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Approche historique de la géographie des comptoirs littoraux à l’âge du Fer en Méditerranée occidentale à travers l’exemple du port de Lattara (Lattes, Hérault)

Historical approach of the geography of littoral ports during the Iron Age in Western Mediterranean, through the example of the port of Lattara (Lates, Hérault)
Ghislain Bagan, Eric Gailledrat et Christophe Jorda
p. 85-100

Résumés

Les recherches géoarchéologiques développées autour du port protohistorique de Lattara (Lattes, Hérault, France) ont permis la mise en évidence d’une paléogéographie fluvio-lagunaire particulière. La ville, construite dans la plaine deltaïque du Lez, est environnée d’eau dès sa fondation au VIe s. av. J.-C., la faisant apparaître comme une presqu’île lagunaire, encadrée par deux bras du fleuve singulièrement actifs. Le contexte géomorphologique de cette plaine pouvait pourtant laisser supposer une implantation dans d’autres secteurs, apparemment aussi attractifs et affranchis du risque alluvial. La cité est, en effet, soumise pendant plusieurs siècles à des problèmes récurrents d’engorgement des sols d’habitats, voire d’alluvionnements massifs colmatant l’étang et bouchant l’accès au port, véritable poumon économique de la cité. S’il peut évidemment être en partie imputé à certaines opportunités locales, ce système d’installation clairement itératif n’échappe pas pour autant à une initiative plus générale s’inscrivant parfaitement dans le schéma emporique de la Méditerranée archaïque. De plus, la répartition spatiale des établissements côtiers du Midi de la France révèle une certaine logique, traduite par un espacement régulier sur tout le littoral, appelant la comparaison avec ce que l’on connaît ailleurs en Méditerranée pour la même époque. En arrière-plan de ce modèle se posent alors de nombreux questionnements liés à la fois aux modalités de fondation de ces comptoirs littoraux, et parallèlement, aux relations établies avec les populations indigènes. Ces problématiques, bien que relevant d’un discours purement archéologique, sont incontournables tant elles interviennent dans la compréhension globale d’un phénomène perçu géographiquement. Autrement dit, et c’est tout l’enjeu de cette approche, il est essentiel d’appréhender au plus près la dialectique opérée entre les facteurs locaux (indigènes) et ceux participant d’une échelle plus globale (situation économique en Méditerranée) dans la mise en place des établissements littoraux, en regard également des contraintes du milieu fluvio-lagunaire.

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Texte intégral

1 - Introduction

1En vingt-cinq ans de fouilles programmées, les connaissances sur la paléogéographie de Lattara (Lattes, Hérault) ont considérablement évolué. Dans les années 1960, l’abondance de mobilier archéologique allochtone mis au jour – produit d’échanges avec la Méditerranée – ainsi que la découverte de constructions en bois, conservées dans la vase, avaient interrogé les archéologues de l’association du Groupe Archéologique Painlevé qui émettaient alors l’hypothèse de pontons associés à des aménagements portuaires, fluviaux ou lagunaires. Cette idée, appuyée entre autres textes antiques, par Pline l’Ancien dans son « Histoire naturelle » où il parle du stagnum latera, c’est-à-dire « l’étang appelé latera » (Barruol, 1988), faisait entrer Lattes dans le chapelet des villes portuaires antiques méditerranéennes. Port fluvial et/ou port lagunaire, la question est posée dès les premières fouilles et c’est la compilation des données qui permettra alors de comprendre un peu mieux cet aspect de la ville antique. La première tentative de cartographie sur la paléogéographie du port antique date de 1988 (Py, 1988, fig. 28, p. 115). Faisant le point sur l’ensemble des fouilles et sondages de reconnaissance effectués depuis vingt ans autour du gisement, Py propose l’image d’un port lagunaire (au sud) cerné à l’est et à l’ouest par deux bras du fleuve. Pour la période antérieure à l’époque romaine (fin du VIe/IIIe s. av. J.-C.), les données plus lacunaires ne permettent pas de confirmer la présence d’un port bâti, même s’il paraît évident qu’une forme de débarcadère devait au moins exister (Arnal et al., 1974, ; Py, 1988).

2 - Le port protohistorique de Lattara, une presqu’île lagunaire

2Le Lez est un petit fleuve côtier d’origine karstique, long d’une trentaine de kilomètres, qui se jette dans la mer au niveau de Palavas-les-Flots (Hérault) ; avant sa canalisation durant la Période Moderne, il débouchait dans l’étang du Méjean où se développait son delta. La ville de Lattes est aujourd’hui localisée au milieu de la plaine, en bordure du fleuve, contrairement à la ville protohistorique de Lattara qui était implantée en bordure de lagune (fig. 1). Cité portuaire occupée de façon continue entre la fin du VIe s. av. et le IIe s. ap. J.-C., elle a constitué un important lieu d’échanges commerciaux avec la Méditerranée. L’ampleur, dès sa fondation, du commerce avec les Étrusques puis avec les Marseillais ou d’autres partenaires méditerranéens illustre bien la vigueur de son activité.

3D’un point de vue paléogéographique, la puissance des alluvionnements historiques a conduit à un colmatage total du secteur, le rivage lagunaire se situant aujourd’hui plus d’un kilomètre à l’aval (fig. 2). Par ailleurs, la topographie actuelle est marquée localement par une anomalie conséquente, le site (autour de 4,50 m NGF) surplombant en effet la plaine de plus de deux mètres. Accumulation anthropique à l’intérieur du rempart à l’image des tells, et/ou butte naturelle d’origine alluviale ? Cette question amène à réfléchir sur les rythmes et les modes de la morphogenèse deltaïque du Lez. Les différents sondages ouverts sur le site (tranchées et carottages) et autour de ce dernier (diagnostics archéologiques et fouilles préventives), ont largement alimenté la base de données morphosédimentaire, livrant des informations sur le secteur avant l’implantation de la cité et pendant les sept siècles de son occupation. Plusieurs tranchées ont été creusées à l’extérieur de la ville contre le rempart, afin d’identifier les dépôts contemporains de l’agglomération (fig. 3). Des carottages ont également été mis en œuvre, cette fois-ci pour connaître l’épaisseur du site archéologique et les sédiments préalables à son implantation. Les sondages archéologiques anciens ont par ailleurs apporté des informations complémentaires, en particulier sur la présence de faciès lagunaires ou alluviaux profonds et contemporains de la ville. Globalement, les limons ou sables alluviaux et vases organiques lagunaires se succèdent et s’imbriquent sur l’ensemble de la zone, comme couramment dans les deltas de ce type. La difficulté d’analyse de ces environnements complexes est surtout liée à la juxtaposition de milieux de sédimentation a priori différents (front deltaïque, lagune, fond de chenal, berge alluviale, rivage…) et à l’enchevêtrement des processus géomorphologiques en jeu. Ici, la proximité du site archéologique a été un atout majeur pour la reconstitution des paléogéographies de la ville, le phasage des occupations étant aujourd’hui bien connu et le mobilier archéologique recueilli permettant souvent des recalages chronologiques au quart de siècle près.

4Concernant le contexte géomorphologique préalable à la fondation de Lattara, la solution adoptée a été de traverser le site par carottage, afin d’atteindre les dépôts précédant l’implantation. Cette méthode a permis en outre d’échapper aux incontournables remaniements anthropiques des abords du site, à l’exemple des prélèvements répétés de limons et argiles utilisés comme matériaux de construction ou des curages récurrents pour maintenir un accès au port. Les carottes obtenues montrent, en substance, le même fonctionnement morphogénique. En profondeur et ponctuellement jusque vers -0,50 m NGF, des sables et limons alluviaux alternent avec des vases organiques lagunaires, le sommet de la séquence étant dominé exclusivement par des apports fluviatiles. Ces dépôts interprétés comme un lobe deltaïque correspondent au soubassement de la ville et de son rempart. La lithologie du carottage effectué dans le puits antique PT348, localisé au centre de la ville, est explicite. Ce puits, fouillé au préalable sur 2,50 m de profondeur, a pu être foré à partir du fond de fouille à -0,30 m NGF. Matériellement, le premier mètre a été prélevé au carottier russe, les trois mètres suivants, de -1,35 à - 4,37 m NGF, à la tarière. Seuls les deux premiers mètres sont présentés ici (fig. 4).

