Nous remercions sincèrement toutes les personnes et institutions ayant permis de faire avancer les recherches paléolithiques à Waziers. Nous remercions également le comité éditorial de la revue Quaternaire pour son dévouement et avoir rendu possible la sortie de cet article et le reste des articles des deux tomes consacrés au gisement de Waziers le Bas-Terroir. Nous remercions les deux relecteurs Roxane Rocca et Christophe Griggo pour leur relecture attentive et leurs suggestions d’amélioration.

1 - Introduction

1La question de la capacité d’adaptation de l’Homme de Néandertal au milieu forestier dense et plus particulièrement à celui de l’Eemien dans les contrées septentrionales de l’Europe a été posée dès les années 1980 par C. Gamble (1986). Cette interrogation a été posée face au constat de l’époque d’une absence d’occupations humaines pouvant être corrélée aux conditions de plein Interglaciaire eemien. Un débat s’ouvrit suite à l’article de W. Roebroeks et al. (1992) remettant en cause le modèle écologique proposé par C. Gamble. Ce débat stimula la communauté scientifique et les recherches de nouveaux sites corrélables à l’Eemien se renforcèrent dans les années 1990 et 2000 en Europe centrale et moyenne, entrainant la reprise d’étude ou la découverte de nombreux gisements archéologiques (Gaudzinski-Windheuser & Roebroeks, 2011). Si la question d’occupations néandertaliennes durant la phase de plein Interglaciaire eemien fut tranchée au Nord de l’Europe sur la base de ces nouvelles découvertes et études, la France septentrionale et les îles britanniques demeurent jusqu’au début des années 2000 dans la même situation d’absence de gisement archéologique eemien connu. Pour le Nord de la France, cette situation pouvait paraître paradoxale vue la densité de recherche et de gisements mis au jour pour le Paléolithique moyen durant ces décennies (Locht et al., 2016). Il faut attendre 2003 avec la (re)découverte de la séquence de tuf eemienne de Caours dans la Somme et de ses niveaux d’occupation (Antoine et al., 2006) pour qu’une première page eemienne s’écrive, ou plutôt que le livre d’histoire de la connaissance des occupations eemiennes du Nord de la France voit son écriture débuter. Car dix ans après cette découverte, une nouvelle séquence eemienne exceptionnelle fait son apparition et livre des premiers indices discrets du passage de Néandertal dans une contrée d’habitude inexplorée par les paléolithiciens à Waziers sur la zone du Bas-Terroir, à proximité de Douai. Dans le présent article, nous présentons les vestiges laissés par plusieurs occupations humaines dans ce gisement inédit de Waziers le Bas-Terroir. Les vestiges lithiques comme fauniques analysés à travers une approche technologique et archéozoologique permettent de livrer un premier visage des occupations néandertaliennes d’une zone humide fréquentée pendant le dernier Interglaciaire. À priori défavorable à une implantation humaine (espaces semi-aquatiques, tourbes), la question de la nature des activités et de la raison des passages des Néandertaliens se pose, en même temps que celle de la taphonomie et de la préservation de tels vestiges dans un paysage dynamique et soumis aux conditions périglaciaires de la dernière glaciation. Les résultats issus de près de dix années de recherches sont discutés ensuite dans le cadre de l’accroissement des connaissances pour cette période encore largement méconnue qu’était l’Eemien, afin de replacer l’apport effectif et à venir que représente Waziers le Bas-Terroir dans le registre du Paléolithique européen.

2 - Contexte géographique et chronostratigraphique des opérations archéologiques menées à Waziers le Bas-Terroir

2La ville de Waziers est localisée dans le département du Nord, immédiatement au nord-est de la ville de Douai (figs. 1A & 1B). L’intégralité des industries lithiques et des restes fauniques décrits ci-après sont issus du sondage dit du puisard (2013) et des fouilles programmées menées en 2014 et 2015 au lieu-dit du Bas-Terroir (fig. 1B). Le sondage dit du puisard est un sondage en pyramide inversée réalisé au nord-est de l’emprise de la fouille préventive historique de 2013. Ayant pour but premier l’évacuation des eaux pluviales ennoyant la fouille, ce sondage a également permis des observations et des prélèvements sur la séquence pléistocène et des découvertes préhistoriques (Hérisson et al., 2022). Les fouilles programmées préhistoriques quant à elles, ont été effectuées préalablement à l’aménagement de la

3Z.A.C. dite du « Bas-Terroir », plus précisément sur la partie sud-ouest de cette zone (fig. 1C ; Hérisson et al., 2022). Les fouilles 2014 et 2015 ont ouvert une fenêtre d’observation d’environ 775 m² permettant d’explorer et fouiller environ 211 m² de formation eemienne. La fouille 2014 a principalement exploré les dépôts laissés dans le lit de deux chenaux, à l’emplacement de leur confluence (fig. 1C), tandis que la fouille 2015 s’est étendue plus vers l’ouest, intégrant les bords de ces deux chenaux et les berges amorçant l’interfluve situé à l’amont (fig. 1C).

4Les sédiments ont fait l’objet d’un levé précis (avec des unités stratigraphiques de détail « ud ») puis ont été synthétisés en quelques grandes unités (« US » ; voir Deschodt et al., 2022 pour les modalités de la démarche). La synthèse permet une corrélation entre les sondages dit du puisard et des fouilles 2014 et 2015 (fig. 2).

