• 1 Écrire, compter, mesurer : vers une histoire des rationalités pratiques, dir. Natacha Coquery, Fran (...)
• 2 Pour un exemple non scripturaires issu de ce colloque, voir notamment l’article de Ludolf Kuchenbuc (...)
• 3 Jack Goody, La Raison graphique : la domestication de la pensée sauvage, trad. Jean Bazin et Alban (...)

1Dans un colloque organisé en 2005, Natacha Coquery, François Menant et Florence Weber abordaient la question des rationalités pratiques en invitant à se pencher sur « les répercussions symboliques de la multiplication de l’écrit […], la ritualisation de la transaction et la modification des rapports sociaux qu’elle conditionne1 ». Ce faisant, ils prolongeaient une réflexion sur les liens entre les aspects pragmatiques et les inscriptions socio-culturelles des productions étudiées, alors largement constituées de productions scripturaires2. Il s’agissait entre autres d’explorer le versant médiéval des théories de Jack Goody, c’est-à-dire les effets d’un usage croissant de l’écrit propre aux sociétés du Moyen Âge central puis tardif3. Plusieurs questionnements étaient abordés : le développement de différentes techniques de l’écrit allait-il de pair avec une transformation des processus cognitifs associés, favorisant l’effort de liste, de classement, et plus largement d’abstraction ? À quel moment et de quelle manière ces techniques s’étaient-elles mises en place ? Comment pouvaient-elles être rapprochées de transformations socio-culturelles de fond ?

• 4 Concernant le passage du « linguistic turn » au renouveau des études sur l’écrit comme produit d’un (...)
• 5 Voir le programme POLIMA (ANR 2014-2017) et les ouvrages qui en sont issus : Le Pouvoir des listes (...)

2Ces axes de recherche héritaient de travaux en cours depuis plusieurs décennies au sein des études médiévales. En effet, la question centrale posée par Jack Goody – celle des effets anthropologiques de la multiplication de l’écrit dans différentes sociétés – bénéficiait dans ce long millénaire du Moyen Âge occidental d’un terrain d’expérimentation d’une profondeur chronologique appréciable. C’est autour d’un renouveau des études sur la scripturalité et les cultures de l’écrit que s’est donc concentrée l’attention des chercheurs4. Cependant, l’ampleur de la question posée, appelée à être examinée à travers ses prolongements possibles dans différents champs de la politique, de la production ou de la pensée, peut aussi servir de fil rouge à une exploration transdisciplinaire d’œuvres et artefacts médiévaux variés. De même qu’un programme de recherche récent invitait à multiplier les cas d’étude autour de l’objet-liste5, on peut alors proposer d’examiner de manière croisée d’autres formes de tri, de classement et d’organisation qui traversent et travaillent différents objets médiévaux parvenus jusqu’à nous, comme les témoins matériels d’un monde qui perçoit, pense et ordonne selon des logiques dont on cherche encore à éclairer les dynamiques et les évolutions, derrière l’impression de produit fini.

• 6 Dario Internullo, « Du papyrus au parchemin. Les origines médiévales de la mémoire archivistique en (...)
• 7 Voir Armando Petrucci, « La Concezione cristiana del libro fra VI e VII secolo », Studi Medievali, (...)

3Difficile, malgré tout, de faire complètement l’économie d’une chronologie scandée par la montée en puissance de l’écrit, qui structure progressivement la société, de la cour des papes et des princes jusqu’à l’atelier des artisans et artistes, mais conditionne aussi en grande partie notre connaissance de cette société. Bien qu’on n’en finisse pas de poser la question de l’origine, quelque chose se joue clairement dans ce développement de l’écrit au cours du Moyen Âge central, à mi-chemin entre la Renaissance carolingienne et la réforme grégorienne. Pourtant, pour élaborer cette chronologie, la matérialité même des textes reste notre point d’entrée principal, avec toutes ses limites, puisque la perte probable des papyrus altimédiévaux – dont la durée de vie dépasse rarement 250 ans – ainsi que d’une majorité de la documentation de l’époque, limite à ce jour les approches quantitatives de cette explosion de l’écrit6. D’autres objets peuvent alors nous éclairer sur ce qui se joue au cours des vi^e et vii^e siècles moins connus. Telles ces mosaïques de la péninsule italienne, où les livres des évangélistes se ferment de plus en plus souvent, selon un motif iconographique nouveau qui suggère que, si l’écrit se maintient certainement plus qu’on ne l’a cru dans certains lieux de pouvoir, et même dans certaines sphères de la société laïque, l’accès général à cette technologie s’abaisse probablement7.

