À Laurent Deschodt et Jean Sommé pour avoir accepté cette communication. À O. Moine, pour sa patience soumise à rudes épreuves, aux relecteurs de l’article, et particulièrement C. Baeteman. À Y. Créteur, C. Cercy et M. Boulen pour leur soutien et leur travail. À tous ceux, qui chaque jour de l’année, creusent des trous dans le sable en essayant de comprendre ce que ce grain-ci fait sur ce grain-là.

1 - Introduction

1Les découvertes archéologiques nécessitent pour être mieux comprises d’être replacées dans leur contexte environnemental. Cet objectif s’avère complexe dans des environnements dynamiques soumis à des variations constantes, telles que les plaines maritimes. Il devient plus problématique encore si le cadre paléogéographique du secteur d’étude n’apparait pas clairement défini ou est facteur d’incompréhensions. C’est le cas pour la partie française de la plaine maritime qui borde la mer du Nord.

2Depuis une trentaine d’années, des programmes de recherches transdisciplinaires menés en Belgique, aux Pays-Bas et en Allemagne, ont précisé les processus et l’histoire des formations holocènes de cette entité géographique et plusieurs colloques internationaux ont conduit, dans ces mêmes pays, à l’abandon des modèles et des nomenclatures héritées des premières observations de la stratigraphie littorale.

3On constate au contraire pour la partie française, où ces recherches restent bien souvent méconnues, la persistance de ces héritages dans l’interprétation des phénomènes tant archéologiques que géologiques, notamment le recours régulier à une succession de transgressions marines dont la chronologie jalonne les potentialités de l’occupation humaine.

4Or depuis une décennie, les opérations d’archéologie préventive se sont multipliées dans ce secteur. Elles apportent des données qui renseignent le cadre chrono-stratigraphique et environnemental des sites concernés. Au travers des méthodes mises en œuvre au cours de différentes opérations archéologiques réalisées sur la commune de Téteghem (Nord) et de leurs résultats, nous tenterons de présenter ces apports et de voir dans quelles mesures ils questionnent la persistance des modèles géo-archéologiques. De même, nous tenterons d’envisager l’impact de ces mêmes modèles sur la compréhension de l’évolution de l’environnement littoral et des activités humaines qui s’y déroulent.

2 - Données géo-archéologiques issues des opérations réalisées sur la commune de Téteghem (Nord)

2.1 - Cadre de l’étude

2.1.1 - Localisation et contexte des interventions

5La commune de Téteghem se situe au cœur de la plaine maritime flamande, au sud-est de la ville de Dunkerque, à 4 km environ du trait de côte actuel, 9 km de la frontière avec la Belgique et 5 km au nord-est de la ville de Bergues. Caractéristique d’une agglomération rurale en périphérie urbaine, le cœur du village est en pleine expansion depuis une vingtaine d’année et plusieurs lotissements ont récemment vu le jour. De fait, cette commune a été concernée par plusieurs opérations de diagnostics et de fouilles eu égard à la législation sur l’archéologie préventive. Entre 2003 et 2016, 30 hectares de diagnostics archéologiques répartis sur le territoire de la commune de Téteghem, ont été prescrits et réalisés. Ils ont été approfondis par trois opérations de fouilles réalisées par l’Inrap aux lieux-dits « rue des Cuisinières » (2004), « Carlines III » (2012-2013) et « Delphinium IV » (2016) qui cumulées forment une fenêtre d’observation de 5,3 hectares (fig. 1c).

6En 2004, l’opération de fouille de la « rue des Cuisinières » a fait l’objet d’une collaboration avec le Laboratoire d’Océanologie et de Géosciences de l’Université du Littoral, ce qui a permis la réalisation de sondages carottés pour préciser la nature du substrat du site, mais surtout la sensibilisation des archéologues aux problématiques sédimentaires du littoral. Les autres opérations, contraintes tant d’un point de vue budgétaire que dans les temps d’intervention, n’ont malheureusement pu faire l’objet de telles collaborations. Les approches archéologiques développées ont néanmoins permis de compléter les connaissances acquises.

2.1.2 - Cadre géologique général

7La plaine maritime flamande est une entité géographique qui n’est que la partie sud-occidentale de la vaste plaine côtière de la mer du Nord (Sommé, 1973, 1977, 1988), elle s’étend de Calais à la Flandre occidentale en Belgique (fig. 1a). D’une largeur moyenne de 12 km, elle atteint une largeur maximale de 20 km au niveau des anciens estuaires de la Hem et de l’Aa. Il s’agit d’une zone à topographie basse, qui présente un relief de marais contraire plongeant vers le sud, située en moyenne entre 2 et 5 m au-dessus du niveau moyen de la mer et protégée par un cordon dunaire quasi-continu. Les dépôts de remplissage holocène de cette plaine peuvent atteindre exceptionnellement 25 à 30 m d’épaisseur dans l’axe des anciennes vallées pléistocènes.

8Si l’on se réfère uniquement aux cartes géologiques disponibles pour le secteur d’étude (notices des feuilles de Dunkerque (Leplat et al., 1989) ou de Calais (Leplat & Sommé, 1989) de la carte au 1/50000^e du BRGM), on peut isoler plusieurs informations utilisées régulièrement comme cadre géomorphologique et chronostratigraphique des approches archéologiques du secteur :

• « La formation des Flandres est constituée d’une succession de dépôts essentiellement Holocène (Flandriens), subdivisés en Assise de Calais, Tourbe supérieure, et Assise de Dunkerque. »

• « Selon Dubois (Dubois, 1924), les dépôts limono-sableux ou argileux marins sont considérés comme postérieurs au iii^e siècle et recouvrent par endroit des horizons de tourbe dits « de surface » (Mzb/T). «  Cette tourbe sépare l’Assise de Dunkerque de celle de Calais. »

• « Les dépôts de Dunkerque débutent avec le Subatlantique (environ 2800 BP, transgression Dunkerque I). »

• « Après l’importante occupation gallo-romaine de la plaine maritime, l’extension maximum de la sédimentation marine est attribuée à la transgression Dunkerque II (iv^e-vii^e siècle). »

• « A partir du ix^e siècle ap. J.-C., la plaine maritime a été progressivement aménagée par l’édification de digues. Cette conquête a été ponctuée par des ruptures de digues et des cordons dunaires (Dunkerque III^e, ix-xii^e siècle ap. J.-C.). ».

9Cet ensemble d’affirmations constitue une partie du paradigme qu’il conviendra de discuter au regard de la présente étude mais aussi des résultats de la recherche européenne.

2.2 - Matériel et méthodes

102.2.1 - Approches connexes et études préalables

11Depuis l’opération de 2004, un protocole d’études connexes aux interventions archéologiques réalisées sur la commune a été défini. Les données archéologiques sont intégrées au Système d’Information Géographique (SIG) Toposig développé dans le cadre d’un mémoire de Licence en Géomatique soutenue en 2009 à l’Université de La Rochelle (Créteur, 2009). Le géoréférencement en Lambert 93 des informations issues des opérations archéologiques, de sources historiques (cadastres du xix^e, plans anciens, sources d’archives, toponymie) et la confrontation aux banques de données disponibles (IGN, BRGM, BSS, LIDAR littoral, imagerie satellite ou aérienne) permet la comparaison et la critique des informations acquises par chaque méthode à des échelles diverses.

12Cette étape constitue un préalable nécessaire dans l’analyse de l’environnement des sites littoraux et de la dynamique des paysages. Elle permet de préciser l’approche des sites archéologiques autant que leur étude a posteriori.

2.2.1.1 - Topographie pré-holocène

13La formation holocène de la plaine maritime dépend en partie des espaces d’accommodation disponibles au début de l’élévation post-glacière du niveau marin et donc de la morphologie du Pléistocène. Du fait du peu d’études sur cette question dans la partie française, seules les profondeurs d’apparition des formations argileuses de l’Yprésien peuvent être extraites de la carte géologique et des sondages de la BSS, sans que l’on puisse préciser la nature des reliefs ainsi figurés. La zone d’étude est située entre les paléovallées de l’Aa et de l’Yser. A cet endroit, la plaine n’est large que d’une dizaine de kilomètres. Le relief en pentes douces est peu profond. Deux vallons orientés du sud-est au nord-ouest peuvent être supposées : l’un à l’ouest de Bergues, l’autre suivant un axe Hondschoote, Téteghem, Dunkerque (fig. 2). L’espace d’accueil des sédiments marins apparait ici plus restreint que dans les secteurs proches des anciennes vallées de l’Aa ou de l’Yser.

2.2.1.2 - Analyse de la topographie actuelle.

14L’inversion de relief est un processus connu dans la région poldérienne (Paepe, 1960). Les sédiments de la plaine ont en effet connu des tassements différentiels en fonction de leur nature. Les chenaux de marée colmatés de sable ne sont presque pas tassés. Ils forment des reliefs en surplomb des zones de tourbières qui se sont plus fortement compactées. Les hauteurs qui résultent de ce processus sont considérées comme des secteurs privilégiés de l’implantation humaine.