5La stratigraphie débute par les sables glauconieux du Thanétien (US 1), recouverts ponctuellement de graviers de craie ruisselés et de sables déposés dans une dynamique de versant (US 2). Dessus, se développe la Formation de Waziers commençant par un premier Membre constitué de dépôts fluviatiles grossiers (US 3) surmontés de dépôts fluviatiles fins calcaires (US 4) ayant livré l’éclat du niveau N0 dans le puisard (Hérisson et al., 2022, voir la figure 12). Le second Membre est constitué de plusieurs niveaux de tourbe et de limons organiques (US 5) qui ont livré la très grande majorité des restes organiques (ligneux comme fauniques) et des niveaux archéologiques (N1, N2 et N3) mis au jour sur le gisement de Waziers le Bas-Terroir. Cette Formation de Waziers a pu être corrélée à la transition SIM 6/5e pour le Membre 1 et au SIM 5e pour le Membre 2 (Deschodt et al., 2023). Cette Formation de Waziers est, selon les secteurs, plus ou moins impactée et remaniée par une dynamique fluviatile et des structures d’érosion thermokarstiques, se marquant par des lits de sable, des sédiments tourbeux démantelés et de graviers de craie (US 6). La séquence s’achève sur 3 mètres de dépôts constitués par une nappe de graviers de craie (US 7a) d’environ 0,5 à 1 m liée à des écoulements de petits chenaux mobiles, surmontée par des sables et des limons lités (dépôts fluvio-éoliens ; US 7b), puis des limons loessiques calcaires (US 7c).

3 - Matériel et méthodes

3.1 - Approche des niveaux archéologiques

6Les milieux humides sont rarement le domaine de prédilection des spécialistes du Paléolithique moyen, faute de terrain, plus que d’intérêt. Mises à part quelques incursions bien connues en Europe moyenne en bord de lac à Neumark Nord (Mania et al., 1990 ; Gaudzinski- Windheuser et al., 2014 ; Laurat & Brühl, 2021 ; Roebroeks et al., 2021), à Lichtenberg (Hein et al., 2021 ; Weiss et al., 2022), force est de constater que les référentiels et les approches inspirantes sur l’approche de niveaux archéologiques pléistocènes en milieu humide sont le domaine des mésolithiciens. C’est vers ces références que notre lecture s’est portée pour s’inspirer des choix de construction des niveaux archéologiques de Waziers le Bas-Terroir, et plus particulièrement des travaux de

7T. Ducrocq et J.-P. Fagnart dans la vallée de la Somme, de la Selle et du Thérain (Ducrocq, 2011 ; Antoine et al., 2012 ; Ducrocq et al., 2014). Car toute création d’entité archéologique s’il est besoin de le préciser est un choix subjectif, une construction de préhistorien. La résolution atteinte dans un milieu tourbeux est haute en raison de la rapide accumulation verticale et de la variabilité latérale du dépôt. L’échelle de temps des phénomènes enregistrés est beaucoup plus fine qu’en milieu loessique, contexte le plus fréquemment exploré par les fouilles du Paléolithique moyen du Nord de la France.

8En tout, quatre niveaux archéologiques en place ont été mis au jour sur l’ensemble de la séquence explorée sur la zone du Bas-Terroir de 2013 à 2015. Les niveaux ont été numérotés de N0 à N3 (fig. 2), en partant du bas de la séquence vers le haut de la séquence. Notons que la numérotation des niveaux N1 et N3 est ici inversée par rapport à ce qu’il avait été proposé à l’issue de la triennale 2014‑2016 (Hérisson, 2017).

3.2- Approche du matériel faunique et végétal

9Le matériel faunique étudié à Waziers le Bas-Terroir, est présenté en détail d’un point de vue paléontologique dans le tome 1 (Auguste et al., 2022). Tous niveaux confondus, le corpus se compose – outre les petits rongeurs, les oiseaux et la tortue – de 10 espèces comprenant un mégaherbivore (rhinocéros de prairie), trois grands herbivores (aurochs, cheval, mégacéros), deux herbivores de taille moyenne (cerf, daim ?), un petit herbivore (chevreuil). Deux carnivores (tab. 1) sont également présents (ours brun, loutre), ainsi qu’un gros rongeur (castor).

10En bas de séquence, l’US 4 (sous-unités a, b, c et d) a livré très peu de matériel avec six pièces au total. C’est l’US 5 (sous-unités a, b, c, d, e), au milieu de la séquence et corrélée à l’Interglaciaire eemien qui est la plus riche avec 94 vestiges fauniques. Au-dessus des tourbes, les US 6 et 7 (dont la sous-unité 7a) ont livré 48 restes fauniques. La couverture fluvio-éolienne (US 7b et 7c) n’a livré aucun vestige faunique.

11Tous les éléments dentaires et osseux ont été examinés afin d’observer tous les indices d’une intervention anthropique et/ou d’un ou de plusieurs autres agents taphonomiques, ainsi que l’histoire des différents assemblages. L’observation s’est faite directement et dans certains cas via une loupe binoculaire. Des analyses paléoprotéomiques ont par ailleurs été réalisées afin de préciser l’identification spécifique des pièces non déterminées (Bray et al., 2023).

12D’un point de vue taphonomique, le site de Waziers le Bas-Terroir se caractérise par son extraordinaire conservation du matériel au sein des sédiments tourbeux, en particulier des restes macro-végétaux. Des accumulations très importantes de portions de bois végétal (troncs et branches, brindilles et feuilles) ont été ainsi retrouvées lors des fouilles dans l’US 5e. De nombreux restes ligneux possédaient des appointements et des biseaux à leurs extrémités, ou des marques en creux. Ces modifications se sont avérées pour les premiers éléments analysés (Audiard et al., communication personnelle) être les traces laissées par des incisives de castor, et les bois accumulés un barrage et/ou une hutte de castor (fig. 3 ; Auguste et al., 2022, voir la figure 9). De fait, la présence du castor s’observe également dans le corpus faunique en particulier avec une grosse portion d’un squelette d’un jeune individu mis au jour au sein de l’accumulation de bois de l’US 5e (Auguste et al., 2022, voir les figures 9C et 9D).

13Au sein du corpus faunique, 22 pièces ont fait l’objet d’une étude plus détaillée car elles présentaient un voire deux stigmates taphonomiques (tab. 2). Le contexte sédimentaire correspond à des dépôts en zone humide pour la majeure partie de la séquence, et notamment là où la faune a été retrouvée. Cet impact de l’eau a laissé des traces sur un métacarpien d’aurochs, un talus de castor et trois os longs d’un grand herbivore, se caractérisant par des émoussés des arêtes et des altérations de surface tels que des piquetages. Des perforations laissées par la cuspide d’une dent sur un radius de chevreuil, un humérus de canard, un tibia et un métacarpien d’aurochs, et un tibia de rhinocéros sont, quant à elles, imputables à un ou plusieurs carnivores. Un radius de castor a été rongé par un petit rongeur (fig. 4).

