• 1 Un cartulaire correspond à « toute transcription organisée (sélective ou exhaustive) de documents d (...)
• 2 Sur les cartulaires, voir Les Cartulaires. Actes de la table ronde organisée par l’École nationale (...)

1Le tri, processus qui allie conservation et élimination, est à l’œuvre dans toute cartularisation. Les cartulaires ne sont pas les reflets des chartriers1 : pourquoi certains actes furent-ils copiés dans le cartulaire alors que d’autres ne le furent pas ? Comment et dans quel but la sélection a-t-elle été effectuée ? Le renouveau historiographique de l’étude des cartulaires et des écrits de gestion encourage à s’interroger sur ces choix2. Souci de conservation, construction mémorielle, rationalisation des opérations de gestion, nécessités juridiques ou politiques : les raisons qui président à la constitution d’un cartulaire sont nombreuses. Pour comprendre ce qui pousse une institution ou une personne privée à faire transcrire la totalité ou une partie des documents diplomatiques qu’elle conserve, il faut donc analyser le contexte et les intérêts particuliers des commanditaires.

• 3 Isabelle Rosé évoque pour la Bourgogne du xiii^e siècle une « généralisation du mode de classement s (...)

2Le classement du matériau diplomatique issu de ce processus de tri est une opération qui suppose, elle aussi, un certain nombre de choix. Au sein d’une même région, à une époque donnée, les cartulaires ne semblent en effet pas obéir aux mêmes logiques de classement, malgré les similitudes du matériau collecté. Leurs classements peuvent être topographiques, hiérarchiques, thématiques, rarement chronologiques. Ils sont souvent mixtes parce que les logiques de classement peuvent se cumuler et entrer ainsi en complémentarité ou en concurrence. Plusieurs campagnes de cartularisation peuvent avoir eu lieu et des changements d’ordre à l’intérieur des cartulaires ont pu intervenir, parasitant les classements originels. Il faut aussi envisager le caractère lent ou progressif de la systématisation des classements3.

• 4 Paul Bertrand et Xavier Hélary, « Constructions de l’espace dans les cartulaires », dans Constructi (...)

4Le regroupement de certains actes jugés semblables donne lieu à des phénomènes de concentration au sein des cartulaires. Ces groupes d’actes sont eux-mêmes hiérarchisés. Les regroupements ne sont pas identiques, les hiérarchies sont souvent différentes. À quelles représentations du monde ces organisations dissemblables renvoient-elles ? Paul Bertrand et Xavier Hélary ont par exemple montré que la dimension spatiale échappait souvent à la définition donnée aux cartulaires4.

• 5 Paris, BnF, ms. lat. 17098 (années 1270, pour la première campagne de cartularisation), 394 fol. L’ (...)
• 6 Troyes, BM, ms. 2755 (2^e moitié du xiii^e siècle), 90 fol. Pour une édition du cartulaire de Saint-L (...)

5En ordonnant les actes, les cartularistes ordonnent le monde ou, du moins, dévoilent une représentation de la société qui les entoure et qui parle à travers les chartes émises et collectées. Les cartulaires ne sont pas des cartes, pourtant ils délimitent les contours de mondes particuliers à leurs commanditaires et le développement qui suit entend l’illustrer, à partir d’exemples tirés de la Champagne méridionale du xiii^e siècle. Notre étude commencera par une comparaison entre deux cartulaires issus de deux établissements religieux, celui de la collégiale séculière Saint-Étienne de Troyes5, fondée avant 1157, et celui d’une abbaye sise en la même ville depuis le vii^e siècle, Saint-Loup6, deux cartulaires qui obéissent à un classement hiérarchique. Nous retrouverons cette influence des intérêts des commanditaires sur les classements des actes, d’abord en comparant le cartulaire de la comtesse Blanche et les cartulaires de chancellerie, ensuite en examinant le cartulaire du marchand italien Renier Accore.

• 7 Troyes, AD Aube, 4 H 1 (xiii^e siècle), 98 fol.
• 8 Parce qu’ils ne répondaient pas aux critères évoqués, les cartulaires suivants ont été écartés : ce (...)

6Sur la dizaine de cartulaires d’établissements religieux produits en Champagne au xiii^e siècle, ceux de Saint-Étienne et de Saint-Loup de Troyes, ainsi que celui de l’abbaye Notre-Dame de Larrivour7, sont les seuls dont les classements peuvent être comparés sans crainte, parce qu’ils regroupent, tous les trois, un nombre suffisant d’actes et parce qu’ils sont conservés en originaux, de manière complète et intacte. Ces critères méthodologiques ont conduit à ne pas prendre en considération un certain nombre de cartulaires ecclésiastiques produits en Champagne à la même époque8. Sur les trois cartulaires retenus, ceux de Saint-Étienne et de Saint-Loup affichent le même type de classement, globalement hiérarchique, alors que celui de Notre-Dame de Larrivour présente un classement topographique.