5Quatre phases sont mises en évidence, avec à la base des vases lagunaires datées du Bronze final, suivies de sables fluviatiles conduisant à l’atterrissement de la zone, et enfin une maigre pédogenèse, précédant les premiers dépôts anthropiques attribuables à la fondation de la ville protohistorique.

6À la base de la succession, de -2,37 m à -2,10 m NGF, la première phase (A) est constituée de vases tourbeuses brun-noir associées à une abondante faune de milieu saumâtre, parmi lesquelles des cardiums et des modioles lagunaires. Ce niveau clairement lagunaire est daté sur débris végétaux de 2850 +/- 35 BP (GdA-394), c’est-à-dire 1130/910 cal. BC à 95,4 % de probabilité. L’intrusion d’un caillou et d’un tesson de céramique non tournée, tout comme le mélange de coquilles de mollusques en position de vie et de nombreux débris de coquilles, impliquent une proximité extrême de la berge et supposent une transgression lagunaire, autour du Bronze final III, vers - 2,30 m/-2,10 m NGF. La phase B de -2,10 à ‑0,90 m NGF, traduit le passage à une dynamique alluviale. Les successions sont rapides et les faciès oscillent entre des limons sableux fins gris-brun à la base, pour aboutir à des sables grossiers travertineux, gris clair à beige, typiques du Lez. Entre -1,35 et -0,90 m NGF, les sédiments montrent une structuration pédologique indéniable (phase C). Vers - 1,20 m NGF, l’altération est trop peu importante pour avoir permis le développement d’agrégats, par contre, on retrouve des bioturbations matérialisées par une porosité attribuable à l’ancien réseau racinaire, quelques traces de sphérolithes de lombrics et des fantômes de racines et radicelles. A -1,00 m NGF, la structure, grumeleuse à tendance prismatique est mieux marquée avec quelques rares agrégats de petite taille (diamètre < 5 mm). Ces arguments, ajoutés à la couleur grise du niveau supérieur et gris-beige des niveaux plus profonds, témoignent d’une maigre pédogenèse de type alluvial et permettent de mettre en évidence une phase de stabilisation sédimentaire et d’exondation du secteur dans un milieu jusque-là aquatique. La phase D, de -0,90 m jusqu’au sommet de la série à -0,30 m NGF, correspond à l’occupation protohistorique. On y retrouve les classiques successions de sols et remblais de nivellement, fréquemment rencontrés sur Lattes.

7En conclusion, ce sondage permet de comprendre le contexte géomorphologique du secteur lors de la fondation de la ville protohistorique. Dans un premier temps, la phase A marque le développement d’un environnement lagunaire. Ce sont d’abord des vases de décantation qui envahissent le secteur, suivies de faciès tourbeux lagunaires. On ne trouve pas ici de contact franc justifiant l’idée d’une transgression lagunaire ; la présence d’artefacts anthropiques grossiers, associée aux nombreuses coquilles brisées et entières, confirme cependant l’hypothèse d’une berge lagunaire et donc d’une transgression à la fin de l’Âge du Bronze. Suite à cet événement, le niveau de base continue de croître, mais ce sont des apports fluviatiles, attribuables à une phase de construction deltaïque, qui colmatent la zone (phase B). Au VIe s. av. J.-C. (Terminus Post Quem), la zone est atterrie comme en témoignent les traces d’altération pédologiques au sommet de la formation alluviale et la ville de Lattara y est construite. En marge de la ville, les recherches sur le rempart protohistorique menées depuis le début des années 1990 ont apporté nombre d’éléments de réflexion sur sa mise en œuvre. Deux faits en particulier, essentiels pour l’étude géoarchéologique, ont permis de montrer que le rempart était construit sans fondation et implanté systématiquement sur des sables fluviatiles (Py et al., 2008 ; Jorda et al., 2008). Une série de sondages contre la muraille, à l’amont et à l’aval de la ville, ont révélé la nature des dépôts précédant cette construction et la fossilisant.

8Dans la partie sud, le sondage de la zone 27, située contre le rempart archaïque (fig. 5), a mis au jour, non seulement les niveaux contemporains de l’occupation de la ville, mais également des dépôts antérieurs, attribuables en tout ou partie à des événements hydrosédimentaires.

9La muraille étant construite sans tranchée de fondation, elle donne un terminus chronologique (Terminus Post Quem) daté pour les dépôts sous‑jacents de la fin du VIe s. av. J.-C. Dans le sondage, trois phases sont identifiées. La première (A), constituée des couches 27691 et 27692 correspond à des dépôts fluviatiles. À la base, en deçà de -0,45 m NGF, le premier terme (27691) de couleur grise, est constitué de sables fins travertineux, dans une matrice limoneuse avec quelques inclusions de charbons de bois et de rares gravillons anguleux. Ces apports alluviaux de faible à moyenne énergie ont été perturbés par une activité anthropique quelconque, comme en témoigne la présence de charbons et cailloutis. Les traces visibles de bioturbation montrent qu’ils ont probablement été exondés ponctuellement, peut-être saisonnièrement. Au-dessus, l’Us 27692 est à dominante limono-argileuse, mais contient encore une faible part de sables fins travertineux. Quelques cailloux anguleux de lithologie variable (calcaires, grés…) sont également présents vers le sommet de la couche. Attribuables à des débris de taille, ils certifient une présence humaine et posent la question d’une implantation sur le secteur, dès avant la fondation de la ville protohistorique. Les sédiments, plus fins qu’à la base, traduisent un éloignement relatif de la source d’approvisionnement en matériaux fluviatiles. La présence de coquilles de gastéropodes d’eau douce associée à des débris de coquilles de mollusques bivalves à côtes radiales (Cerastoderma ?) suggère quant à elle des eaux saumâtres ou salées. C’est à partir de la phase B que l’installation d’une berge lagunaire est claire (Us 27693). Ce sont des limons argileux gris, dont le taux de sables travertineux devient très faible. Les éclats de taille sont beaucoup plus nombreux, mêlés à des débris de coquilles de modioles lagunaires (Modiolus sp.), retrouvées sur l’ensemble du niveau. Ces dernières sont associées à des coquilles de Bittium reticulatum, plutôt d’affinité marine, mais également à des limnées et des planorbes, d’eau douce. Le sommet de l’ensemble est marqué par un niveau de modioles juvéniles entières (diamètre < 15 mm) et en position de vie. Cet horizon coquillier matérialise de toute évidence un fond de lagune, alors que les cailloux, d’origine anthropique, témoignent de la proximité de la rive, les gastéropodes d’eau douce ainsi que les sables travertineux traduisant eux, un apport en eau douce par le fleuve. En revanche, les traces de bioturbation renvoient l’image d’une activité biologique peu intense dans le sol (végétation aquatique ou terrestre) et cadrent bien avec l’idée d’une berge lagunaire. Ces dépôts précédant immédiatement le rempart, il est difficilement envisageable que sa construction ait pu être entreprise au milieu de l’étang. Il apparaît plus juste d’imaginer la mise en place de la muraille en bordure de lagune, au contact de l’eau, et vraisemblablement même, dans une faible tranche d’eau. En résumé, l’ensemble 27691 à 27693 correspond à une série qui traduit une dynamique alluviale relativement énergique, évoluant progressivement vers une dynamique de décantation. Ce sont donc les sédiments apportés par un bras du fleuve, au moins, qui colmatent le secteur dès avant la fondation de la ville. Par contre, la question du niveau de base de la plaine, c’est-à-dire la lagune, reste posée. En effet, si les dépôts sont d’origine alluviale, peut-on évoquer un contexte de lit mineur, de plaine d’inondation, ou encore d’estuaire lagunaire ? Les faciès sédimentaires ne permettent pas de trancher ; il s’agit pour le moins d’une formation alluviale. Par ailleurs, la présence de modioles au sommet de la série atteste la présence du plan d’eau lagunaire, immédiatement avant la construction du rempart. Les Us 27694, 27695, 27696 et 27665 (phase C), au contact de la fortification, représentent quant à elles les premiers aménagements anthropiques liés à la ville. Ce sont des niveaux de recharges, visant à niveler le secteur pour l’installation du sol d’habitat. Les matériaux utilisés, constitués majoritairement de sables d’origine alluviale, ont été choisis pour leurs propriétés drainantes et mis à profit pour assainir la zone.