14Les stigmates pouvant être attribués à une action anthropique sont, tout d’abord, des indices de fracturation des os longs observés sur sept pièces dont un radio- ulna et deux tibias d’aurochs (fig. 5), une mandibule, un tibia et un métapodien d’un grand herbivore qui est très probablement l’aurochs (fig. 6), et un os long non attribué ni anatomiquement ni taxonomiquement. Il est à noter également une association entre un profil de fracture hélicoïdale et un enlèvement médullaire sur un humérus d’aurochs. Deux os portent des stries de découpe : une extrémité distale de tibia d’un castor (fig. 7) et un fragment de frontal d’aurochs (fig. 8). Pour ce dernier, la nature anthropique des stries est avérée, plutôt que des marques liées à un transport aquatique.

15Il apparait donc que les Néandertaliens ont eu une relation directe avec ces animaux, avec une probable récupération de la viande et de la peau. Enfin, un os présente le témoignage indéniable du passage au feu, il s’agit d’un fragment de diaphyse d’un os long d’un grand herbivore, très probablement un aurochs, avec des zones de crémation noires, indiquant un passage au feu d’une durée réduite et exposé à une chaleur peu intense (fig. 9).

Fig. 9 : Fragment de diaphyse d’os long d’un grand herbivore (aurochs ?, n^o F111) présentant des marques de crémation (US 5b, niveau N1) mis au jour lors de la fouille de Waziers le Bas-Terroir en 2014.

Vue corticale à gauche, vues médullaires à droite.

Clichés: N. Sévêque.

3.3 - Approche du matériel lithique

16Le matériel lithique a été abordé par une approche technologique des chaînes opératoires visant à reconstituer les différentes étapes de production des systèmes et leurs liens. Cette approche dérive de la proposition générale de Mauss (1936) et de ses développements postérieurs. La caractérisation technologique a été fondée sur la structure des nucléus et des caractéristiques techniques des produits, telle que proposée par Boëda (2013). Les descriptions et comparaisons des concepts de débitage suivent les définitions pour le Levallois de Boëda & Pellegrin (1983), Boëda (1993, 1994, 1997) et pour le discoïde de Boëda (1993 ; 1997 ; 2021), Locht & Swinnen (1994), Peresani (2003) Locht (2004).

4- Résultats

4.1- Le niveau archéologique n0 (us 4)

17Le niveau N0 est constitué d’un unique éclat de silex taillé. Il fut découvert en 2013 lors de l’ouverture du sondage en pyramide inversée dit du puisard (Hérisson et al., 2022, voir la figure 12). Plus précisément, l’éclat a été découvert dans les déblais du fond du puits, et peut être attribué aux sables silto-organiques gris verts à débris végétaux et mollusques (US4) d’après la matrice qui le contenait (unité de détail 15 ; Deschodt et al., 2022 ; Hérisson et al., 2022, voir la figure 13).

18Aucun reste faunique dans le sondage du puisard n’a été mis au jour dans l’US 4 ayant livré l’éclat.

19L’éclat mesure 82 mm de long pour 60 mm de large et 6 mm d’épaisseur (fig. 10). Il est issu d’un silex brun, au grain très fin, et riche en microfossiles dont la détermination n’a pas encore été effectuée mais probablement attribuable au Crétacé. Le silex se présente frais, sans altération particulière tant chimique que mécanique. La face supérieure arbore huit négatifs d’enlèvement unipolaires, tandis que la face inférieure est marquée par un bulbe et un point d’impact saillants, des lancettes bulbaires et des ondulations nombreuses et resserrées. Le talon est dièdre mais le point d’impact est situé au centre du négatif d’enlèvement le plus plat. La technique de percussion directe au percuteur dur, l’organisation des enlèvements antérieurs, la préparation du plan de frappe, la morphologie et la structure de l’éclat permettent d’avancer que l’éclat a été produit selon une conception Levallois, selon une modalité préférentielle grâce à une préparation unipolaire. Il est probable que cet éclat Levallois soit un artefact isolé, perdu ou abandonné lors d’activités, loin de son lieu de production.

4.2- Le niveau archéologique n1 (US 5B)

20Le niveau N1 est constitué d’un seul éclat semi-cortical mis au jour au sein de l’ud 116 (US 5b ; fig. 2). L’ud 116, un limon tourbeux, a pu être fouillée manuellement sur quelques mètres carrés au pied de la coupe 3, lors de la fouille programmée 2014 (Deschodt et al., 2022, voir la figure 10). Le fragment proximal d’éclat semi-cortical mesure 36 mm de longueur pour 34 mm de largeur et 10 mm d’épaisseur (fig. 11.1). Sur la face supérieure, deux négatifs d’enlèvement unipolaires sont d’origine anthropique tandis que trois négatifs témoignent d’enlèvements de cupule de gel. Le gel est aussi à l’origine de la configuration particulière de la face inférieure. Elle présente une petite partie où l’onde de détachement a pu se propager normalement et une grande surface où le détachement a suivi une fissuration préexistante formée par le gel. Le talon restant est linéaire et laisse supposer une percussion directe au percuteur dur sur une surface corticale ou gélivée. L’éclat est issu d’un bloc de silex brun noir au cortex gris lessivé. La détermination pétrographique n’a pas été effectuée à ce jour mais l’éclat est probablement issu d’un petit rognon de silex récolté en position secondaire dans un cours d’eau, ce dont témoignent le cortex lessivé et la gélivation interne du bloc.