• 8 Parmi les travaux pionniers : Armando Petrucci, « Scrittura e libro nell’Italia altomedievale », St (...)
• 9 Patrick Geary, Mémoire et oubli à la fin du premier millénaire, trad. Jean‑Pierre Ricard, Paris, Fl (...)
• 10 On reverra à quelques jalons récents : Décrire, inventorier, enregistrer entre Seine et Rhin au Moy (...)
• 11 Paul Bertrand, Les Écritures ordinaires : sociologie d’un temps de révolution documentaire (entre r (...)

4La réalité documentaire actuelle fait donc des productions du long Moyen Âge central, adossées à la croissance économique occidentale puis à l’ajout du papier au parchemin, les témoins d’une vraie transformation documentaire et sociale. En effet cette chronologie, fixée dans les années 1970-19808, associait dès l’origine questions matérielles et socio-culturelles. En 1996, Patrick Geary en était à montrer comment la sélection de documents réalisée à la fin de l’époque carolingienne avait été déterminée par les motivations à la fois administratives et symboliques des institutions comme des chroniqueurs, donnant lieu à une mise en forme de l’histoire parvenue jusqu’à nous qui soit « un reflet à leurs yeux convenable de l’ordre divin dans les activités humaines »9. Aujourd’hui, on perçoit de mieux en mieux comment ce processus de réécriture par la sélection et la classification s’est opéré à plusieurs échelles du pouvoir, de l’âge féodal à la montée des États, dans les milieux ecclésiastiques comme laïques10, tandis que des formes variées d’écriture se multipliaient dans la vie quotidienne de différentes strates sociales à partir du xiii^e siècle11.

• 12 Malcolm Parkes, Scribes, Scripts and Readers: Studies in the Communication, Presentation and Dissem (...)
• 13 Voir : Armando Petrucci, « Minuta, autografo, libro d’autore » dans Il Libro e il suo testo, dir. C (...)
• 14 Madeleine Jeay, Le Commerce des mots. L’usage des listes dans la littérature médiévale (xii^e-xv^e si (...)

5Or dès le début des années 1990, Malcolm Parkes, s’intéressant à la révolution documentaire qui court du xi^e au xiv^e siècle, avait souligné à quel point les transformations visibles des modes d’écriture pouvaient se retrouver dans plusieurs types de production. En particulier, il montrait que des textes destinés à des usages différents, pragmatique ou littéraire, en latin ou en vernaculaire, déployaient des formes comparables d’accumulation et d’ordonnancement. Tels le Decameron ou les Canterbury Tales, où il décelait l’influence des compilations scolastiques12. Derrière ces décalques de forme et de parfois fond, on retrouve des scripteurs polyvalents. Les notaires en sont une figure identifiée de longue date, Armando Petrucci ayant notamment fait de Pétrarque et de Boccace les héritiers de normes notariales alors en formation ; tandis que l’on continue aujourd’hui à explorer les interactions unissant, plus largement, la culture humaniste et les techniques pratiques et intellectuelles des administrations en voie de complexification13. Au fur et à mesure qu’on avance vers le Moyen Âge tardif, d’autres usagers de l’écrit, pour certains formés ou gravitant autour des mondes universitaires ou plus généralement urbains, sont également capable de jouer de formes scripturaires et littéraires apparemment figées, comme le topos de la liste, pour faire au contraire œuvre de création personnelle14.