10Au nord de la ville, un autre sondage (zone 138) a été effectué contre le rempart archaïque, visant à vérifier les informations obtenues au sud (fig. 6). À la base du mur, les sables très fins sur lesquels s’appuie ce dernier (autour de -0,30 m NGF) sont associés à un taux important de matière organique et de débris végétaux. Ils correspondent vraisemblablement à des dépôts alluviaux en contexte lagunaire, en fait un estuaire. L’analyse des ostracodes (Bruneton, inédit) va dans le même sens, avec des assemblages d’espèces de milieu lagunaire (Cyprideis torrosa, Loxoconcha elliptica, Xestoleberis aurantia), de mares temporaires d’eaux douces (Candona neglecta, Ilyocypris sp.), et d’eaux douces permanentes (Darwinula stevensoni, Metacypris cordata). La date de 2475 +/- 35 BP, donnant après calibration 760-410 cal. BC (POZ-21100) a été obtenue sur un bout de branche de chêne vert imbibé, provenant de la base de cet ensemble. L’intervalle chronologique est large, ce qui est classique pour les datations radiocarbones concernant cette période, mais néanmoins cohérent avec les données archéologiques. Au sommet du colmatage, vers +0,40 m NGF, les dépôts, datés de la fin du IIIe s. av. J.-C., deviennent limono-argileux. Ils sont marqués par une altération pédologique qui témoigne d’une exondation du secteur. Le delta a en effet poursuivi sa progradation vers le sud, le chenal du fleuve bordant désormais le rempart jusqu’à son estuaire au niveau de la zone portuaire. À l’est de la ville extra-muros, on sait à travers les travaux du Groupe Archéologique Painlevé, que cette zone est soumise à une influence lagunaire jusqu’au début de la période historique, et que le bras oriental du fleuve est vraisemblablement peu actif d’un point de vue hydrosédimentaire.

11Quand la ville de Lattara est construite, c’est sur une avancée de terre dans la lagune, autrement dit un lobe deltaïque (fig. 7). La question de sa datation n’est pas résolue, mais les faciès lagunaires sous-jacents – identifiés entre -2,00 et -1,00 m NGF à partir de deux carottages effectués sur le site –, ont livré des charbons de bois datés de 2850 +/- 35 BP, soit 1130-910 cal. BC (GdA-934). Il ne faut donc qu’un demi-millénaire au bras du fleuve pour qu’il édifie son delta et amorce sa mutation en deux bras distincts bordant le cône. À la fin du VIe s. av. J.-C., le lobe est fixé et le rempart encerclant l’agglomération est construit sur ses bordures, à l’interface aquatique/terrestre, voire même en partie dans l’eau. Compte tenu de cette configuration géomorphologique, il est facile d’imaginer les difficultés qu’ont dû surmonter les habitants du lieu pour établir un port dans ce domaine instable et en mutation permanente. Pour autant, le fait d’avoir mis en évidence que Lattara est vraisemblablement implantée sur une presqu’île, n’a a priori pas d’implication majeure sur les hypothèses de peuplement et de fonctionnement de la ville. D’un autre côté, les exemples sont nombreux de ports protohistoriques établis sur des avancées de terres en contexte lagunaire ou marin (Badie et al., 2000 ; Bresson & Rouillard, 1993 ; Gras, 1993 ; Gras et al., 1989) et l’on peut volontiers admettre l’intérêt pour des commerçants de disposer d’accès directs à la mer et aux fleuves, afin de mener à bien leurs affaires. Pour Lattara, on connaît aujourd’hui les contraintes auxquelles les habitants du lieu ont dû faire face, afin de préserver leur port des alluvionnements et des crues (Jorda, 2002), ou encore dans la ville intra-muros, pour gérer l’engorgement récurrent et l’affaissement des sols d’occupation. De ce point de vue, la basse plaine du Lez présente d’autres secteurs clairement plus propices à une implantation portuaire. À titre d’exemple, la pointe de l’Estelle, éminence rocheuse surplombant l’étang (fig. 1), offre un lieu d’implantation portuaire plus propice ou en tout cas moins soumis aux contraintes environnementales que le secteur deltaïque. Pourquoi ne pas avoir opté, de manière tout simplement pragmatique, pour cet endroit-là ? Force est de constater que le choix d’installation a donc été dicté par un ou plusieurs critères suffisamment forts pour reléguer au second plan les éventuels risques sanitaires et les débordements du fleuve. De façon quelque peu paradoxale, c’est peut-être justement vers ce dernier qu’il faut chercher un début d’explication. On est en droit de supposer que la proximité immédiate d’un cours d’eau, et en l’occurrence à Lattes le Lez, représente l’un des éléments qui entrent pleinement en considération dans les choix d’implantation humaine. Il n’est pas question ici de rentrer dans le débat concernant la navigabilité des fleuves à l’époque protohistorique, mais plutôt d’insister sur le rôle indéniable des vallées fluviales en tant qu’axes de pénétration naturels.

Fig. 1 : Lattara au VIe s. av. J.-C., une presqu’île lagunaire.

Fig. 1 : Lattara au VIe s. av. J.-C., une presqu’île lagunaire.

C. Jorda.

Fig. 2 : Les lagunes palavasiennes au sud de Montpellier.

Fig. 2 : Les lagunes palavasiennes au sud de Montpellier.

Au premier plan, la fouille archéologique de Lattara et en arrière-plan, le cordon littoral et la mer.

Crédit : L. Damelet (Centre Camille Jullian, Aix-en- Provence).

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Fig. 3 : Plan de la ville protohistorique de Lattara et implantation des sondages.

Fig. 3 : Plan de la ville protohistorique de Lattara et implantation des sondages.

UFRAL.

Fig. 4 : Stratigraphie des formations fluvio-lagunaires sous le site de Lattara (Carottage du puits PT348).

Fig. 4 : Stratigraphie des formations fluvio-lagunaires sous le site de Lattara (Carottage du puits PT348).

C. Jorda.

Fig. 5 : Stratigraphie des formations fluviatiles et lagunaires sous le rempart protohistorique, au sud de la ville (sondage de la Zone 27).

Fig. 5 : Stratigraphie des formations fluviatiles et lagunaires sous le rempart protohistorique, au sud de la ville (sondage de la Zone 27).

C.Jorda.

Fig. 6 : Stratigraphie des dépôts fluvio-lagunaires postérieurs à la construction du rempart protohistorique de Lattara (sondage de la zone 138).

Fig. 6 : Stratigraphie des dépôts fluvio-lagunaires postérieurs à la construction du rempart protohistorique de Lattara (sondage de la zone 138).

C. Jorda.

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Fig. 7 : Cinématique de l’évolution du trait de côte autour de Lattara depuis le VIe s. av. J.-C.

Fig. 7 : Cinématique de l’évolution du trait de côte autour de Lattara depuis le VIe s. av. J.-C.

C. Jorda.

3 - Le littoral, aux marges de l’espace indigène

14À ce sujet, il est indispensable d’intégrer à l’analyse une réflexion sur les impacts directs ou indirects que les établissements littoraux ont pu avoir sur l’organisation des communautés autochtones évoluant dans l’arrière‑pays. Avec l’arrivée de nouveaux partenaires méditerranéens, se crée une nouvelle inscription spatiale des groupes humains indigènes, dictée par la volonté de contrôler des voies de communication et d’échange, non plus seulement avec les groupes autochtones, mais également avec le littoral. Ainsi, les comptoirs littoraux valorisent leur situation par la mise en place d’un réseau d’établissements à l’intérieur des terres (fig. 8). Ils constituent un lieu d’interface institutionnalisant, pour la première fois, l’ouverture sur la Méditerranée, et nouent des liens étroits avec des sites à la fois récepteurs et redistributeurs. Dans certains cas, on perçoit assez bien cette association ; c’est particulièrement le cas pour Agde et Béziers (Hérault), pour Emporion et Ullastret (prov. de Gérone, Espagne) (Gailledrat et al., 2002, p. 249). Il reste par ailleurs difficile de préjuger de l’existence de relations d’échange avec la Méditerranée antérieures aux premières reconnaissances grecques ou phéniciennes attestées seulement à partir du VIIe s. av. J.-C. On ne saurait faire de la thésaurisation d’objets en bronze, attestée dans la région au Bronze final IIIb, un argument suffisant permettant d’évoquer de tels contacts.