• 9 Au folio 56 du cartulaire de Saint-Loup, on trouve en effet un acte du patriarche de Constantinople (...)

7Pour comprendre le classement hiérarchique des deux premiers cartulaires, j’ai regroupé les auteurs d’actes par catégories : comtes de Champagne ; comtesses de Champagne ; vassaux et agents des comtes ; autres acteurs laïques ; papes (ou patriarches9) ; archevêques et évêques ; archidiacres, doyens de chrétienté et officiaux ; chapitres cathédraux ; collégiales ; abbayes et prieurés ; autres acteurs religieux. J’ai aussi pris en compte les paratextes, les documents non diplomatiques et les folios laissés blancs, afin d’étuder l’ensemble de l’espace codicologique des deux cartulaires. J’ai ensuite réalisé des tableaux, où j’ai reporté les regroupements d’actes par folios et les catégories d’auteurs (tableaux 1 et 2).

• 10 Le choix des couleurs reprend la division entre auteurs laïcs (couleurs froides) et auteurs ecclési (...)
• 11 Julio Escalona, Cristina Jular Perez-Alfaro et Anna Bellettini, « Two graphical models for the anal (...)

8Comme une représentation sous la forme d’un tableau lisse les phénomènes et écrase leur échelle, pour représenter au mieux l’espace codicologique, je propose de le modéliser sous forme de frise, en indiquant par des couleurs10 les différentes catégories d’auteurs d’acte (figs. 1 et 2). L’idée d’une telle modélisation découle de la lecture de la méthode, proposée par Julio Escalona, Cristina Jular Perez-Alfaro et Anna Bellettini, pour réaliser une modélisation de l’organisation chronologique des cartulaires11. Pour ma part, je propose une modélisation de l’organisation hiérarchique des cartulaires.

• 12 Il s’agit des mémoires de l’abbé Guitère, datées d’avant 1181, dont Charles Lalore a reconstitué la (...)
• 13 Dans l’organisation originelle du cartulaire, il y avait d’ailleurs trois folios laissés vierges en (...)
• 14 Sur l’évolution des hiérarchies ecclésiastiques en contexte post-grégorien et sur les délégations d (...)

11Les modélisations graphiques des deux cartulaires champenois prouvent qu’une même logique de classement, ici hiérarchique, peut aboutir à des organisations internes différentes, entre deux cartulaires produits à une même époque dans une même région. Le cartulaire de Saint-Loup commence par un paratexte12, puis viennent les privilèges pontificaux, séparés du paratexte et du reste du cartulaire par deux folios laissés blancs13 (fol. 4 et fol. 18). Après les papes, conformément à la hiérarchie de l’Église, viennent les évêques, puis le cartulaire change de monde et présente des actes des comtes, puis des comtesses, puis des vassaux et agents comtaux, avant de revenir dans le monde ecclésiastique en présentant d’abord des actes du chapitre cathédral puis ceux des archidiacres, doyens de chrétienté et officiaux, etc. Cette hiérarchie semble attendue dans le contexte post-grégorien, mais aussi dans celui de la division du pouvoir épiscopal et de l’autonomisation, d’une part du chapitre cathédral, d’autre part des autorités recevant délégation du pouvoir épiscopal : archidiacres, doyens de chrétientés, officiaux14.

• 15 Paris, BnF, ms. lat. 17098, fol. 31r-32r. Dans l’acte de première dotation du temporel, la collégia (...)
• 16 La dégradation des liens entre comtes de Champagne et évêques de Troyes culmine dans les années 117 (...)
• 17 Les tensions entre l’évêque de Troyes et la collégiale Saint-Étienne concernent notamment les droit (...)

