhérente aux systèmes médiatiques entre « faire savoir » une information d’intérêt public et « faire ressentir » par le truchement du spec-taculaire dans une visée commerciale, (Charaudeau, 1997). Ruth Amossy et Marcel Burger (2011) associent d’ailleurs cette tension à la médiagénie qui conditionne également l’agenda médiatique. Selon Philippe Marion, la médiagénie est décrite comme « l’évalua-tion d’une "amplitude" : celle de la réaction manifestant la fusion plus ou moins réussie d’une narration avec sa médiatisation, et ce dans le contexte (…) des horizons d’attente d’un genre donné. » (1997, p. 86). Cette proposition nous amène à questionner la pos-sibilité du dépassement dialectique de la tension entre les deux pôles de l’activité médiatique (entre information et captation) : existe-t-il une (ou plusieurs) forme(s) médiatique(s) qui seraient particulièrement appropriée(s) au récit médiatique d’une contro-verse, dans le cadre d’un contrat de lecture (Veron, 1985), qui résoudrait la tension entre les deux pôles précités de l’activité médiatique, et si oui lesquelles ?

20L’apparition des questions controversées sous leur forme polé-mique dans les médias, révèle, nous semble-t-il, de manière plus ostentatoire que les autres types de sujets, les mécanismes du fonctionnement des machines médiatiques. En effet, le traitement des questions controversées remet en visibilité la contradiction du contrat de communication décrite par Patrick Charaudeau comme suit : « au nom de la crédibilité, l’événement doit apparaître comme le plus authentique possible, mais au nom de la captation, il doit produire le plus d’effet dramatisant possible. » (Charaudeau, 1999, p. 6). Par ailleurs, comme le souligne Philippe Marion, « les médias (…) sont bourrés d’instructions et de hiérarchies (de jugements de valeur) incorporées. (…) [ils] génèrent leurs propres chimères et fictionnent autant qu’ils fonctionnent. » (Marion, 1997, p. 78). Ainsi les médias sont-ils aussi des producteurs d’événements par des procédés de mise en scène (Charaudeau, 1999), ils participent activement à la survenue de polémiques, voire ils les entretiennent (Oléron, 1995).

Le rapport paradoxal des médias aux controverses

21Au vu de ce que nous avons exposé, nous pensons que les médias se situent dans un rapport paradoxal aux controverses sous plusieurs aspects. Le premier aspect de ce paradoxe se présente dans les moments où la controverse est présentée sous l’angle de la polémique, le caractère spectaculaire des publications médiatique est propice à la visée commerciale tout en étant jugé négativement : « Les médias dénoncent les polémiques mêmes qu’ils montent en épingle, en les présentant comme excessives, passionnelles et violentes. » (Amossy et Burger, 2011).

22Ensuite, les médias ont besoin des controverses, ils construisent donc la polémique pour des raisons systémiques, (recherche d’au-dience, de buzz, d’exclusivité, dans l’environnement concurrentiel médiatique) mais nous pensons que cela réduit leur agentivité (Le Marec et Babou, 2015). Ainsi, ils subissent un ordre médiatique qui génère, favorise les polémiques, au détriment de leur rôle d’éditoria-lisation de l’information, et au détriment de leur visée d’information du public. La place d’acteur à part entière des médias dans les questions controversées est donc mise à mal à cause de la logique commerciale qui prévaut dans cet environnement concurrentiel.

23Entre la marchandisation des sujets controversés dans les médias et les missions des journalistes de relayer des voix de différents acteurs pour la confrontation des points de vue, d’enquête et de vérification de l’information, nous pensons qu’il serait fructueux d’étudier la médiagénie spécifique des controverses médiatisées, pour dégager les potentielles formes canoniques des controverses et de leurs dimensions polémiques, qui permettraient aux publics d’identifier plus clairement les moments polémiques dans le déploie-ment des controverses dans les médias. La controverse en tant que phénomène médiatique est un objet mouvant, analysé et agit par un ensemble d’acteurs dont les journalistes et les citoyens, et dont l’opinion elle-même est dynamique.

Présentation des articles

24Ce numéro adressera le rapport entre les médias et les contro-verses sous différents angles méthodologiques et épistémologiques, depuis un rapport au plus proche du terrain, avec les travaux de Jérôme Gaillaguet, jusqu’aux plus récents déploiements d’outils de traitements numériques des questions controversées, avec les travaux de Franck Cormerais et Amar Lakel, en passant par des traitements de corpus réalisés avec le logiciel de socio-informa-tique, Prospéro, développé dès les années 90, et présentés dans l’article d’Aymeric Luneau.

