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Les séquences tourbeuses des fonds de vallées du bassin de la Somme (France) : historique des recherches, diversité des concepts et perspectives

Peat sequences of the Somme Basin valley floor (France): history of researches, diversity of concepts and perspectives
Chloé Garcia, Pierre Antoine et Boris Brasseur

Texte intégral

REMERCIEMENTS

Nous tenons à remercier le Conseil Départemental de la Somme et l’Agence de l’Eau Artois Picardie pour leur soutien financier ; le Conservatoire des Espaces Naturels Haut-de-France, le Conservatoire Botanique National de Bailleul, Somme Patrimoine et la mairie de Morcourt qui ont permis d’effectuer ce travail dans de bonnes conditions par leurs connaissances des milieux tourbeux actuels et leur soutien technique.

Merci également à Sylvie Coutard (INRAP), Thierry Ducrocq (INRAP), ainsi qu’au service d’archéologie d’Amiens Métropole pour l’accès aux données d’observation et rapports de fouilles, Jean-Pierre Fagnart, Paule Coudret et Bruno Bréart pour les ressources bibliographiques anciennes.

1- Introduction

1.1- Généralités sur les tourbières

1Les écosystèmes tourbeux se développent en zones humides sur des sols gorgés d’eau pendant la majorité de l’année, ils se forment par l’accumulation lente de débris végétaux : entre un centimètre et quelques décimètres par siècle (Manneville, 2006 ; Lucchese et al., 2010 ; Cubizolle, 2019 ; Piilo et al., 2020). Les conditions anoxiques de ces milieux freinent la dégradation des restes végétaux par les microorganismes et les bactéries, ce qui confère à la tourbe des capacités de stockage de carbone importantes (Gewin, 2020). A l’échelle mondiale les tourbières actives (ombrotrophes et minérotrophes) participent à la capture du CO2 atmosphérique (puits de carbone) tandis que les tourbes fossiles séquestrent des stocks de carbone organique précédemment accumulés. Cet important réservoir de carbone représente 3 % de la surface continentale (Turetsky et al., 2015) et environ 25 % des stocks totaux de carbone du sol (Joosten et al., 2016). La tourbe est classée comme histosol par différents référentiels pédologiques (Baize & Girard, 2008 ; Jeffery et al., 2010), son épaisseur doit être d’au moins 40 cm et à moins de 40 cm de la surface du sol. Les histosols peuvent se diviser en différents horizons histiques (fibriques, mésiques, sapriques) caractérisés par le taux de fibres organiques, le taux de décomposition de la matière organique, l’humidité, la teneur en matière minérale. Alors que le fonctionnement hydrique du milieu, le substrat rocheux et la composition de la végétation influent sur la genèse de ce sol (minérotrophe, ombrotrophe).

2Le système tourbeux de la Vallée de la Somme est représenté par des tourbières basses alcalines, des tourbières de transition et des tremblants, des prairies humides calcaires à Molinie bleue, des marais calcaires à Marisque et des tourbières boisées d’après la classification du Conservatoire des Espaces Naturels des Hauts-de-France (Lebrun et al., 2014, 2020). Il s’intègre dans le groupe des tourbières basses alcalines (fen en anglais), très présent en Europe du Nord-Ouest (Bita-Nicolae et al., 2016 ; Melenec et al., 2017). Ce complexe tourbeux est qualifié de fluviogène minérotrophe alcalin, de par son régime d’alimentation en eau, la nature du substrat rocheux et la végétation associée, il se différencie des tourbières hautes acides oligotrophes essentiellement alimentées en eau par les précipitations (Manneville, 2006) sur substrat rocheux granitique ou non-calcaire, comme la majorité des tourbières du Jura, d’Auvergne, du Morvan, etc. Les conditions hydriques produisent des microclimats frais (Fernández‐Pascual & Correia‐Álvarez, 2021) favorables à une biodiversité végétale importante et spécifique dont plusieurs espèces à enjeux de conservation nationaux voir internationaux comme l’Ache rampante (Helosciadium repens), le Ményanthe trifolié (Menyanthes trifoliata), la Grande Douve (Ranunculus lingua), ou encore le Dryopteris à crêtes (Dryopteris cristata). De façon générale, les tourbières sont des environnements fragiles et à forts enjeux de conservation face aux changements climatiques et aux pressions anthropiques (Chapman et al., 2003 ; Cubizolle et al., 2007, 2012 ; Cubizolle, 2019; Basinska et al., 2020 ; Gewin, 2020 ; Lebrun et al., 2020). Leurs transformations et leurs disparitions au cours de l’histoire sont la conséquence des successions paléoclimatiques et de l’anthropisation croissante des milieux naturels (Gałka et al., 2021 ; Dendievel et al., 2019 ; Swindles et al., 2019). A l’image de la vallée de la Somme, les zones humides ayant perdu l’essentiel de leurs tourbières actives peuvent encore disposer d’épaisses tourbes fossiles. Aujourd’hui ces tourbes fossiles préservées conservent de riches archives paléoenvironnementales témoignant des écosystèmes successifs pour l’ensemble de l’Holocène dans le cas de la vallée de la Somme (Antoine et al., 2012). Dans l’objectif de retrouver un état naturel du milieu ces archives paléoenvironnementales constituent un référentiel indispensable à toute opération de restauration.

1.2- L’exemple des tourbières de la Somme

3Si la vallée de la Somme (fig. 1) et ses terrasses fluviatiles quaternaires sont mondialement connues pour leur rôle dans l’émergence de la Préhistoire et de la démarche combinant géologie et archéologie ainsi que la mise en évidence des cycles climato-sédimentaires ou encore la stratigraphie des lœss (Antoine, 1994, 2002 ; Hurel & Coye, 2011 ; Moine et al., 2021) ; la mise en place des formations de fond de vallée et des tourbes associées le sont beaucoup moins (Antoine, 1997b).

Fig. 1 : Le bassin versant du fleuve Somme et ses principaux sites d’études des dépôts tourbeux

Fig. 1 : Le bassin versant du fleuve Somme et ses principaux sites d’études des dépôts tourbeux

Fig. 1: The River Somme basin and its main peat deposit study sites

4Avec 13 000 ha labellisés Ramsar (reconnaissance de l’importance internationale du système tourbeux par sa rareté, son unicité, et sa biodiversité dans le cadre fixé par la convention intergouvernementale Ramsar sur les zones humides de 1971), plus de 5 000 ha d’habitats protégés par les zonages Natura 2000, il s’agit d’un des systèmes tourbeux alcalins parmi les plus vastes dEurope du Nord-Ouest. La majorité de la tourbe est fossile, enfouie principalement sous des colluvions limoneuses récentes liées à l’érosion anthropique des sols et des lœss sur les versants. L’histoire géologique des tourbes du Bassin de la Somme est paradoxalement toujours mal connue, alors que son exploitation par l’Homme depuis le xiiie siècle (Cloquier, 2006) a façonné un paysage original et de grande valeur écologique. A l’échelle de la France et de l’Europe, deux grandes périodes de mise en place des tourbières ont été identifiées au cours de l’Holocène. Une première, au début de l’Holocène (Préboréal, Boréal : 10 à 7 ka cal. BP ; Dendievel et al., 2020), s’explique par les améliorations climatiques. Une seconde à l’Holocène récent (Atlantique au Subatlantique : 4,2 à 0,5 ka cal. BP ; Dendievel et al., 2020) serait davantage provoquée par les aménagements humains (barrages, retenues d’eau…) (Cubizolle et al., 2012 ; Dendievel et al., 2020). D’après les datations de la base des différentes tourbières étudiées, l’initiation des tourbières alcalines semble plus précoce que les tourbières acides (Dendievel et al., 2020).

5Par comparaison avec les travaux menés dans d’autres zones de l’Ouest Européen comme les Pays-Bas par exemple (Van de Plassche, 1981 ; Van Geel et al., 1996 ; Diggelen et al., 2006 ; Meijles et al., 2018 ; Van Geel et al., 2020 ; Grootjans et al., 2021), les études sur le bassin sédimentaire de la Somme ont débuté beaucoup plus tôt, dès 1840 dans la région d’Abbeville avec les travaux de Traullé (1796) ; Picard (1834) ou Boucher de Perthes (1847). Ces recherches ont cependant connu des longues périodes d’abandon ainsi qu’un développement irrégulier dont ressortent essentiellement les contributions fondamentales de V. Commont (1910) puis de F. Bourdier (Bourdier, 1969 ; Bourdier & Lautridou, 1974). Plus récemment, les recherches n’ont repris que dans les années 1990 avec l’essor des travaux sur l’Holocène en lien avec la découverte des premiers sites Mésolithiques associés à la base des tourbes, puis de l’archéologie préventive (Antoine, 1990, 1997a, 2019 ; Ducrocq, 2001 ; Fagnart et al., 1995, 2008). Néanmoins, si les travaux récents ont permis de poser les bases de la dynamique des formations tardiglaciaires et du début de l’Holocène jusqu’à 4500 BP environ (Antoine, 1997a ; Antoine et al., 2012), de nombreuses questions restent ouvertes surtout en ce qui concerne l’Holocène récent au cours duquel cette dynamique semble plus complexe, discontinue et systématiquement affectée par les activités et l’impact anthropiques.

6Les tourbières du bassin de la Somme (Somme et affluents principaux Avre, Noye, Selle, etc.) sont alimentées par la nappe phréatique drainée par le fleuve Somme. L’aquifère situé dans le substrat crayeux (craie du Crétacé supérieur) confère des propriétés alcalines à l’eau qui en jaillit (fig. 2). La faible pente de ce cours d’eau rend ses écoulements lents (86 mètres de dénivelé sur 245 kilomètres entre la source et l’exutoire) favorisant la turfigenèse. Le débit moyen est de 20 à 30 m3.s-1 et de 4 à 5 m3.s-1 pour ses principaux affluents (Antoine, 1990). Cependant, le tracé actuel de la Somme date des travaux de canalisation du fleuve qui ont débuté au xviiie siècle afin de faciliter le transport fluvial vers la mer. La morphologie actuelle est artificielle, figée et régulée (recoupement de méandres, empierrement, palplanches, écluses) par rapport à l’écoulement naturel du cours d’eau dont le fonctionnement est assez mal connu.

Fig. 2 : Carte géologique simplifiée de la Moyenne vallée de la Somme.

Fig. 2 : Carte géologique simplifiée de la Moyenne vallée de la Somme.

Fig. 2: Simplified geological map of the Middle Somme Valley.

7Le fleuve de la Somme (fig. 1) peut être divisé en trois parties : la Haute vallée entre la source (Fonsomme, Aisne) et Amiens où l’écoulement est méandriforme ; la Moyenne vallée entre Amiens et Pont-Remy, plutôt rectiligne et large, où la présence de massifs tufeux est importante ; et la basse vallée entre Pont-Remy et la baie de Somme où la pente plus marquée et les dépôts sableux souterrains sont le résultat des mouvements eustatiques au cours de d’Holocène (Ters, 1977). La Haute et la Moyenne vallée de la Somme sont les zones qui concentrent les plus fortes épaisseurs de tourbe d’après les rapports anciens (Dubois, 1949 ; Neau, 1976) et les données disponibles sur la Banque du sous-sol du BRGM (infoterre.brgm.fr). Dans la basse vallée de la Somme, à proximité de la baie, les dépôts tourbeux sont interstratifiés avec des dépôts marins. Les phases d’évolutions littorales (transgressions et régressions marines - fig. 3) se traduisent dans la stratigraphie par des alternances de dépôts organiques tourbeux et de sable marin (Agache et al., 1963). Beun & Broquet (1980) décrivent des dépôts tourbeux du Boréal sous six mètres de « dépôts estuariens » entre Brighton (Somme) et Lanchères. Des datations par mesure du radiocarbone sont effectuées à la même période par Ters et al. (1980) de part et d’autre de la baie, où des tourbes boréales (7620 ± 140 BP – Gif-4886), atlantiques (5220 ± 120 BP – Gif-4887) et subboréales (2910 ± 90 BP – Gif-4888) sont identifiées ; ces séquences organiques sont entrecoupées de dépôts sableux marins. Les travaux récents de Desruelles et al. (2021) complètent les données précédentes avec un focus sur l’Holocène Récent (Subboréal et Subatlantique) où les alternances sédimentaires et organiques sont plus rapides et relatent le rythme des marées. Bien qu’il existe une continuité et une interdépendance entre les différentes parties du système de la Somme (aval et moyenne vallée), la basse vallée de la Somme (Abbeville-Estuaire) ne sera pas prise en compte dans le cadre de la présente étude en raison de l’interférence entre la sédimentation d’origine marine et les processus de formation des tourbes qui caractérisent ce secteur.