21Si le corpus lithique du niveau N1 est très limité, ce n’est pas le cas du corpus faunique mis au jour dans l’US 5b. En effet, 44 restes fauniques sont décomptés pour cette unité (tab. 1). Le bestiaire comprend le chevreuil, le rhinocéros, la loutre, le castor, ainsi qu’un grand herbivore qui est très probablement l’aurochs (Auguste et al., 2022). Ce sont deux os de ce dernier taxon qui présentent des témoignages indubitables d’activité anthropique dans ce niveau. Un fragment de branche horizontale de mandibule a été fracturé pour récupérer la substance nutritive qui s’y trouve et indique ainsi qu’une activité de boucherie a été réalisée. Un fragment de diaphyse d’os long présente une coloration noire sur une partie de l’os (fig. 9). Cette coloration indique une exposition à un feu peu intense et limité dans le temps dont l’origine anthropique dans un tel milieu humide ne laisse pas de doute. Une autre pièce très spectaculaire est un tibia de castor qui présente des marques de découpe, assimilable à une opération de décharnement (fig. 7). Il apparait donc ainsi que le castor a servi d’apport alimentaire pour les Néandertaliens du niveau N1 de Waziers.

D.A.O. : D. Hérisson.

4.3- Le niveau archéologique n2 (US 5C & US 5D)

22Le niveau N2 est constitué de trois artefacts lithiques mis au jour lors de la fouille programmée de 2014 dans un rayon d’un mètre sur un secteur fouillé manuellement. Ces silex étaient contenus dans l’ud 13 (US5c), des limons gris avec quelques litages centimétriques et dans l’ud 115 (US5d), des limons gris venant combler des petits chenaux incisant les unités antérieures (fig. 12 ; Deschodt et al., 2022, voir les figures 9 et 10). Les propriétés des dépôts des ud des US5c et 5d sont très proches et peuvent latéralement être confondues, ou plus précisément ne pas être distinguées. Ces unités sont interprétées comme le résultat de dépôts calmes en fond de chenal, et les artefacts peuvent être dans leur position exacte d’abandon si les Hommes les ont laissés à un moment où le chenal n’était pas en eau. Il pourrait aussi s’agir d’artefacts rejetés depuis la berge toute proche. Dans tous les cas, le lieu d’abandon d’origine de ces artefacts est de l’ordre métrique. Les pièces n’ont pas ou très peu été remobilisées et le recouvrement sédimentaire après abandon a été très rapide. La différenciation non évidente des ud 13 et 115, le mode de mise en place des dépôts et leur « péné-contemporanéité » nous ont incités à regrouper sous la même étiquette « niveau N2 » les pièces lithiques et fauniques issues des US 5c et 5d, considérant qu’il s’agissait du meilleur compromis.

23Les trois artefacts du niveau N2 sont issus du même type de silex brun-noir que celui ayant produit les artefacts des niveaux N0 et N1 (figs. 11.2-11.4). Ils sont tous les trois dans un état de fraicheur remarquable, sans patine ni altération chimique ou mécanique visible à l’œil nu.

24Le premier artefact (n^o 88 ; fig. 11.4) est une pointe pseudo-Levallois mesurant 47 mm de longueur pour 43 mm de largeur et 10 mm d’épaisseur. Trois négatifs unipolaires convergents sont présents sur la face supérieure. Ils mettent en place un bord abrupt à droite, et un bord fin à gauche. La percussion est rentrante, directe au percuteur dur. Le talon a été préparé par un unique enlèvement suivi d’un égrisage. Le second artefact (n^o 89 ; fig. 11.3) est un éclat non cortical mesurant 31 mm de long pour 40 mm de large et 6 mm d’épaisseur. La face supérieure présente trois principaux négatifs d’enlèvements unipolaires. Le talon est dièdre et fortement marqué par un contre-bulbe antérieur. Le coup est porté sur l’arête du dièdre en percussion directe rentrante en percuteur dur. Le troisième artefact (n^o 90 ; fig. 11.2) est un fragment proximal d’éclat non cortical de petites dimensions, puisque mesurant 21 mm de long pour 22 mm de large et 3 mm d’épaisseur. L’éclat a été doublement fracturé par flexion dans l’axe et transversalement en partie distale. Le talon restant montre un facettage effectué avant détachement par percussion directe rentrante au percuteur dur. Ces trois artefacts peuvent s’insérer dans un système Levallois comme discoïde. En l’état, il est difficile de trancher définitivement, bien que les préparations au détachement sur les talons tendent à pencher vers un système Levallois plutôt que discoïde.

25Les US 5c et 5d ont livré 15 restes fauniques associant de l’aurochs, du chevreuil, de l’ours brun et du castor. Deux os portent la marque d’une activité humaine : un fragment de diaphyse de radio-ulna d’aurochs avec une fracturation de forme hélicoïdale liée à une percussion dynamique sur os frais ; un fragment de diaphyse d’humérus d’aurochs, associant le profil de fracturation dynamique sur os frais avec un enlèvement médullaire, caractéristique d’une percussion pour extraire la moelle osseuse. Un humérus de canard montre par ailleurs des marques laissées par les crocs d’un petit carnivore.

4.4 - Le niveau archéologique n3 (US 5E)

26Le niveau N3 est le plus riche matériellement parlant. Il est constitué de 19 artefacts mis au jour lors de la fouille programmée 2015 et un artefact issu du sondage 4 du diagnostic préventif de 2011 (fig. 13 et tab. 3). À ces 20 artefacts relevés lors de la fouille, il faudra ajouter les éléments – très majoritairement des esquilles inférieures à 5 mm – retrouvés lors du tamisage dont le tri et le décompte ne sont pas achevés à ce jour. Les artefacts du niveau N3 ont été essentiellement recueillis sur la zone de fouille manuelle de 11 m² (fig. 13). Ils étaient contenus dans l’ud 300 (US 5e), une tourbe presque exclusivement constituée de lit de feuilles plus ou moins dégradées, où la sédimentation détritique est presque totalement absente (figs. 13C & 13D). Au-delà de l’ud 300, un débris isolé (n^o S272) a été recueilli au sein de l’ud 304 (tourbe située 10 cm sous l’ud 300). Ce débris remonte sur le nucléus S202 et permet d’attribuer l’ud 304 et ce débris au niveau N3 (figs. 13E & 13F). Un débris (n^o S212) a été recueilli à l’interface entre les ud 300 et 301, probablement remanié de l’ud 300 (niveau N3), il est laissé hors du niveau N3, en l’absence actuelle de remontage.