• 15 Sur ce dernier point, voir Sandrine Hériché-Pradeau et Maud Pérez-Simon, « Du texte à l’image et de (...)

6Notre monde universitaire actuel rend bien sûr ces parallélismes plus facilement repérables au sein de catégories désormais identifiées comme des champs spécifiques. Mais l’écrit au sens large ne saurait être le seul domaine concerné par ces multiples jeux de transfert, volontaires ou spontanés, qui viennent sous-tendre l’ordonnancement de productions a priori distinctes. D’ailleurs, on le sait, l’écrit est en soi un champ qu’on serait en peine de borner précisément, tant sont fréquentes ses interactions avérées avec l’oralité, ses irruptions sur des supports gravés et peints, ou plus largement ses entremêlements variés avec des images15.

• 16 Voir notamment Armando Petrucci, « Lire au Moyen Âge », Mélanges de l’École française de Rome, vol. (...)
• 17 Jessica Berenbeim, Art of documentation : documents and visual culture in Medieval England, Toronto (...)
• 18 Laura Kendrick, « Visual texts in post-conquest England », Cambridge Companion to Medieval England, (...)
• 19 Stefano Riccioni, « Les listes dans le discours visuel du Moyen Âge italien : le cas de Rome aux xi(...)

7Le rapport entre écrit et image peut ainsi servir de point d’entrée à certains questionnements. Ces rapports sont notoirement étroits, les spécialistes des cultures graphiques ayant de plus souligné très tôt à quel point les textes eux-mêmes étaient mis en forme selon des codes esthétiques, mais aussi pratiques soumis à de fortes évolutions historiques16. Il est à ce titre symptomatique que le respect d’un document ancien, donnant lieu à une copie voulue comme identique, puisse pourtant créer un effet visuel nouveau, en s’insérant sur un support ou dans une organisation graphique profondément renouvelée à quelques décennies ou siècles de distance17. Dans bien des cas, le parallélisme entre ordonnancement d’un texte et d’une image est de même intentionnel et porteur de sens. On peut par exemple penser à ces « pages tapis » qui, dans les Évangiles insulaires, produits en Angleterre après la conquête normande, préparent le lecteur/regardeur à aborder le texte comme un véritable « textus », c’est-à-dire un objet tissé18. Ou à cette mosaïque du début du xii^e siècle, dans l’abside de Saint Clément à Rome, dans laquelle on voit jaillir sous la croix centrale une vigne qui structure tout l’espace au sein duquel se répartissent personnages et symboles, transformant cette œuvre en un exemple de « machina memorialis », face à laquelle les chanoines étaient invités à recomposer les histoires connues, au demeurant, par les textes partagés19.

• 20 De nombreux exemples ont récemment été mis en valeur à travers le projet porté par Naïs Virenque, S (...)
• 21 Ayelet Even-Ezra, « Listes et diagrammes scolastiques. Une première approche de leurs mises en page (...)
• 22 Jean‑Claude Schmitt, « Les images classificatrices », Bibliothèque de l’École des chartes, 1989, vo (...)

8Le rapport entre image et texte, qu’il est toujours délicat de qualifier sans tomber dans le modèle du rapport de force, peut encore se faire plus organique. Par exemple lorsque l’image prend une fonction de support classificateur, en schématisant d’une façon visible ‒ d’appréhension plus aisée – ce que le texte portait de manière intelligible20. Il est alors intéressant de se demander dans quelle mesure les siècles mêmes que l’on identifie comme le moment de triomphe de l’écrit ne correspondent pas également à l’élaboration de nouvelles formes mixtes, donnant à l’image et à l’appréhension visuelle par la forme, un rôle accru par rapport à la lecture linéaire. En témoignent par exemple les diagrammes scolastiques qui se multiplient en marge ou en plein texte des écrits universitaires, synthétisant et recombinant de longs paragraphes associés21. Jean-Claude Schmitt, étudiant la multiplication des diagrammes, mais aussi des figures de différentes sortes tout au long d’un xii^e siècle élargi, proposait même de voir cette époque comme un moment de transition d’une « image vision » vers une « image lecture »22. Il soulignait d’ailleurs que dans ces mêmes décennies s’imposait la représentation du Créateur comme « Dieu-architecte », signe que ces changements de la culture graphique, visuelle et cognitive au sens large, ne sont pas sans incidence sur l’évolution d’autres représentations qu’il nous incombe encore d’éclairer, du cosmologique jusqu’au social.