Fig. 3 : Grands ensembles lithologiques et dynamiques récentes et actuelles des Bas-Champs (redessiné d’après Beun & Broquet, 1980).

Fig. 3 : Grands ensembles lithologiques et dynamiques récentes et actuelles des Bas-Champs (redessiné d’après Beun & Broquet, 1980).

1a/ Dune actuelle, 1b/ Dune récente, 2a/ Cordon littoral actuel, 2b/ Cordon littoral récent, 3/ Dépôt de marais côtiers, 4/ Sables d’estran, 5/ Dépôts fluvio-estuariens (7500 à 5500 BP), 6/ Dépôts pléistocènes, 7/ Limons complexes des plateaux, 8/ Craie (sommet soliflué).

Fig. 3 : Major lithological and recent and current dynamics units of the Bas-Champs (redrawn after Beun & Broquet, 1980). 1a/ Current dune, 1b/ Recent dune, 2a/ Current coastal barrier, 2b/ Recent coastal barrier, 3/ Deposit of coastal marshes, 4/ Foreshore sands, 5/ Fluvio-estuarine deposits (7500 to 5500 BP), 6/ Pleistocene deposits, 7/ Complex plateau silts, 8/ Chalk (solifluted top).

8Connue depuis l’Antiquité pour ses propriétés de combustion (« [les Chauques] façonnent à la main de la boue, qu’ils sèchent au soleil, et c’est avec cette tourbe qu’ils cuisent leurs aliments et réchauffent, leurs entrailles glacées par le nord », Pline l’Ancien, 1877), la tourbe a occupé une place grandissante dans l’économie locale entre le xiiie siècle et le xxe siècle. A l’image de plusieurs régions de l’hémisphère Nord (Groenland, Islande, Scandinavie, Grande Bretagne, Belgique, Pays Bas), des usages variés de la tourbe sont recensés (constructions, combustible, fertilisation, culture) depuis le Moyen-Âge (Cubizolle, 2019). En Picardie, les premières mentions de tourbage remontent aux autorisations seigneuriales à tourber au début du xiiie siècle contre une rente annuelle. Puis jusqu’au xvie siècle l’extraction ne semble pas avoir été constante d’après les archives (Cloquier, 2006). Jusqu’au xviiie siècle, les moyens techniques employés par les tourbiers permettaient l’exploitation de la couche tourbeuse superficielle (un demi à trois mètres) avant l’invention du grand louchet en 1786 par E. Morel qui a révolutionné les pratiques d’extraction en permettant d’atteindre six mètres de profondeur. L’exploitation s’est intensifiée au cours du xixe siècle et jusqu’au milieu du xxe siècle ; la Somme était le département français le plus producteur (70 000 tonnes produites en 1880 – Dubois, 1908). La tourbe est ancrée dans la culture locale. Les nombreux étangs d’origine anthropique, et les gravières exploitées dans les décennies 1960 et 1970 découpent la vallée et sont des traces qui témoignent de l’intensité et de l’importance de l’exploitation du milieu. Aujourd’hui ces paysages fortement modifiés par l’Homme ont cependant une valeur patrimoniale et écologique importante à l’échelle du département. La labellisation Ramsar de la vallée de la Somme (2017) ou encore l’émergence de projets portés par le Conservatoire des Espaces Naturels (Anthropofen, projet LIFE), ou le projet de recherche Archéofen financé par le Conseil Départemental et l’Agence de l’Eau Artois Picardie (Archéofen, thèse en cours CNRS-UPJV), en témoignent.

2- Les pionniers : origine des recherches sur les dépôts de fond de vallée (fin XIXe s.)

9Depuis 150 ans des chercheurs archéologues, géologues, agronomes, palynologues s’intéressent à la vallée de la Somme. Dans un premier temps, ce sont les archéologues et géologues qui ont étudié les dépôts sédimentaires du bassin versant, puis un plus large spectre de spécialistes régionaux comme internationaux s’y sont intéressés. Au cours de ce siècle et demi, les nombreuses recherches ont permis une compréhension globale et détaillée de la chronologie des occupations humaines depuis un million d’années dans leur contexte géologique et climatique (Commont, 1912 ; Bourdier, 1969 ; Antoine et al., 2011).

10La précision des formations géologiques quaternaires a progressivement amené, au cours du xxe siècle, des archéologues et géologues (Boucher de Perthes, Picard, Commont, Bourdier, Fagnard, Ducrocq, Antoine) à se questionner sur la mise en place des tourbières dans ce contexte géologique de terrasses quaternaires. Si les schémas globaux de mise en place des systèmes de fonds de vallée sont aujourd’hui connus dans les grandes lignes, c’est grâce aux études géoarchéologiques qui se sont d’abord développées sur les basses terrasses (Fagnart, 1997) avant d’être menées directement dans les fonds de vallées (Coudret, 1992 ; Ducrocq, 2001). Cependant, parmi les hypothèses et questionnements formulés par V. Commont, E. Coquidé, Houllier, F. Bourdier (Commont, 1910 ; Coquidé, 1912a ; Houllier, 1932 ; Bourdier, 1969) ou plus récemment par les équipes de recherche de P. Antoine, P. Coudret, J.-P Fagnart (Coudret et al., 1995a ; Fagnart et al., 1995 ; Antoine et al., 2012) plusieurs restent en suspens tels que les liens entre la mise en place de la tourbe et du tuf, les dynamiques d’érosions, les influences des activités humaines sur la turfigénèse et la fossilisation des tourbes.

2.1- Importance des tourbières dans la naissance de la préhistoire

11Le creusement de fosses de tourbage puis de carrières dans les graviers sous-jacents ont permis de mettre à nu des matériaux, artefacts et couches pédosédimentaires jusqu’alors enfouis. Les membres de la société d’émulation d’Abbeville et de la Société Géologique du Nord s’y sont intéressés dès la fin du xviiie siècle. Ainsi J. Traullé, prédécesseur des préhistoriens d’Abbeville (Antoine et al., 2011), a été qualifié « d’explorateur des tourbières et sablières » et de « fouilleur acharné » par L. Aufrère (1936). Il identifie les premiers outils en silex façonnés par l’Homme et est l’initiateur de la géologie quaternaire de la vallée (Aufrère, 1936). J. Traullé identifie des ossements de mammifères qu’il qualifie d’antédiluviens et des manchons décorés en bois de cerf qui attestent d’une présence locale et ancienne de l’Homme (Traullé, 1796). Cependant il émet l’idée que les objets lourds comme les haches aient pu s’enfoncer dans la tourbe en formation et pourraient donc fausser les estimations d’âge. Son travail sera ensuite repris en partie par C. Picard. Les fouilles menées par ce naturaliste lui permettent de tirer plusieurs conclusions sur les propriétés et les caractéristiques des tourbes. Il en conclut que les haches en silex et ossements de cerf trouvés à leur base sont contemporains de la formation des tourbes (Picard, 1834).

12C. Picard distingue plusieurs types de tourbes, dont la « tourbe bocagère » contenant de nombreux restes ligneux (troncs d’arbres, noisettes…). Cette expression sera reprise par ses successeurs. Sous cette tourbe bocagère il trouve de nombreux restes d’ossements de mammifères disparus. Selon C. Picard, ces découvertes archéologiques dans la tourbe (silex taillés, haches, ossements d’ours, de cerfs, de castors…) prouveraient la cohabitation de mammifères disparus et d’hominidés, ainsi que la contemporanéité des haches polies et de gaines en bois de cerf par rapport aux ossements fossiles. Il contredit la théorie de J. Traullé sur l’enfoncement des outils dans la tourbe en supposant que « si ce fossile est le résultat d’une décomposition lente et successive des racines et des diverses autres parties de plantes aquatiques, on sera facilement convaincu qu’il n’a jamais pu être d’une consistance assez liquide pour que les objets déposés à sa surface pussent s’y enfoncer » (Picard, 1834).

13C’est ensuite J. Boucher de Perthes qui continue les travaux entrepris dans la tourbe et les carrières à Abbeville et émet plus clairement que ses prédécesseurs l’idée de la « haute antiquité de l’Homme » (Boucher de Perthes, 1847). Ce concept n’étant pas encore reconnu par l’Académie des Sciences de Paris, son travail reste dans l’ombre. Pourtant il démontre l’association de restes osseux de mammifères disparus et d’outils en silex taillés par l’Homme. En 1863, la découverte d’une mandibule humaine sur le site dit du « Moulin Quignon » est venue appuyer ses propos. Ces différentes découvertes ont marqué la naissance de la Préhistoire, bien que ce reste osseux ait été rapidement controversé avant de se révéler contemporain. Comme le rappelle F. Bourdier (1969), J. Boucher de Perthes a fait « triompher pour la première fois la notion de très haute antiquité de l’Homme ». En effet, pendant la deuxième moitié du xixe siècle, J. Boucher de Perthes fait partie des auteurs qui réfléchissent à un nouveau récit des origines de l’Homme en s’affranchissant des sources écrites (ancien testament biblique, récits mythologiques, etc..). Les arguments liés aux sciences naturelles (ici la géologie récente) et à l’archéologie sont introduits face aux arguments historiques alors couramment puisés dans les récits bibliques ou historiques.

14Le cadre géologique a été étudié assez tôt et a révélé l’existence de terrasses alluviales fossiles (Prestwich, 1860 ; Buteux, 1864 ; Debray, 1873 ; Gosselet, 1880; Breuil, 1910-1919). Suite aux découvertes de J. Boucher de Perthes, J. Prestwich, un géologue anglais, visite et étudie la vallée de la Somme. S’il ne doute pas de la coexistence des mammifères disparus et des humains (idée admise outre-Manche), il se questionne sur la fiabilité des trouvailles de l’archéologue. Ces travaux valident les hypothèses émises quelques années plus tôt (Prestwich, 1860) et pour la première fois figurent les traits de la géologie des formations alluviales des terrasses d’Abbeville (Antoine et al., 2011). Le système de terrasses fluviatiles fixe alors les bases du cadre géologique des tourbières (fig. 4) en les évoquant sans s’attarder dessus. Il produit une des premières coupes de la vallée montrant la position de la tourbe par rapport aux graviers du fond de vallée, des terrasses et leur couverture de lœss. Toutefois il évoque un lien chronologique et structurel probable entre les formations de la vallée de la Somme et les tourbières d’Hoxne (Suffolk, Angleterre).

Fig. 4: Extrait du transect de la vallée de la Somme à Amiens par J. Prestwich (1860).

Fig. 4: Extrait du transect de la vallée de la Somme à Amiens par J. Prestwich (1860).

1/ Limon, tourbe et graviers, 2/ Terre à briques et silex anguleux-graviers, 3/ Sables fossilifères et graviers avec des outils en silex à St Acheul, 4/ Craie.