27Les observations recueillies lors de la fouille et la nature des remontages effectués plaident en faveur d’un niveau archéologique préservé en place, reflet d’un instantané de la production de quelques éclats sur une rive. Tous les artefacts du niveau N3 semblent issus du même type de silex brun-noir que celui ayant produit les artefacts des niveaux N0 à N2. D’un point de vue technologique, seuls les remontages (1 et 2) et les pièces sd4.001 et S327 permettent de reconstituer les chaines opératoires mises en œuvre.

28Le remontage 1 (S200 + S302) est constitué de deux éclats débordant à droite et outrepassant (figs. 14.1 & 14.2). Ces derniers sont issus d’un nucléus dont la structure et les négatifs d’enlèvement indiquent l’utilisation du concept Levallois selon une modalité unipolaire. La percussion est directe, au percuteur dur, et portée sur un plan de frappe dièdre et probablement lisse (ou dièdre). L’éclat Levallois (S327 ; fig. 14.3) est issu de ce même schéma opératoire Levallois récurrent unipolaire. Il présente un facettage du talon et une fracturation en partie distale (probablement en flexion directe).

29Le remontage 2 (S202, S234, S236, S272, et S303) montre l’exploitation d’un petit bloc de silex (fig. 15.1). Ce bloc présente une plage corticale avec des stigmates de percussion attestant qu’il a servi de percuteur avant d’être utilisé comme nucléus. Le débitage vise à l’enlèvement d’éclats, et se fait de façon alterne sur deux surfaces séparées par une charnière (aux environs de 70°). Il n’y a pas de hiérarchie apparente entre les deux surfaces. Les deux semblent alternativement jouer le rôle de surface de production et de plan de frappe. Aucune préparation au détachement n’est pratiquée. La gélivation du bloc et la mauvaise qualité de certaines de ces parties, couplées à des fissures probablement issues de l’utilisation première du bloc en percuteur ont entrainé plusieurs séries d’accidents, dont de nombreux rebroussements, qui ne permettent plus de poursuivre l’exploitation au-delà d’une dizaine d’enlèvements. Le schéma d’exploitation se rapproche de ce qui est connu dans une conception discoïde sur deux surfaces. A ce schéma peut aussi se rattacher la pointe pseudo-Levallois (sd4.001 ; fig. 16.5). Elle présente des négatifs convergents sur sa face supérieure. La percussion est directe, au percuteur dur, et rentrante sur une surface lisse d’un talon dièdre épais. La percussion est réalisée dans une direction cordale. Le talon épais s’oppose à deux bords tranchants, dont le bord droit qui arbore des micro-esquillements qui pourraient être liés à de l’utilisation.

30Le reste de l’industrie lithique est constituée d’éléments de petites dimensions ou de débris peu caractéristiques qui sont probablement issus de cette production in situ. Au-delà des esquilles et des débris retrouvés dans un espace restreint. Le caractère in situ de la production est également attesté par le taux élevé de remontage puisque 45 % de l’assemblage remonte, et ce taux dépasse la moitié de l’assemblage (57 %) si les esquilles sont exclues.

31L’US 5e a livré 31 restes fauniques associant l’aurochs, le rhinocéros, le chevreuil, le castor, un petit mammifère, de la tortue et des oiseaux (Auguste et al., 2022 ; Lebreton et al., 2023). Trois os longs provenant de ce niveau présentent un profil de fracturation dynamique sur os frais pouvant être attribué à une action anthropique : un fragment de diaphyse de tibia d’un aurochs (fig. 5) ; un fragment de diaphyse de tibia d’un grand herbivore, probablement l’aurochs ; un fragment de diaphyse d’os long d’espèce indéterminée. Un radius de castor montre à plusieurs endroits des zones de pertes de matière plus ou moins marquées (fig. 4). La morphologie de ces marques en creux évoque assez bien le rongement par un rongeur de petite taille. Une diaphyse de tibia de rhinocéros montre les marques caractéristiques du rognage des deux extrémités par un gros carnivore (loup ou hyène).

32Fig. 14 : Éclats issus d’un schéma Levallois récurrent unipolaire du niveau N3 de Waziers le Bas-Terroir.

331/ Éclat semi-cortical débordant et outrepas- sant (S302), remontant sur le S200 (2). 2/ Éclat semi-cortical débordant et outrepassant (S200), remontant sur le S302 (1). 3/ Éclat Levallois (S327). Dessins : N. Ahmed-Delacroix. D.A.O. :

34D. Hérisson.

35Tab. 3 : Inventaire technologique des artefacts lithiques mis au jour au sein du niveau N3 de Waziers le Bas-Terroir.

4.5 - Industries lithiques et restes fauniques remaniés mis au jour dans la séquence de waziers de 2014 à 2015

36De nombreuses pièces lithiques et fauniques ont été recueillies en position remaniée dans la séquence des sondages et fouilles entre 2014 et 2015. Une revue de détail intégrale ne nous semble pas ici très informative. En revanche, il paraît intéressant de préciser la position de ces pièces dans la séquence de manière globale pour mieux comprendre la préservation locale des niveaux archéologiques et géologiques et le fort impact des phénomènes périglaciaires sur ces occupations humaines interglaciaires.