15Le modelé de la zone d’intervention présente des microreliefs dont l’altitude varie entre 0 et 2,50 m NGF. Le relevé LIDAR littoral (© Dtm 59) permet la représentation des données altimétriques avec un pas de 0,50 m (fig. 3c). Le centre de la commune est implanté sur un relief orienté nord-est/sud-ouest. Ce relief aux contours sinueux présente les caractéristiques d’un système dendritique propre aux chenaux de marée. Les sondages de la banque du sous-sol confirment globalement sa nature. D’épaisseurs variables, des niveaux de tourbe apparaissent entre 0,20 m et -1 m NGF de part et d’autre de l’éminence composée essentiellement de sédiment sableux parfois associé à des débris de tourbe.

16Les reliefs de chenaux mis en évidence par le relevé LIDAR ferment au nord la zone basse des petites et grandes Moëres, deux anciens lacs asséchés une première fois au xvii^e siècle par W. Cobergher. Ces entrées maritimes pénètrent la plaine au niveau de l’extrémité ouest de la dune « fossile » de Ghyvelde. Les départementales D79 et D302 paraissent fermer la zone d’entrée maritime dans ce secteur, l’ancien toponyme de la voie « Hooghe Dyck » (haute digue) semble confirmer cette idée (fig. 3a).

17La superposition du cadastre de la commune de 1828 et des données altimétriques témoigne d’une relation entre les reliefs de chenaux exondés et l’organisation du paysage. Les voiries courent le long des lignes de crête et plusieurs limites parcellaires suivent les sinuosités du relief (fig. 3b). Archéologiquement, les résultats des diverses opérations montrent que cette organisation parcellaire s’est mise en place aux alentours du xiii^e-xiv^e siècles.

2.2.1.3 - Prospections aériennes

18Les images satellites ou aériennes de la plaine maritime offrent par endroit des fenêtres d’observation assez précises d’un paysage diachronique fossilisé. Ces données, régulièrement complétées, sont géoréférencées puis redessinées (fig. 4a). Elles peuvent ensuite être interprétées à l’aide des résultats archéologiques ou des données historiques. Plusieurs observations stratigraphiques effectuées sur des indices décelés par l’imagerie aérienne démontrent qu’il s’agit majoritairement de structures, naturelles ou anthropiques, aux comblements très argileux implantées dans un substrat sableux, phénomènes à l’origine des contrastes (Lançon et al., 2017). La cartographie qui résulte de ce type d’indices ne permet donc de distinguer que les chenaux comblés dans un environnement hydrodynamique relativement calme et situés dans un espace plus large anciennement soumis à des dynamiques plus actives. Cette étape précise la cartographie des dernières phases de sédimentation marine, les variations latérales des chenaux intertidaux et leur relation avec les occupations humaines.

2.2.2 - Les opérations archéologiques

19Les opérations archéologiques permettent d’aborder les formations superficielles de la plaine maritime. Si la réalisation de sondages en puits permet l’observation des premiers mètres de la stratigraphie, les décapages extensifs et la fouille systématique des structures archéologiques apportent des détails sur les développements latéraux des formations sous-jacentes ainsi que sur leurs relations stratigraphiques avec les ensembles archéologiques détectés. Les variations sédimentaires sont décrites sur le terrain et font l’objet de relevés systématiques en plan et en coupe. Ces descriptions sont majoritairement réalisées à l’œil nu, elles ne sont que très ponctuellement complétées par des analyses en laboratoire.

2.2.2.1 - Fouille de la rue des Cuisinières (2004)

20L’emprise de 1,3 ha se situe à l’est de la commune sur la zone haute du chenal exondé mis en évidence par l’étude préalable. Un sondage en puit de 5 m de profondeur a été implanté pour déterminer la stratigraphie basale du site. Il a été complété par un transect de carottages mécaniques réalisés par l’université du littoral. Après le décapage du labour, la surface dégagée est occupée par 502 faits (fig. 4b). Ils ont fait l’objet de 173 relevés de coupes. Si la majorité est d’origine anthropique, plusieurs faits sont purement d’origine naturelle. Il s’agit de diverticules dendritiques de chenaux de marée. Le relevé en plan de ces structures permet de préciser les sens d’écoulement et donc de situer l’emplacement du chenal de marée dont ils dépendent. Les observations sédimentaires permettent de renseigner les dynamiques auxquels ils sont soumis.

2.2.2.2 - Diagnostics archéologiques des sites de Carline III et Delphinium IV (2008).

21Les deux projets d’aménagement concernaient une surface de 15 hectares qui offrait l’opportunité d’explorer l’intégralité du relief de paléochenal et de ses abords directs (figs. 5 & 6). 47 tranchées continues ont été réparties sur l’intégralité des emprises. Elles ont permis l’évaluation archéologique de 14 % de la surface totale du projet. Dans ce cadre, les tranchées sont menées jusqu’à la côte d’apparition des vestiges archéologiques, soit à environ 0,30 m sous le labour actuel. Afin d’aborder la stratigraphie générale du site, dix sondages en puits de 3 à 5 mètres de profondeur ont été répartis sur l’emprise, ils sont complétés par les données issues de la fouille de structures archéologiques (Carl.SP7, Delph.SP5 et Delph.Sp6). Ces observations permettent la restitution d’un transect nord-sud du relief et ses abords directs (fig. 6). Les données des diagnostics ont été largement complétées par les deux campagnes de fouilles qui ont suivies.

2.2.2.3 - Fouille de Carlines III (2012-2013)

22Le décapage extensif des 2,5 hectares réalisé durant la phase de fouille a concerné pour ces deux tiers les parties hautes du relief et pour le dernier tiers la zone basse. 530 faits ont été identifiés. Ils ont fait l’objet de 582 sondages. L’ensemble a donné lieu à 513 relevés de coupes. Seules les données concernant la chronostratigraphie de la plaine maritime seront présentées dans cet article.

23Le relevé en plan, incluant les variations du substrat, encaissant des structures archéologiques (xii^e-xx^e siècle), a notamment mis en évidence la présence d’un méandre de chenal comblé essentiellement d’argile (fig. 7). Il est le dernier témoin d’une activité marine dans cette partie de la commune. Le sondage 2219 a été implanté sur la largeur du phénomène avec pour objectif complémentaire d’explorer la zone d’érosion entre le chenal exondé et la zone basse.

24La zone basse du site est occupée par des fosses d’extraction de tourbe. Six vastes sondages ont été implantés dans ce secteur afin de documenter l’histoire de cette activité et son impact sur l’environnement (fig. 8a).

2.2.2.4 - Fouille de Delphinium IV (2016)

25L’emprise de fouille de Delphinium IV comprend le bord sud du paléochenal exondé, une dépression centrale, et à nouveau un relief de paléochenal exondé qui se développe au sud de l’emprise en bordure du canal des Moëres.

26357 faits ont été dégagés au cours de la phase de décapage. Ils ont donné lieu à 291 sondages et à 368 relevés de coupes. Le relevé des variations dans l’encaissant des structures archéologiques a permis de poursuivre le plan du chenal argileux détecté sur l’emprise de Carlines III. Les 87 sondages réalisés dans les structures archéologiques (ix^e-xiv^e) qui occupent la dépression centrale ont permis des observations multiples du niveau de tourbière préservée. La parcelle n’ayant pas fait l’objet d’une exploitation intensive à la période médiévale, celle-ci est ici mieux conservée que sur Carlines III.

27La découverte d’un aménagement en bois et terre sous le niveau de tourbe en place dans le sondage 2275, a nécessité la réalisation d’un sondage de 15 m de long sur 12 m de large (sd.2278). Ce point d’observation a favorisé l’enregistrement détaillé des niveaux situés entre 0 m et -1,50 m NGF (IGN 69) (fig. 9).

2.2.3 - Eléments de chronologie

28La datation des ensembles archéologiques est majoritairement basée sur la typochronologie des mobiliers, essentiellement céramiques, associée au phasage stratigraphique des contextes de découverte. Elle a été complétée, dans la mesure des budgets disponibles, par 11 datations ¹⁴C et une datation dendrochronologique.

2.2.3.1 - Rue des Cuisinières

29Un charbon de bois prélevé dans la fosse St.247 a fait l’objet d’une datation par le radiocarbone afin de préciser la chronologie des ensembles céramiques.

30Une planche de hêtre découverte sur le fond de la marre St.110 a été datée par dendrochronologie. Elle est associée à des ensembles céramiques et à un échantillonnage palynologique.

2.2.3.2 - Carlines III et Delphinium IV :

31Cinq contextes archéologiques ont fait l’objet de prélèvements en vue d’une datation : un os prélevé dans le cellier St.265 (Carlines III) est associé à un ensemble clos de céramique ; une dent de mouton prélevée dans une inhumation collective d’ovins (St.310, Carlines III) ; une dent de vache dans un dépotoir de boucherie (St.088, Delphinium IV) ; un échantillon de la paroi externe d’un poteau de bois découvert dans la fosse St.166 (Delphinium IV) ; un échantillons de piquet provenant de l’aménagement en bois et terre (St.351) découvert sous le niveau de tourbe (figs. 8c & 9).