Fig. 4 : Extract from the section across the Somme valley at Amiens by J. Prestwich (1860). 1/ Silt, peat and gravels, 2/ Brick-earth and angular flint-gravels, 3/ Fossiliferous sands and gravels, with flint implements at St Acheul. 4/ Chalk.

15La majorité des travaux géologiques du début du xxe siècle ont été entrepris par V. Commont. Il caractérise plus précisément la basse terrasse alluviale fossile, et observe des restes de formations similaires à l’actuel fond de vallée comme la présence de tuf calcaire. V. Commont va constituer un cadre géologique, géomorphologique et archéologique précis du Quaternaire, malgré quelques incohérences dans la relation aux cycles glaciaires déjà établis dans les Alpes par ses contemporains (Antoine et al., 2011). V. Commont est le premier à synthétiser les connaissances relatives aux tourbes et se trouve à l’origine de la plupart des avancées et hypothèses sur ces formations du fond de la vallée en combinant les connaissances archéologiques à ses observations géologiques. Dans un schéma synthétique des dépôts de fonds de vallée (fig. 5), la craie est recouverte de graviers, puis de glaises (limons organiques), de tourbes associées au Néolithique ancien (actuel Mésolithique, Ducrocq, 2001). Enfin à la surface se trouve une terre noire de marais (terre végétale à limon organique hydromorphe) associée à l’époque gallo-romaine. Le tuf de bas de versant est quant à lui associé aux périodes Néolithique de l’âge du bronze et du fer.

Fig. 5 : Coupe transversale de la bordure de la vallée de la Somme à Montières par V. Commont (1912).

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A/ Terre à briques, B/ Ergeron supérieur, B1/ Ergeron moyen, B2/ Ergeron inférieur, C, C1, C2/ Cailloutis, D/ Limon rouge, E/ Limon à points noirs, F/ Limons roux sableux (cailloutis à la base), A1/ Limon de lavage : néolithique, gallo-romain, etc., tn/ Terre noire de marais : gallo-romain, tg/ Terre grise de bordure : néolithique ancien, Tuf/ Néolithique, âge de bronze, gaulois, Tourbe ancienne/ Néolithique robenhausien.

Fig. 5: Cross-section of the Somme valley’s edge at Montières by V. Commont (1912). A/ Brick soil, B/ Upper Ergeron, B1/ Middle Ergeron, B2/ Lower Ergeron, C, C1, C2/ Pebbles, D/ Red silt, E/ Black-spotted silt, F/ Sandy red silts (gravels at the base), A1/ Washed silt: Neolithic, Gallo-Roman, etc., tn/ Black marsh soil: Gallo-Roman, tg/ Grey edge soil: Early Neolithic, Tuf/ Tuff, Neolithic, Bronze Age, Gallic, Tourbe ancienne/ Old Peat, Robenhausian Neolithic.

2.2- L’apport de V. Commont sur la connaissance des dépôts de fond de vallée

2.2.1- Conditions de formations

16V. Commont s’est intéressé aux conditions paléoenvironnementales de formation des tourbes et tufs de la vallée de la Somme. Selon lui, le début du développement des tourbes est associé au climat sec et froid (toundra) de « l’âge du Renne » puis à une période qu’il qualifie de « plus tempérée et humide » que la fin du Tardiglaciaire (forêts boréales).

17Il mentionne le rôle de l’albédo bas des sols tourbeux dans la formation des tufs : la couleur sombre de la tourbe capte la chaleur et amplifie l’évaporation. Ce phénomène favorise la précipitation sous forme de tuf des carbonates naturellement présents dans l’eau. Cette piste n’a jamais été reprise par la suite mais mérite largement d’être reconsidérée. En plus d’évoquer le développement parallèle des deux formations, V. Commont mentionne le « dernier surcreusement de la vallée » qui est à l’origine de la surélévation des tufs dans le paysage et qui est lié à des modifications climatiques et hydrologiques (Commont, 1910). Il attribue cette surélévation à la diminution des apports en eau (baisse du niveau de la nappe d’eau due aux modifications climatiques) qui favorise le tassement et la « carbonisation de la matière végétale de surface » et entraine la mise en relief des croupes de tuf (4 mètres au-dessus du fond de vallée à Yzeux, (Commont, 1910). Déjà au début du xxe siècle, la turfigénèse n’était plus active, sauf exception, comme en témoigne la couche de « terre noire des marais » recouvrant les formations de fond de vallée (fig. 5).

2.2.1- Âge des formations

18Ses travaux de 1910 décrivent avec précision les liens entre tuf et tourbe et la stratigraphie en plusieurs points, dont la Chaussée-Tirancourt, Ailly-sur-Somme ou encore Belloy-sur-Somme. Les liens qu’il fait entre stratigraphie et archéologie lui permettent de dater la base des tourbes et les bas de versants en les rattachant à l’époque « rhobenhaussienne » du Néolithique (actuel Mésolithique) ; les parties hautes de la tourbe et du tuf à l’âge du Bronze ; les parties superficielles du tuf à l’âge du Fer (Commont, 1913). La fin de leur formation est alors datée antérieure à « l’époque gauloise » (âge du Fer). Toujours suivant V. Commont, la formation du tuf aurait débuté peu de temps après celle de la tourbe, les deux évoluant en simultané par la suite. V. Commont ne reprend pas l’hypothèse de J. Boucher de Perthes selon laquelle les tufs seraient d’anciens chenaux, mais plutôt le résultat de concrétions autour de sources jaillissant des bas de versants et de la nappe phréatique. Les dépôts limoneux profonds sont datés quant à eux de la fin de l’âge du Renne et de l’époque Magdalénienne. V. Commont fait référence aux découpages des périodes protohistoriques (2500 à 900 BC) établies par Déchelette (1910) pour estimer l’âge des tufs, en fonction des éléments archéologiques émanant des formations et aux divisions de l’abbé H. Breuil (1910-1919) pour les périodes de l’âge du Fer et du Bronze (Commont, 1910).

19La chronologie établie par V. Commont s’appuie donc essentiellement sur les fouilles archéologiques et géologiques qu’il a pu réaliser, celles de ses prédécesseurs (J. Boucher de Perthes, C. Picard…) et de ses contemporains (J. Gosselet, H. Debray, C. Buteux, L. Aufrère…).

20Un schéma stratigraphique général est alors observé par V. Commont : sur la craie Sénonienne repose une couche de graviers fluviatiles pouvant atteindre plusieurs mètres, surmontée d’un dépôt d’argile sableuse perméable qui est nommé « glaise » ou « glue » sur laquelle se forme la tourbe et le tuf. Il remarque que les dépôts de galets reposant sur la craie ont une pente plus forte que la surface. Cette observation lui permettra de faire un parallèle avec les différentes terrasses, elles même plus inclinées que la surface du fond de vallée.

21V. Commont insiste sur la complexité avec laquelle les différents dépôts se succèdent et s’interstratifient (sols de marais tourbeux, les tufs, les sables coquillés, les limons…). Il réalise de nombreux sondages et utilise ceux réalisés par les ingénieurs des Ponts et Chaussées dont Houllier fait partie. Par exemple, à Belloy sur Somme, Houllier réalise une série de sondages qui suggèrent à V. Commont que le tuf se serait formé directement sur la craie, la formation atteignant neuf mètres de profondeur et six mètres de large. V. Commont cite d’autres sondages effectués par Mercey et Pinsard à Tirancourt témoignant également d’un tuf granuleux et sableux reposant sur la craie qui atteindrait neuf mètres d’épaisseur (Commont, 1910).

22Trois types de tourbes sont communément distingués dans la vallée : la tourbe « ordinaire », la tourbe « jaune » et la tourbe « grise ». La « tourbe ordinaire » qui au plus profond est une « tourbe noire » ou « bocagère » feuilletée et compacte contient des débris d’arbres. Par endroit, à la surface cette tourbe est « jaune », « en formation » du fait de la nature des débris de végétaux qui la composent (« carex, jonc, presles et mousses »), sa texture est plus spongieuse, très peu compacte, parfois elle est appelée « bousin » (ou « bouzin »). La « tourbe grise » ou « tourbe à cendre » est une tourbe carbonatée qui, d’après Commont, se rencontre principalement vers des confluences entre la Somme et ses affluents ou à proximité de « petits ravins », où des particules érodées (limons, lœss ou débris de craie) ont tendance à se déposer (Commont, 1910).

23Localement la tourbe peut être surmontée de tuf calcaire sous différentes formes : interstratifié avec la tourbe, sous forme de tuf granulaire depuis le substrat crayeux, en « croupes demi cylindriques » pouvant former des « digues naturelles » (à Ailly sur Somme, Breilly, Pont-Remy, Erondelle, Tirancourt). Ou encore en nappes continues sur l’ensemble du fond de vallée sur plusieurs mètres d’épaisseur. Plusieurs localités avec des faciès où des formations de tourbes et tufs alternent sur de très fines épaisseurs sont d’ailleurs connues comme à Albert dans la vallée de l’Hallue (Debray, 1873), Daours à la confluence Hallue et Somme, Saleux dans la vallée de la Selle et dans la vallée de la Luce (Commont, 1910). Ces alternances sont plus typiques de la basse vallée de la Somme (entre Liercourt à Pont-Remy), où des cultures ont pu être installées dans le fond de vallée comme le remarque déjà V. Commont.

24V. Commont note que les croupes de tuf sont souvent utilisées comme voies de communication entre les villages de part et d’autre de la vallée. A Tirancourt, le tuf est connu pour avoir été une ancienne voie romaine et est toujours emprunté comme chemin piéton, entre Liercourt et Pont Remy le tuf sert de chemin et de Fontaine sur Somme à Erondelle la voie ferrée est installée sur le tuf.

25La nature du substrat pourrait expliquer l’absence de tuf à l’amont d’Amiens et dans certaines vallées adjacentes comme l’Avre : « la cause ayant empêché la formation du tuf […] se trouve également dans le régime des sources qui se trouvent, non plus dans la craie à Micraster, mais dans la craie à bélemnitelle, plus tendre, gardant moins l’eau ». V. Commont attribue ces deux types de formation du tuf à deux régimes d’alimentation en eau distincts : « soit par les épanchements latéraux, soit de bas en haut par émergence de la nappe inférieure » (Commont, 1910). Contrairement à l’hypothèse de J. Boucher de Perthes d’anciens chenaux comblés par les formations tufacées, V. Commont reconstitue une véritable stratigraphie datée mêlant ses observations et travaux géologiques aux recherches archéologiques effectuées par ses prédécesseurs. Cette chronologie de mise en place des grands éléments du paysage donne un cadre temporel plus précis pour la mise en place du colmatage de fond de vallée.

26V. Commont reconstitue une véritable stratigraphie avec calage chronoculturel en mêlant observations géologiques et archéologiques effectuées depuis plusieurs dizaines d’années sur la vallée. Il fixe le cadre temporel Holocène pour la mise en place du colmatage de fond de vallée.

3- L’apport des ingénieurs et agronomes

3.1- Formation et composition de la tourbe

27V. Commont n’a pas été le seul à catégoriser la tourbe, plusieurs essais ont été réalisés par J.-M. Roland de La Platière et des agronomes comme H. Debray ou E. Coquidé. Chaque typologie se raccroche aux informations utiles pour les champs d’application et se complète. Pour une finalité économique, ils se sont intéressés plus particulièrement aux propriétés physiques et chimiques des tourbes afin de caractériser les qualités de combustion ou de fertilisation en fonction de leur teneur en éléments carbonatés (Roland de La Platière, 1783 ; de Ribaucourt, 1787 dans le cadre d’une étude générale ; Debray, 1873 ; Coquidé, 1912a ; Houllier, 1932, plus spécifiquement sur le bassin de la Somme).