15Dans une configuration plus indigène, le même schéma semble valide pour les établissements littoraux du Cailar ou d’Espeyran (Gard) qui trouvent dans l’agglomération de Nîmes (Gard) un débouché direct de leurs produits. En ce sens, les comptoirs sont porteurs d’une dimension multiscalaire qui articule l’économie régionale à une économie plus internationale. Pour autant, il ne s’agit en aucun cas d’un phénomène soudain. L’implantation des comptoirs littoraux intervient en effet à l’issue d’un cheminement qu’il convient de replacer sur le plan historique et anthropologique. Entre le Bronze final IIIb et le début du premier Âge du Fer, le potentiel d’échange offert à cette époque par la mer Méditerranée et par les groupes indigènes eux‑mêmes n’est sans doute pas suffisant pour influencer de façon directe les paradigmes sociétaux. La nécessité de contrôler les voies de pénétration depuis le littoral ne semble pas alors représenter une nécessité. Bien entendu, les communautés rurales ne s’implantent pas n’importe où et respectent un niveau d’intégration territorial défini. La répartition des groupes humains du début de l’Âge du Fer en Languedoc occidental n’a par exemple rien d’aléatoire au vu de l’espacement régulier des nécropoles, mieux connues à ce jour que les habitats. Simplement, l’adoption d’une posture échangiste résolument tournée vers la Méditerranée reste encore anecdotique. L’archéologie montre en revanche l’existence précoce de lieux de rassemblement et de centres de pouvoir qui ont pu avoir vocation d’échange. L’hypothèse est séduisante pour le site de Carsac (Carcassonne, Aude), qui bénéficie déjà d’un espace d’interface, non pas entre terre et eau, mais entre plusieurs entités culturelles, en l’occurrence méditerranéenne, atlantique et continentale. Sans rechercher une caution transdisciplinaire, l’existence de tels lieux présidant aux échanges inter-tribaux est fréquemment attestée par les ethnographes. Les conditions sont donc réunies pour une intégration de plain‑pied dans le commerce méditerranéen. Liée dans un premier temps à une économie de biens de prestige, l’acquisition de produits étrangers va croissante à partir de la fin du VIIe s. av. J.-C. pour déboucher sur un commerce régulier dans le courant du VIe s. Pourtant, la plupart des futurs comptoirs littoraux du Midi de la France n’a pas encore vu le jour. Et même si la colonie phocéenne de Marseille (Bouches-du-Rhône) est créée vers 600 av. J.‑C., son implication commerciale demeure relativement indigente jusqu’au milieu du VIe s. av. J.-C. Les transactions sont alors sans doute effectuées par l’intermédiaire de petits établissements littoraux, à l’image de ceux découverts aux abords de l’étang de Mauguio (Prades et al., 1985 ; Dedet & Py, 1985 ; Dedet et al., 1985). Ces installations ne présentent pas nécessairement de solution de continuité entre le Bronze final et le premier Âge du Fer, loin s’en faut, et ne possèdent apparemment pas un degré de structuration comparable à celui des nouveaux établissements fondés dans le courant du VIe s.

16Entre la fin du VIIe s. et le milieu du VIe s. av. J.-C., le monde indigène adapte ses stratégies de développement à un contexte d’échanges naissants ; le degré de résilience des configurations territoriales antérieures paraît peu élevé face à cette nouvelle conjoncture, comme le montre l’abandon massif des nécropoles de la fin du VIIe s. av. J.-C. dans l’ensemble du Languedoc. Il y a fort à parier que durant cette période de mutations, l’intensification des relations avec la Méditerranée n’a pu échapper à certains dysfonctionnements dans l’organisation globale du système. L’apparition, dans la seconde moitié du VIe s. av. J.-C., d’un maillage d’oppidums dans les vallées fluviales et d’un réseau d’établissements sur le littoral apparaît alors comme l’une des réponses permettant de surmonter ces difficultés. La création des comptoirs littoraux « ne serait [donc] pas le point de départ mais [plutôt] le résultat des échanges à long rayon » (Bats, 1992, p. 274) ; en outre, celle-ci ne doit pas être placée à l’initiative des seuls étrangers mais à un carrefour où se croisent un degré suffisant de maturation indigène et de participation extérieure. Dans ce cadre-là, « les propositions de commerçants étrusques, puis phocéens, ne pouvaient que trouver un écho favorable auprès des dirigeants de communautés » (Arcelin, 1992, p. 309).

17Au sein de cette dialectique, se noue également une volonté initiale de saisir certaines opportunités. La fondation d’établissements grecs à Marseille, Emporion et Agde participe d’un même élan d’implantation colonial destiné à contrôler commercialement l’ensemble du Golfe du Lion. À Lattes, l’originalité d’une implantation étrusque à la fin du VIe s. av. J.-C. (Lebeaupin & Séjalon, 2008), au moment même où les importations tyrrhéniennes sont en perte de vitesse face à la déferlante commerciale marseillaise, traduit-elle une opportunité locale ? Le maintien à un niveau élevé du commerce étrusque dans l’arrière-pays du port vers 500 av. J.-C. montre-t-elle la présence d’un marché micro-régional peu ou pas convoité par les Marseillais, et dont des étrangers venus d’Étrurie auraient alors profité ponctuellement ? Dans cette perspective, Lattara aurait connu une destinée divergeant sensiblement de l’objectif originel de création, au gré mouvant des contingences de l’Histoire. Marseille devient en effet le partenaire essentiel de la ville dans le courant du Ve s. av. J.-C.

18Cette situation n’est pas propre à Lattara. Par l’intermédiaire de Marseille à l’est et d’Emporion à l’ouest, le Midi de la France se trouve rapidement divisé en deux sphères culturelles et commerciales macro-régionales séparées par l’interfluve Orb-Hérault. À l’embouchure de l’Hérault, Agde occupe ainsi une position stratégique où la notion d’interface, cette fois-ci commerciale, trouve à nouveau une forte résonance quand on constate la découverte, à quelques kilomètres en amont sur le site de la Monédière à Bessan (Hérault), non seulement d’amphores ibériques mais aussi de céramique grise monochrome caractéristique de la sphère commerciale phocéenne.

19Par-delà la circulation de biens, l’implantation de comptoirs littoraux constitue un puissant vecteur de diffusion des idées. Certaines évolutions techniques de la société indigène puisent en effet une inspiration dans des modèles méditerranéens. Ce phénomène est nettement perceptible près de l’étang de Berre où les techniques architecturales montrent l’influence de la cité marseillaise voisine : l’exemple le plus emblématique est sans doute celui du rempart tardo‑hellénistique en grand appareil de l’oppidum de Saint‑Blaise à Saint-Mitre-les-Remparts (Bouches-du-Rhône) (Bouloumié, 1990). La présence dans la moyenne vallée de l’Hérault de plusieurs ateliers de céramique grise monochrome inspirée de modèles grecs n’est, elle aussi, pas fortuite : elle témoigne en effet d’une réceptivité indigène encouragée par la proximité de l’établissement agathois dont on peut se demander si l’influence n’a pas été ressentie sur des espaces encore plus éloignés. Le rempart de la Ramasse à Clermont-l’Hérault (Hérault), organisé selon un schéma en crémaillère qui trouve des parallèles dans le monde grec (Garcia, 1993), incite à prolonger l’aire de propagation des idées et concepts culturels étrangers.