32Quatre échantillons de tourbe ont été prélevés à la base et en surface de la formation sur chacun des deux sites afin de caler la formation (fig. 6).

33Dans le sondage 2219 (Carlines III), plusieurs Cerastoderma edule ont été prélevées au cœur d’un essaim en position de vie située à la transition (mixed-flat) entre le chenal sableux exondé et le chenal argileux (fig. 7). Cette datation permet de situer le changement de régime hydrodynamique de même qu’elle fournit une borne haute pour le chenal exondé.

2.2.3.3 - Calibration et modélisation bayésienne

34L’ensemble des données de datation a été modélisé dans le logiciel Chronomodel 2.0.13 développé par P. Lanos, H. Lanos et P. Dufresne du CNRS. Elles sont combinées dans un modèle d’Event (Lanos & Philippe, 2018) et traitées par la statistique bayésienne (Lanos & Philippe, 2017). La modélisation bayésienne des datations par le radiocarbone permet de situer plus précisément les Events et les phases modélisées dans le temps connaissant les données de datation. Il est alors possible d’attribuer aux échantillons une distribution de probabilité de date calendaire. La distribution de probabilité peut s’exprimer sous forme graphique (la surface sous la courbe de calibration représente la totalité des probabilités). Les datations sont exprimées en :

• région HPD (Highest Posterior Density) : 95 % de probabilité comprise sous la surface de la courbe ;

• intervalle de confiance (IC) à 95 % : intervalle le plus court couvrant 95 % des probabilités ;

• une date correspondant au mode a posteriori (MAP) ; une date moyenne (Mean) avec une déviation standard, et une date médiane.

35La datation des Events est combinée dans un modèle de phases, qui permet d’estimer le début, la fin, la durée, les transitions ou les gaps/hiatus (absences de probabilités de date communes entre deux phases) entre chacune des phases modélisées (fig. 10).

2.2.4 - Etudes palynologiques

2.2.4.1 - Corpus

36Le contexte particulièrement humide des sites a été propice à la conservation des vestiges botaniques en général et du contenu sporo-pollinique en particulier.

37Une étude palynologique est réalisée dès la première intervention, en 2004, dans deux structures du site de « rue des Cuisinières » (Lançon, 2019b). En 2013, l’opération « Carline III » (Lançon, 2019a) a été l’occasion d’étudier de nouveau deux structures archéologiques, mais également de tester deux échantillons dans le dépôt de tourbe, alors peu développé, que l’on retrouve bien plus dilaté, en 2016, sur « Delphinium IV » (Lançon, 2019c). Ici, six contextes concernent des séquences sédimentaires naturelles et deux, des comblements de structures archéologiques médiévales.

38Ce sont ainsi 83 échantillons (dont 81 positifs) qui ont été étudiés, répartis sur six structures archéologiques et sept contextes sédimentaires « naturels » (tab. 1).

2.2.4.2 - Protocole

39La méthode employée pour les extractions physico-chimiques est celle utilisant une liqueur lourde de chlorure de zinc. Pour qu’un échantillon donné soit interprétable, il faut qu’un minimum de 300 grains de pollen ait été décompté pour une vingtaine de taxons identifiés. Au-delà du seuil de 300 pollens, on peut considérer que l’on ne gagne plus d’information (Reille, 1990). Ici, les spores ont systématiquement été exclues de la somme de base. Les données brutes ne sont pas présentées dans cet article, qui a pour objectif de présenter une trame synthétique de l’évolution du paysage. Les auteurs invitent à consulter ces données dans les différents rapports de fouilles (Lançon, 2019a,b,c). Les interprétations de milieux qui concernent les formations littorales s’appuient sur les ouvrages suivants de Bock (2011), Catteau et al. (2009) et Duhamel et al. (2005).

2.3 - Résultats

2.3.1 - Synthèse des observations sédimentaires et archéologiques

40Les opérations archéologiques menées sur la commune de Téteghem ont permis de distinguer et de renseigner la chronologie de 11 unités géo-archéologiques dans cette zone de la plaine maritime (fig. 11). Certaines unités du fait de passages latéraux de faciès peuvent être partiellement synchrones.

2.3.1.1 - Unité 1

41Elle se situe à la base de toutes les observations réalisées (figs. 6 & 9). Elle est constituée de sable marin lité d’argile de coloration bleutée. Il est quasiment impossible de distinguer d’éventuelles structures au sein de cette unité du fait de la coloration homogène des sédiments.

2.3.1.2 - Unité 2

42Un horizon de tourbe d’une dizaine de centimètres d’épaisseur se situe à -0,70 m NGF dans le sondage 2278 (fig. 9). Cet horizon, a été ponctuellement observé aux mêmes profondeurs sur le site de Carlines III. Sa formation est interrompue par les chenaux marins de l’unité 3.

2.3.1.3 - Unité 3

43La présence de l’aménagement de bois St.351 (fig.8c & 9) sous le niveau de tourbe a permis de détecter l’un des chenaux de cette unité. Le chenal St.352 a été observé partiellement dans le sondage 2278 de Delphinium IV (fig. 9) et son tracé a été déterminé par une série de sondages répartis sur l’emprise de fouille. Large de seulement 2,50 m, sa profondeur excède le mètre. Il est comblé dans un premier temps de sédiments d’origine marine. Son comblement de plus en plus argileux indique un ralentissement progressif de l’hydrodynamisme. Le comblement terminal se compose essentiellement d’argile brune à verte contenant des concentrations de scrobiculaires. D’autres chenaux de cette unité peuvent être envisagés du fait des variations observées dans l’épaisseur de la couche de tourbe de l’unité 5.

2.3.1.4 - Unité 4

44Elle correspond à la mise en place de conditions favorables à l’implantation humaine directement dans le prolongement de l’unité 3. Elle est caractérisée par l’installation du barrage St.351 (fig. 8c), constitué d’une armature de bois comblée de blocs de marais maritime remaniés (Lançon, 2018). Il ferme le chenal St.352 au cours de la phase définitive de comblement de l’unité 3 (fig. 9). Connaissant les données de datations, la construction du barrage et l’environnement associé se situent avec un intervalle de confiance à 95 % entre 3050 et 2428 ans cal BC (fig. 10).

2.3.1.5 - Unité 5

45Elle correspond au développement d’une tourbière arrière littorale. L’horizon de tourbe a été observé sur les emprises de Carlines III et de de Delphinium IV entre 0,20 m et -0,80 m NGF (IGN 69) (figs. 6, 7 & 9). Les observations archéologiques effectuées sur les deux emprises indiquent que cette formation est en place de part et d’autre du chenal exondé. Présente sur plus de 6000 m² au nord de Carlines III et sur l’ensemble de la cuvette centrale de Delphinium IV, la tourbe se développe progressivement sur le sédiment sableux. La présence de racines a été constatée à la base de toutes les observations. Les datations de la base et de la surface du niveau tourbeux sont quasiment identiques sur les deux sites (figs. 6, 7, 9 & 10), néanmoins plusieurs problèmes doivent être relevés. En premier lieu le niveau de base de la tourbe varie énormément et il semble que la formation a initialement été influencée par les chenaux sous-jacents de l’unité 3 (fig. 8). Il est probable que la formation de la tourbe a débuté peu de temps après l’implantation du barrage St.351 qui a eu un impact direct sur la formation de la tourbière. Celle-ci se développe plus massivement à l’est du barrage. Or, les données de datation de la tourbe proviennent de secteurs où l’unité est moins dilatée. De même, l’observation du gap chronologique entre la datation du barrage et le début des datations de la formation de tourbe (fig. 10), montre un intervalle relativement restreint situé entre 2503 et 2207 ans cal BC (Gap Range : 95 %).

46De même, les dates obtenues pour la fin de la formation ne peuvent être envisagées qu’au regard des nombreux phénomènes postérieurs qui ont altéré l’unité : l’érosion active du chenal de marée de l’unité 6 en premier lieu, mais également les activités d’extractions des unités 7, 10 et 11. L’épaisseur initiale de la tourbière et la datation de la fin du processus de formation ne peuvent donc pas être déterminées.

2.3.1.6 - Unité 6

47Elle correspond à l’extension du régime tidale dont les prémices sont enregistrées dans les séquences palynologiques du sommet de la tourbière. Elle est caractérisée sur les emprises par une phase sédimentation sableuse litée, contenant par endroit des débris de tourbe, qui compose le substrat du relief de paléochenal exondé identifié par l’étude préalable (figs. 3a-3c). La séquence de comblement a été observée dans les sondages carottés de la rue des Cuisinières (fig. 4b) et à la base des implantations de Carlines III et de Delphinium IV (figs. 5, 6 & 7). Large d’au moins 300 m, sa profondeur n’est pas connue mais elle est supérieure à cinq mètres. Le chenal érode les tourbières adjacentes (figs. 5, 6 & 7) et la formation les recouvre quasiment intégralement. La datation de cette unité, dont la formation s’est effectuée sur le temps long, est rendue complexe du fait de sa nature. Néanmoins elle se situe entre les dernières dates connues de la tourbière et les chenaux intertidaux de l’unité 8 (figs. 4a, 4b & 7) qui marquent des changements de régime hydrodynamique. Le gap chronologique entre ces deux ensembles permet de situer cette formation, connaissant des données de datation, entre 1511 et 18 ans cal BC (Gap range : 95 %).