28J.-M. Roland de La Platière (1783), dans son traité intitulé « L’art du tourbier », recense les différentes méthodes d’extraction de la tourbe et les particularités des dépôts de la Somme. Il établit plusieurs catégories de tourbes. Il classe les tourbes en fonction de leur qualité de combustion, ainsi la tourbe extraite est la « tourbe des marais » ne contenant ni sable, ni argile, ni craie. Parmi les différents types de tourbe, il nomme « tourbe terreuse » les sols de surface plus « compacts » et moins « aqueux » et les « tourbes coquillères » comportant de nombreux mollusques. Roland de La Platière observe que la tourbe est « fossile » et souvent recouverte de « terre ou de déblais ». La tourbe lui semble « compressée » par ce recouvrement et subit un « affaissement graduel ». Roland de La Platière se questionne sur la compressibilité et l’assèchement des tourbières ; il remarque que « privée de l’eau qui la soutient [la tourbe] s’affaisse ». Il émet alors l’hypothèse que sur des périodes « immenses » un volume de tourbe qui aurait comblé une vallée pourrait voir son épaisseur divisée par cinq. Les causes de cet affaissement seraient alors liées à « un poids énorme, une dissémination et un dessèchement parfait » (Roland de La Platière, 1783).

29Les travaux de H. Debray, sur lesquels V. Commont s’est en partie appuyé, visaient à dater et décrire les tourbières du Nord de la France (Debray, 1873). Ces travaux ont été cités comme exemple dans les synthèses géologiques de J. Gosselet sur le Nord de la France. Une partie est centrée sur la vallée de l’Ancre à Aveluy et Albert. Il y décrit des épaisseurs de tourbe atteignant jusqu’à onze mètres, et présente une stratigraphie complexe où une quarantaine de faciès de dépôts plus ou moins sédimentaires se succèdent dans les enregistrements (Gosselet, 1903). Il s’agit des enchevêtrements de tourbes et tufs repris par V. Commont. H. Debray dresse un profil stratigraphique général où les différentes épaisseurs de tourbes sont classées en fonction de leur qualité de combustion : de première à quatrième qualité. Ce gradient est fonction de la teneur en carbonates de calcium et fait référence aux quantités de cendres laissées une fois la matière organique brûlée.

30Au cours du xixe et le début du xxe, des tentatives d’explications et des hypothèses farfelues émergent. La tourbe est convoitée en tant que combustible et plusieurs agronomes tentent des explications plus ou moins fondées.

31Dans l’intérêt d’exploiter la tourbe de la vallée de la Somme, le Général A. Dejean va chercher à comprendre la genèse de la tourbe. Il émet alors deux hypothèses audacieuses : celle d’une croissance en profondeur, c’est-à-dire sous le « bouzin ». Il interprète le bousin (la partie sommitale des tourbes) comme étant la formation la plus ancienne. Cependant les formations de « terres végétales » de surface se seraient constituées par l’altération du bousin et auraient engendré l’émergence de pâturages plus secs et « carrossables ». Il s’agit de la première hypothèse relative à l’altération des tourbes de surface recensée dans la littérature locale : « Lorsque cette masse, a acquis une certaine consistance, la partie des végétaux supérieure à la surface des eaux, se trouvant exposée aux effets de l’air, se décompose avec le temps, en terre végétale, et finit par former, au-dessus du lit de bouzin, une légère couche de terre » (Dejean, 1803).

32Quelques décennies plus tard, parallèlement aux travaux détaillés menés par V. Commont, E. Coquidé, ingénieur agronome, mène des études centrées sur les dépôts du fond de la vallée de la Somme (Coquidé, 1912a,b), en lien avec la théorie eustatique de L. Lamothe (1901). Il se concentre sur les caractéristiques des dépôts de fond de vallée à différents points du bassin versant sans se préoccuper de la stratigraphie et de l’archéologie. Les apports de E. Coquidé se font essentiellement grâce à sa connaissance du terrain : un grand nombre d’observations à travers les vallées de la Somme et de ses affluents mêlés à une approche plus technique basée sur l’extraction de matériaux. En ce qui concerne la typologie des tourbes, E. Coquidé reprend et adapte la définition du traité de géologie de A. de Lapparent (1885) et de l’étude hydrologique du bassin de la Seine de E. Belgrand (1872) : la tourbe en formation est dite mousseuse ou jaune, la tourbe en place est dite feuilletée et brune ou noire. Cependant A. de Lapparent a mis en place cette classification pour les tourbes acides du Jura dont la composition végétale est différente. E. Coquidé observe que les tourbes jaunes et grises se situent essentiellement en surface, au-dessus des tourbes noires exploitables et conclut qu’elles sont le signe d’un régime de transition avant l’arrêt de la formation de la tourbe. Il différencie aussi la « vieille tourbe » de la « nouvelle tourbe », dont les différences tiennent à l’activité du processus de tourbification et l’enfouissement des dépôts, c’est-à-dire qu’il différencie tourbe fossile et tourbe en formation (Coquidé, 1912b).

33Les recherches agronomiques liées aux activités d’extractions forment une certaine base de connaissances sur le milieu naturel mais ont aussi leurs limites. Les observations ne sont pas toujours très précises, bien que nombreuses, et les interprétations sur les processus de formations sont parfois rapides étant donné qu’il ne s’agit pas du cœur de ces écrits. Cependant des aspects non négligeables sont à noter comme la dégradation des dépôts de surface sous l’action de l’air (Dejean, 1803), ou encore la notion de tassement des tourbes liées à des baisses de niveau d’eau (Roland de La Platière, 1783). Les premières inquiétudes quant à la régénération de la tourbe sont émises par C. de Marsilly, ingénieur des Mines. Il rapporte au Conseil Général de la Somme en 1856 ses observations sur « l’étendue impressionnante des tourbes dans la vallée de la Somme et ses affluents ». Il s’inquiétait déjà de l’épuisement de la ressource due à l’intensité de l’extraction par rapport à la vitesse de reformation de la tourbe et de l’assèchement engendré par la création de canaux (Délibération du Conseil Général de la Somme, 31 août 1856, concernant les tourbières communales ; Section Patrimoine du CIS, 2004).

3.2- Les tufs calcaires

34Les liens entre la mise en place de la tourbe et du tuf questionnent sur les conditions de formation, mais aussi sur la temporalité et les contextes de mises en place de chacun de ces dépôts. L’origine de ce relief puis les interfaces tourbe/tuf souterraines questionnent plusieurs chercheurs qui ont abordé le sujet sous plusieurs angles depuis la fin du xixe siècle. A cette période, deux hypothèses principales concernent la formation de ces bioconstructions.

35Dans un premier temps c’est la partie émergée du tuf qui interroge J. Boucher de Perthes. Il soutient l’hypothèse selon laquelle les « croupes de tuf » qui dominent le relief de la vallée de plusieurs mètres seraient le comblement d’ancien chenaux alimentés de l’eau jaillissant des bas de versant crayeux. Il justifie son raisonnement par la thèse suivante : les tufs ne se forment « jamais au-dessus du niveau de l’eau » (Boucher de Perte, 1847).

36Les parties latérales souterraines, enfouies dans la tourbe donnent lieu à une deuxième hypothèse. V. Commont schématise l’agencement des interfaces et de l’interstratification des dépôts tourbeux et tufacés suite à ses observations. Il démontre que les croupes de tufs de la Chaussée Tirancourt et Yzeux dépassent du fond de vallée de 4 mètres et reposent sur la craie, 9 mètres sous la surface du dôme (Commont, 1910). Il émet alors l’hypothèse d’une croissance en forme de « champignon » depuis des résurgences souterraines du substrat crayeux du fond de vallée qui fonctionnerait sur le principe d’un jaillissement d’eau sous pression transperçant la couche imperméable des limons et argiles recouvrant les graviers (Commont, 1910).

37Ces questions sur le lien entre tourbe et tuf sont toujours d’actualité, aucune réponse précise n’ayant encore été apportée jusqu’à présent, de nouvelles recherches sont fondamentales.

3.3- Hétérogénéité des dépôts holocènes de fond de vallée

38Les multiples observations recensées dans les parties précédentes permettent d’avoir une vision de la multiplicité des faciès qui composent ces dépôts fluviogènes, mais aussi de la pluralité des approches. Dans la moyenne et la basse vallée de la Somme comme dans les principaux affluents, les observations sont parfois très hétérogènes.

39Les épaisseurs de tourbe enregistrées ne sont pas homogènes sur l’ensemble de la vallée. Si à certains endroits seulement quelques dizaines de centimètres sont présents, ailleurs il peut s’agir de plusieurs mètres. De plus, ces dépôts sont parfois entrecoupés de sédiments calcaires comme H. Debray le remarque à Albert (fig. 6) et Aveluy (Debray, 1873). V. Commont fait référence aux observations effectuées à Erondel et Liercourt pour illustrer ces alternances de tourbes et de tufs (Commont, 1910).

Fig. 6 : Coupe de la tourbière d’Albert par H. Debray (1873).

Fig. 6 : Coupe de la tourbière d’Albert par H. Debray (1873).

1/ Limons noirâtres mélé de silex, 2/ Limon gris perle sableux, 3/ Calcaire concretionné sableux, 4/ Tuf calcaire, 5/ Tourbe de 4e qualité, 6/ Tourbe de 1e qualité, 7/ Tourbe de 2ème qualité, 8/ Calcaire granulaire avec parties tourbeuses, 9/ Lentille calcaire.

Fig. 6: Section of the Albert mire by H. Debray (1873). 1/ Blackish silt mixed with flint, 2/ Sandy pearl-grey silt, 3/ Sandy concretionary limestone, 4/ Calcareous tuff, 5/ 4th quality peat, 6/ 1st quality peat, 7/ 2nd quality peat, 8/ Granular limestone with peaty parts, 9/ Calcareous lens.

40Sur la répartition des dépôts de tourbe E. Coquidé note le caractère discontinu de ce qu’il qualifie de « sédiment ». Ces dépôts d’alluvions riches en matière organique sont discontinus et leur composition peut varier spatialement « la tourbe s’est formée dans des cuvettes plus ou moins isolées [...] de nos jours encore la tourbe se produit soit dans des étangs peu profonds, soit sur des surfaces gorgées d’eau [...] mais séparées par des terres moins humides couvertes d’herbe » (Coquidé, 1912b). Cette idée de l’existence de poches de tourbe est également soutenue par V. Commont et H. Debray, c’est-à-dire l’existence d’une hétérogénéité latérale et longitudinale dans la répartition des dépôts.

41Ces différences se constatent également dans d’autres types de dépôts, comme les tufs, cités précédemment, qui sont très présents à l’aval d’Amiens où ces « bombements semi-cylindriques » forment des reliefs surélevés de quelques mètres facilement reconnaissables (La Chaussée-Tirancourt, Picquigny, Yzeux…), ou encore des « nappes continues » dont « toute la vallée est recouverte » la rendant ainsi bien moins marécageuse (Liercourt, Pont-Remy…) (Commont, 1910).

3.4- Des ressources convoitées

42L’hétérogénéité des dépôts explique que toute la vallée n’ait pas été exploitée de façon homogène. Ainsi dans le paysage actuel les étangs se concentrent sur les espaces propices à la création de grandes fosses de tourbage (moyenne vallée, aval de la haute vallée de la Somme et principaux affluents) où la teneur en carbonates et limons des tourbes est assez faible. Des zones riches en tufs comme La Chaussée-Tirancourt, Yzeux ou Bourdon (à une quinzaine de kilomètres à l’aval d’Amiens) sont assez peu entaillées par rapport à Longpré-les-Corps-Saints ou Long (environ douze kilomètres à l’amont d’Abbeville). Ces zones humides au sol gorgé d’eau sont peu propices à la culture. La basse vallée de la Somme à partir de Pont-Remy et Erondelle (amont d’Abbeville) ainsi que l’aval d’Abbeville sont composés davantage de champs cultivés et de prés. La pente légèrement plus forte, les nappes de tufs et/ou les bancs de sables marins sont moins favorables à l’accumulation de l’eau (Bourdier, 1969).

