L’articulation du visible et de l’invisible dans La Vierge du chancelier Rolin de Jan van Eyck
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- 1 Nous nous permettons de renvoyer à notre thèse de doctorat en histoire de l’art et à sa bibliograph (...)
- 2 Il existe une littérature abondante sur la mystique flamande, dont celle de Ruysbroeck plus spécifi (...)
- 3 Jan van Eyck, La Vierge du chancelier Rolin, vers 1435, huile sur bois, 65 x 62,3 cm, Musée du Louv (...)
- 4 Sur le portrait de dévotion, voir Laura D. Gelfand, Fifteenth-Century Netherlandish Devotional Port (...)
1Les thèmes de l’articulation subtile du visible et de l’invisible1 ainsi que de la rencontre divine seront interrogés, dans ce présent article, à travers la mise en miroir des traités de Ruysbroeck l’Admirable (ou Jan van Ruusbroec, 1293–1381, Groenendael)2, dont la pensée a trouvé un fort écho dans une œuvre issue de la production picturale des anciens Pays-Bas : La Vierge du chancelier Rolin3 de Jan van Eyck (1390–1441, Bruges). L’étude conjointe du portrait de dévotion4 et des écrits du mystique brabançon fait apparaître plusieurs thèmes communs entre la peinture et le texte : le rendu des choses spirituelles dans les images matérielles, l’union de l’action et de la contemplation, ainsi que la tension entre vision et cécité.
- 5 Notamment au sujet de l’utilisation de l’image. Nous renvoyons ici au programme de méditation de Gé (...)
- 6 Le mouvement de la Dévotion moderne a suscité de nombreux travaux. Citons ici quelques références e (...)
- 7 Notons dès à présent la définition que propose Pierre Adnès (« Visions » dans Dictionnaire de spiri (...)
- 8 C’est à saint Augustin (354–430), qui s’appuie sur l’ascension de Paul au troisième ciel (Corinthie (...)
2Ruysbroeck, dont la pensée a trouvé un fort écho chez Gérard Grote (1340–1384, Deventer)5, l’initiateur du mouvement de la Dévotion moderne6, accorde une valeur essentielle à la (dé)construction de la vision7 qui peu à peu doit mener à la rencontre avec le divin. Si, dans un premier temps, l’image – tant matérielle que spirituelle – peut être considérée comme un support efficace aux pratiques méditatives du fidèle, elle doit cependant disparaître pour permettre à ce dernier d’atteindre la contemplation. La description proposée par les auteurs du long voyage qui conduit à l’absorption de l’image, ou encore à la disparition de l’œil sensible, permet de saisir avec plus de justesse les différents degrés de la vision8 mis en scène dans le tableau peint par Jan van Eyck.
Un portrait de dévotion : l’imbrication du visible et de l’invisible
- 9 Pour observer en détail le tableau, nous renvoyons au site de l’IRPA : [en ligne : http://closertov (...)
- 10 Issu du milieu bourgeois de la ville d’Autun, Nicolas Rolin occupa pendant presque quarante ans les (...)
- 11 L’influence de Rolin était telle, qu’en 1434, il obtint une dérogation papale afin de faire célébre (...)
3La Vierge du chancelier Rolin, panneau de petites dimensions9, est une commande de Nicolas Rolin (Autun, vers 1376–1462)10, chancelier du duc de Bourgogne Philippe le Bon (Dijon, 1396–1467, Bruges). Il était destiné à orner la nouvelle chapelle familiale, dédiée à saint Sébastien, dans l’église Notre-Dame du Châtel à Autun. Dès 1426-1428, le chancelier planifia la construction de celle-ci ; détruite en 1793 en même temps que l’église. L’autel étant déjà occupé par les deux statues de saint Sébastien et de saint Antoine, le tableau devait se trouver sur le mur oriental de la chapelle, c’est-à-dire à gauche de l’autel11.
- 12 L’invention de ce schéma proviendrait d’une enluminure du Maître de Boucicaut, vers 1421 : Jeanne d (...)
- 13 Une aumônière était initialement accrochée à la ceinture du donateur, mais a été supprimée lors de (...)
- 14 Rappelons ici que Rolin a obtenu une dérogation papale pour faire célébrer des messes dès avant le (...)
- 15 Le thème du Couronnement de la Vierge, dans lequel Marie, après sa mort, rejoint le Christ pour êtr (...)
- 16 Gn iii, 22–24.