12A contrario, la hiérarchie des actes du cartulaire de Saint-Étienne de Troyes peut surprendre. Autant il n’est pas étonnant que le cartulaire d’une collégiale séculière fondée par un comte de Champagne commence, sinon par l’acte de fondation, au moins, comme c’est le cas ici, par l’acte de première dotation du temporel15, autant la longue série hiérarchique des actes pris par des autorités laïques a de quoi étonner, parce qu’elle semble reléguer le premier privilège pontifical au folio 89. Après les privilèges pontificaux, viennent les actes épiscopaux qui semblent donc bien loin des premiers actes, ceux des comtes. Le premier acte d’un évêque est copié au folio 104. Il s’agit d’un acte de l’évêque de Châlons, autre sujet d’étonnement dans le cartulaire d’un établissement qui appartient au diocèse de Troyes et à la province ecclésiastique de Sens. Le premier acte d’un évêque de Troyes n’est d’ailleurs copié qu’au folio 106. Cette position correspond-elle à une relégation volontaire ? Il est vrai que le contexte de tensions entre le comte, fondateur de Saint-Étienne, et les évêques de Troyes est bien connu16. De même, les heurts entre la collégiale comtale et le pouvoir épiscopal ainsi que les rivalités de chapitre entre celui de Saint-Étienne et celui, cathédral, de Saint-Pierre, furent nombreux, comme en témoigne d’ailleurs le cartulaire qui reproduit les plaintes et les arbitrages rendus à propos de nombreuses querelles juridiques entre ces acteurs17. Faut-il voir dans l’organisation du cartulaire de Saint-Étienne un reflet du contexte politique et juridique de la Champagne méridionale du xiii^e siècle ?

• 18 Paris, BnF, ms. lat. 5993 A, Liber pontificum (1271), 55 fol. ; Paris, BnF, Cinq Cents de Colbert, (...)
• 19 Theodore Evergates, The Chancery Archives of the Counts of Champagne: Codicology and History of the (...)
• 20 Il serait intéressant d’étudier l’organisation des actes à l’intérieur du Liber principum et du Lib (...)

13L’organisation du cartulaire de Saint-Étienne est surtout marquée par la division entre monde laïque et monde ecclésiastique. Comme le premier acte concernant l’établissement, celui de première dotation, émane d’un laïc, il semblait logique que les actes des laïcs soient transcrits en premier et que les actes émanant d’autorités religieuses le soient en second, sans pour autant que primeur signifie primauté ou prééminence. D’ailleurs, cette séparation entre monde laïque et monde ecclésiastique rappelle la division entre Liber pontificum et Liber principum, pour des cartulaires de chancellerie qui datent de 127118, c’est-à-dire de quelques années avant la première campagne de cartularisation de Saint-Étienne. Il serait étonnant qu’il s’agisse là d’un hasard, puisque la collégiale séculière, qui jouxtait le palais des comtes à Troyes, remplissait des fonctions de chancellerie, conservant par exemple les rôles des fiefs de Champagne19. Les chanoines de Saint-Étienne ont-ils participé à la rédaction du Liber pontificum et du Liber principum et en ont-ils reproduit les choix de classement, au moment de la création du cartulaire de leur propre institution ? L’imitation des choix de classement serait donc une preuve de plus unissant la chancellerie comtale et le bureau d’écriture (pour ne pas dire scriptorium) de la collégiale Saint-Étienne de Troyes20.

• 21 Paris, BnF, ms. lat. 5993 (1224), 181 fol. Pour une édition, voir The Cartulary of Countess Blanche (...)
• 22 Paris, AN, KK 1064 (1231-1232), 396 fol.

17L’organisation des actes des cartulaires reflète parfois les intérêts particuliers, voire la personnalité, des commanditaires. La Champagne du xiii^e siècle en fournit au moins deux autres exemples. Theodore Evergates rappelle en introduction de son édition du cartulaire dit de Blanche21, remis à la comtesse de Champagne au printemps de l’année 1225, que le manuscrit correspondait au cartulaire-registre n^o 4, suivant sa numérotation, cartulaire-registre datant des années 1222-1224 et qui compose les folios 1 à 207 d’un cartulaire de chancellerie issu de la réunion de plusieurs cartulaires-registres dans les années 1231-1232 (KK 1064)22. Blanche de Champagne (1180-1229), régente depuis la mort de son mari Thibaud III en 1201 et jusqu’à la majorité de son fils Thibaud IV en 1222, aurait demandé à avoir une copie du cartulaire-registre n^o 4, qui compte presque exclusivement des actes pris pendant ses années de régence. Elle aurait emmené ce cartulaire dans sa retraite de l’abbaye d’Argensolles. L’ordre des actes n’est pas le même entre les folios 1 à 207 du manuscrit KK 1064 et le cartulaire dit de Blanche. Par ailleurs, certains actes, et non des moindres, n’ont pas été recopiés dans le cartulaire destiné à la comtesse. Par exemple, le manuscrit KK 1064 s’ouvre par une série d’actes royaux de Philippe II, or ces derniers ne figurent pas dans le cartulaire dit de Blanche. Il en va de même pour la grande majorité des actes d’Érard de Brienne, présents au début du manuscrit KK 1064, mais absents du cartulaire de Blanche, comme si la comtesse avait voulu faire disparaître son rival dans la guerre civile des années 1210-1220, Érard de Brienne, et celui dont l’aide politique allait avec de nombreuses contraintes, Philippe II, dans ce qui est un réagencement personnel du matériau diplomatique des années de régence de Blanche. La comtesse n’a donc pas demandé une simple copie du cartulaire-registre n^o 4. Le reclassement des actes et l’élimination de certains documents ont permis de créer une image qui correspondait mieux aux intérêts et à la personnalité d’une comtesse qui voulait peut-être garder près d’elle un miroir de sa régence, que ce soit pour des raisons mémorielles ou pour pouvoir justifier son action. Le cartulaire porte donc bien son surnom, puisqu’il nous donne à lire le monde selon Blanche.