43En plus de l’extraction de la tourbe comme combustible ou fertilisant, le tuf a également été exploité. Aux abords d’Étouvie (quartier de l’ouest amiénois), au ve siècle, les gallo-romains ont créé une fosse à l’aval d’un barrage (daté entre 414 et 450 a cal. BCE, Archéolabs ARC 95/R1854D/2) et utilisé le matériau pour des constructions (Deschodt, 2005). Ces structures situées à l’emplacement d’un ancien chenal sur la très basse terrasse ont été comblées par des alluvions sableuses.

44Les sables et graves présents sous les dépôts tourbeux et limoneux représentent également un intérêt pour les constructeurs. Au milieu du xxe siècle deux rapports du BRGM ont dressé le bilan d’exploitation des tourbes et évalué le potentiel d’exploitation des nappes de graviers sous-jacents. Le premier rapport sur les tourbes de France (Dubois, 1949) vise à trouver de nouveaux espaces où la tourbe serait encore exploitable comme combustible. Un chapitre entier est réservé au bassin de la Somme, les principaux marais y sont recensés décrits avec les profondeurs de dépôts observées. Une partie plus générale a également son intérêt pour la description des pollens (cf. partie 4.2) et des découvertes paléontologiques qui sont parfois originaires de ces sols. Préalablement, G. Dubois avait déjà rédigé des notes spécifiques sur l’identification des pollens qu’il avait réalisée dans la vallée de la Somme (Dubois & Dubois, 1935).

45Le second est un rapport centré sur le bassin de la Somme, portant sur l’identification et la quantification des ressources en graviers et sables alluvionnaires destinés à la construction (granulats pour le béton) (Caous & Resende, 1975). C’est un document fondamental pour la description de la répartition et l’épaisseur des séquences tourbeuses (alternances ou transitions de tourbes et sédiments organiques) à travers différentes méthodes (pénétrogrammes, sondages avec diagraphie, carottés, au piège à graves, à la tarière). Il informe de façon assez précise sur la présence de tourbe, sa composition principale et les épaisseurs rencontrées entre Saint-Quentin, Abbeville, et dans les principaux affluents de la Somme (Selle et l’Avre). Les indications de composition sont assez générales mais informent tout de même sur la présence ou non de sédiments minéraux dans la composition des dépôts tourbeux sans prendre en compte les micro-variations de faciès (apports d’alluvions et de colluvions d’origine terrigène ou de tufs calcaires). Les trois catégories de dépôts tourbeux distinguées sont : « tourbe » pour désigner une majorité de tourbes franches, « tourbe limon » et « argile » pour des tourbes montrant des faciès plus minéraux (alluvions ou colluvions) et plus plastiques (limons organiques et vaseux, gyttja…). J.-Y.Caous et S. Resende proposent un aperçu intéressant des disparités existantes entre l’amont et l’aval du fleuve mais aussi entre des points de sondages plus proches qui témoigne de dynamiques d’accumulation différentes (Caous & Resende, 1975).

46Pour conclure, les travaux des précurseurs archéologues et géologues (Traullé, 1796 ; Picard, 1834 ; Boucher de Perthes, 1847) ont permis aux générations d’archéologues et de géologues qui leur ont succédé d’établir les bases de la stratigraphie des principales formations de fond de vallée et d’y positionner les nombreuses découvertes archéologiques. Prestwitch et Commont ont construit les bases du cadre de référence pour la géologie régionale (Prestwich, 1860 ; Commont, 1910, 1912 & 1913). L’essentiel des autres documents mentionnés à visée appliquée (extraction de tourbe et de graviers) permettent d’entrevoir l’hétérogénéité spatiale de ces formations ainsi que la diversité de leur faciès (de Ribaucourt, 1787 ; Debray, 1873 ; Coquidé, 1912a,b ; Houllier, 1932).

4- Développement des recherches géoarchéologiques (xxe s.)

4.1- Travaux de synthèses régionales

47Dans la deuxième moitié du xxe siècle, à la suite des travaux importants menés séparément par de nombreux archéologues et géologues, de plus en plus d’études mêlent les deux approches qui se complètent (Agache et al., 1963 ; Bourdier, 1969). Avec la mise au point de la méthode de datation par le radiocarbone 14 (Libby, 1955) les premières dates absolues sont obtenues à la fin des années 1940 et deviennent de plus en plus courantes à partir des années 1970 en géoarchéologie dans la région de la Somme (Munaut & Gilot, 1977 ; Beun & Broquet, 1980 ; Ters et al., 1980 ; Zeist & Spoel-Walvius, 1980).

48Dans la basse vallée de la Somme, les premières datations 14C ont permis de dater les oscillations du niveau marin grâce à l’interstratification des niveaux de dépôts tourbeux avec des lits de sable marin (Ters et al., 1980). Une première synthèse sur le Quaternaire de la basse Somme est rédigée par R. Agache, F. Bourdier et R. Petit (1963). Les auteurs y mettent en lien leurs observations pour reconstruire les étapes de creusement des terrasses et s’attardent sur le fond de vallée qui selon eux, n’a pas encore été assez étudié. Ils perçoivent notamment l’intérêt de son étude pour la compréhension des modifications « climato-sédimentaires » récentes de par la capacité des tourbes à préserver les marqueurs paléoenvironnementaux. Ils insistent également sur les connexions probables entre la formation de la tourbe du Préboréal à l’Atlantique (11700 à 5300 a BP), les mouvements eustatiques et l’impact de l’anthropisation du milieu (Agache et al., 1963).

49Quelques années plus tard, F. Bourdier dans son ouvrage publié dans le bulletin d’information des géologues du bassin parisien compare les fonctionnements des bassins versants de la Seine et de la Somme (Bourdier, 1969). Il s’appuie largement sur les travaux de V. Commont qu’il complète et enrichit par ses nombreuses observations de terrain (et assisté par M. Orliac, technicien archéologue) en prenant en compte l’avancée des sciences, comme sa découverte des cycles climato-sédimentaires. F. Bourdier est également reconnu pour ses schémas illustrant ses hypothèses qui mêlent stratigraphie, cycles climatiques et occupations humaines des terrasses et fonds de vallées (fig. 7).

Fig. 7 : Schéma de synthèse des dépôts de fond de vallée par F. Bourdier (1969)

Fig. 7 : Schéma de synthèse des dépôts de fond de vallée par F. Bourdier (1969)

Fig. 7: Synthesis diagram of valley floor deposits by F. Bourdier (1969)

50Ainsi les graviers reposant sur la craie sont associés au Dernier glaciaire (Würm récent) et les dépôts attribués au Würm ancien (Pléniglaciaire) sur une terrasse enfouie. Les formations suivantes sont associées aux améliorations climatiques du Tardiglaciaire et de l’Holocène, ainsi qu’aux activités de défrichage des Néolithiques. Le développement conséquent des tourbières serait selon F. Bourdier lié à cette forte érosion des lœss qui aurait provoqué un envasement de l’estuaire de la baie de Somme et donc un exhaussement du niveau du fleuve favorable à une turfigénèse avant la régression marine de la Portelette (Bourdier, 1969 ; Ters, 1977 ; Antoine et al., 1998). F. Bourdier met en avant le rôle important joué par les variations climatiques dans la mise en place et l’évolution des paléoenvironnements (variations des niveaux eustatiques, régimes hydrauliques, cycles climato-sédimentaires, adaptation des civilisations…). La formation des tourbières est associée aux périodes du Boréal et de l’Atlantique (- 7500 à - 5500 et - 5500 à - 3000 a BCE) mais les origines de ce comblement ne sont pas encore identifiées. Il est toutefois associé à une amélioration climatique qui se traduit par le développement de forêts de conifères (pin des montagnes) et de bouleaux, puis progressivement de pins sylvestre et de feuillus tels que le chêne. F. Bourdier note que l’avancée des recherches est encore insuffisante, entre autres en palynologie pour donner davantage de précisions sur les conditions climatiques, environnementales et les conséquences des activités humaines : « l’étude du Post-Würm, en nous permettant de mieux apprécier les transformations, parfois dangereuses, que l’homme fait subir aux équilibres naturels, a un intérêt pratique autant que théorique ; il faut souhaiter que les géologues et les géographes du Bassin de Paris s’y intéressent davantage » (Bourdier, 1969). Il se fie surtout aux découvertes archéologiques pour dater les périodes postglaciaires et note le rôle important des aménagements humains dans les modifications du paysage qui se traduisent dans les faciès de sol.

51F. Bourdier interprète les formations de surface les plus récentes de la vallée (« terres noires de marais » pour Commont, 1910) comme étant d’origine « anthropogènes » et associées à la fin de la formation des tourbes et aux problématiques d’érosion des sols avec l’installation progressive du pastoralisme puis de l’agriculture au Néolithique. Ces dépôts plus riches en matière minérale seraient le résultat de l’atterrissement de lœss ruisselés, érodés sur les versants et des plateaux cultivés dominant les vallées. La notion « d’anthropogène » proposée par F. Bourdier englobe une période nettement plus longue que celle évoquée par Commont au début du xxe siècle qui parlait déjà « d’érosion anthropogène » qu’il associait par contre à la période romaine plus récente. Il est intéressant de souligner que les nombreuses recherches visant à définir la notion d’Anthropocène buttent aussi sur la définition d’un point de bascule au cours de l’Holocène récent (Crutzen, 2006 ; Lewis & Maslin, 2015 ; Syvitski et al., 2020).

52L’interface tourbe tuf est davantage questionnée que dans les écrits de V. Commont. A ce sujet, F. Bourdier émet plusieurs hypothèses toujours d’actualité. Il interprète la formation des « croupes » de tuf différemment, non pas comme le résultat de la précipitation de CaCO3 en lien avec des sources jaillissantes depuis le fond de la vallée que mentionnait V. Commont, mais comme le résultat d’un concrétionnement formant une sorte de « champignon » dont la géométrie résulte d’une formation contemporaine de la tourbe (interstratification des deux faciès en bordure de croupe). Cependant, cette hypothèse ne semble pas prendre en compte l’aspect longitudinal des « croupes » qui souvent « serpentent » dans la vallée et semblent correspondre à des colmatages de chenaux visibles sur plusieurs centaines de mètres comme à la Chaussée-Tirancourt. Pourtant cette différence d’altitude de quelques mètres entre l’altitude du sommet des tufs et le niveau de la nappe alluviale (3 mètres à La Chaussée Tirancourt ; Bourdier, 1969) le questionne puisqu’il évoque les tassements de tourbes similaires observés en Belgique ; la différence de composition et de résistance au tassement des matériaux expliquerait la capacité des tourbes à se tasser en se dégradant et sous l’effet de l’accumulation de nouveaux débris et sédiments à sa surface (Bourdier, 1969).

53Les travaux de F. Bourdier ont permis de synthétiser par des schémas extrêmement didactiques le cadre géologique et archéologique des fonds de vallées pourtant complexe sans pour autant apporter de nouvelles dates 14C (fig. 7). Ces productions sont toujours des références.