25L’article de Jérôme Gaillaguet, chercheur en sociologie, s’in-téresse à la manière dont l’information influence les attitudes et opinions à l’égard de la vaccination. À travers les usages concrets des médias, et l’étude de la manière dont des acteurs ordinaires circulent dans la complexité des constellations d’informations que forment les controverses, Jérôme Gaillaguet, dans une approche de sociologie pragmatique, tente de saisir comment des citoyens hésitants ou critiques à l’égard de la vaccination font l’expérience de l’information et des arènes de débat autour de la vaccination, en interrogeant notamment leur activité critique. À partir d’un corpus d’entretiens menés au long cours, avec des citoyens cri-tiques, il analyse la manière dont ces personnes se saisissent de l’information au cours de leur expérience.

26Dans l’article de Franck Cormerais et Amar Lakel, tous deux chercheurs en Sciences de l’Information et de la Communication, en s’appuyant sur une méthodologie originale de constitution de « grands corpus numériques », et sur des méthodes digitales mixtes, les auteurs donnent à voir une analyse des stratégies d’influence numérique. Ayant pour objet thématique d’étude l’émergence de la figure de « l’intellectuel numérique », l’étude de cas présentée brosse le portrait des espaces numériques des controverses. Cette étude révèle une complexification de la structuration du paysage médiatique numérique : des médias personnels (chaine YouTube, blog) en passant par le Web 2.0 (micro-blogging, réseaux sociaux), et des médias traditionnels aux pure players, la porosité des uni-vers numériques semble favoriser une viralité des influences. Si les stratégies d’influence décrites dans l’article ressortent d’une construction réfléchie et volontaire par les acteurs de la contro-verse, et dépendent d’une technicité liée à une connaissance des supports numériques et de leurs communautés afférentes, elle se basent également sur des techniques rhétoriques (clash, révélations, sensationnalisme) qui font écho à ce que nous avons évoqué plus haut dans cette introduction sur la polémique.

27L’article de Bastien Fond et de Reiner Keller, tous deux cher-cheurs en sociologie, propose une analyse comparative d’un corpus d’articles de presse couvrant les controverses sur les éoliennes de trois pays : la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni. Dans le courant de la sociologie de la connaissance appliquée au discours (SCAD), l’analyse de cette controverse se centre sur un élément discursif central dans le corpus, le paysage. Il s’intéresse aux répertoires symboliques sur lesquels les textes s’appuient, pour éclairer la manière dont ils contribuent à construire les représen-tations sociales. L’approche méthodologique ici mobilisée se situe entre une stratégie analytique bottom-up remontant du niveau de l’énoncé à celui du texte puis du corpus, combinée avec l’utili-sation du logiciel de socio-informatique, Prospéro, qui présente l’intérêt de faciliter les mouvements de va-et-vient entre le niveau du corpus, et celui du texte puis de l’énoncé.

28Dans la même veine, Aymeric Luneau, chercheur en sociolo-gie, présente une analyse d’un corpus de près de 3000 textes de presse francophone belge. Menée avec le logiciel Prospéro, pour explorer les régimes discursifs qui ont structuré la façon dont la disparition des pollinisateurs a été problématisée au cours de la décennie 2010-2020 en Wallonie. L’analyse permet d’exposer et de questionner la mise en récit de la controverse en fonction du type de média considéré.

29Enfin, l’article co-écrit par Joseph Gotte et Adrien Desingues, tous deux chercheurs en Sciences de l’Information et de la Communication, présente une analyse qualitative du rapport entre temporalité et mobilisation, en matière d’écologie. Basé sur des entretiens avec des membres de l’association organisatrice du « Débat du siècle », complété par l’analyse des discours tenus pen-dant ce débat, qui a eu lieu à l’occasion de la campagne pour l’élection présidentielle de 2022 en France, et par l’analyse des supports de communication de divers parti-prenante, l’article met en exergue la compétition en cours sur le marché médiatique, en regard de l’urgence écologique.

30À travers ce numéro, nous espérons avoir contribué à éclairer les approches méthodologiques et épistémologiques contemporaines de l’analyse des controverses médiatisées et avoir esquissé des pistes d’articulation entre SIC et sociologie pragmatique.

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Pour citer cet article

Référence papier

Orélie Desfriches Doria, « Avant-propos : Réflexions sur le rapport paradoxal du « médiatique » au « controversé » »Quaderni, 109 | 2023, 11-22.

Référence électronique

Orélie Desfriches Doria, « Avant-propos : Réflexions sur le rapport paradoxal du « médiatique » au « controversé » »Quaderni [En ligne], 109 | Printemps 2023, mis en ligne le 01 avril 2023, consulté le 21 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/quaderni/2719 ; DOI : https://doi.org/10.4000/quaderni.2719

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Auteur

Orélie Desfriches Doria

Université Paris 8 - Saint-Denis, Laboratoire Paragraphe

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Droits d’auteur

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