• 23 Julie Claustre, Faire ses comptes au Moyen Âge : les mémoires de besogne de Colin de Lormoye, Paris (...)
• 24 Voir les remarques introductives dans Écritures grises : les instruments de travail des administrat (...)
• 25 Voir notamment Pierre Chastang, « Des Archives au codex : les cartulaires comme collections (xi^e-xi (...)

9Que nous disent ces quelques exemples de croisements entre des productions médiévales différentes ou mixtes, qui toutes trient et classent des informations pour leur conférer un sens particulier ? On peut proposer certaines pistes qui traversent plusieurs champs de la recherche et sont fréquemment associées aux formes d’ordonnancement observées. Au premier rang desquelles s’impose la question de la mémoire, qu’il s’agisse de créer une mémoire symbolique ou économique, individuelle ou collective. Au point que le terme même de mémoire revient dans différents outils et œuvres, du livre de comptes de Colin Lormoye, tailleur parisien du Moyen Âge tardif23, jusqu’à ces nombreux « memoriali » au cœur des « écritures grises » qui se multiplient dans les administrations en développement de l’Occident24. Mary Carruthers l’avait déjà souligné en se référant surtout aux œuvres spirituelles des communautés monastiques : la mémoire fonctionne comme un domaine fortement travaillé par des normes culturelles et sociales, et permet donc sans cesse de recomposer les savoirs, mais aussi de composer des groupes sociaux. On retrouve certains de ces phénomènes dans les processus de mise à l’écrit pragmatique, par exemple des chartes aux cartulaires25, mais aussi de mise en forme artistique, par exemple du texte sacré à l’œuvre religieuse. Dans tous ces cas, la collection et l’exposition d’éléments donnés pour mémoire ne sauraient être neutres : elles transmettent à travers une sélection et un ordonnancement choisi et, ce faisant, elles véhiculent aussi une manière spécifique d’ordonner.

• 26 Pierre Chastang, La Ville, le gouvernement et l’écrit à Montpellier, xii^e-xiv^e siècle : essai d’his (...)
• 27 Parmi des bibliographies vastes, voir les publications récentes : Écritures médicales : discours et (...)

10La seconde piste pourrait alors découler de la première, en voyant dans ces processus variés et évolutifs d’ordonnancement le signe ou le moteur de recompositions du corps social à différentes échelles. Jack Goody, voyait dans la montée en puissance de l’écrit un moyen de fixation de normes universalisantes ainsi que d’un maillage politique plus étroit. Il n’est pas anodin, alors, que certains historiens de l’écrit aient vu dans les élaborations administratives des xi^e-xiv^e siècle un moyen de renforcement du contrôle social entraînant à plus long terme une « dépersonnalisation des rapports sociaux26 ». Tandis qu’à plus fine échelle, la construction partagée de ce qu’on pourrait appeler des techniques de préservation et d’ordonnancement de l’information permet aussi de faire émerger de nouveaux groupes sociaux, qui partagent alors un ensemble de textes, de normes graphiques, mais aussi d’aspirations à une dignité renforcée. L’exemple des notaires a déjà été invoqué, mais certaines analyses propres aux médecins, ou encore marchands suggèrent des conclusions comparables, en analysant l’élaboration de codes graphiques ou, dans le cadre de commandes comme de créations, de codes artistiques à la limite entre efficacité pratique et représentation de soi27.

• 28 Voir les définitions ci-dessous.