20Les échanges, à la fois de biens et d’idées, ne doivent cependant pas masquer des rapports plus complexes entre les communautés régionales et les étrangers. Les relations entre Marseille grecque et les peuplades indigènes voisines n’ont, par exemple, pas toujours été au beau fixe ; l’Archéologie et l’Histoire ont depuis longtemps eu raison du célèbre mythe de fondation selon lequel Gyptis, la fille du chef local, aurait offert une coupe à Protis, chef de la flotte phocéenne, en signe de déclaration d’union. Car dès la première moitié du VIe s. av. J.-C., soit moins de cinquante après leur arrivée, les Marseillais sont déjà soumis à la « jalousie de leurs voisins » et harcelés « de guerres incessantes » (Trogue-Pompée ap. Justin, XLIII, 3, 4 À 12). Le siège de la ville au début du IVe s. av. J.-C. par une armée indigène menée par Catumandos, la destruction violente au début du IIe s. av. J.-C. de plusieurs habitats situés aux abords de la chôra marseillaise, confirment d’ailleurs un climat de tension quasi-permanente. L’échange lui‑même ne connaît pas non plus un développement linéaire mais fluctue au contraire en fonction du degré de réceptivité des autochtones. La baisse des produits importés constatée au second Âge du Fer dans certaines parties du Languedoc oriental peut être mise au compte d’un repli identitaire des populations autochtones (Py, 1990). La rupture entre un monde indigène proclamant son unité par l’édification d’imposantes enceintes au caractère ostentatoire, et le dynamisme commercial toujours aussi actif des comptoirs, pose en filigrane la question du territoire contrôlé par ces derniers. Pour les fondations coloniales, on a souvent distingué les colonies de peuplement et les colonies à vocation commerciale pour lesquelles le territoire n’est pas primordial. Mais en fait, « qu’elle soit de Grèce propre ou fondation coloniale, il n’existe pas de cité grecque […] sans territoire, aussi exigu soit-il, espace politique – de propriété et de résidence – et d’exploitation » (Bats, 1986, p. 17). Le problème est alors de savoir quelles sont les populations qui habitent sur le territoire de la cité. Ce dernier était‑il exclusivement occupé par des Grecs ? À Emporion, des indigènes s’installent à la périphérie de la Polis grecque pour garantir leur sécurité et bénéficier du dynamisme commercial phocéen ainsi créé, et le caractère de l’occupation rurale prête à penser que l’arrière-pays de la colonie était habité par la population autochtone (Martín-Ortega & Plana‑Mallart, 2003). À Agde, la cadastration du territoire montre quant à elle une main mise territoriale, sans qu’il soit possible de délimiter clairement son extension. Mais la question du territoire n’est pas propre aux colonies grecques. Le cas de Pech Maho (Sigean, Aude) nous donne un aperçu de la diversité des situations. Contrairement à la plupart des établissements littoraux, on peine à percevoir la relation que pouvait entretenir le site avec les grands oppida indigènes ; bien que proche de la lagune et jouxté par un cours d’eau (fig. 9), sa position excentrée par rapport aux grands axes fluviaux ne lui confère pas a priori un rôle de débouché naturel (Ambert, 1995 ; Gailledrat & Solier, 2004). Faut-il alors y voir l’expression d’un commerce exclusivement orienté vers la mer, sorte d’étape-relais commerciale rendue nécessaire par la pratique du cabotage ? La question n’est pas si simple : la découverte de vastes zones de stockage reste un indice essentiel permettant d’évoquer une exploitation des terroirs proches, tandis que la récurrence des indices archéologiques liés à la sidérurgie y dénote l’importance du minerai de fer acheminé depuis les Corbières. Autrement dit, les critères retenus pour l’implantation du site à cet endroit précis relèvent manifestement de choix plus complexes à saisir. Ces derniers font intervenir des notions multiples, parmi lesquelles la délimitation d’un territoire à la fois économique et politique, aux marges méridionales du Narbonnais, semble primordiale.

21Le territoire de Lattara, qu’il faut bien considérer comme une ville, est quant à lui difficilement perçu. La découverte de plusieurs tombes dispersées présentant un mobilier étrusque pose en tout cas bon nombre d’interrogations lorsqu’on la met en perspective avec la présence effective d’Étrusques (Lebeaupin & Séjalon, 2008). Récemment, la mise en évidence d’un établissement contemporain à environ 1 km au nord de l’agglomération lattoise, au lieu-dit « La Cougourlude », enrichit encore la problématique. Cela est d’autant plus vrai que l’oppidum de Sextantio, situé à une dizaine de kilomètres au nord de Lattara, représente un lieu de peuplement régional majeur qui a sans doute eu son mot à dire dans les redéfinitions territoriales qui ont affecté le territoire lattois au cours de l’Âge du Fer.

22On le voit bien, la notion de réseau demeure un pan fondamental de l’analyse des implantations humaines sur la côte. Elle prend tout son sens quand on dispose d’une documentation suffisamment fournie pour aborder les liens à la fois idéels et matériels qu’entretiennent le littoral et l’intérieur des terres. Sa perception, souvent partielle, nous renvoie l’image de variabilités locales et/ou régionales qui définissent un compromis entre la prime intention des étrangers et l’intérêt indigène. A cela s’ajoutent des considérations environnementales, liées, comme on a vu à Lattara, aux contraintes et aux particularités du milieu littoral.

Fig. 8 : Localisation des sites du Midi de la France évoqués dans le texte.

Fig. 8 : Localisation des sites du Midi de la France évoqués dans le texte.

Etoiles noires: établissements littoraux. 2 : Emporion (L’Escala, prov. de Gérone, Espagne) ; 3 : Pech Maho, (Sigean, Aude) ; 5 : Agathé/Agde (Hérault) ; 10 : Le Cailar (Gard) ; 11 : Espeyran (Saint-Gilles, Gard) ; 14 : Saint-Blaise (Saint-Mitre-les-Remparts, B. du Rh.) ; 15 : Massalia/Marseille (B.-du-Rh.). Ronds noirs : autres établissements. 1 : Ullastret (prov. de Gérone, Espagne) ; 4 : Carsac (Carcassonne, Aude) ; 6 : Béziers (Hérault) ; 7 : La Monédière (Bessan, Hérault) ; 8 : La Ramasse (Clermont-l’Hérault, Hérault) ; 9 : Sextantio (Castelnau-le-Lez, Hérault) ; 12 : La Liquière (Calvisson, Gard) ; 13 : Nîmes (Gard).

G. Bagan.

Fig. 9 : Vue aérienne du site de Pech Maho (Sigean, Aude) avec au second plan, les étangs de Bages‑Sigean.

Fig. 9 : Vue aérienne du site de Pech Maho (Sigean, Aude) avec au second plan, les étangs de Bages‑Sigean.

Aérophoto.

4 - Discussion. L’homme et le milieu littoral : choix et contraintes

23Avant l’époque archaïque, les rivages du bassin occidental de la Méditerranée ne constituent pas véritablement des lieux attractifs pour les populations indigènes. Si de petites agglomérations côtières existent, les centres de pouvoir et de peuplement de l’Âge du Bronze final, voire des débuts de l’Âge du Fer, se situent régulièrement à l’intérieur des terres et sont liés à l’existence de terroirs dont les ressources sont largement exploitées. Que l’on prenne l’exemple de Los Saladares (Orihuela, Espagne) (Arteaga & Serna, 1973) ou de Peña Negra (Crevillente, Espagne) (Gónzalez Prats 1983) dans le Sud-Est ibérique, du Cayla de Mailhac dans l’Aude (Gailledrat et al., 2007) ou de Sextantio (Castelnau-le-Lez) en Languedoc oriental (Gras, 2004, p. 225-226), de tels habitats groupés déjà importants à la fin de l’Âge du Bronze connaissent une occupation continue aux débuts de l’Âge du Fer, soit au moment des premiers contacts avec la Méditerranée. Or de tels sites sont systématiquement en retrait par rapport à la côte, de quelques kilomètres à plusieurs dizaines de kilomètres. Sur des portions de territoire parfois relativement vastes, la diversité des ressources offertes par le milieu est alors mise à profit. C’est à ce titre que les zones littorales ou lagunaires sont concernées par un essaimage des installations humaines, ceci durant une période de forte croissance démographique. À l’Âge du Fer, les rivages du bassin de la Méditerranée voient pourtant l’éclosion d’un grand nombre de nouveaux sites, qui s’inscrivent dans la dynamique ou comme conséquence de la colonisation grecque ou phénicienne (Gras, 1993). Parallèlement aux implantations coloniales, qui vont du simple comptoir à la cité de plusieurs milliers d’habitants, les sociétés indigènes elles-mêmes vont chercher, par la création de nouveaux établissements en bordure du littoral, à créer des lieux de rencontre et d’échange. L’emporion, terme que l’on traduira de manière relativement neutre par « place de marché », devient alors un lieu essentiel de la vie économique, sociale et politique.

