1L’apparition des premiers agriculteurs en Europe (~5500 BC) est un tournant majeur de l’anthropisation des écosystèmes. Certaines pratiques culturales ont généré des formes singulières et d’autres se sont fossilisées dans les paysages actuels. Ces structures agraires délimitent d’anciens parcellaires (ou systèmes agraires) et renferment des archives pédo‑sédimentaires qui peuvent nous informer sur les paléoenvironnements et la dynamique historique de l’occupation du sol. C’est une fenêtre ouverte sur notre histoire rurale, et leur analyse permet de définir des évolutions à travers le temps et l’espace. Mettre en lumière ces changements d’occupation du sol et déterminer les adaptations potentielles des sociétés rurales aux variations paléoclimatiques, comme celles qui ont eu lieu durant le Petit Âge Glaciaire ou l’optimum médiéval, peut nous permettre de mieux évaluer les limites et les possibilités de l’adaptation de nos systèmes agraires au changement climatique. Déterminer les trajectoires temporelles des paysages, c’est aussi identifier et caractériser des états écologiques passés, afin d’évaluer les réponses (résistances et résiliences) et les héritages écologiques et anthropiques des écosystèmes actuels. Définir un état écologique de référence ou « historique » est difficile et cela en raison de deux facteurs principaux : (i) des nombreux changements climatiques aux échelles pluriséculaires ou millénaires et (ii) l’empreintes des activités humaines passées (Jackson & Hobbs, 2009). L’analyse de l’héritage des activités humaines sur les écosystèmes, à une large échelle, est limitée à l’époque contemporaine, en raison d’un manque de données spatiales des dynamiques paysagères antérieures au 18e siècle. La détection de ces anciens systèmes de champs, à partir des données LiDAR, permet de donner une dimension spatio-temporelle plus ancienne des écosystèmes que celle proposée par l’étude des seule cartes historiques. L’acquisition de ces données, au service de l’écologie historique, permettra sans doute de mieux comprendre les liens entre héritages écologiques et anthropiques.
2Dans ce dessein, cette thèse se structure autour de trois objectifs majeurs : (i) recenser et répertorier les systèmes agraires présents dans l'est de la France ; (ii) établir la trajectoire temporelle de certaines formes agraires à une échelle locale, impliquant non seulement la détermination de la période initiale de mise en culture des parcelles, mais également l'identification des périodes et des dynamiques de changement dans l'occupation du sol par l'analyse des archives pédo-sédimentaires ; (iii) Déterminer à une large échelle l’évolution temporelle d’un paysage à partir de ces formes agraires. Les vestiges de ces anciennes pratiques agraires sont abondamment présents et préservés au sein des espaces boisés ou des prairies dans les paysages de l'est de la France. Dans le cadre de cette thèse menée dans la partie nord-orientale de la France (fig. 1), trois catégories spécifiques de formes agraires ont été prises en considération, à savoir les murgers (stone walls), les rideaux de culture (lynchets) et les champs bombés (ridge and furrows). Les murgers présentent une diversité de formes distinctes, représentant de manière caractéristique le phénomène d'épierrement des champs, susceptible de sceller des paléosols. Les rideaux de culture situés sur les versants se matérialisent sous la forme d'une série de ressauts parallèles résultant d'une accumulation par colluvionnement et labours répétitifs. L'invention de la charrue à versoir fixe joue un rôle prépondérant dans la configuration des champs bombés, influençant significativement leur forme. Il est important de souligner que le terme « système agraire » utilisé dans ce contexte ne doit pas être confondu avec un ensemble de procédés d'exploitation des terres orientés vers la productivité, impliquant des modalités techniques uniformes, telles que la rotation triennale des cultures sur des parcelles cultivées de manière homogène. Cette thèse se concentre plus précisément sur la manifestation physique de ces pratiques, matérialisée par des micro-topographies, ou comme les nommes très justement Langewitz et al. (2021), des « agro-morphologies », plutôt que sur leurs modalités spécifiques. Ces vestiges sont rarement isolés, chaque microtopographie se matérialisant sur le terrain comme la délimitation d'un ancien champ. Ainsi, ces formes agraires construisent une trame ou un maillage parfois dense, identifié comme un « système » d'anciens champs ou de formes agraires.