11Enfin, le troisième élément de réflexion porte plus spécifiquement sur les formes du tri et du classement telles qu’on peut les observer à l’époque médiévale. Comme le suggèrent les définitions ci-dessous, l’ordre et l’ordonnancement, plus encore que l’organisation, sont peut-être les points d’entrée les plus appropriés pour examiner la mise en forme des œuvres et des productions médiévales, où pointe souvent l’idée d’une transcendance plus que d’une inscription dans un schéma fonctionnel global28. Néanmoins cette distinction est ténue et appelle certainement à être examinée en fonction des domaines étudiés. Dans la continuité de ces questionnements, c’est moins l’aspect extraordinaire de certaines technologies innovantes de classement, ou de certaines œuvres qui les appliquent, que les manières proprement ordinaires de trier, de classer et d’ordonner, que l’on propose d’examiner ici. À travers ces manières communes de structurer le réel se pose en effet la question des formes d’intelligibilité d’un monde pensé et construit en commun.

• 29 Rappelons que trier vient du latin « tirare », et a d’abord le sens de « broyer » au vi^e siècle. En (...)
• 30 On peut établir un parallèle entre les termes classement et ordre, ordonnancement. Le mot classemen (...)

13Pour commencer, de quelle manière les images et les textes sont-ils agencés ? En embrassant dans un même ouvrage des études de cas variées, issues de productions artistiques, religieuses, scientifiques ou pratiques, nous chercherons à comprendre quels modèles de structure permettent de décrire l’agencement des œuvres médiévales. Dans les écrits comme dans les représentations visuelles, les listes sont omniprésentes. Il devient alors intéressant d’examiner l’action de tri, pour penser, au-delà de l’énumération formelle, tout ce que cette dernière omet ou élimine dans sa forme finale. Du tri, la frontière est donc mince avec le classement, qui relève également de l’effort de liste, mais en induisant une volonté de catégorisation, suivant des critères intellectuels ou pratiques29. Ordonner correspondrait alors à un classement disposant chaque élément par rapport à une conception unifiée du tout, dans une normalisation du monde présentée comme idéale30. Ordonner serait donc un acte visant à conférer à un ensemble une structure et une forme intelligible ou perceptible, qui permette également d’appréhender cette norme et de s’y conformer. Ainsi, Ordonner le monde au Moyen Âge revient souvent à l’appréhender selon le bon ordre instauré par le divin. Dans cet ensemble de définitions emboîtées, l’organisation ne serait pas, alors, la forme d’agencement la plus aboutie, mais plutôt une structure située dans un autre champ cognitif. En effet, nous proposons ici d’entendre l’organisation comme une disposition cohérente de différents éléments constituant bien un tout, mais qui, contrairement à l’ordonnancement, n’existerait pas en lien avec une norme pensée comme transcendante. Là où le meilleur des ordres est le bon ordre, la meilleure des organisations serait la plus fonctionnelle.

• 31 Voir la communication orale donnée lors des Journées d’étude des 16 et 17 juin 2017 : Joanna August (...)

17Ainsi, Joanna Augustyn examinait dans la revue d’état du Livre des manières d’Étienne de Fougères, la manière dont la catégorie des femmes se trouvait déclassée31, tandis qu’Élise Haddad propose de déterminer, à travers l’étude d’un portail roman, la place de la bestia dans l’ordonnancement du monde. Ces deux études invitent à déceler les signes qui induisent la mise à l’écart, à partir d’un objet qui se veut organisationnel, au sein des structures sociales ou religieuses du monde médiéval. Effectivement, les mises en ordre médiévales ont pu intégrer à travers une pratique ordonnatrice, des jeux d’écart aux normes. Cette observation se retrouve dans la contribution de Yoan Boudes, qui propose une analyse de la matière zoologique des reptiles exposée dans l’encyclopédisme médiéval. Dans la même optique, bien que dans un champs différent, Marie Piccoli-Wentzo démontre que le désordre qu’implique le lieu sauvage dans la peinture du xv^e siècle fonctionne comme une réponse à l’intelligibilité mathématique de la représentation de la cité. On peut alors lire ce premier ensemble de contributions comme des travaux abordant deux pôles opposés des classifications et, permettant, à travers la mise en valeur de l’inclusion et de l’exclusion, de réfléchir aussi au paradoxe de l’inverse, du contraire et de la réciproque.