- 17 Gn iv, 8.
- 18 Gn ix, 18–27.
4C’est au sein d’une composition architecturale symétrique que le dévot, peint à la même échelle que les personnages saints, se présente seul face à la Vierge et l’Enfant12. Dans la partie gauche de l’image, le chancelier apparaît genoux posés au sol, les mains jointes, devant un prie-Dieu recouvert de velours bleu sur lequel repose un livre d’heures ouvert [fig. 1]. Richement vêtu dans sa robe de brocart d’or bordée de fourrure, Nicolas Rolin ne porte pas son habituel costume de chancelier, mais son habit d’honneur de chevalier, qui souligne son appartenance à la haute sphère bourguignonne13. Face à lui, la Vierge Marie, assise sur un coussin de brocart, est enveloppée dans un ample manteau rouge. La bordure du manteau, finement travaillée, est incrustée de pierres précieuses aux couleurs variées et de perles. Le long de ce galon se détache sur le fond rouge une inscription brodée au fil d’or. Il s’agit d’extraits de la prière des matines de l’Officium Parvum14, glorifiant la Vierge. Un ange aux ailes multicolores tient une couronne ornée de pierreries au-dessus de sa tête et s’apprête à la couronner Reine des cieux15. Le Christ, assis sur les genoux de sa mère, repose sur un linge dont la blancheur évoque le linceul. Il tient d’une main le globe de cristal surmonté de la croix, tandis que de l’autre, il effectue le geste de la bénédiction. Ces deux motifs rassemblés renvoient au Christ Sauveur du monde (Salvator mundi). D’autres éléments accompagnent cette iconographie liée à la Crucifixion et à la Rédemption, comme les chapiteaux historiés qui traitent de la Chute de l’Homme : l’exclusion d’Adam et Ève du Paradis16, le meurtre d’Abel par Caïn17 ou encore l’ivresse de Noé18. Surplombant la tête de Nicolas Rolin, ils pourraient ainsi souligner que tout homme, si pieux soit-il, reste soumis à la tentation. D’ailleurs, l’image des deux lapins écrasés par la lourde colonne à côté du chancelier évoquerait la vertu écrasant la luxure.
Figure 1

Jan van Eyck, La Vierge du chancelier Rolin, c. 1435, Paris, Musée du Louvre, inv. 1271. Cl. closertovaneyck.kikirpa.be
- 19 Nous renvoyons ici aux récents travaux de Gilles Simon, « Van Eyck's Perspectival System Elucidated (...)
- 20 Sur ce foisonnement du visible, cf. Gérard Gros, « Comment représenter la Vierge, ou : le mystère d (...)
- 21 Motif iconographique hérité du Cantique des cantiques (« Hortus conclusus soror mea, sponsa ; hortu (...)
- 22 Voir Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, « Paon », dans Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, (...)
- 23 Rappelons ici une hypothétique formation de Jan van Eyck dans un atelier d’enlumineurs et sa possib (...)
- 24 Le peintre sait rendre avec une grande habileté la perspective atmosphérique qui consiste à créer l (...)
5L’espace carré de la loggia, qui semble petit par rapport à la taille des personnages, obéit aux lois de la perspective19. Cette dernière est particulièrement définie par le sol en damiers, orienté vers un point de fuite se situant à peu près au niveau de l’île, au centre du fleuve, à l’arrière-plan. À la suite de l’arcade tripartite – symbole de la Trinité –, prend forme un petit jardin bordé d’un muret20. Il s’agit de l’hortus conclusus (« jardin clos21 ») dans lequel fleurissent des roses et des lys, symboles des vertus de Marie, et où apparaissent des oiseaux comme le paon évoquant l’immortalité22. Au-dessus, sur le chemin de ronde, se trouvent deux petits personnages situés devant un mur crénelé derrière lequel s’étend un panorama admirablement détaillé [fig. 2]. Selon son talent de miniaturiste23, Jan van Eyck a ouvert l’image sur un vaste paysage qui, au fur et à mesure qu’il s’étend vers les lointains, se teinte de nuances bleutées et blanches pour ouvrir sur le ciel sous lequel s’étalent les montagnes couvertes de neiges éternelles24. Le peintre rend ainsi visible un microcosme où chaque élément participe à la beauté du monde.
Figure 2

Jan van Eyck, La Vierge du chancelier Rolin (détail), c. 1435, Paris, Musée du Louvre, inv. 1271.