3Ce travail de thèse a permis de générer une base de données inédite dans les départements disposant de données LiDAR (fig. 1). Ainsi, 1700 centroïdes ont été générés, dont chaque point correspond à un système de formes agraires. Sur l’ensemble de ces points, 1055 correspondent à des champs bombés, principalement situés dans la plaine du Haut-Rhin (68) et dans le Pays de Bitche (Moselle, 57), 155 sont des murgers, principalement observés dans les Vosges haut-rhinoises et les collines sous-vosgiennes et les rideaux de culture/terrasses sont au nombre de 490 points, et sont majoritairement présents dans le Haut-Rhin. Il est à noter que seul le département du Haut-Rhin a fait l'objet d'un relevé quasi-exhaustif couvrant l'ensemble de son territoire, en raison d'un recouvrement total par le LIDAR datant de 2008. Même si cette base de données n’est pas exhaustive, elle met en évidence l'étendue spatiale de formes résultant de pratiques agricoles anciennes dans des paysages préservés de l'agriculture moderne, tels que le Pays de Bitche et les Vosges Haut-Rhinoises. L'utilisation de la base de données a permis d'explorer les anciens systèmes de champs dans les Vosges Haut-Rhinoises couvrant 6,6 % de la zone d'étude, soit 78,5 km², et sont préférentiellement situés sur des pentes exposées au sud, à partir d’une altitude supérieure à 800 m. Moins de 2 % de la superficie forestière cartographiée au 19e siècle était cultivée au cours de la période médiévale, mettant en lumière leur distribution spatiale et soulignant l'importance de l'utilisation des formes agraires pour caractériser les forêts anciennes (Keller et al., 2023). Cette étude démontre l'importance d'intégrer les systèmes de formes agraires pour caractériser l'âge des écosystèmes forestiers, permettant de quantifier les zones forestières anciennes perturbées et non perturbées à l'échelle de chaînes de montagnes.
4Enfin, cette thèse a pu démontrer les avantages de l'utilisation de la pédoanthracologie dans les rideaux de culture. Six rideaux de culture ont été sélectionnés et analysés dans le Pays de Bitche et dans les Vosges Haut-Rhinoises (fig. 1). Parmi ces rideaux de culture, quatre d’entre eux ont une origine médiévale dont trois datent vraisemblablement du Haut Moyen Âge (ve-xe siècle), un rideau date du ~xviiie siècle et un seul rideau n’a pu être daté (Keller et al., 2024). Certains sites, comme le site de GAR (fig. 2c et d), situé dans la commune du Bonhomme (68), présentent une chronologie complexe avec des changements d’occupation du sol parfois centenaires (fig. 2a), illustrant des variations socio-économiques importantes. La pédoanthracologie a pu mettre en évidence ces changements d'affectation des terres, à l’aide de données historiques et archéologiques. Dans cette même commune, un murger (BON) a été également daté (fig. 2b et c). La datation des charbons de BON a fourni un terminus ante quem situé entre 1044 et 1222 AD, correspondant à un Abies alba (fig. 2a). Cette période concorde parfaitement avec le terminus ante quem identifié dans GAR, où un charbon Abies alba a été daté entre 899 et 1147 après J.-C. Cette datation confirme l’âge de ces structures aux alentours du ~xie siècle. Nous démontrons ainsi que la datation et l'identification des espèces de charbon de bois sont cruciales pour comprendre les trajectoires temporelles des anciens systèmes de culture, même si la variabilité temporelle des datations doit être complétée par des données historiques, archéologiques et palynologiques. Néanmoins, la dispersion des dates au radiocarbone, à l’instar du charbon Herdera dans le site GAR, provenant de charbons hérités et/ou d'autres épisodes de défrichements, souligne l'importance de combiner l’analyse des rideaux de culture avec d’autres datations. L'application du dispositif portable de luminescence stimulée optiquement (P-OSL) s'est avérée particulièrement pertinent pour déterminer les limites supérieures et inférieures des paléosols (fig. 3c) dans les champs bombés étudiés dans cette thèse, tel celui du site BAT (fig. 3a et b) dans la commune de Baerenthal (57). Même si pour l’instant aucune datation par luminescence n’a été réalisée dans les champs bombés, l’application du P-OSL ouvre des perspectives enthousiasmantes pour la détermination des datations de rideaux de culture et de murgers.
Fig. 1 : Carte de localisation des systèmes de formes agraires (rideaux/terrasses, champs bombés et murgers) dans l’est de la France dans les départements de la Moselle (57), du Bas-Rhin (67) et du Haut-Rhin (68).
Localisation des sites d’étude des rideaux de culture (étoile rouge) et des champs bombés (étoile bleue), avec la localisation du site GAR (Goutte au Rupt) situé dans la commune du Bonhomme (68) et le site BAT situé dans la commune de Baerenthal (57).
Fig. 2 : Application de la pédoanthracologie dans un rideau de culture et dans un murger combinée avec les données archéologiques et historiques de la commune du Bonhomme
a/ Frise chronologique modifiée d’après Keller et al. (2024) combinant les datations (14C) des charbons de bois prélevés dans le profil de sol GAR avec les données historiques et archéologiques de la commune du Bonhomme. b/ Fosse du murger du site BON avec la localisation du prélèvement du charbons de bois (Abies alba, BON 1-2_6) dans le paléosol situé sous l’épierrement. c/ localisation (modèle numérique de terrain, MNT) des sites GAR, BON et les centroïdes des systèmes de formes agraires localisés dans la commune du Bonhomme. d/ Tranchée réalisée dans le rideau de culture du site GAR.
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Fig. 3 : Application du dispositif portable de luminescence stimulée optiquement (p-OSL) dans un champs bombé situé dans la Commune de Baerenthal.

a/ Modèle numérique de terrain (MNT) du site BAR dans la commune de Baerenthal avec présence de champs bombés. b/ Coupe topographique (trait rouge) avec la localisation des fosses pédologiques. c/ Signal P-OSL dans le profil de sol BAT.