2.3.1.7 - Unité 7

48Cette unité est constituée d’une phase d’extraction de la tourbe qui a été repérée ponctuellement au nord de l’emprise de Carlines III et quasiment sur toute la surface de tourbière préservée de Delphinium IV (fig. 8b). Les fosses d’extraction de cette unité sont réalisées en milieu ouvert, proche du chenal de marée (unité 6). Les fins niveaux de sédiments argileux qui tapissent le fond des fosses montrent qu’elles sont restées ouvertes avant d’être intégralement recouvertes par du sédiment d’origine marine. Cette unité a manifestement joué un rôle dans l’extension latérale de l’unité 6. Quelques fragments de céramiques et de godets à sel, attribués aux i^er-iii^e siècle par la chronotypologie céramique, ont été retrouvés à plat dans le fond de la fosse St.526 de Carlines III. Ils constituent le seul élément de datation pour cette unité qui est cependant antérieure à l’unité 8.

2.3.1.8 - Unité 8

49Elle correspond au développement des vasières intertidales et des zones de schorres qui finalisent la séquence de comblement du paléochenal exondé (fig. 6). Elle est caractérisée par les nombreux chenaux où méandres dendritiques détectés en surface du chenal exondé, soit par l’imagerie aérienne (fig. 4a), soit par les décapages extensifs (figs. 4b & 7). L’observation de cette unité réalisée au cours de la fouille de la rue des Cuisinières témoigne de la grande variabilité des phénomènes tant en termes de dynamique, qu’en terme de chronologie. La partie nord-est de la commune apparait située dans un secteur très dynamique (figs. 4a & 4b). Deux phases de chenaux ont été identifiées sur ce site. Des chenaux peu profonds colmatés essentiellement d’argile contenant des hydrobies et des fragments de coquilles, caractéristiques du développement d’un schorre relativement éloigné du chenal actif. Ils sont antérieurs à la première phase d’occupation humaine détectée sur le site (ix^e-x^e). Un second type de chenaux aux comblements plus dynamiques composés de tidalites de sable et d’argile contenant des fragments de tourbes érodées s’intercalent ensuite entre la première et la seconde phase d’occupation (xi^e-xii^e) dont l’organisation s’appuie en partie sur le tracé de ces chenaux.

50Le secteur ouest de la commune apparait beaucoup plus calme. Un seul méandre de chenal a été détecté sur les sites de Carlines III et de Delphinium IV (fig. 7). Le sondage 2219 et la coupe MO réalisés sur l’emprise de Carlines III ont mis en évidence la zone d’érosion de la tourbière par l’unité 6, la transition vers un milieu de faible énergie puis la fermeture progressive du chenal (fig. 7). A cette phase, le méandre est large au maximum d’une vingtaine de mètres et peu encaissé, il se remplit progressivement d’argile dans un environnement calme jusqu’à la fermeture complète de l’entrée maritime. La datation radiométrique réalisée sur une coque prélevée en position de vie à la base de cette séquence de dépôts argileux (mixed flat) indique que le changement de dynamique est intervenu à une période antérieure au v^e siècle. Connaissant les données de datation, la datation de la coquille se situe en effet dans un intervalle de confiance à 95 % entre -64 et 418 ans cal BC/AD (IC : 95%).

2.3.1.9 - Unité 9

51Elle correspond à la détection d’un système parcellaire au sud de l’emprise de Delphinium IV (fig. 7). Ce système de fossés délimite des parcelles contigües de mêmes dimensions. Les fossés peu larges (moins de 1 m) sont peu profonds. Ils sont comblés essentiellement d’argile de vasière contenant des concentrations de scrobiculaires. Ce système parcellaire, non daté, est connecté avec le chenal argileux de l’unité 8 détecté sur les sites de Carlines III et de Delphinium IV. Il est cependant antérieur à toutes les structures archéologiques de l’unité 10 détectées sur l’emprise de Delphinium IV.

2.3.1.10 - Unité 10

52Cette unité regroupe l’ensemble des données archéologiques et chronologiques liées aux implantations humaines entre le ix^e et le xi^e siècle. Elles montrent des environnements variés et des choix d’implantations très divers. Le site de la rue des Cuisinières est par exemple implanté sur le haut du paléochenal exondé, il est cependant soumis aux dynamiques constantes de l’unité 8 qui se maintiennent dans la partie nord-est de la commune au moins jusqu’au xi^e siècle. A l’inverse, le site de cette période, détecté sur l’emprise de Delphinium IV, est implanté dans la zone basse de l’emprise à l’abri au sud du relief du paléochenal. Le site évolue progressivement jusqu’au xiii^e siècle sans réelles ruptures. Puis il est abandonné.

53Au cours de cette phase, l’exploitation de la tourbe apparaît moins systématique qu’au cours des unités 7 et 11. La tourbe est extraite ponctuellement dans le fond des structures dont la vocation première est d’organiser l’espace.

2.3.1.11 - Unité 11

54Elle intègre toutes les observations archéologiques et chronologiques correspondant aux phases d’occupations et d’aménagements du paysage situés entre le xii^e et le xiv^e siècle. Les occupations détectées se situent essentiellement sur la hauteur du paléochenal exondé. On constate encore des différences entre les deux loci. Le site de la rue des Cuisinières correspondant à cette unité se développe entre le xii^e et le xiii^e siècle. Les structures sont organisées autour des traces de chenaux dynamiques de l’unité 8. Le site est abandonné au xiii^e siècle. Sur le site de Delphinium IV, l’occupation se développe au xii^e dans la continuité de l’occupation de l’unité 10, soit dans la zone basse du site. Elle est abandonnée au profit d’une réorganisation globale du paysage qui débute au xiii^e siècle, et qui investit massivement la hauteur du paléochenal jusqu’au xiv^e siècle.

55Les zones de tourbière sont marquées au cours de cette phase par une exploitation intensive. La zone basse au nord de l’emprise de fouille de Carlines III est impactée sur l’intégralité de sa surface, soit au moins 6000 m². Une succession de fosses rectangulaires remblayées dans la continuité des excavations avec des mottes de sable et d’argile mélangées a été observée dans tous les sondages réalisés (fig. 8a). Cette phase d’exploitation qui s’est étendue au moins jusqu’au xiv^e siècle, a engendré la disparition de la quasi-totalité de l’horizon de tourbe laissée par la phase d’exploitation de l’unité 7, de même qu’elle a permis l’extraction des horizons d’argile et de sable qui devaient la recouvrir. Ce type d’excavations concerne également toute la partie ouest du diagnostic de Delphinium IV. L’exploitation quasi-systématique de l’horizon de tourbe a accentué le phénomène d’inversion du relief, de même qu’elle a impacté la stratigraphie supérieure des zones concernées.

2.3.2 - Évolution du paysage végétal et de son anthropisation

56Les différentes séquences issues des études polliniques complètent les données stratigraphiques observées. Elles relatent des dynamiques d’évolution du milieu, de la végétation et de son anthropisation.

2.3.2.1 - Rue des Cuisinières (2004)

57Les structures 110 (cuvette à parois clayonnées) et 129 (chenal de marée ou fossé connecté à une dynamique marine) sont toutes deux datées de l’unité 10 même si, dans le phasage du site, le chenal peut être antérieur à la fosse.

58L’ensemble des enregistrements témoigne d’une image commune d’un paysage très ouvert, mais des échos de végétations arborées y sont cependant variés ; en l’occurrence, les essences forestières en présence caractérisent une chênaie/hêtraie diversifiée où le charme occupe également une place, accompagné de quelques tilleuls, ormes et frênes. Des essences héliophiles et hygrophiles sont également enregistrées.

59Malgré cette végétation environnante commune, ces deux contextes présentent également des caractéristiques locales bien distinctes, permettant la distinction de deux zones polliniques locales (fig. 12).

60Ainsi, dans la structure 129 (cui1), la végétation herbacée est dominée par les Cichorioideae et une végétation halophile et de landes montrée par l’importance des Chenopodiaceae et des Ericaceae.

61Dans la structure 110 (cui2), datée de la fin du xi^e siècle, une prairie à Poaceae, Cichorioideae, Anthemideae et Ranunculaceae domine localement. Et, malgré la proximité immédiate de la mer, la vocation agricole du site est indéniable avec des taux importants de pollen de céréales.

2.3.2.2 - Carline III (2013)

62Ici, outre les deux comblements de structures étudiés, les premiers dépôts de tourbe ont été découverts, testés et ont fait l’objet des datations radiocarbones à la base et au sommet (fig. 13).

63Dans un premier temps (car1a), à la base de la tourbe, le milieu est relativement ouvert, occupé par une végétation littorale halophile, tandis que l’écho d’un espace forestier de type chênaie mixte à tilleul est enregistré. La présence humaine est perçue par quelques grains de pollen de céréale et de plantes rudérales, encore sporadiques. La datation radiocarbone à 3700 ± 30 BP place le début de la formation de la tourbe à la transition entre le Néolithique et l’âge du Bronze.