24Le pourquoi d’une installation humaine sur un emplacement donné relève à l’évidence de tout un ensemble de causes distinctes mais complémentaires, où les contraintes environnementales et humaines entretiennent des rapports à la fois étroits et complexes. A fortiori, et comme cela semble être le cas de bon nombre de ces établissements littoraux de l’Âge du Fer, on présume volontiers que ces nouvelles créations interviennent dans un environnement physique et anthropique jugé optimal au regard des motivations initiales, à savoir tantôt l’implantation d’une colonie, tantôt la création d’un comptoir marchand ou encore l’établissement d’un relais maritime sur un itinéraire de cabotage…

25A priori donc, il s’agit de lieux sélectionnés en fonction d’un certain nombre de critères bien précis. Dans la mesure où il s’agit de créations nouvelles, et non d’une évolution d’habitats préexistants, on peut imaginer que les sites naturels répondant au mieux aux besoins affichés ont systématiquement été sélectionnés en fonction de critères de sécurité, de salubrité, d’accès aux ressources naturelles ou encore de proximité par rapport à des axes de circulation. Or ce n’est pas nécessairement le cas, du moins pas en apparence, et on pressent que des compromis ont été réalisés, non seulement en fonction des conditions du milieu mais encore du contexte sociétal et politique local. Par ailleurs, le discours ne peut se résumer ici aux seules contraintes ou opportunités géographiques, dans la mesure où est envisagée non seulement la création de sites, mais aussi l’installation d’individus ou de groupes humains exogènes sur des territoires qui sont loin d’être vierges de toute occupation anthropique préexistante, bien au contraire. La notion de compromis prend donc ici un sens particulier, qui est celui d’une concordance d’intérêt entre des sociétés indigènes et des acteurs méditerranéens dont l’implantation revêt des formes distinctes, allant de la simple présence d’un marchand ou d’un artisan à celle de l’implantation massive, et parfois brutale, d’un groupe de migrants.

26Les possibilités liées au milieu s’avèrent en définitive difficiles à cerner ne serait-ce qu’eu égard à l’échelle géographique à laquelle se référer, elle‑même variable : s’agit-il en effet d’expliquer la création de tel comptoir littoral en fonction d’une topographie véritablement « locale » (de tel côté du fleuve plutôt que de l’autre ; sur la ligne de rivage ou en retrait de quelques centaines de mètres…) ou bien en fonction d’une géographie macro‑régionale ?

27À titre d’exemple, ce qui est véritablement fondamental dans la logique d’implantation phocéenne dans le Golfe du Lion au VIe s. av. J.-C., ce n’est pas tant le relief qui domine le Vieux-Port de Marseille, pas plus que celui de la terrasse basaltique sur laquelle est fondée Agathé/Agde, au bord de l’Hérault, ni même la topographie particulière d’Emporion au sud de la Baie de Rosas, mais bien plutôt la prise en compte de cette entité que constitue le Golfe du Lion (fig. 8). Ces trois établissements, bien que connaissant un devenir historique dissemblable, obéissent au départ à une même logique, qui est celle d’une emprise sur une façade maritime prédéterminée. En effet, les rivages compris entre Rhône et Pyrénées font office de porte ouverte sur un arrière‑pays plus ou moins connu, et au-delà, vers des terres ou des espaces maritimes dont la connaissance géographique relevait pour partie du discours mythologique. Le Golfe du Lion constitue ainsi le point de départ de deux axes majeurs, en l’occurrence la voie Rhodanienne (prolongée par le Rhin, qui donne la direction de la Baltique) ainsi que la voie Aude/Garonne, trait d’union direct entre la Méditerranée et l’Atlantique.

28Ceci étant, face à ce regard macroscopique, un changement d’échelle s’impose pour pouvoir cerner au cas par cas les conditions géographiques strictement locales et confronter celles-ci aux conditions socio-économiques liées à la présence sur place de groupes humains indigènes. En effet, cet aspect particulier de la colonisation que représente la pratique de l’emporia présuppose l’établissement de contacts avec des groupes humains susceptibles de constituer de réels partenaires économiques. De fait, c’est vers des territoires occupés par des sociétés à la fois structurées et dynamiques, susceptibles de contrôler des ressources (vivrières, minières…) et des réseaux d’échange à plus longue distance que vont principalement se tourner les acteurs du négoce méditerranéen. Ce n’est alors pas un hasard si, pour le Midi de la France, ce sont les régions du Golfe du Lion qui, dans le courant du VIIe s. av. J.-C., entrent les premières en contact avec les civilisations classiques : Grecs bien sûr, mais aussi Étrusques et Phéniciens d’Occident.

29La notion de « fondation » de ces comptoirs littoraux est elle-même ambiguë, dans la mesure où il ne s’agit pas toujours de créations ex nihilo sur des terrains vierges de toute occupation antérieure. Dans ce cas, doit être posée la question du rapport induit avec les occupants des lieux : accord ou conflit ? Par ailleurs, les fondations reconnues comme étant coloniales sont finalement rares, et les habitats littoraux apparaissent le plus souvent comme étant indigènes, même si l’on pressent fréquemment et que l’on démontre parfois la présence d’individus ou de groupes exogènes, comme c’est le cas à Lattes (Bats, 1988) ou encore Pech Maho (Lejeune et al., 1988). Dans le cas des fondations grecques ou phéniciennes, une occupation indigène antérieure est parfois attestée sur place. Cela n’a évidemment de sens que s’il existe une solution de continuité entre cet « avant » et cet « après », les mêmes lieux ayant pu être occupés à des périodes distinctes, ce qui témoigne juste de l’attractivité récurrente de tel ou tel site naturel. Des critères aussi communs que l’accès à un point d’eau potable, une topographie faisant office de défense naturelle ou encore la proximité de terroirs aptes au développement a minima d’activités agricoles, cynégétiques ou halieutiques, sont autant d’arguments qui rentrent logiquement en ligne de compte.

30L’archéologie peine parfois à mettre en évidence cette première occupation, tant les traces correspondantes à ces niveaux anciens peuvent être difficilement visibles (pour de simples raisons de taphonomie) et tant leur interprétation peut se révéler malaisée : un premier niveau d’occupation caractérisé par un habitat en matériaux légers, comme cela pu être observé à Pech Maho ou à La Fonteta (Guardamar del Segura, prov. d’Alicante) correspond-il à une occupation indigène préexistante ou à ce que l’on peut considérer comme étant le « premier campement » du groupe de bâtisseurs dont l’activité a pu être étalée sur des semaines, des mois, voire des années ?

31À Emporion, les Grecs venus de Phocée en Asie Mineure s’installent peu après 600 av. J.-C. sur un îlot, celui de Sant Martí d’Empùries, situé juste en face de la côte, à quelques dizaines de mètres de celle-ci (Blech & Marzoli, 2005 ; Nieto et al., 2005 ; Rambaud, 2005). L’historien grec Strabon (Strabon, III, 4-9) nous dit que se trouvait à cet endroit la Palaiapolis (« vieille-ville ») et que par la suite les Grecs s’établirent sur la côte (Néapolis ou « nouvelle-ville »), au contact direct d’un habitat ibérique (fig. 10). Le schéma restitué semble donc simple, pour ne pas dire caricatural, avec une première installation à la fois limitée et marginale des Grecs en face de la côte, dans un espace réduit peu viable mais offrant une protection maximale ; ensuite, une installation plus franche sur la terre ferme, manifestement en accord avec les indigènes. Sur cet îlot Sant Martí (peut-être une presqu’île coincée entre la mer et les marécages) aucune solution de continuité ne semble exister entre un habitat indigène daté du Bronze final IIIb (IXe‑VIIIe s. av. J.-C.) et l’installation grecque, postérieure d’au moins un siècle. Or, à la lumière des recherches récentes (Aquilué, 1999), il se trouve que cette supposée séparation initiale entre Grecs et indigènes est loin d’être évidente. Les niveaux anciens de la Palaiapolis (début du Vie s. av. J.-C.) nous donnent en réalité l’image d’un habitat dont l’architecture s’apparente très fortement à ce que l’on connaît en Catalogne au premier Âge du Fer, et non à une fondation coloniale grecque stricto sensu. Plus encore, la réalité de l’habitat ibérique « accolé » à la ville grecque n’a jamais été démontrée, et l’archéologie bute sur cette difficulté à donner un sens au témoignage des auteurs anciens, privilégiant pour l’heure l’hypothèse d’une situation de mixité évoluant dans le temps avec l’assimilation d’éléments indigènes dans un cadre à dominante hellénique, parallèlement à une évolution depuis le statut de place de marché (ou emporion) vers celui d’une véritable cité, battant monnaie à l’image de sa puissante voisine Massalia / Marseille.