4.2- Développement de la palynologie en réponse aux problématiques archéologiques

54L’étude des pollens préservés dans les tourbes est utilisée dans la reconstruction du contexte paléoenvironnemental des sites archéologiques à partir du milieu du xxe siècle. Les premiers diagrammes polliniques apparaissent quant à eux dès le début du xxe siècle. Dès les années 1910, Von Post en Scandinavie étudie les pollens conservés dans les tourbes (Fries, 1967). En France, c’est G. Dubois qui introduit cette discipline en reprenant les diagrammes polliniques réalisés en Scandinavie, en Allemagne et en Angleterre comme référence. Les premiers essais d’analyse palynologique des tourbes du bassin de la Somme sont réalisés à titre d’expérience par G. et C. Dubois (Dubois & Dubois, 1935) à La Chaussée-Tirancourt, Picquigny et Longpré les Corps-Saints. Dans les tourbes de Picquigny et La Chaussée-Tirancourt, le dépôt qualifié « d’impure » (tourbes limoneuses, limons tourbeux, gyttja) n’a pu fournir de pollens, alors que dans les tourbes de Longpré, quelques grains ont permis d’identifier principalement des espèces d’arbres (noisetier, pins) en quantité restreinte et assez peu diversifiée pour pourvoir effectuer un diagramme pollinique permettant de reconstruire l’histoire climatique complète de l’Holocène.

55A l’occasion de fouilles organisées par l’équipe Suédoise de l’Université de Lund dirigée par Althin sur les traces de V. Commont en 1952, T. Nilson réalise une étude palynologique de la vallée. Cette étude donne lieu à la première interprétation des oscillations climatiques postglaciaires de la vallée de la Somme dans l’objectif de dater les stratigraphies établies à Long par V. Commont et les occupations humaines antérieures (Nilson, 1960). Il constate, comme C. et G. Dubois, la mauvaise conservation des pollens dans les strates riches en débris et sédiments calcaires. T. Nilson classe les pollens selon la classification mise en place en Angleterre, différente de ses référentiels scandinaves du fait des écarts de latitude. Entre le Dryas et le Subatlantique il retrace l’évolution de la végétation enregistrée dans les dépôts de tourbe en pointant certains hiatus dans les séquences liées à des surreprésentations de certaines espèces, des apparitions trop brusques, des sols érodés, ou encore des pollens ayant subi de grands transports aériens. La majorité des dépôts de fonds de vallée sont rattachés à la période « post-glaciaire » et la formation de la base de la tourbe est estimée à l’Âge de Bronze d’après les cortèges polliniques. Les sédiments argileux de base sont pauvres en pollens et dépourvus d’indicateurs de plantes thermophiles et donc associés au Tardiglaciaire et au début de l’Holocène. Nilson conclut par l’importance du rôle joué par les fluctuations climatiques et eustatiques dans l’explication de la stratigraphie observée. A Long, les parties basses organogènes sont associées au Préboréal et sont caractérisées par la présence de pin et de noisetier. L’aulne et le bouleau apparaissent au début du Boréal où le noisetier continue à dominer avec le pin ; le chêne et le tilleul commencent à apparaitre. Dans la seconde partie du Boréal les feuillus prennent de plus en plus d’importance au profit des pins et noisetiers grâce à la légère amélioration climatique. Au cours de l’Atlantique le pin décroit fortement, le tilleul et le noisetier laissent place au chêne, à l’orme et au frêne. Au Subboréal, la chênaie mixte domine et l’érable fait son apparition. C’est seulement au Subatlantique que le hêtre apparait de façon éparse, il ne semble pas être présent dans tous les enregistrements palynologiques. A cette période le défrichage et l’intensification des cultures se traduisent par une hausse des pollens de basse végétation et d’espèces cultivées. Dans les analyses menées à Belloy-sur-Somme, Nilson note l’importance des dépôts tufeux dont il attribue le début de la formation au Boréal, cependant les pollens collectés dans ces bioconstructions sont fragmentaires, peu d’indications sont fournies sur les conditions climatiques caractérisant leur formation (Nilson, 1960). L’étude palynologique de T. Nilson est réalisée peu de temps avant qu’une première équipe de chercheurs en archéologie et paléoenvironnements se forme à l’Université de Lille (Tuffreau et al., 1982).

56A une échelle plus large qui est celle du Bassin parisien, le travail de Van Zeist et Van der Spoel Walvius est une référence pour les chronozones du Nord de la France (Zeist & Spoel-Walvius, 1980). Les pollens d’une carotte sédimentaire de Fréchencourt (vallée de l’Hallue) avec des alternances de tourbes, de limons tourbeux et de tourbes carbonatées sont analysés. La partie supérieure de la tourbe est rattachée aux zones 8 et 9 datées au 14C du « Middle Postglacial (c. 4900 - c. 1300 av. J.-C.) ». Les périodes de l’Atlantique et du Subboréal sont caractérisées par une forêt mixte de chêne au début des activités agricoles du Néolithique où les cortèges polliniques indiquent un changement de végétation typique de l’agriculture par une densification des pollens de plantes indicatrices comme le plantin lancéolé (Zeist & Spoel-Walvius, 1980).

57En 1991, paraissent les travaux de A.-F. Emontspohl et D. Vermeersch sur l’étude palynologique de Famechon dans la vallée des Evoissons (affluent de la Selle). Pour la première fois des séquences polliniques du Dryas II sont mises en évidence en Picardie. La séquence est comprise entre la fin du Weichselien et le Subatlantique et comporte un hiatus pour les périodes de l’Atlantique et du Subboréal (Emontspohl & Vermeersch, 1991).

58A.-F. Emontspohl étudie également une séquence fluviatile de la Haute vallée de la Somme, à Proyart, sur le tracé du TGV Nord qui révèle une dynamique érosive « post-glaciaire » qui la différencie de la moyenne et la basse vallée de la Somme. Les parties aval au site ont tendance à accumuler les sédiments à cette période-ci. La stratigraphie révèle un ralentissement progressif des débits jusqu’à la formation de marais et de tufs meubles (Emontspohl, 1994). Cette étude retrace l’évolution de la végétation Holocène depuis 6900 BP, une fois que la dynamique fluviatile est devenue plus calme. Les travaux mettent en évidence une part conséquente de pollens de céréales depuis 1660 ± 80 BP (Lv 1916) indiquant des activités agricoles déjà importantes (Emontspohl, 1994).

59Les palynozones définies dans un contexte régional fournissent des bases conséquentes sur les environnements des occupations humaines passées du bassin de la Somme, elles sont utilisées comme base pour les recherches des années 1990 et sont complétées (Defgnée & Munaut, 1999).

5- Intensification des recherches, pluridisciplinarité et construction du schéma global d’évolution morphostratigraphique et chronostratigraphique (1990-2000)

5.1- Vers un cadre morphologique et climatique tardiglaciaire et holocène

60L’approche géoarchéologique développée au cours du xxe siècle apporte de nombreux éléments de compréhension quant à la mise en place des dépôts tourbeux de fond de vallée. La fin du xxe et le début du xxe siècle sont caractérisés par d’importantes avancées des connaissances sur l’évolution quaternaire du bassin versant de la Somme. Ces avancées concernent les champs de la géologie, des paléoenvironnements et de la Préhistoire à travers la découverte de sites majeurs et l’étude de marqueurs environnementaux associés.

61Les travaux de P. Antoine prouvent l’existence d’une succession de dix terrasses fluviatiles fossiles quaternaires correspondant aux cycles climato-sédimentaires (Antoine, 1993) et permettent de fixer de façon plus certaine la chronologie des occupations paléolithiques et néolithiques connues. Cependant sur ces terrasses fossiles aucune trace de dépôt tourbeux attribuable à des interglaciaires pléistocènes n’a pu être identifiée. Excepté un fin dépôt de quelques millimètres sous les tufs eemiens de Caours (confluence Somme et Scardon) daté à environ 123 ka BP par la méthode U/Th (Antoine et al., 2006). Il n’y a pas de référence locale relative à la présence de système tourbeux semblable lors des Interglaciaires précédents. Une hypothèse quant à ce constat pourrait être qu’au Tardiglaciaire et à l’Holocène la nappe phréatique ait été plus haute qu’aux Interglaciaires précédents ce qui n’aurait pas favorisé la mise en place de zones humides auparavant.

62En ce qui concerne le contexte de recherche, avec l’aménagement de plusieurs voies de circulation majeure à proximité d’Amiens (A29, rocades), l’archéologie préventive occupe une place importante dans la mise en place de la dynamique de recherche dans le fond de vallée (Fagnart et al., 1995 ; Coudret et al., 1995b ; Antoine & Ducrocq, 1997…). De plus, la fin du xxe siècle est aussi marquée par le creusement de nombreux étangs de loisirs dans les vallées ; de nombreux sites mésolithiques sont ainsi découverts (Ducrocq, 2001). Les sites archéologiques majeurs ayant permis l’acquisition de connaissances sur la stratigraphie des dépôts tourbeux sont : Conty (Antoine et al., 2012), Saleux (Coudret et al., 1995a) Amiens-Renancourt (Antoine  & Ducrocq, 1997) pour la vallée de la Selle et à l’aval d’Amiens à Etouvie (fig. 8), Tirancourt et à la confluence avec le val d’Acon (Antoine et al., 1998 ; Antoine et al., 2012) dans la vallée de la Somme.

Fig. 8 : Etouvie Autoroute A16-1993 : transect partiel de la Vallée de la Somme en rive gauche (90 m) (modifié d’après P. Antoine, 1994)

Fig. 8 : Etouvie Autoroute A16-1993 : transect partiel de la Vallée de la Somme en rive gauche (90 m) (modifié d’après P. Antoine, 1994)

Formations anté-holocènes : Grt/ Graviers calcaires à matrice limono-sableuse de la bordure externe de la nappe d’Etouvie (très basse terrasse de la Somme, + 5/6 m d’altitude relative, Saalien final) ; Grv/ Graviers calcaires à matrice de sable calcaire (nappe de fond, Weichselien) ; Lcs/ Loess calcaire sableux (Weichselien).

Formations holocènes : Lon/ Limon argilo-organique plastique, gris-noir, à fragments de mollusques. Passage latéral en directions du versant vers un faciès limono-caillouteux brun-noir organique avec granules de craie, fragments de bois et silex épars ; Tbc/ Tourbe brune compacte avec fragments de bois et noisettes se chargeant en cailloux et en granules de craie à proximité du talus de la terrasse ; Tfs/ Sable calcaire fin travertineux avec niveau caillouteux à petits oncolithes à la base ; Llbv/ Limon organique finement lité brun-verdâtre avec nombreux débris végétaux, bois flottés et mollusques fluviatiles ; Tn/ Ensemble principal de tourbes noires peu compactes à nombreux débris végétaux et passées plus limoneuses en ST6 et ST7 ; Tcm/ Ensemble de tufs calcaires à structure granulaire, plus ou moins massifs et montrant localement une structure en “boules” de taille métrique (biohermes). Dans la partie supérieure de cette unité, les espaces séparant les massifs sont remplis par des sables calcaires à oncolithes centimétriques. Une de ces « boules de travertin » d’environ 50 cm de diamètre a livré un vase (Néolithique) totalement encroûté (cote + 22m) ; Lgl/ Limon organique brun-noir finement lité avec nombreux débris végétaux (feuilles notamment) et gros fragments de bois conservés ; Slco/ Sables et limons calcaires à oncolithes à structure litée et nombreux chenaux métriques discordants, vers le haut ce niveau passe à des limons calcaires lités gris clairs à passées sableuses calcaires surmontés d’une fine couche de tourbe noire compacte à structure prismatique de dessiccation (< 0,15m : non figurée).