64Au sommet de la tourbe (car1b), l’image du paysage végétal apparaît comme radicalement différente. Les formations ligneuses sont maintenant prépondérantes, avec surtout un développement des héliophytes et des hygrophytes. Quant à la chênaie, le hêtre y a maintenant remplacé le tilleul. Cette essence semble se développer dans le nord de la France à la fin de l’âge du Bronze (Boulen, 2011a,b) et la datation radiocarbone à 3330 ± 30 BP vient confirmer cette proposition. Les indices de présence humaine ne sont représentés que par quelques plantes rudérales sporadiques.

65Après la phase d’installation du chenal de l’unité 6, la structure 526 est une fosse d’extraction de tourbe attribuée à la période gallo-romaine. Ici (car2), les formations ligneuses, dont la chênaie/hêtraie, occupent encore une place importante, alors que les indices polliniques de présence humaine sont maintenant plus récurrents. En ce qui concerne la strate herbacée, il s’agit d’une végétation humide et halophile.

66Enfin, après une nouvelle interruption dans la chronologie, le comblement du fossé 484 enregistre le paysage végétal au cours de la période Médiéval/Moderne (car3). L’image en est maintenant profondément différente, témoignant d’un paysage extrêmement ouvert où les ligneux sont sporadiques. Les rejets liés à l’activité humaine (céréales et rudérales) sont maintenant conséquents et la strate herbacée est constituée d’une prairie humide à Poaceae, Cichorioideae, Ranunculaceae et Cyperaceae et des plantes aquatiques se développent dans le fossé.

2.3.2.3 - Delphinium IV (2016)

67L’opération Delphinium IV, menée en 2016, a permis l’échantillonnage d’un grand nombre de contextes diversifiés. Six d’entre eux (A à F) concernent des séquences sédimentaires naturelles et deux (G et H), des comblements de structures archéologiques médiévales. Leur corrélation a permis de distinguer neuf zones polliniques locales (fig. 14), les deux dernières étant relatives à des comblements de structures archéologiques, donc potentiellement bien calées chronologiquement. De fait, elles offrent plus un éclairage sur les activités humaines que sur l’environnement naturel du site.

68La première zone (del1) est définie par un paysage assez ouvert, où l’écho d’une chênaie mixte à tilleul est toutefois bien visible, alors que le hêtre est encore absent des enregistrements. Ce type de formation forestière caractérise l’Atlantique, ou le début du Subboréal. La végétation herbacée est caractéristique de prés salés, où les Chénopodiacées puis les Poacées prédominent. Par ailleurs, la présence humaine est peu voire non perçue ici, avec à peine quelques taxons dont certaines espèces peuvent être des plantes rudérales.

69Après un hiatus du fait de la stérilité des échantillons sus-jacents, la zone del2 enregistre toujours la chênaie mixte, mais le frêne y est maintenant associé et les premiers pollens de hêtre sont présents. Cela nous rattacherait au Subboréal (Boulen, 2011a,b). La datation radiocarbone sur bois (4149 ± 32 BP) vient confirmer cette hypothèse. L’ensemble des formations ligneuses apparaît plus développé, avec une aulnaie un peu mieux perçue et surtout des essences héliophiles plus importantes, soit des forêts claires et/ou lisières. La strate herbacée semble sans changement, mais les activités humaines sont maintenant clairement identifiées, avec entre autres, des pollens de céréales.

70La zone del3 témoigne d’un recul des formations ligneuses au profit d’une expansion des prés salés. Les indices d’occupation humaine sont toujours enregistrés, mais en retrait.

71Ensuite, la zone del4 se développe sur une grande partie de la tourbe. On assiste à une nouvelle expansion de l’ensemble des ligneux, qu’il s’agisse des héliophytes qui, en tant que pionniers, se développent en premier, de l’aulnaie, ou, dans une moindre mesure, de la chênaie. Celle-ci est toujours composée de chêne, tilleul, orme, frêne, puis hêtre et enfin, quelques érables viennent la compléter. Les indices de présence humaine ne sont plus que sporadiques, tandis que la végétation de type roselière est caractéristique de marais arrière-littoraux (Catteau et al., 2009, p. 228).

72La zone suivante (del5) s’individualise par le début du développement du hêtre, et d’une première expansion des Ericacées, ainsi que des spores, dont les sphaignes qui se rattachent à une végétation de sables tourbeux (Catteau et al., 2009, p. 250).

73La zone del6, qui n’est observée que dans la séquence E, marque un maximum d’une végétation de landes, tandis que les indices de présence humaine sont encore minimes. D’autre part, l’écho de l’espace forestier est maintenant celui d’une chênaie/hêtraie, ce qui laisserait présager d’une attribution chronologique à l’âge du Fer, ou postérieure.

74En del7, si les différentes formations ligneuses sont encore très bien perçues, localement, une lande humide se développe.

75Pour la zone del8, la structure a pu être datée par le radiocarbone sur un bois, à 1165 ± 29 BP, soit la période carolingienne. Plusieurs phases ont pu être enregistrées. Ainsi, dans un premier temps, le paysage parait extrêmement ouvert et les rejets d’activités agropastorales sont conséquents dans ce contexte de prairies. Ensuite, ces prairies vont encore se développer tandis que l’activité humaine régresse. Enfin, l’abandon du site se traduit à la fois par une reconquête des ligneux et une expansion des prés salés.

76Enfin, après un nouveau hiatus, les enregistrements de la structure 116 (del9), datée du XI^e siècle, sont peu à non fiables. Ils témoigneraient de la présence de prairies pâturées.

2.3.3 - Une histoire sub-continue de l’évolution du milieu

77La corrélation des séquences polliniques obtenues sur ces trois sites permet une approche synthétique diachronique (fig. 15). Les huit zones polliniques distinctes relatant des dynamiques de végétation et de l’anthropisation du milieu ont été mises en parallèle avec les différentes phases de la dynamique du site.

78L’unité 1 correspondant à des dépôts marins n’a pas fourni d’enregistrement pollinique.

79La première zone pollinique locale (TET1) se rattache donc à l’unité 2 du site. Il s’agit d’un petit lit organique qui pourrait correspondre à une phase d’occupation. Les quelques rares grains de pollen de plantes rudérales (ici le plantain lancéolé et les armoises) en seraient le témoin. L’espace forestier enregistré est une chênaie mixte à tilleul, orme, érable et frêne. Cette zone peut ainsi être rattachée soit à l’Atlantique récent, soit à la première moitié du Subboréal. La faible représentation de l’aulnaie, habituellement plus important sur ces périodes, peut être due au contexte littoral, encore peu documenté localement pour les périodes anciennes.

80L’unité 3 concerne de nouveau des sédiments marins et n’a donc pas d’enregistrement pollinique.

81Pour l’unité 4, les spectres polliniques (TET2) montrent les premières occurrences du hêtre au sein de la chênaie mixte. Parallèlement, les premiers grains de pollen de céréales et quelques rudérales sont enregistrés. Le barrage en bois sus-jacent est daté à 4149 ± 32 BP, soit une attribution au Néolithique final, ou au Subboréal.

82L’unité 5 correspond à la formation de tourbe. Peu dilatée (une vingtaine de centimètres) sur le site de Carlines III, elle est particulièrement développée sur la parcelle de Delphinium IV (1,05 m), à la faveur d’une microtopographie occasionnée par des chenaux sous-jacents. Cette séquence permet une partition de la zone pollinique locale (TET3) en trois sous zones. L’ensemble de la zone est marqué par un recul des ligneux, mais le hêtre y présente une courbe subcontinue. La base de la tourbe (zone TET3a) correspond à une extension des prairies, et des indices d’activité humaine réguliers. Les deux datations radiocarbones, réalisées à la base de cette formation sur les deux parcelles, sont équivalentes à 3700 ± 30 BP et 3765 ± 30 BP. Dans un second temps (TET3b), dans un environnement d’arrières marais littoraux, sont perçus une baisse de l’activité humaine et une reconquête des espaces boisés, par les essences pionnières, puis l’aulnaie et enfin la chênaie. Le hêtre se développe à partir du sommet de la tourbe (zone TET3c) ; une végétation typique de sables tourbeux s’étend. Une datation au radiocarbone à 3330 ± 30 BP a été réalisée sur la séquence peu dilatée (sur Carlines III) qui peut, par ailleurs, être tronquée par rapport à celle de Delphinium IV.

83Pour l’unité 6, qui correspond au développement d’un chenal actif de marée, il n’y a de nouveau pas d’enregistrement pollinique. Cette dynamique maritime se situe entre la fin de l’âge du Bronze et, au plus récent, la période romaine.

84Les enregistrements suivants (TET4) correspondent à des sables plus ou moins organiques qui recouvrent la tourbe. Ils enregistrent un développement maximum de landes, tandis qu’au sein de la chênaie/hêtraie, le charme se développe. Postérieure au Bronze moyen, d’après la datation en TET3c, cette zone peut couvrir le Bronze final et/ou l’âge du Fer. La présence du charme penche pour la plus récente de ces périodes.