• 23 Paris, BnF, ms. fr. 8593 (seconde moitié du xiii^e siècle), 187 fol. Pour une présentation du cartul (...)
• 24 Élisabeth Chapin, Les Villes de foire de Champagne des origines au début du xiv^e siècle, Paris, Cha (...)

18Autre commanditaire, autre vision du monde dans le cartulaire du marchand Renier Acorre23, qui n’obéit pas aux mêmes logiques de classement que celui de la comtesse Blanche. L’organisation topographique des 546 actes du cartulaire n’est pas sans rappeler celle des biens fonciers du « plus riche et le plus important citoyen de Provins au xiii^e siècle24 ». Son cartulaire était un objet pratique qu’il utilisait souvent : son organisation s’en ressent. Les actes les plus importants, ceux qui documentent la seigneurie banale qu’il s’est constituée dans la Brie, autour de l’actuel village de Gouaix, sont ainsi facilement consultables, puisqu’ils sont en tête du cartulaire. À la fin de celui-ci ont été copiés d’autres actes importants, ceux que les comtes de Champagne ont pris en faveur de Renier Acorre. Le choix de cet ordre perturbe la logique d’une organisation topographique pourtant dominante dans ce cartulaire et occasionne des doublons, parce que chacun de ces actes était déjà présent dans le cartulaire, classé là où le lieu principal du dispositif de l’acte l’exigeait. L’étude du dispositif des actes nous permet de dresser la liste des possessions du marchand et de les évaluer les unes par rapport aux autres, mais un autre élément nous permet déjà une première évaluation de ce patrimoine : l’organisation des actes, voulue par Renier Acorre lui-même et qui donc nous permet déjà de lire la façon dont il ordonnait son patrimoine, dans ce qui est un peu la trace du regard de Renier sur le monde d’Acorre.

• 25 Lucie Fossier et Olivier Guyotjeannin, « Cartulaires français laïques : seigneuries et particuliers (...)
• 26 La visée mémorielle semble dominante dans le cas du cartulaire dit de Blanche, alors que la visée p (...)
• 27 Le cartulaire dit de Blanche, en raison de sa nature, embrasse l’ensemble du comté de Champagne, al (...)
• 28 Difficile de comparer un seigneur de Gouaix avec une comtesse-régente de Champagne. Renier Acorre a (...)

19Le rapprochement du cartulaire dit de Blanche et de celui commandé par Renier Acorre peut légitimement étonner, parce que ce sont des sources dont la nature même est différente : un cartulaire de chancellerie personnalisé par une comtesse et l’un des rares exemples de cartulaires privés laïques médiévaux que nous conservons aujourd’hui25. Le premier a été remis à Blanche en 1225, le second, moins précisément daté, a été réalisé dans la seconde moitié du xiii^e siècle, ce qui fait qu’au moins 25 ans séparent les deux cartulaires et peut-être même jusqu’à 75 ans. La vision du monde dévoilée par les cartulaires commandés par ces deux personnalités ne peut donc pas être la même, puisqu’en un demi-siècle la Champagne a connu des évolutions. Objectif dominant des deux cartulaires26, échelle27, statut social des partenaires des actions juridiques qui y sont documentées28 : les différences sont si grandes qu’il aurait été difficile de les comparer. Un rapprochement est malgré tout possible, parce qu’ils permettent tous deux de comprendre comment, à travers l’organisation des actes, le commanditaire peut dévoiler sa vision du monde et la place qu’il occupe dans cet environnement sociopolitique reconstruit ou, du moins, celle qu’il prétend tenir. Les procédés sont différents d’un cartulaire à l’autre : l’élimination de certains auteurs d’actes dans le cartulaire dit de Blanche, la hiérarchisation entre les regroupements d’actes dans celui de Renier Acorre.