Fig. 8: Etouvie Motorway A16-1993: partial transect of the Somme Valley on the left bank (90 m) (modified from P. Antoine, 1994). Ante-Holocene formations: Grt/ Calcareous gravels with a sandy-silty matrix of the outer edge of the Etouvie nappe (very low terrace of the Somme, + 5/6 m relative altitude, Final Saalien); Grv/ Calcareous gravels with a calcareous sand matrix (groundwater, Weichselian); Lcs/ Calcareous sandy loess (Weichselian). Holocene formations: Lon/ Grey-black, plastic, clay-organic silt with mollusc fragments; lateral transition in the direction of the slope to a brown-black, organic silt stone facies with chalk granules, wood fragments and scattered flints; Tbc/ Compact brown peat with wood fragments and hazelnuts loading with pebbles and chalk granules near the terrace slope; Tfs/ Fine travertine calcareous sand with a pebbly level with small oncoliths at the base; Llbv/ Greenish brown finely bedded organic silt with abundant plant debris, driftwood and fluvial molluscs; Tn/ Mainly loosely compacted black peat with numerous plant debris and silty layers in ST6 and ST7; Tcm/ Set of calcareous tufas with a more or less massive granular structure showing locally a structure in "balls" of metric size (bioherms). In the upper part of this unit, the spaces between the massifs are filled by centimetric oncolithic calcareous sands. One of these "travertine balls", about 50 cm in diameter, yielded a totally encrusted vase (Neolithic) (elevation +22m); Tcx/ Stony heterogeneous calcareous deposit with a sandy calcareous matrix corresponding to the lateral passage of 10 near the terrace slope; Lgl/ Finely bedded brown-black organic silt with numerous plant debris (leaves...) and large preserved wood fragments; Slco/ Stratified oncolithic sands and silts showing large channels with oblique cross-beddings; at its top this unit progressively pass to light grey finely laminated calcareous silts with sandy calcareous layers and finally to a thin compact black peat layer with desiccations cracks (thickness < 0,15m: not represented on the fig.).

63L’approche pluridisciplinaire (anthracologie, archéo-zoologie, malacologie, micromorphologie, paléo-botanique, palynologie…) permet alors de décrire en détail les archéo-environnements, tisser des liens avec les occupations humaines à l’échelle du bassin versant et de retracer l’évolution et le développement morphologique des dépôts (fig. 9). La multiplication des datations au 14C permet de préciser les périodes climatiques régionales, comme des chronozones, en fonction des réponses enregistrées aux variations climatiques et par conséquent aux changements de régimes hydrauliques par les pollens, mollusques, sédiments... Ces différents travaux et investigations pluridisciplinaires permettent l’élaboration d’un schéma d’évolution multi-indicateurs de la vallée depuis le Tardiglaciaire jusqu’à la fin de l’Holocène Ancien (fig. 10, Antoine et al., 2012).

Fig. 9 : Modèle d’évolution du colmatage tourbeux Holocène dans la vallée de la Somme en trois phases (modifié d’après Antoine, 1997b).

Fig. 9 : Modèle d’évolution du colmatage tourbeux Holocène dans la vallée de la Somme en trois phases (modifié d’après Antoine, 1997b).

Fig. 9: Evolution model of the peat clogging in the Somme Valley in three steps (modified from Antoine, 1997b)

64Les différents sites montrent une hétérogénéité spatiale dans la géométrie des dépôts (épaisseurs, variations latérales et écoulements) qui traduit l’importance des facteurs morphologiques (micro et macrotopographie) dans la répartition des dépôts, les dynamiques d’accumulation ou d’érosion et les dynamiques hydrologiques (évolution d’un système en tresses vers un système à méandre). Le modèle de la vallée de la Selle, avec ses trois sites et transects rapprochés permet d’appréhender la réponse de cette section de vallée aux modifications des conditions climatiques.

Fig. 10 : Synthèse des données paléoenvironnementales et reconstitution de l'évolution du système fluviatile du bassin de la Somme entre la fin du Pléniglaciaire Weichsélien et le début de l'Holocène (modifié d’après Antoine et al. (2012 b).

Fig. 10 : Synthèse des données paléoenvironnementales et reconstitution de l'évolution du système fluviatile du bassin de la Somme entre la fin du Pléniglaciaire Weichsélien et le début de l'Holocène (modifié d’après Antoine et al. (2012 b).

Fig. 10: Synthesis of paleoenvironemental data and reconstruction of the evolution of the Somme basin system between the end of the Weichselian Pleniglacial and the beginning of the Holocene (modified from Antoine et al, 2012 b).

65Les occupations mésolithiques se trouvent dans ces fonds de vallées : dans la partie haute des limons organiques, sous la base des dépôts tourbeux. Les importants travaux de fouilles et de synthèse de T. Ducrocq sur ces occupations et les datations effectuées encadrent le début de la formation des tourbes en plusieurs points dans la vallée (Antoine & Ducrocq, 1997 ; Ducrocq, 2001 ; Ducrocq, 2014) : 7850 ± 70 BP (Gif 10242) pour la base des tourbes au petit marais de Tirancourt (Ducrocq, 2001), 9930 ± 60 BP (Ly 7456) pour la partie basse des tourbes d’Etouvie (Ducrocq, 2001), 9840 ± 60 (Ly 8687) à la base des tourbes d’Amiens Renancourt (Antoine & Ducrocq, 1997).

66Les ossements associés à certains sites comme Saleux ont révélé la présence d’os de castors chassés par les Mésolithiques au Boréal (Beta-191694 : 8 210 ± 50 BP, Fagnart et al., 2008). Le rôle du rongeur dans la création de retenues d’eau pose la question de son potentiel rôle dans la création et l’entretien de zones propices à la turfigénèse (Wells et al., 2000 ; Liarsou, 2013).

67Les fouilles et recherches à proximité des tufs de Tirancourt, Hangest-sur-Somme, Boves, Etouvie, Daours ont participé à la réactualisation de la question du lien entre les formations des tourbes et des tufs (Antoine et al., 1998). L’étude malacologie, géochimique et des macrorestes végétaux ont associé la formation des tufs Holocènes à l’optimum climatique (Holocène Ancien et Moyen). La formation du tuf est en lien avec les dynamiques hydrologiques et les vitesses d’accumulation peuvent varier entre 8 et 15 cm par siècle pour les tufs de Daours par exemple (Limondin-Lozouet et al., 2013). D’après les observations et analyses de N. Limondin-Lozouet et al. (2013), l’arrêt de la formation du tuf pourrait être lié à une baisse du niveau de la nappe de la craie et concorderait avec les occupations et activités romaines de l’Âge de Fer.

68Cette question reste en suspens, une étude des dynamiques de tassement et de dégradation des tourbes et des investigations géochimiques supplémentaires, pourraient apporter des éléments de réponse supplémentaire pour vérifier les hypothèses de formations des croupes de tufs et du lien entre formation de tourbe et de tuf.

5.2- Un cadre à compléter et des investigations à poursuivre

69Comme le résume la figure synthétique (fig. 9), la matière organique des tourbes s’est accumulée pendant les périodes les plus tempérées de l’interglaciaire alors que les périodes de péjorations climatiques ont été source d’érosion et de dépôts sédimentaires plus grossiers et minéraux. Les tourbes tardiglaciaires (Bølling et Allerød) se sont déposées sur les graviers et les dépôts lœssiques du Pléniglaciaire Supérieur et ont subi des phases érosives au Dryas Ancien et Récent. Les climats tempérés de l’Holocène Ancien et Moyen ont été favorables à de fortes croissances des dépôts tourbeux (du Préboréal à l’Atlantique pour les dépôts tourbeux d’Etouvie 9930 ± 60 BP, Ly-7456, à 6040 ± 40 BP, Ly-7452, Antoine et al., 1997 ; des tourbes subboréales sont enregistrées à un mètre de profondeur dans la vallée de l’Hallue à Fréchencourt 3415 ± 35 BP, GrN-5385, Zeist & Spoel-Walvius, 1980). La séquence se termine généralement par la mise en place de colluvions limoneuses organiques, puis de plus en plus minérales (lœss érodé-redéposé) dans les vallées principales et les vallons secs adjacents (Antoine, 1997b ; Antoine et al., 2012). Ces colluvions recouvrent une grande partie des fonds de vallées du bassin de la Somme (surtout à proximité des pieds de versants), de ce fait, la majorité des tourbières peut être considérée comme fossile. L’origine de l’arrêt de la turfigénèse reste méconnue malgré l’identification des facteurs climatiques et anthropiques comme perturbateurs principaux. Des hiatus persistent dans les séquences fluviatiles malgré les différents sites de recherches du bassin versant. Les plus importants hiatus concernent essentiellement le Tardiglaciaire (Bølling et Dryas Ancien) mais aussi l’Holocène, le début du Préboréal et de l’Atlantique ont parfois été mal conservés du fait des phases érosives par lesquelles ces périodes ont débuté. Plusieurs facteurs en sont la cause : l’érosion, la nature stérile de certains horizons (certaines tourbes carbonatées conservent mal les pollens par exemple), le remaniement et les bioturbations, ou encore la compression de certains dépôts (Zeist & Spoel-Walvius, 1980 ; Limondin-Lozouet, 1997 ; Munaut & Defgnée, 1997 ; Limondin-Lozouet dans Antoine et al., 2012). Pour le moment, aucune tourbe tardiglaciaire n’a été signalée dans la vallée de la Somme et seule la moyenne vallée de la Selle a permis de décrire à Conty une séquence couvrant l’intervalle Bølling-Allerød-Dryas récent (Antoine et al., 2012).

70Enfin, les travaux menés dans les années 1990 s’étant essentiellement concentrés sur la période associée aux occupations du Paléolithique supérieur final (15 - 10 ka cal. BP) et du Mésolithique (10 - 6 ka cal. BP, Fagnart et al., 2008), la seconde moitié de l’Holocène a été nettement moins investiguée et a le plus souvent uniquement fait l’objet de descriptions stratigraphiques.

6- Actions de préservations et perspectives de recherche

71Il existe donc un manque de données et de connaissances sur l’évolution des milieux entre l’Atlantique et l’état actuel des fonds de vallées du bassin de la Somme. La partie superficielle est étudiée, entre autres, par des organismes comme le Conservatoire des Espaces Naturels des Hauts-de-France (CEN).

72La plupart des tourbières toujours actives et marais tourbeux sont gérés pour la majorité d’entre eux par le CEN qui réalise un travail de suivi des écosystèmes depuis 2013. Le CEN participe activement à l’amélioration des connaissances sur l’état actuel de ces milieux naturels, aussi bien par leur inventaire cartographique, que par l’élaboration du plan régional d’action en faveur des tourbières, ou encore par la mise en place du projet LIFE Anthropofens pour conserver et restaurer ces zones humides sensibles (Lebrun et al., 2014 ; Lebrun et al., 2020 ; Barbier & Lépine, 2020). Environ 490 ha de tourbières actives sont recensés dans la Haute vallée de la Somme entre Saint Quentin et Ham sur les 1790 ha de sites concernés par l’étude. Les prospections du CEN continuent pour avoir ces données sur l’ensemble de la vallée.

73Ces zones humides subissent les conséquences des activités anthropiques (extraction, agriculture, drainage, pollutions…) depuis plusieurs milliers d’années avec des problématiques d’anthropisation croissantes depuis environ 6000 BP (débuts de l’agriculture dans le nord de la France). A l’échelle de l’Europe, 52 % des tourbières ont disparu (Chapman et al., 2003, Joosten et al., 2017) libérant, sur le long terme, les stocks de carbone qu’elles contenaient. La prise en compte grandissante du rôle des stocks de carbone du sol et des histosols dans la lutte contre le changement climatique (Jassey et al., 2015 ; Joosten et al., 2016 ; Beaulne et al., 2021) et la menace que ce dernier exerce sur les zones humides (Chapman et al., 2003 ; Gardner & Finlayson, 2018) forment des défis conséquents pour les organismes chargés de leur gestion et plus généralement pour la société (naturalité du milieu, services écosystémiques, dégradation de long terme lié au drainage etc.). Une collaboration entre spécialistes des archéoenvironnements et acteurs de la conservation est indispensable pour apporter des réponses adaptées aux problématiques actuelles.