85La zone TET5 correspond au remplissage des fosses d’extraction de tourbe du site, unité 7, attribuées probablement à l’âge du Fer et/ou l’Antiquité. Les enregistrements polliniques y sont très proches des précédents.

86Après la phase marine qui ralenti progressivement aux alentours de 2184 ± 41 BP (unités 8 et 9), les enregistrements suivants (TET6) concernent des fosses carolingiennes (soit le début de l’unité 10 du site). Le paysage est maintenant beaucoup plus ouvert, l’espace forestier de type chênaie/hêtraie/charmaie restant très discret. En revanche, les enregistrements des activités humaines sont conséquents. En effet, on y recense de fortes concentrations de céréales et de rudérales sur l’ensemble et des prairies pâturées sur le site de « la rue des Cuisinières ». Par ailleurs, le remplissage de la structure 166 de Delphinium IV (zone del8) témoigne d’une dynamique au cours de laquelle, une phase d’exploitation et des activités agropastorales intenses, est suivi par un recul de celles-ci, au profit des ligneux qui amorcent une reconquête de l’espace environnant.

87Toujours durant l’unité 10, la zone pollinique TET7 est relative à la structure 116 de Delphinium IV ; elle est datée du xi^e siècle. Les ligneux semblent de nouveau mieux enregistrés, tandis que des prairies se développent, mais ces enregistrements sont peu fiables du point de vue pollinique et leur reflet est sans doute biaisé.

88Enfin, la dernière zone pollinique (TET8) se rattache à la dernière unité observée, l’unité 11, qui concerne l’occupation des xii^e et xiv^e siècle. Ici, les indices polliniques liés aux activités humaines sont de nouveau conséquents et le milieu est très fortement ouvert.

3 - Discussion

89Les études menées sur les différents sites de Téteghem ont permis l’élaboration d’un référentiel local de l’évolution du paysage qui vient compléter les référentiels régionaux, et en particulier les enregistrements étudiés sur le bassin de Saint-Omer (Gandouin et al., 2007, 2009), qui relatent essentiellement les périodes anciennes, le Subboréal comportant de nombreux hiatus et le Subatlantique, représenté par quelques échantillons seulement.

90Elles éclairent en partie le débat sur la chronostratigraphie de la plaine maritime, notamment pour ces phases les plus récentes. Mais elles permettent surtout d’envisager plus précisément les impacts anthropiques sur la formation de ce paysage encore largement sous-évalués.

3.1 - Une occupation de la plaine maritime au néolithique final

91Relativement exceptionnelle pour être soulignée, la découverte d’un barrage du Néolithique Final sur un chenal de marée constitue le témoin le plus ancien d’une tentative d’aménagement du marais maritime français qui borde la mer du Nord (Lançon, 2018). En plus de barrer un chenal de marée en passe de fermeture, il peut servir de franchissement et donc d’axe de circulation. Il aménage le paysage en même temps qu’il en permet l’usage. Cette découverte interroge sur les potentialités d’occupation de la plaine maritime aux époques préhistoriques et vient renforcer le corpus des quelques occurrences connues et pour l’essentiel issues des contextes dunaires légèrement plus élevés :

• un horizon humifère de panne arrière dunaire à Marck-en-Calaisis, daté 3495 ± 30 BP (datation Artémis sacA 23954), a livré des artefacts lithiques ainsi que des fragments de céramique indéterminables (Barbet, 2008) ;

• un horizon tourbeux attribué au Subboréal au sud la dune de Ghyvelde a permis la conservation d’une herminette en bois (Leriche, 2006) ;

• un niveau archéologique sous-jacent à la tourbe subboréale découvert dans la frange ouest de la plaine maritime à Coquelles (62). Ce niveau est caractérisé par une concentration de silex chauffés, une petite fosse et un amas de débitage (Bernardini et al., 1987 ; Masson, 1987).

92L’environnement pollinique associé à l’aménagement, la présence de céréales notamment, fait également écho aux nombreuses analyses paléo-environnementales réalisées dans des contextes similaires en Europe. La découverte de grains carbonisés (Hordeum vulgare, Triticum dicoccon) à Swifterbant-S3 a déjà suscité un débat au Pays-Bas sur les possibilités de cultures céréalières dans les milieux humides marins au début du Néolithique (Van Zeist & Palfenier-Vegter, 1981). La découverte de grains de céréales carbonisés sur d’autres sites, telles que Schokkerhaven-P14 (Gehasse, 1995) et Urk-E4 (Peters & Peeters, 2001), a clairement montré que les découvertes de Swifterbant-S3 ne sont pas anormales. Plus récemment, des grains de céréales carbonisés ont été trouvés dans plusieurs sites littoraux ou arrière-littoraux (Cappers & Raemaekers, 2008) et des preuves directes de la culture locale ont été découvertes sur le site de Swifterbant-S4 sous la forme d’un champ avec des marques de houe clairement reconnaissables.

93Ainsi les indices de céréales et de rudérales découverts dans le spectre pollinique TET2, plus tardif, peuvent témoigner de phases précoces de mise en culture de la zone arrière littorale. Or, la transformation des zones de pré-salé à des fins de cultures nécessite des aménagements à même de modifier les dynamiques du paysage (digues, barrages, drainages, etc.) dont il parait à ce jour difficile d’apprécier la teneur.

3.2 - L’homme, un facteur aggravant de l’inondation

94L’épisode marin, postérieur à la formation de tourbe subboréale, enregistré sur les sites de Téteghem est circonscrit spatialement et chronologiquement. L’important chenal de marée (unité 6) qui érode l’horizon de tourbe d’âge subboréal devient progressivement un schorre (unité 8) matérialisé par un dense maillage de chenaux argileux migrant latéralement. Puis une zone de prairies anthropisées dès l’unité 9 et 10, soit au moins dès le ix^e siècle. La chronologie des formations de l’unité 8 est variable d’un secteur à l’autre de la commune. Si elle parait débuter vers 2184 ± 41 BP, soit avant le iv^e siècle, sur les sites de Carlines III et Delphinium IV situés à l’ouest de la commune, elle s’intensifie dans le secteur concerné par la fouille de la rue des Cuisinières jusqu’au x^e siècle ap. J.-C. au moins.

95Les faits observés renforcent l’idée d’un colmatage progressif de l’entrée maritime vers le nord-est jusqu’à sa fermeture définitive par la mise en place, à une date indéterminée, d’un système de digue matérialisé par la D302 à l’ouest de la dune de Ghyvelde.

96L’érosion et l’affaissement des zones de tourbes adjacentes sont accentués par l’exploitation intensive de celles-ci qui débute à minima entre le i^er et le iii^e siècle ap. J.-C., et avec certitude avant le v^e siècle ap. J.-C.

97Par ailleurs, les constatations effectuées à la surface du niveau de tourbe montrent que la datation des niveaux de surface ne peut être employée pour dater le début des phases de sédimentation marines. En effet, la surexploitation des zones de tourbières a modifié la hauteur de tourbe initiale. Les premières excavations (unité 7) réalisées en bordure du chenal de marée actif ont favorisé et accentué le développement latéral de l’érosion marine. De même, l’exploitation de la tourbière souterraine aux xii^e-xiv^e siècles ap. J.-C. (unité 11) concerne des surfaces importantes. Elle a engendré par endroit la disparition complète de la stratigraphie jusqu’à la base de la tourbe et donc des témoins potentiels d’une occupation de la plaine maritime aux périodes antérieures.

3.3 - Régression de l’idée de transgression

98L’idée d’un comblement progressif de la plaine maritime présentant d’importantes variations sédimentaires contraste globalement avec le cadre chronostratigraphique général présenté dans la partie 2.1.2 et encore largement admis par une partie de la communauté scientifique française. Ce modèle interprète l’histoire du comblement de la plaine maritime par une alternance de phases de transgression et de régression marines correspondant initialement à des variations eustatiques (Tavernier, 1948 ; Ameryckx & Verhulst, 1958). Ces phases sont régulièrement reprises comme jalons chronologiques absolus et appliquées sans les nuances qu’elles contiennent à l’ensemble de la plaine maritime dans plusieurs publications françaises d’archéologie et dans la littérature grise de l’archéologie préventive.

• Transgression Dunkerque I (650 à 100 av. J.-C.) puis retrait à l’époque romaine ;

• Transgression Dunkerque II (iv^e - viii^e siècle) au cours de laquelle la mer envahit la totalité de la plaine maritime ;

• Transgression médiévale Dunkerque III (x^e-xi^e siècle), plus limitée, à la suite de laquelle se forme le littoral actuel par la mise en place des cordons dunaires. » (De Saulce, 2004 ; Florent & Cabal, 2004).