37L’essentiel des pièces remaniées lithiques comme fauniques a été mises au jour au sein de l’US 6. L’US 6 est interprétée comme des séries de ravines incisant les tourbes et limons tourbeux de l’US 5 et issu de la fonte du pergélisol (thermokarst ; Deschodt et al., 2022). Cette activité thermokarstique périglaciaire a entraîné le démantèlement de niveaux de tourbe dans des proportions importantes dans certains secteurs et des niveaux paléolithiques qu’ils renfermaient, comme l’ont attesté les observations faites sur la fouille programmée de 2015. Ainsi, sont retrouvés démantelés et en position secondaire dans les ravines de l’US 6 de nombreuses pièces lithiques et fauniques issues des tourbes de l’US 5 (fig. 17). Les pièces lithiques arborent les mêmes traits que ceux esquissés par les artefacts lithiques retrouvés en place au sein des niveaux N0 à N3 et se rattachent à deux conceptions de débitage Levallois et discoïde. L’US 6 montre un spectre faunique similaire à celui identifié dans l’US 5, à savoir l’aurochs, associé au cerf, au chevreuil, au cheval, à l’ours brun, et au castor. Trois pièces

38montrent un profil de fracturation pouvant être attribué à une action anthropique : un fragment de diaphyse de métacarpien d’aurochs ; un fragment de diaphyse de tibia d’aurochs ; un fragment de diaphyse de métapodien d’un grand herbivore, très probablement l’aurochs (fig. 6). Au sein de cette unité, des marques de dents laissées par un carnivore sont présentes (mâchonnage) sur un fragment de diaphyse de métacarpien et sur un fragment de diaphyse de tibia, tous les deux attribués à l’aurochs. Ces marques sont associées à un profil de fracturation dynamique. Par ailleurs, un radius de chevreuil présente une perforation probablement laissée par la cuspide d’une dent de petit carnivore. Le rôle de l’eau comme agent taphonomique est bien marqué dans cette unité, avec plusieurs os présentant des marques d’altération (piquetage, surface dégradée) et des émoussés des bords : un fragment de métacarpien d’aurochs, trois fragments de diaphyse d’os longs d’un grand herbivore (l’aurochs ?) et un talus de castor. Un fragment de frontal d’aurochs présente des stries de découpe sur la partie dorsale de l’os (fig. 8). Ce type de stries est généralement associée à une action de dépouillage afin de récupérer la peau de l’animal. Des marques liées au remaniement du niveau ne correspondent pas à ce type de stries.

39Plus rares, quelques pièces lithiques et fauniques remaniées sont issues de l’US 7a. Un percuteur en grès peut être mentionné, car rarement rencontré sur les gisements du Paléolithique moyen du Nord de la France. De même, un fragment distal d’éclat outrepassé (S145 ; figs. 17C &17D) dénote par ses grandes dimensions.

40Il s’inscrit dans un schéma Levallois unipolaire avec préparation centripète. L’US 7a a livré de l’aurochs, un cervidé de la taille du daim et du cheval. Le seul os qui porte le témoignage d’une intervention humaine dans cette unité est un fragment de diaphyse de tibia d’aurochs, avec une fracturation de type hélicoïdale.

41Les pièces remaniées lithiques s’inscrivent dans la variabilité des schémas déjà documentés par les industries lithiques en place des niveaux N0 à N3. Il en est de même pour les cortèges fauniques qui entrent dans les listes des espèces déjà présentes et dans le registre d’activités anthropiques déjà documentées dans les niveaux N0 à N3. Seul le dépouillage de l’aurochs avec la pièce de frontal n^o 40 élargit le registre des activités connues avec de la pelleterie sur grand herbivore.

Fig. 15 : Remontage 2 du niveau N3 de Waziers le Bas-Terroir.

1/ Remontage 2 avec les éclats remontés sur le nucléus S202, montrant deux surfaces exploitées selon un schéma suivant un concept discoïde. 2/ Nucléus S202 représenté seul.

Dessins : N. Ahmed-Delacroix. D.A.O. : D. Hérisson.

Fig. 16 : Éclats du niveau N3 de Waziers le Bas-Terroir.

1 & 3/ Éclats appartenant au remontage 2. 1/ Fragment distal d’éclat cortical (S236). 2/ Éclat semi‑cortical (S233). 3/ Éclat semi-cortical (S201). 4/ Fragment distal d’éclat cortical présentant, en partie distale, des stigmates liés à une activité de percussion antérieure au détachement. 5/ Pointe pseudo‑Levallois (sd04-001) issue du sondage 4 du diagnostic de préventif de 2013.

Dessins : N. Ahmed-Delacroix. D.A.O. : D. Hérisson.

Fig. 17 : Vues de pièces lithiques remaniées des fouilles programmées de Waziers le Bas-Terroir.

(A) Vue de l’emplacement de la pièce S215 retrouvée en position remaniée au sein des dépôts d’une structure thermokarstique de l’US 6, une ravine incisant la tourbe de l’US 5 ayant livré à quelques dizaines de centimètres l’essentiel des pièces du niveau N3. Le cadre indique l’emplacement de la vue de détail proposée en B. (B) Vue de détail de la pièce S215 au sein de l’US 6. (C) Vue générale montrant la position de découverte de l’éclat S145 dans les graviers de craie de l’US 7a surmontant les niveaux de tourbe de l’US 5. L’encadré indique l’emplacement de la vue détaillée en D. (D) Vue détaillée de l’éclat S215 découvert au sein des graviers de craie de l’US 7a.

Clichés A-B et D.A.O. : D. Hérisson. Clichés C-D : L. Vallin.