32La notion de proximité entre « colons » et « indigènes » revient fréquemment lorsqu’on aborde le cas de ces établissements répartis le long des côtes de l’extrême Occident méditerranéen. À côté des Grecs, et précédant même ces derniers, les Phéniciens ont ainsi joué un rôle de premier plan dans l’histoire du Sud de la péninsule ibérique. Au vu des implantations qui égrènent ainsi les côtes méridionales de la Péninsule, du Portugal au Pays Valencien, l’interaction avec le monde indigène est en effet omniprésente. Bien souvent, il existe en marge de ces habitats phéniciens des sites indigènes, pour ainsi dire voisins. Plus encore, le devenir de certaines fondations coloniales témoigne à l’évidence de situations de mixité ethnique, voire de processus de « créolisation ». Le cas du site de La Fonteta est à ce titre des plus probants : la fondation du site par les Phéniciens inter- vient en effet à la fin du VIIIe s. av. J.-C. et durant une première période, qui couvre environ un siècle, la composante indigène semble présente tout en restant minoritaire ; en revanche, en l’espace de deux à trois générations, des évolutions significatives interviennent, de sorte qu’aux alentours de -600 av. J.-C., les changements constatés dans l’urbanisme, l’architecture et le faciès mobilier témoignent très clairement de la prédominance de la composante indigène, en l’occurrence ibérique (Rouillard et al., 2007).

33Un tel processus est semble-t-il loin d’être unique, mais à l’échelle de la Méditerranée occidentale, ce qui ressort globalement de la documentation archéologique, c’est avant tout la diversité des situations, diversité qui ne fait que refléter l’aspect multiforme de la notion même d’emporion (Bresson & Rouillard, 1993) Au-delà des particularismes géographiques, des contextes socio‑culturels et des comportements individuels dont la portée ne doit pas être sous-estimée, on peut néanmoins souligner une certaine logique commune à l’ensemble de ces implantations. Cette logique est avant tout économique, mais elle recèle une dimension sociale et politique dont l’impact peut être perçu à travers différents signes.

34S’il est fondamental de pouvoir préciser la portée de ces échanges au sein des sociétés indigènes – et l’on sait que des mutations socio-économiques importantes interviennent précisément à l’Âge du Fer comme conséquence de ces contacts coloniaux –, la question de la place qui est ou non consentie aux relations avec la Méditerranée va de pair avec celle de l’espace physique dans lequel peuvent effectivement intervenir, ou non, les acteurs de ce processus complexe.

35On l’a dit, ces fondations ne se font pas dans des zones qui ne présentent aucun intérêt commercial. De fait, tandis que les territoires en question sont occupés par des entités politiques et culturelles variées, susceptibles ou non d’imposer leur volonté quant à la manière dont les échanges sont pratiqués, la question du ou des lieux dévolus à ces pratiques synonymes de rencontres devient ici essentielle.

36Le site de Naukratis, en Égypte, est souvent présenté comme l’archétype de l’emporion, site établi dans le delta du Nil, concession accordée aux négociants Grecs mais placée sous l’autorité de Pharaon : « Amasis […] donna Naukratis à ceux qui venaient en Égypte, comme ville où s’établir ; à ceux qui faisaient escale en Égypte sans vouloir s’y fixer, il accorda des emplacements où élever des autels et des sanctuaires à leurs dieux […]. Naukratis était autrefois le seul port d’Egypte qui fût ouvert au commerce. Le négociant qui s’engageait dans une autre bouche du Nil devait jurer qu’il ne l’avait pas fait exprès et, sa bonne foi confirmée par serment, remettre la voile pour gagner la bouche canopique » (Hérodote, II, 178-179).

37Mais il ne s’agit là que d’un cas de figure parmi d’autres, dont la spécificité est en partie liée à la puissance politique du territoire hôte. L’emporion n’est bien souvent qu’un simple débarcadère indigène et l’espace dans lequel se pratiquent les échanges s’avère multiple.

38Lorsque, pour des raisons diverses, il n’existe pas de lieu aménagé, l’échange reste toutefois possible. Les pratiques carthaginoises sur la côte africaine occidentale nous sont ainsi décrites par le même historien grec :

39« […] il y a sur la côte libyenne un point habité, au-delà des Colonnes d’Héraklès, où ils abordent et débarquent leurs marchandises sur la grève, regagnent leurs navires et signalent leur présence par une colonne de fumée. Les indigènes, qui voient la fumée, viennent au rivage, déposent sur le sable de l’or pour payer les marchandises et se retirent ; les Carthaginois descendent alors examiner leur offre : s’ils jugent leur cargaison bien payée, ils ramassent l’or et s’en vont ; sinon, ils regagnent leurs navires et attendent. » (Hérodote, IV, 196).

40De fait, au-delà de l’aspect très particulier de ce « troc muet », il s’avère tout aussi intéressant de relever l’absence que la présence d’emporia littoraux dans un secteur donné. Mais ici encore, il n’existe pas d’explication unique : on peut tout aussi bien invoquer le manque d’intérêt des navigateurs méditerranéens pour une région faiblement peuplée ou pauvre en ressources naturelles, un éloignement trop important vis-à-vis des centres marchands existants, voire plus simplement encore l’hostilité des pouvoirs locaux… ou celle de concurrents méditerranéens ! On imagine aisément l’âpreté de certaines transactions et les inévitables compromis, résultant de la diversité des situations auxquelles ont été confrontés les groupes humains, et donc les cultures ainsi mises en contact.

41Les sources gréco-latines évoquant ces processus dépeignent des situations à la fois diversifiées et stéréotypées. Malheureusement, l’Histoire ne relate que quelques cas, finalement noyés dans la masse des sites « anonymes » ou pour lesquels aucune tradition littéraire ne nous est parvenue. Parmi les mythes de fondation, celui de Carthage est ainsi éloquent ; selon le mythe, Élissa, fille du roi de Tyr en Phénicie, s’exile en direction de l’Ouest à la tête d’une expédition maritime : « Arrivée sur les côtes d’Afrique, Élissa recherche l’amitié des habitants, qui voyaient avec joie, dans l’arrivée de ces étrangers, une occasion de trafic et de mutuels échanges. Ensuite elle acheta autant de terrain qu’en pouvait couvrir une peau de bœuf […], puis, faisant couper le cuir en bandes très étroites, elle occupa plus d’espace qu’elle n’en avait paru demander. De là vint plus tard le nom de Byrsa. Attirés par l’espoir du gain, les habitants des contrées voisines accourant en foule pour vendre leurs denrées à ces hôtes nouveaux, ils s’établissaient parmi eux, et leur nombre toujours croissant donna bientôt à la colonie l’aspect d’une ville. […] Ainsi, du consentement de tous, Carthage est fondée ; un tribut annuel est le prix du terrain qu’elle occupe » (Justin, Histoire Universelle, XVIII, V).

42Au-delà de l’anecdote, ce texte met en lumière certains aspects propres à chaque implantation réalisée en terre étrangère. Parmi ces aspects, on retiendra celui de l’importance du foncier, autrement dit de l’espace qui est ou non concédé, ici moyennant finances. Or, si dans le cas présent les terrains initialement obtenus par marchandage correspondent à une colline qui devint la citadelle de Carthage, on peut légitimement douter que l’issue de la négociation fut toujours aussi à l’avantage des nouveaux arrivants. Plus encore, on peut aisément imaginer que dans bon nombre de cas, le pouvoir indigène n’ait consenti à la création d’une place de marché qu’à la condition expresse de pouvoir, non seulement contrôler politiquement l’établissement en question (c’est bien le cas à Naukratis), mais encore de n’accorder à ce dernier qu’un espace limité, pourquoi pas dans un secteur que l’on qualifiera de « secondaire » ou de « marginal ». L’avantage est ainsi double : ne pas céder (trop) de terres et circonscrire ce qui, d’un certain côté, peut représenter une menace. En effet, entre d’un côté les intérêts économiques (ou du moins ceux d’une partie de la société indigène) et de l’autre la méfiance spontanée vis-à-vis de « l’autre », conjuguée au danger réel de voir déstabiliser les structures socio‑économiques préexistantes, les choix ont dû parfois se révéler complexes.