99Et pourtant, la confrontation entre données archéologiques et cadre géologique soulève régulièrement des questions perceptibles dans les rapports de fouilles ou de diagnostics relevant de l’archéologie préventive. Plusieurs opérations archéologiques, pourtant localisées dans les zones basses de la plaine, ont révélé la présence, certes modeste, de structures archéologiques du Haut-Empire perforant le substrat sableux noté Mzb sur la carte géologique : à Grande-Synthe (Rapasse, 2012), Loon-Plage (Lemaire, 2000), Guemps (Desoutter, 2011) et Bois-en-Ardres (Labarre, 2008). De fait, en l’absence d’une cartographie détaillée des formations holocènes de la plaine maritime, la simple confrontation de ces données avec le cadre géologique pose problème, puisque les dépôts marins, dans lesquels s’implantent ces structures, sont englobés dans l’assise de Dunkerque qui bien que débutant vers 2800 BP reste « historiquement datée » comme postérieure au iii^e siècle.

100De même, l’absence d’occupation au Haut-Moyen Âge reste largement justifiée par la transgression Dunkerque II. On observe régulièrement que les occupations attribuées à la période carolingienne se superposent sans transition aux occupations antiques (Lemaire, 2000 ; Desoutter, 2011 ; Leplus, 2012 ; Lhommel, 2017). Bien que ce même hiatus soit également constaté dans des zones hors de toutes influences marines (Bierne, Steene), il est généralement expliqué dans les zones basses par l’inondation de la zone. Même quand celle-ci n’est pas matérialisée par un enregistrement sédimentaire : « si la phase transgressive a très probablement amené un apport de sédiment, la phase régressive qui a suivi semble avoir montré une érosion plus importante que l’apport de charges sédimentaires précédent » (Yann Petite in Leplus, 2012). Autrement dit, la transgression Dunkerque II pourtant considérée comme la plus étendue dans le temps et dans l’espace n’est pas enregistrée sur ces sites, mais elle reste prise en compte comme le seul événement pouvant justifier de l’abandon des occupations. Cette justification par l’inondation limite la remise en question des méthodes de l’archéologie pour appréhender d’éventuelles traces d’occupations du littoral pourtant largement documentées ailleurs en Europe.

101Ces constations, petits grains de sable dans le modèle chronostratigraphique des transgressions, se retrouvent également dans certaines observations géologiques. Les sondages réalisés dans le bassin-marais de Saint-Omer ont en effet constaté le faible impact des transgressions Dunkerque II et III dans ce secteur. Les auteurs évoquent même la possibilité qu’il ne s’agisse pas à proprement parler de transgressions, mais utilisent tout de même la terminologie et la litho-chronostratigraphie Calais/Dunkerque tout au long de leur étude (Gandouin et al., 2007).

3.3.1 - Historiographie d’une inondation

3.3.1.1 - « A quelle époque eut lieu cette invasion ? » (Gosselet & Rigaux, 1878)

102Une partie de cette chronologie « historiquement datée » (Dubois 1924, p. 149) du comblement de la plaine maritime trouve pourtant son origine dans les nombreuses interrogations et hypothèses qu’un tel environnement a pu soulever dans les sociétés savantes du xix^e siècle. Les variations continues de cet espace de sédimentation et la datation holocène de la majeure partie des dépôts de la zone ont très tôt lié la géologie et les études historiques. Notons par ailleurs que c’est l’un des seuls secteurs de la région où des phases chronologiques aussi détaillées sont indiquées pour des formations quaternaires. Déjà présente chez Belpaire, père et fils, (Belpaire, 1855), ce sont, entre autres, les travaux de Gosselet (1871), Rigaux (1873) et Debray (1873) qui précisent la chronologie d’une inondation antique de la plaine fondée sur les premières observations stratigraphiques. S’appuyant sur des sources latines et quelques découvertes d’objets archéologiques, antérieurs au iii^e siècle, reposants dans la tourbe ou à sa surface, ils proposent, au regard de la couche de sédiments argilo-sableux contenant des coquillages marins qui recouvre cette même tourbe, l’idée d’un envahissement de la plaine maritime après la période romaine. La thèse d’une montée du niveau marin et/ou de l’affaissement massif des tourbes aboutissant à une immersion totale de la plaine entre la fin de l’antiquité et le début du Moyen-Âge n’a cessé de s’étoffer depuis. Géologues, archéologues et historiens ont tracé sur cette base les contours d’un édifice théorique, où le peu de données archéologiques pour la période romaine, associé dans ce modèle au niveau de tourbe, témoigne de la disparition d’une supposée « importante occupation gallo-romaine » alors que dans le même temps le peu d’indices attribués aux cultures du Moyen-Âge « flottants » dans l’horizon marin confirme la présence de la mer à cette période (Gosselet & Rigaux, 1878). Cette idée est appuyée par une utilisation erronée des sources écrites, notamment des premières mentions de toponyme, comme marqueur chronologique du recul de la mer. L’archéologie ayant démontré depuis l’ambiguë relation entre occupations des lieux et toponymie (Zadora-Rio, 2001), cet argument n’apparait plus soutenable. Néanmoins les couches marines de l’assise « Franque », caractéristiques de l’ennoiement de la plaine (iv^e-xiii^e siècle) décrite par Gosselet en 1901, se retrouvent, sous d’autres termes, historiquement datées dans les travaux de Blanchard (1906), Dubois (1924) et Briquet (1930).

3.3.1.2 - La mer, le marais et les moines

103Au-delà du simple aspect sédimentaire, la vision d’un paysage essentiellement marin avant l’antiquité ou au Haut Moyen-Âge, déjà présente chez Malbrancq (1654), dans les œuvres académiques (Mann, 1773), puis largement discutée au xix^e siècle se fonde également sur plusieurs présupposés issus de la lecture de sources antiques et de leur application directe au secteur d’étude. On trouve régulièrement cité dans les ouvrages de cette période la description du territoire des Chauques faite par Pline l’ancien au Livre XVI de son histoire naturelle directement appliquée aux environs de Calais ou de Dunkerque.

104Cette description d’un paysage désolé et sauvage, et des mœurs des nations ennemies qui l’occupent par un tribun militaire de Germanie est plus probablement celui de la Frise et des rivages de la mer des Wadden. Confronté à une nature aussi sauvage, le civilisateur romain, dans l’idée des savants ingénieurs du xix^e et du début xx^e siècle, s’est nécessairement attelé à l’assèchement du marais maritime et à son occupation. La disparition de traces emblématiques de cette occupation civilisatrice ne peut-être légitimée que par les ravages de la mer (de Laroière, 1870 ; Lesmaries, 1923).

105La présence d’une importante baie s’ouvrant en profondeur au début de l’occupation romaine jusqu’à Saint-Omer et léchant l’ancien rivage pléistocène résulte également des nombreux débats qui ont animés les sociétés savantes sur la localisation du Portus Itius césarien. Le bassin de l’Aa devient par nécessité, dans ce contexte historiographique le Sinus Itius, Sithiu (Saint-Omer) ou Mardick (Mars Itius) des reliquats toponymiques du port de Jules-César, la plaine maritime une large baie navigable morcelée d’îlots épargnés par les flots (Deschamps, 1833 ; De Bertrand, 1852 ; De Laroière, 1869).

106Les nombreuses tempêtes et submersions qui ont transformé ce paysage néanmoins fragile participent également à l’idée d’un paysage historiquement dominé par les flots. Sans évoquer ici les nombreuses catastrophes qui ont bouleversé en profondeur certains littoraux de la mer du Nord (Gottschalk, 1980 ; Lebecq, 1996 ; Meier, 2013), la rupture d’une digue à Sangatte en 1614 et les inondations qui suivirent devaient encore marquer l’esprit de Malbrancq quand il décrivit le paysage de la plaine à l’époque romaine (Malbrancq, 1639).

107Confrontés à la faiblesse d’indices archéologiques et historiques, notamment pour le haut Moyen-Âge, les historiens et les archéologues ont eu régulièrement recours à la mer et à ses « transgressions » pour justifier l’absence d’occupation. Dans ce modèle, après l’importante transgression Dunkerque II, vers le viii^e-ix^e siècle, la mer recule laissant derrière elle un désert saumâtre et inoccupé. L’apparition timide et progressive de domaines et de lieux-dits du littoral dans les cartulaires des grandes abbayes, entre le vii^e et le xi^e siècle, donne la sensation qu’elles « ont été les instigatrices de la lutte contre l’eau, lutte incessante, certes soutenues par les comtes des Flandres, mais le mérite leur en revient pour avoir valorisé un front pionnier au nom de Dieu » (Curveiller, 2004). Cette image d’une terre marécageuse, désolée par les flots, de nouveau « conquise » et asséchée par des moines isolés se retrouve en effet tout au long des premières sources médiévales disponibles pour le secteur. Or, on sait que même si l’image du désert occupe une place de choix dans les récits fondateurs des abbayes, celle-ci a plus une portée symbolique que réelle, la plupart de ces établissements s’étant implantés dans des secteurs offrant un réel potentiel d’ouverture sur le siècle (Lebecq, 2011). Cette vision de l’évolution du littoral flamand trouve sa synthèse dans l’ouvrage de référence d’Adrian Verhulst, intitulé Histoire du paysage rural en Flandres de l’époque romaine au xviii^e siècle (Verhulst, 1966).