• 32 Pour l’usage du mot regardeur, nous nous référons à la célèbre déclaration de Marcel Duchamp : « Ce (...)

18Dans un deuxième temps, six contributions examinent les différentes manières et les diverses motivations par et pour lesquelles les médiévaux ont construit des outils organisateurs. Sergi Sancho Fibla précise, à travers deux exemples de l’image littéraire de l’arbor, la manière dont l’écriture permet, au sein de structures arborescentes, une pratique de classification menée dans les milieux monastiques et humanistes. Or cette activité fait écho au grand apport des encyclopédistes médiévaux, qui s’emploient à classer le monde, y compris dans son ambivalence, comme Alice Laforêt le démontre pour le cas particulier des arbres. Les deux formes étudiées se rapprochent donc par la volonté de rendre compte d’un monde plus compréhensible, dans des domaines allant de la théologie aux sciences de la nature. Qui plus est, ces pratiques peuvent aussi correspondre à des élaborations d’ordonnancement personnelles et localisées, comme en témoignent les études menées sur des productions écrites très différentes par Mélanie Dubois Morestin et par Meyssa Ben Saad. M. Dubois Morestin montre comment Jean Teisseire, marchand avignonnais, a inventé une méthode archivistique privée lui permettant, au quotidien, de tenir les comptes de son commerce. Tandis que M. Ben Saad revient sur la manière dont le célèbre savant Al-Ğāhiz a cherché à questionner, et parfois aussi à modifier, l’organisation connue du monde vivant, en faisant la part belle à ses propres observations. Ces adaptations de modèles antérieurs se rencontrent également dans d’autres productions scripturaires, et notamment dans l’usage de procédés rhétoriques tel que l’effet de liste. Ce dernier aspect est valorisé dans deux études où le recours à la liste répond à des visées différentes : esthétique d’une part, comme le suggère Nicolas Garnier qui dévoile les ressorts sonores et comiques du Roman de Renart, et scientifique d’autre part, comme le montre Adeline Sanchez qui analyse un aspect de la composition universitaire dans les traductions françaises du Lilium medicine de Bernard de Gordon. Pris ensemble, ces six cas d’étude démontrent à quel point le tri, le classement et l’ordonnancement sont aussi des édifices personnels, qui valorisent l’esprit et l’entreprise de leurs artisans, tout en interpellant le lecteur, le regardeur ou tout observateur qui s’attarde, peu ou prou, devant une telle création et, se laisse alors transporter intellectuellement ou physiquement par l’expérience permise par ses sens ou par son imagination32.

• 33 Qu’il nous soit permis de renvoyer à Créer. Créateurs, créations, créateurs au Moyen Âge, dir. Élis (...)
• 34 L’Autorité du passé dans les sociétés médiévales, dir. Jean‑Marie Sansterre, Roma, École française (...)

20Dès lors qu’il s’agit de trier, de classer et d’ordonner des éléments, la création fonctionne en effet par une réélaboration opérée à partir d’œuvres et de textes passés33. Littéralement, il s’agit d’absorber ou d’ignorer les éléments issus d’une vaste culture partagée, fondée sur une tradition visuelle et textuelle, mais aussi sur tout un système mémoriel. Or dans les sociétés médiévales, où l’autorité du passé est gage de fiabilité, les œuvres sont inscrites d’autant plus volontiers ‒ et d’autant plus explicitement ‒ dans ces chaînes d’autorités34. Pourtant, les compilations remaniant des corpus partagés n’en inventent pas moins des formes nouvelles. Les listes aux éléments inconstants, les cartulaires réordonnant les documents antérieurs, les cartes du monde appuyées sur des informations puisées dans les livres ou dans l’expérience des vivants : toutes ces œuvres sont autant de productions qui, en rebattant des cartes communes, permettent de préserver l’ancien tout en créant du neuf.