5- Discussion autour de passages discrets mais récurrents de néandertaliens depuis le tardiglaciaire du SIM 6 à l’optimum eemien sur le gisement de Waziers le bas‑terroir

42Les fouilles programmées de 2014 et 2015 ont permis de confirmer les indices paléolithiques livrés lors du diagnostic préventif de 2013 attestant du passage de Néandertaliens à Waziers le Bas-Terroir durant l’Eemien. Cette confirmation permet d’acter définitivement l’existence d’un gisement paléolithique moyen inédit attribuable à l’Eemien dans le Nord de la France, faisant de Waziers le second de la liste après le fameux gisement de Caours (Antoine et al., 2006). Au-delà de cette confirmation, ces fouilles permettent d’ouvrir une nouvelle page de la connaissance de l’Eemien et des peuplements de la France septentrionale et plus largement d’Europe du Nord-Ouest pour une période peu documentée jusqu’alors, à savoir la phase tardiglaciaire du SIM 6 et celle du réchauffement du début de l’Eemien (SIM 5e), entre environ 140 et 130 ka. En effet, la séquence de Waziers, riche de quatre niveaux archéologiques, témoigne d’occupations humaines qui se répartissent sur environ 10 ka. Nous ne pouvons à ce jour les attribuer plus précisément, corréler ces occupations à une résolution millénaire reste un défi pour le Paléolithique moyen. Toutefois, la haute résolution atteinte grâce à la qualité de l’enregistrement sédimentaire et les conditions de préservation exceptionnelle de nombreux indicateurs paléoenvironnementaux, principalement organiques, permettent de replacer les occupations humaines dans un cadre et une évolution environnementale et climatique à la précision rarement atteinte pour le Pléistocène.

43Ainsi, le niveau N0 (US 4) se place dans un paysage de prairie arctique dominé par les herbacées (en particulier Cyperaceae, Artemisia et Poaceae) avec quelques rares arbres présents de type Pinus, Juniperus ou Betula (Gauthier, 2022). L’eau n’est encore qu’un élément secondaire du paysage qui reste bien drainé comme l’indiquent les restes malacologiques (Limondin- Lozouet, 2022). La température moyenne annuelle de l’air reconstituée est d’environ 4,7 ± 0,6°C (Maréchal et al., 2022 ; contre 11,0°C actuellement pour la période 1999- 2019), confirmant les signaux paléoenvironnementaux plaçant l’occupation au sein du Tardiglaciaire du SIM 6. Seul le cheval, à savoir Equus achenheimensis, avec le maxillaire mis au jour sur la fouille 2014 (Maréchal et al., 2022, voir la figure 4 ; Auguste et al., 2022, voir le figure 8) est présent dans le cortège faunique pénécontemporain du niveau N0. Mais aucune relation ou plutôt interaction entre l’unique éclat Levallois du niveau N0 et ces restes dentaires n’existe, rendant difficile d’aller plus loin dans l’interprétation de cet unique éclat témoin de ce premier passage de Néandertal en bas de séquence.

44Le niveau N1 n’est guère plus loquace lithiquement parlant avec un seul éclat mis au jour. Le corpus faunique est bien plus riche (chevreuil, rhinocéros, loutre, castor et probablement aurochs) et atteste d’activités anthropiques avec des fracturations liées à des activités de boucherie et de consommation de matière carnée. Au menu de Néandertal, le castor semble avoir également une place de choix comme l’atteste un tibia livrant de nettes traces de décharnement (fig. 7). Un fragment d’os laisse entrevoir l’utilisation du feu sur le site (fig. 9). Ce milieu tourbeux (US 5b) est marqué par des espèces malacologiques adaptées aux milieux vaseux et à des conditions climatiques de type interglaciaire, en cohérence avec la température annuelle aérienne moyenne reconstituée de 8,6 ± 0,6°C (Maréchal et al., 2022). La végétation se caractérise par une présence marquée de Sphagnum et de Betula couplé à Ulmus, correspondant à une tourbière acide bordée d’un boisement d’Ulmus dense (Gauthier, 2022).

45Le niveau N2 qui a livré trois pièces lithiques correspond au fond d’un chenal calme qui indique un rejet d’artefacts depuis une berge proche ou directement en fond de chenal lors d’un épisode d’assèchement. Ils ont rapidement été scellés par les alluvions, et le lieu d’abandon originel de ces pièces par rapport au lieu de découverte est proche (de l’ordre du mètre). Ces trois pièces lithiques n’ont pas été produites sur le site même. Waziers le Bas-Terroir pourrait être plutôt le lieu d’utilisation de ces pièces au potentiel fonctionnel tranchant. L’exploitation du cortège faunique du niveau N2 (aurochs, chevreuil, ours brun et castor) s’apparente à un registre de boucherie et surtout de consommation de moelle (fracturation des os longs d’aurochs). Cette activité s’inscrit dans un paysage de tourbière assez fermée (Gauthier, 2022).

46Le niveau N3 montre la production in situ de quelques outils à partir de petits blocs de silex probablement ramassés en position secondaire. Le débitage se fait en retrait d’une berge à partir de deux concepts, Levallois et discoïdes, créant des outils tranchants adaptés à des activités de boucherie. Au débitage réalisé sur place, s’ajoutent des éclats produits ailleurs et abandonnés également sur la berge dans le niveau N3. C’est aussi vers le registre de consommation de moelle que pointent les fractures dynamiques d’os long d’aurochs. Si ce boviné parait le seul à avoir été consommé ou tout du moins à avoir livré des traces prouvant cette consommation, le registre faunique de l’US 5e est large (aurochs, rhinocéros, chevreuil, castor, petit mammifère, tortue et divers oiseaux). Ces activités de production d’outils et de consommation bouchère s’inscrivent dans un milieu pleinement interglaciaire avec présence d’eau calme et d’une forêt dense de Corylus, Alnus et Quercus s’étendant jusqu’aux berges (Gauthier, 2022 ; Limondin‑Lozouet, 2022).