108On constate que, comme pour de nombreuses zones humides, les chercheurs français du xix^e et du début du xx^e siècle qui se sont penchés sur l’étude du marais maritime ont essentiellement valorisé la transformation d’une nature sauvage et le travail des « assécheurs », qu’ils soient légionnaires, moines ou ingénieurs du roi. Ce substrat épistémologique, aujourd’hui mieux perçu (Derex, 2002), se reflète dans la chronostratigraphie proposée pour l’assise de Dunkerque où les phases historiques de « progrès » correspondent aux périodes de recul de la mer (Antiquité romaine, défrichements ecclésiastiques ou seigneuriaux, Monarchie absolue), alors que les phases transgressives et de développement d’une nature hostile sont associées aux périodes de « décadence » (temps des barbares Gaulois, Germains et Vikings).

3.3.2 - Un champ d’étude pourtant renouvelé en Europe

109Le champ de l’histoire et de l’archéologie des franges littorales et des zones humides a été pourtant largement renouvelé dans l’espace nord-européen et notamment sur les rives de la mer du Nord. L’expansion, depuis l’après-guerre, d’approches pluridisciplinaires mêlant histoire, géo-archéologie, archéologie, sociologie et disciplines environnementales a permis de mieux appréhender le développement et l’occupation des plaines maritimes d’Allemagne, de Hollande, de Belgique, du Danemark et de l’Angleterre. En France, plus timide à investir ce champ d’étude, de récents chantiers consacrés aux grands bassins fluviaux et estuariens du Rhône, de la Gironde et de la Loire, aux marais de la Dive, au marais poitevin et aux étangs languedociens ont permis d’apporter des éléments sur l’histoire socio-environnementale de ces zones humides ainsi qu’une meilleure compréhension des marais littoraux et de leur formation.

110La classification litho-chronostratigraphique Calais/Dunkerque ainsi que le terme de transgression ont été abandonnés par une large partie de la communauté scientifique européenne (Ervynck et al., 1999 ; Weerts et al., 2005 ; Vos, 2015 ; Baeteman, 2016), et notamment suite à la tenue de plusieurs colloques interdisciplinaires (Verhulst & Gottschalk, 1980 ; Thoen et al., 2013). Dans le même temps, les projets de cartographie du sous-sol en Belgique et aux Pays-Bas ont donné lieu à d’importantes campagnes de sondages. Les datations radiocarbones de la tourbe de base, effectuées dans ce cadre, ont permis de proposer des courbes d’élévation du niveau marin relatif pour l’ensemble de l’Holocène. Elles montrent que celui-ci n’a pas connu de variation (transgression/régression eustatique), mais qu’il a été continu dans le temps (Denys & Baeteman, 1995 ; Baeteman, 1999, 2016 ; Weerts, 2013). Par ailleurs les datations de la tourbe de « surface », et des tourbes intercalaires ont largement démontré que ces formations étaient majoritairement d’âge subboréal. De même, la fin du processus de mise en place de la tourbe est apparue impossible à préciser du fait des variations locales dans les datations de son sommet liées d’une part à l’érosion mais aussi à l’exploitation de celle-ci.

111L’analyse des dépôts superficiels, en termes d’environnements sédimentaires (barrière littorale, chenal de marée, vasière, pré salé, marais d’eau douce), a permis de mieux appréhender les dynamiques locales du paysage côtier et d’analyser des variations jusqu’alors englobées et enserrées dans les grandes Assises litho-stratigraphiques composant le Flandrien (Baeteman, 1999, 2016). Il est apparu que le comblement de la plaine maritime est principalement contrôlé par la morphologie préexistante, la décélération de la remontée post-glaciaire du niveau marin relatif (NMR) et les apports sédimentaires.

112Pour la partie française de la plaine maritime, quelques thèses récentes ont également souligné les difficultés posées par le modèle des transgressions Calais/Dunkerque et ont proposé des approches plus nuancées (Mrani-Allaoui, 2006 ; Meurisse-Fort, 2008). M. Meurisse-Fort s’écarte, par exemple, de « l’évolution très compartimentée » (Meurisse-Fort, 2008, p. 237) des Assises de Calais et de Dunkerque et définit sept Séquences Paléo-Environnementales Régionales ⁽SPER) et six Séquences Paléo-Environnementales Globales (SPEG) qui intègrent en plus des critères purement eustatiques, des données tectoniques ou climatiques pour décrire l’évolution géomorphologique du littoral, les forçages climatiques ayant eu un impact plus déterminant sur l’évolution du paysage que l’eustatisme durant la seconde moitié de l’Holocène.

113Néanmoins, la classification chrono-stratigraphique des Assises de Calais et Dunkerque a été régulièrement réaffirmée. Même si tantôt l’unité lithostratigraphique de Dunkerque, doit éviter de prendre « à tort un sens chronostratigraphique » (Sommé, 1998, p. 22), elle continue à avoir, « du fait de la précision des datations pour cette période […] un sens chronostratigraphique, comportant trois grandes phases liées à des transgressions intervenues selon les ouvertures de la barrière côtière » (Sommé, 2013, p. 4) et toutes les questions soulevées par nos collègues européens ne serait qu’affaire de cartographie.

4 - Conclusion : deux paradigmes, un paradoxe

114Le maintien d’un tel paradigme du fait de questions sémantiques et méthodologiques intra disciplinaires a des répercutions évidentes sur d’autres disciplines qui en usent comme cadre sans percevoir les nuances et les incertitudes qu’il contient. Aux Pays-Bas et en Allemagne, l’abandon d’une litho-chronostratigraphie, peut-être trop cloisonnée temporellement et spatialement, a entre autres permis de questionner de manière plus approfondie le rapport de l’homme à l’espace littoral. Les interactions des sociétés humaines avec cet environnement ont été mieux comprises sur des chronologies s’étendant de la préhistoire à la période moderne (Bazelmans et al., 2012 ; Meier, 2013). Les absences d’occupations humaines, marqueurs de transgressions marines qui en sont la cause aussi bien que la conséquence, se dissipent au profit de la découverte progressive des formes d’occupation d’un environnement repensé.

115En Belgique, du fait d’une cartographie plus précise des formations de la fin de l’Holocène, la nature et la chronologie des occupations humaines dans la plaine maritime flamande ont largement été réévaluées (Ervynck et al., 1999 ; Tys, 2001, 2003, 2007 ; Demey et al., 2013 ; Deckers, 2014). Même si la transposition directe des modèles issus de la recherche néerlandaise peut être discutée (Thasing, 2013), il n’en reste pas moins que la découverte de sites pérennes datant de la période antique ou du Haut-Moyen Âge au cœur de la plaine maritime ouvre de nouvelles perspectives de recherche (Ervynck et al., 2012 ; Demey et al., 2013).

116La recherche archéologique dans la partie française du même littoral se trouve, quant à elle, encore imprégnée par le modèle chrono-stratigraphique « natif » et « éponyme ». L’absence, jusqu’à une période très récente, de programmes de recherche interdisciplinaires sur l’occupation de la plaine maritime française de la mer du Nord en est le marqueur le plus éloquent. L’impossibilité supposée de trouver des vestiges archéologiques antérieurs à la phase d’endiguement médiévale dans une majeure partie de ce territoire a probablement influencé la désaffection d’une partie de la communauté archéologique. Désaffection renforcée par des formes de déterminisme qui envisagent ce type de milieu comme impropre à l’établissement de groupes humains.

117On peut, bien entendu, expliquer ces quelques paradoxes du fait des différences d’échelles d’analyse entre les deux disciplines. Mais on ne peut oublier le fait que la géographie physique construit bien souvent le cadre de réflexion de l’archéologie, plus fortement encore quand les phénomènes observés concernent strictement l’Holocène. Dès lors il faut se prémunir des confusions. Par exemple, même si le terme de transgression doit être pris au sens qu’il « désigne purement une extension du domaine marin par déplacement vers l’intérieur de la ligne de rivage » (Sommé, 1998) et que le reste n’est « qu’affaire d’explication », il nécessite justement de nombreuses précisions. La notion de domaine marin a été par exemple trop souvent comprise comme simple synonyme de mer, soit d’une vaste étendue d’eau salée, alors qu’elle inclue la variété d’environnements qui composent les espaces intertidaux et supratidaux sous influence marine. Ces environnements sont en effet moins impropres à l’aménagement humain que des zones exclusivement tidales. De même, la notion de ligne de rivage peut être, dans ces contextes polymorphes, bien plus qu’un estran linéaire pénétrant vers l’intérieur des terres. La rive d’un paléo-chenal marin constituant en soi une ligne de rivage variant latéralement parfois sur des temps très courts.

118Il ne nous appartient pas de répondre à l’ensemble des questions soulevées par ce bref aperçu des problèmes rencontrés. Mais cette mise au point permet d’aborder les données issues de l’archéologie préventive dans la plaine maritime flamande avec un regard conscient des enjeux disciplinaires qui traversent ce champ d’étude.

119Les résultats des opérations archéologiques de Téteghem, même s’ils ne peuvent à eux seuls remettre en question l’ensemble du modèle présenté en introduction, montrent qu’il est nécessaire d’ouvrir un débat sur le maintien d’un cadre chronostratigraphique, héritage d’une tradition épistémologique aujourd’hui discutable.