74En 2017, la labellisation Ramsar de la vallée de la Somme et ses principaux affluents, révèle un regain d’intérêt des acteurs territoriaux pour cet environnement qui représente l’un des plus grands complexes tourbeux alcalins du nord-ouest de l’Europe (13 100 ha). Dans ce cadre le financement de projets visant à restaurer les tourbières alcalines (projet LIFE Anthropofens) et définir les paléoenvironnements des tourbes de la vallée (projet Archéofen) offre l’opportunité d’échanges constructifs pour définir la/les naturalité(s) de ces milieux, et de fixer des objectifs de restauration adaptés.

75Le projet Archéofen, qui repose sur une thèse de doctorat (C. Garcia 2020-2023), a pour ambition de relancer les recherches sur ce sujet afin d’améliorer les connaissances sur les dynamiques des dépôts fluviatiles au cours de l’Holocène. L’étude est centrée sur les dépôts tourbeux, ce qui n’avait pas encore été le cas dans les travaux récents afin de saisir les liens entre la formation, la composition de la tourbe et des différents dépôts. Les modifications climatiques et le rôle de l’anthropisation du paysage sont abordés à travers les transitions sédimentaires, le freinage des dynamiques turficoles et les processus de « minéralisation » (dégradation) de la tourbe de surface.

7- Conclusion

76Depuis plus de 150 ans, différentes raisons ont conduit les auteurs anciens à s’intéresser aux dépôts tourbeux : milieux particulièrement favorables à la préservation des restes archéologiques, ressource naturelle (combustible), archive des environnements anciens et surtout de la paléo-végétation (pollens, macrorestes végétaux).

77A travers cet historique des recherches et des concepts il apparaît que la compréhension actuelle de la mise en place des séquences tourbeuses des fonds de vallées du bassin de la Somme au cours de l’Holocène résulte d’une longue succession d’hypothèses émises par des géologues, des paléontologues, des archéologues et des ingénieurs agronomes.

78Dans un premier temps, les travaux se sont concentrés sur l’évaluation de la qualité des tourbes comme combustible, les méthodes d’extractions et l’estimation du volume des réserves. Des hypothèses sur leurs formations ont été émises pour tenter de comprendre comment la tourbe pouvait de nouveau croître dans les fosses d’extraction. Les ingénieurs à l’origine de ces écrits avaient une vision purement économique de ce substrat.

79A partir du xixe siècle, les recherches combinant géologie et archéologie ont construit une stratigraphie des dépôts de fond de vallée intégrant la position précise de tous les vestiges historiques à « antédiluviens » qui y sont préservés. Cette démarche est à la base des approches chronoculturelles et stratigraphiques propres à la géoarchéologie actuelle. Elle est conceptualisée dès les années 1860 par Boucher de Perthes sous le terme « archéo-géologie ».

80A partir de la seconde moitié du xxe siècle, la reprise des recherches systématiques sur les séquences de fond de vallée couplée à une approche analytique (bioindicateurs et analyses physico-chimiques) et au développement de la datation radiocarbone ont permis de reconstituer avec une grande précision la succession des paléoenvironnements de la vallée de la Somme en lien avec les variations climatiques globales depuis la fin de la dernière période glaciaire. Cependant les dynamiques érosives, comme celles observées au début de l’Holocène dans la haute vallée de la Somme ou dans la vallée de la Selle, ont parfois effacé une partie non négligeable de l’information stratigraphique. La partie récente de l’Holocène a généralement été très peu étudiée. Un certain nombre de questions, soulevées par V. Commont ou F. Bourdier, concernant le lien entre les formations de tourbe et de tuf, les causes de ce colmatage tourbeux important, l’absence de toute trace de tourbe comme moyen de comparaison avec les interglaciaires précédents ou encore les causes de l’arrêt de la turfigénèse au cours de l’Holocène récent sont toujours d’actualité. Ces interrogations nécessitent une reprise des travaux de grande ampleur sur la vallée de la Somme et ses affluents.

81Dans le cadre des recherches les plus récentes, l’étude fine de la stratigraphie en lien avec les sites archéologiques, les investigations sur de multiples bioindicateurs, et des datations au radiocarbone ont fixé un cadre précis de l’évolution des dépôts de fond de vallée du Tardiglaciaire à l’Atlantique avec certains hiatus concernant certains bioindicateurs (érosion, compaction ou mauvaise conservation dans certains niveaux carbonatés).

82C’est désormais l’enjeu central du projet Archéofen que de compléter ce modèle d’évolution morpho-sédimentaire et paléoenvironnemental afin de caractériser les forçages climatiques et anthropiques ayant influencé la turfigénèse. Des nouveaux éléments sur la composition des tourbes (analyses pédo-sédimentaires et géochimiques : fibres-frottées, calcimétrie, granulométrie, dosage carbone-azote, analyses élémentaires par ICP-OES…), des analyses supplémentaires de plusieurs bioindicateurs (macrorestes végétaux, pollens, diatomées, ADN environnemental) et des datations 14C viendront compléter le schéma d’évolution paléo- et archéo-environnemental.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1 : Le bassin versant du fleuve Somme et ses principaux sites d’études des dépôts tourbeux
Légende Fig. 1: The River Somme basin and its main peat deposit study sites
URL http://journals.openedition.org/quaternaire/docannexe/image/16574/img-1.png
Fichier image/png, 2,2M
Titre Fig. 2 : Carte géologique simplifiée de la Moyenne vallée de la Somme.
Légende Fig. 2: Simplified geological map of the Middle Somme Valley.
URL http://journals.openedition.org/quaternaire/docannexe/image/16574/img-2.png
Fichier image/png, 1,5M
Titre Fig. 3 : Grands ensembles lithologiques et dynamiques récentes et actuelles des Bas-Champs (redessiné d’après Beun & Broquet, 1980).
Légende 1a/ Dune actuelle, 1b/ Dune récente, 2a/ Cordon littoral actuel, 2b/ Cordon littoral récent, 3/ Dépôt de marais côtiers, 4/ Sables d’estran, 5/ Dépôts fluvio-estuariens (7500 à 5500 BP), 6/ Dépôts pléistocènes, 7/ Limons complexes des plateaux, 8/ Craie (sommet soliflué).
URL http://journals.openedition.org/quaternaire/docannexe/image/16574/img-3.png
Fichier image/png, 64k
Titre Fig. 4: Extrait du transect de la vallée de la Somme à Amiens par J. Prestwich (1860).
Légende 1/ Limon, tourbe et graviers, 2/ Terre à briques et silex anguleux-graviers, 3/ Sables fossilifères et graviers avec des outils en silex à St Acheul, 4/ Craie.
URL http://journals.openedition.org/quaternaire/docannexe/image/16574/img-4.png
Fichier image/png, 371k
Titre Fig. 5 : Coupe transversale de la bordure de la vallée de la Somme à Montières par V. Commont (1912).
Légende A/ Terre à briques, B/ Ergeron supérieur, B1/ Ergeron moyen, B2/ Ergeron inférieur, C, C1, C2/ Cailloutis, D/ Limon rouge, E/ Limon à points noirs, F/ Limons roux sableux (cailloutis à la base), A1/ Limon de lavage : néolithique, gallo-romain, etc., tn/ Terre noire de marais : gallo-romain, tg/ Terre grise de bordure : néolithique ancien, Tuf/ Néolithique, âge de bronze, gaulois, Tourbe ancienne/ Néolithique robenhausien.
URL http://journals.openedition.org/quaternaire/docannexe/image/16574/img-5.tif
Fichier image/tiff, 1013k
Titre Fig. 6 : Coupe de la tourbière d’Albert par H. Debray (1873).
Légende 1/ Limons noirâtres mélé de silex, 2/ Limon gris perle sableux, 3/ Calcaire concretionné sableux, 4/ Tuf calcaire, 5/ Tourbe de 4e qualité, 6/ Tourbe de 1e qualité, 7/ Tourbe de 2ème qualité, 8/ Calcaire granulaire avec parties tourbeuses, 9/ Lentille calcaire.
URL http://journals.openedition.org/quaternaire/docannexe/image/16574/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 468k
Titre Fig. 7 : Schéma de synthèse des dépôts de fond de vallée par F. Bourdier (1969)
Légende Fig. 7: Synthesis diagram of valley floor deposits by F. Bourdier (1969)
URL http://journals.openedition.org/quaternaire/docannexe/image/16574/img-7.png
Fichier image/png, 527k
Titre Fig. 8 : Etouvie Autoroute A16-1993 : transect partiel de la Vallée de la Somme en rive gauche (90 m) (modifié d’après P. Antoine, 1994)
Légende Formations anté-holocènes : Grt/ Graviers calcaires à matrice limono-sableuse de la bordure externe de la nappe d’Etouvie (très basse terrasse de la Somme, + 5/6 m d’altitude relative, Saalien final) ; Grv/ Graviers calcaires à matrice de sable calcaire (nappe de fond, Weichselien) ; Lcs/ Loess calcaire sableux (Weichselien).
URL http://journals.openedition.org/quaternaire/docannexe/image/16574/img-8.png
Fichier image/png, 389k
Titre Fig. 9 : Modèle d’évolution du colmatage tourbeux Holocène dans la vallée de la Somme en trois phases (modifié d’après Antoine, 1997b).
Légende Fig. 9: Evolution model of the peat clogging in the Somme Valley in three steps (modified from Antoine, 1997b)
URL http://journals.openedition.org/quaternaire/docannexe/image/16574/img-9.png
Fichier image/png, 894k
Titre Fig. 10 : Synthèse des données paléoenvironnementales et reconstitution de l'évolution du système fluviatile du bassin de la Somme entre la fin du Pléniglaciaire Weichsélien et le début de l'Holocène (modifié d’après Antoine et al. (2012 b).
Légende Fig. 10: Synthesis of paleoenvironemental data and reconstruction of the evolution of the Somme basin system between the end of the Weichselian Pleniglacial and the beginning of the Holocene (modified from Antoine et al, 2012 b).
URL http://journals.openedition.org/quaternaire/docannexe/image/16574/img-10.jpg
Fichier image/jpeg, 510k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Chloé Garcia, Pierre Antoine et Boris Brasseur, « Les séquences tourbeuses des fonds de vallées du bassin de la Somme (France) : historique des recherches, diversité des concepts et perspectives »Quaternaire [En ligne], vol.33/1 | 2022, mis en ligne le 09 octobre 2023, consulté le 25 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/quaternaire/16574 ; DOI : https://doi.org/10.4000/quaternaire.16574

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Auteurs

Chloé Garcia

EDYSAN (Ecologie et Dynamiques des Systèmes Anthropisés) UMR 7058 CNRS - UPJV, 1 rue des Louvels, FR-80000 AMIENS. Courriel : garcia.chloe@u-picardie.fr

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Pierre Antoine

Laboratoire de Géographie Physique, Environnements quaternaires et actuels UMR 8591 CNRS-Univ. Paris 1 & UPEC, 1 place Aristide Briand, FR-92195 MEUDON. Courriel : pierre.antoine@lgp.cnrs.fr

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Boris Brasseur

EDYSAN (Ecologie et Dynamiques des Systèmes Anthropisés) UMR 7058 CNRS - UPJV, 1 rue des Louvels, FR-80000 AMIENS. Courriel : boris.brasseur@u-picardie.fr

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