47Les recherches sur le gisement de Waziers le Bas-Terroir de 2013 à 2015 mettent en évidence des passages discrets mais récurrents – au moins quatre passages – de Néandertaliens depuis le Tardiglaciaire du SIM 6 jusqu’à

48l’optimum eemien. Ce milieu, passant d’une prairie arctique à un milieu marécageux et tourbeux, puis plus densément boisé, n’est a priori pas le plus favorable à des occupations néandertaliennes. Pourtant, la récurrence de fréquentations indique un parcours si ce n’est permanent, au moins occasionnel de ce milieu humide. La recherche de ressource carnée est probablement un des moteurs du parcours de ce territoire comme l’attestent les fréquentes traces anthropiques relevées sur le matériel faunique. Comme c’est souvent le cas dans les sites du Paléolithique moyen en France septentrionale, un très grand herbivore est toujours l’animal prioritairement concerné par les activités de subsistance des Néandertaliens, ici l’aurochs (Auguste et al., 2018, 2019). Un petit animal fait aussi partie, à Waziers, de la faune ayant fait l’objet de l’attention alimentaire de la part des Néandertaliens, en l’occurrence le castor. Le tibia du niveau N2 (US 5d) prouve ainsi que cet animal, découvert essentiellement dans son lieu d’habitat au sein de ces bioconstructions végétales, a aussi été intégré dans la recherche de nourriture de ces Hommes. Cette occurrence Homme/ Castor, avec des indices plus ou moins nets d’intervention du premier sur le second, se rencontre régulièrement dans certains sites paléolithiques en Europe occidentale, durant le Paléolithique inférieur et moyen. Mais, les interactions nettes (traces de découpe) entre ces deux taxons demeurent par contre très rares. C’est ainsi le cas par exemple pour le site paléolithique inférieur de la Caune de l’Arago (Lebreton et al., 2017), dans plusieurs sites paléolithiques moyens du nord de l’Italie (Fiore et al., 2004). Le commensalisme entre des Hominidés et le castor, sans témoins concrets d’activités de boucherie, semble également un élément que l’on rencontre dans certaines régions, par exemple au Paléolithique moyen au Portugal (Cuenca-Bescos et al., 2021). L’interaction identifiée à Waziers montre donc de nouveau la capacité de Néandertal à s’intéresser aussi à du petit gibier. L’autre point important est que cette activité s’est effectuée durant l’Eemien. L’autre site eemien de la région, Caours, a livré également des vestiges de castor associés aux restes de boucherie des quatre niveaux archéologiques identifiés (Antoine et al., 2006 ; Auguste, 2009). Par contre, à ce jour, aucun élément à Caours ne permet encore de lier ces vestiges aux activités de boucherie pratiquées sur le site.

6- Des conclusions et des perspectives

49La connaissance acquise sur ce gisement de Waziers le Bas-Terroir est le fruit avant tout d’échanges et d’investissements personnels d’un collectif humain de chercheuses et de chercheurs, ayant mené leurs recherches de manière obstinée, voire entêtée. C’est ce fruit qui est en partie restitué ci-avant dans le présent article, retraçant les principales avancées archéologiques et archéozoologiques des fouilles programmées et recherches menées sur le terrain de 2013 à 2015. Dix années de recherches de terrain et de laboratoire ont permis de découvrir à Waziers le Bas-Terroir puis, pour partie, d’identifier, cerner, fouiller et analyser une séquence inédite datant de l’Eemien et les vestiges exceptionnels qu’elle livre. La faune de vertébrés de Waziers le Bas-Terroir apporte de nombreux éléments susceptibles de renouveler notre vision des comportements de subsistance des Néandertaliens. Il s’agit, en partie, de la deuxième faune eemienne reconnue en France septentrionale après celle de Caours. Ces vestiges sont extrêmement bien conservés, permettant une lecture assez aisée de l’histoire taphonomique du site. C’est l’aurochs qui semble avoir été privilégié par les Néandertaliens quant aux activités de boucherie. Ces accumulations fauniques s’inscrivent, pro-parte pour les niveaux tourbeux, dans une reconstitution écosystémique remarquable avec la préservation du bois végétal, qui plus est sous forme de bioconstruction par des castors. Ces derniers font également partie du gibier et ne sont pas que des animaux intrusifs ou périphériques aux activités humaines.

50La documentation archéologique recueillie de 2013 à 2015 peut paraître ténue de prime abord mais elle est au final de toute première importance car rarissime pour reconstituer les comportements des Néandertaliens, les paysages et environnements qu’ils ont parcourus et exploités au cours du Tardiglaciaire du SIM 6 et pendant l’Interglaciaire eemien. Le gisement de Waziers le Bas-Terroir est à insérer dans la liste des sites paléolithiques remarquables du Nord de la France, au même titre que le complexe de sites de Cagny pour le Paléolithique inférieur, Caours ou Biache-Saint- Vaast pour le Paléolithique moyen ou Renancourt pour le Paléolithique supérieur. Le gisement de Waziers se distingue par la qualité de préservation de ses vestiges organiques (surtout végétaux) et par l’étendue des dépôts pléistocènes préservés, permettant au final une approche paysagère. De par ces deux particularités (potentielles de conservations archéologique et de reconstitution environnemental), le site ou plutôt le complexe de sites de Waziers rappelle d’autres gisements paléolithiques d’exception d’Europe occidentale : le complexe de sites de Schöningen et celui plus synchrone de Neumark Nord.

51Le potentiel de la zone du Bas-Terroir est immense pour la recherche paléolithique sur l’Eemien de par ses conditions de préservation des matériaux organiques mais également par l’étendue des dépôts concernés comme l’ont montré les investigations au-delà des fouilles de 2014 et 2015. Si le potentiel est immense, les difficultés de son exploitation dans le futur sont proportionnelles à l’intérêt scientifique : zone soumise à la pression immobilière, difficultés foncières d’accès au terrain, dimension de la zone à étudier, préservation/ conservation différentielle des zones selon l’activité thermokarstique du Dernier Glaciaire, résurgence d’eau proche de la surface entrainant des effondrements… L’accès au terrain dans ces conditions et le financement coûteux de ce type d’opération et de recherche sur le temps long représentent un double défi à relever dans le futur si nous souhaitons exploiter ce rarissime potentiel de découvertes eemiennes. C’est indiscutablement sur ce type de gisement et la riche documentation qu’il livre que pourront s’écrire les réponses aux questions ouvertes par C. Gamble puis prolongées par W. Roebroeks et S. Gaudzinski-Windheuser sur la capacité d’adaptation et d’exploitation du milieu fermé densément boisé que représentait l’Europe du Nord-Ouest durant l’Eemien pour Néandertal.