43L’exemple déjà cité d’Emporion est emblématique des contradictions liées à ce type de proximité ou de promiscuité ethnique, induites par la notion même d’emporion :

44« La ville se divise en deux parties séparées par une muraille. En effet elle jouxtait autrefois un habitat de tribus Indicètes qui, tout en formant une communauté politique distincte, voulaient avoir une enceinte commune avec les Grecs pour assurer leur sécurité. Celle-ci fut alors construite en deux compartiments séparés par un mur mitoyen » (Strabon, III, 4, 8). À propos des Grecs, « la partie du rempart qui faisait face à la campagne était maintenue en parfait état ; elle ne comportait qu’une porte de ce côté, et il y avait toujours un des magistrats pour y monter continuellement la garde. De nuit un tiers des citoyens faisait le guet sur les remparts […]. Aucun Ibère n’était admis dans la ville, dont eux-mêmes, de leur côté, ne sortaient pas sans s’entourer de précautions » (Tite-Live, XXXIV, 9).

Fig. 10 : Situation topographique de l’établissement grec d’Emporion.

Fig. 10 : Situation topographique de l’établissement grec d’Emporion.

Crédit G. Bagan.

5 - Conclusion

45Pour en revenir à cette notion de terres de second ordre, c’est bien à cela que l’on pense lorsqu’on évoque des terrains situés en bordure de marécages, a priori peu propices à l’installation humaine et pour le moins régulièrement soumis à la malaria et autres nuisances. Ainsi, à Lattara comme ailleurs, il existe à l’évidence des avantages qui ont présidé au choix de cet emplacement, à savoir une lagune littorale permettant un accès à la mer mais protégée de la houle et des tempêtes, l’embouchure d’un fleuve facilitant des contacts avec l’intérieur des terres et enfin une presqu’île facilement défendable. En revanche, comment expliquer cet entassement urbain dans un secteur que l’on imagine volontiers insalubre et difficile à gérer ?

46Si la géomorphologie peut aider à saisir le contexte paléogéographique de l’implantation de la ville et l’évolution de son environnement lagunaire, c’est dans l’histoire des relations entre les peuples de la Méditerranée qu’il faut chercher à comprendre ces choix apparemment incohérents. Choix délibéré ou contrainte ? Sans aller jusqu’à définir un véritable modèle qui serait commun à l’ensemble de ces établissements tournés vers le commerce avec les civilisations méditerranéennes, il n’en demeure pas moins qu’au-delà de la diversité des situations locales, des récurrences peuvent être évoquées. Proposer une grille de lecture qui tienne compte à la fois du milieu physique et des possibles choix opérés par les populations antiques semble alors une nouvelle fois un passage obligé.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1 : Lattara au VIe s. av. J.-C., une presqu’île lagunaire.
Crédits C. Jorda.
URL http://journals.openedition.org/quaternaire/docannexe/image/5470/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 28k
Titre Fig. 2 : Les lagunes palavasiennes au sud de Montpellier.
Légende Au premier plan, la fouille archéologique de Lattara et en arrière-plan, le cordon littoral et la mer.
Crédits Crédit : L. Damelet (Centre Camille Jullian, Aix-en- Provence).
URL http://journals.openedition.org/quaternaire/docannexe/image/5470/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 48k
Titre Fig. 3 : Plan de la ville protohistorique de Lattara et implantation des sondages.
Crédits UFRAL.
URL http://journals.openedition.org/quaternaire/docannexe/image/5470/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 76k
Titre Fig. 4 : Stratigraphie des formations fluvio-lagunaires sous le site de Lattara (Carottage du puits PT348).
Crédits C. Jorda.
URL http://journals.openedition.org/quaternaire/docannexe/image/5470/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 136k
Titre Fig. 5 : Stratigraphie des formations fluviatiles et lagunaires sous le rempart protohistorique, au sud de la ville (sondage de la Zone 27).
Crédits C.Jorda.
URL http://journals.openedition.org/quaternaire/docannexe/image/5470/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 68k
Titre Fig. 6 : Stratigraphie des dépôts fluvio-lagunaires postérieurs à la construction du rempart protohistorique de Lattara (sondage de la zone 138).
Crédits C. Jorda.
URL http://journals.openedition.org/quaternaire/docannexe/image/5470/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 44k
Titre Fig. 7 : Cinématique de l’évolution du trait de côte autour de Lattara depuis le VIe s. av. J.-C.
Crédits C. Jorda.
URL http://journals.openedition.org/quaternaire/docannexe/image/5470/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 40k
Titre Fig. 8 : Localisation des sites du Midi de la France évoqués dans le texte.
Légende Etoiles noires: établissements littoraux. 2 : Emporion (L’Escala, prov. de Gérone, Espagne) ; 3 : Pech Maho, (Sigean, Aude) ; 5 : Agathé/Agde (Hérault) ; 10 : Le Cailar (Gard) ; 11 : Espeyran (Saint-Gilles, Gard) ; 14 : Saint-Blaise (Saint-Mitre-les-Remparts, B. du Rh.) ; 15 : Massalia/Marseille (B.-du-Rh.). Ronds noirs : autres établissements. 1 : Ullastret (prov. de Gérone, Espagne) ; 4 : Carsac (Carcassonne, Aude) ; 6 : Béziers (Hérault) ; 7 : La Monédière (Bessan, Hérault) ; 8 : La Ramasse (Clermont-l’Hérault, Hérault) ; 9 : Sextantio (Castelnau-le-Lez, Hérault) ; 12 : La Liquière (Calvisson, Gard) ; 13 : Nîmes (Gard).
URL http://journals.openedition.org/quaternaire/docannexe/image/5470/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 52k
Titre Fig. 9 : Vue aérienne du site de Pech Maho (Sigean, Aude) avec au second plan, les étangs de Bages‑Sigean.
Crédits Aérophoto.
URL http://journals.openedition.org/quaternaire/docannexe/image/5470/img-9.jpg
Fichier image/jpeg, 112k
Titre Fig. 10 : Situation topographique de l’établissement grec d’Emporion.
Crédits Crédit G. Bagan.
URL http://journals.openedition.org/quaternaire/docannexe/image/5470/img-10.jpg
Fichier image/jpeg, 20k
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Pour citer cet article

Référence papier

Ghislain Bagan, Eric Gailledrat et Christophe Jorda, « Approche historique de la géographie des comptoirs littoraux à l’âge du Fer en Méditerranée occidentale à travers l’exemple du port de Lattara (Lattes, Hérault) »Quaternaire, vol. 21/1 | 2010, 85-100.

Référence électronique

Ghislain Bagan, Eric Gailledrat et Christophe Jorda, « Approche historique de la géographie des comptoirs littoraux à l’âge du Fer en Méditerranée occidentale à travers l’exemple du port de Lattara (Lattes, Hérault) »Quaternaire [En ligne], vol. 21/1 | 2010, mis en ligne le 01 mars 2013, consulté le 14 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/quaternaire/5470 ; DOI : https://doi.org/10.4000/quaternaire.5470

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Auteurs

Ghislain Bagan

Université Montpellier III, UMR 5140 du CNRS, Archéologie des Sociétés Méditerranéennes - 390 avenue de Pérols - 34970 LATTES, France. Courriel : ghisbagan@yahoo.fr

Eric Gailledrat

CNRS, UMR 5140 du CNRS, Archéologie des Sociétés Méditerranéennes - 390 avenue de Pérols - 34970 LATTES, France. Courriel : eric.gailledrat@montp.cnrs.fr

Christophe Jorda

INRAP Méditerranée, UMR 5140 du CNRS, Archéologie des Sociétés Méditerranéennes - 390 avenue de Pérols - 34970 LATTES, France. Courriel : Christophe.jorda@inrap.fr

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