- 25 Philippe Lorentz propose que la position du chancelier soit « dictée par l’autel voisin que Rolin f (...)
- 26 Gérard Gros, « Comment représenter la Vierge », Art. cit., p. 59.
- 27 Philippe Lorentz, « Les Rolin et les ‘‘Primitifs flamands’’« , Art. cit., p. 27. Le geste de bénédi (...)
- 28 Rappelons ici la définition de la deuxième vision selon saint Augustin, celle de l’esprit. Elle per (...)
6Ce prodigieux souci de précision analytique se retrouve dans le portrait réaliste du chancelier. Le rendu très minutieux de son regard, souligné par les ridules au coin des paupières et les plis de chairs entre les sourcils, évoque la force de sa concentration intérieure. En représentant Rolin qui fixe ses yeux légèrement plissés en direction de la Vierge25, alors que celle-ci ne lui répond pas, l’artiste nous conduit à penser qu’à travers cette attitude recueillie, le chancelier ne perçoit ni ce qui l’entoure ni Marie avec son œil charnel26. Le seul personnage ayant une attitude active est le Christ. Il n’est sans doute pas anodin que l’examen du dessin sous-jacent ait révélé qu’au premier stade de composition de l’œuvre, le bras droit de l’Enfant ne bénissait pas le chancelier. Ce geste a été revu à la suite, lors de la phase finale, a priori à la demande du donateur27. Ce changement évoque assurément le désir du chancelier de signifier qu’au-delà d’une vision imaginaire28, le tableau est également le reflet concret de sa relation avec le Christ et que cette union réciproque est déjà vécue ici-bas.
- 29 Un même jeu de reflet se retrouve sur la fontaine du Paradis dans le Retable de l’Agneau mystique, (...)
7L’alliance de la lumière, naturelle et surnaturelle, au sein de l’image contribue à traduire cette fusion profonde entre les mondes visible et invisible. En effet, le premier plan du tableau baigne dans une lumière qui tient compte de l’emplacement de l’œuvre dans la chapelle de l’église à Autun. L’éclairage extérieur provient de la droite et frappe les trois personnages. Un détail infime, minuscule et mesurant à peine quelques millimètres de haut, corrobore cette idée. Sur le globe soutenu par le Christ, apparaît finement peint, à peine distordu, le reflet d’une fenêtre n’appartenant pas à l’image mais à la chapelle de Nicolas Rolin. Il s’agit là d’une allusion discrète et persistante à l’environnement de l’œuvre qui fait dialoguer le sensible et le spirituel29.
- 30 Ce tableau, daté vers 1435, peut aussi être vu comme le symbole de sa réussite politique puisque la (...)
8En lui permettant de se faire représenter idéalement aux côtés de la Vierge à l’Enfant, l’image soutient les attentes dévotionnelles du chancelier tout en soulignant, grâce au rendu minutieux de nombreux détails, son pouvoir terrestre. Ainsi, cette œuvre, visible dans la chapelle familiale, témoigne à la fois de sa piété et d’un souci d’affirmation de sa réussite sociale et politique30.
L’« homme commun » : action et contemplation
- 31 Gérard Groote parle quant à lui de « vie ambidextre », voir Georgette Epiney-Burgard, Geert Grote e (...)
- 32 Voir Jean de Ruysbroeck, Œuvres de Ruysbroeck l’Admirable. L’Ornement des noces spirituelles. L’ann (...)
- 33 Voir Guido de Baere, « Het “Ghemeine Leven” bij Ruusbroec en Geert Grote », Ons geestelijk erf, vol (...)
- 34 Ruysbreock l’Admirable, L’Anneau ou la pierre brillante, op. cit., Chapitre XIV. D’une vie commune (...)
9La vie active (vita activa) et la vie contemplative (vita contemplativa) trouvent, tant chez Ruysbroeck que les auteurs de la Dévotion moderne31, une complémentarité idéale où l’unité spirituelle enveloppe l’action et la contemplation. L’Ornement des Noces Spirituelles (Die Cierheit der gheesteliker brulocht)32, œuvre maîtresse du prieur de Groenandael est divisée en trois parties : la vie active (het werkend leven), la vie intérieure (het Godbegerend leven) et la vie contemplative (het Godschouwend leven)33. À chacune de ces vies correspond une façon de « voir ». Ainsi, vision naturelle, vision surnaturelle et vision contemplative sont inextricablement liées. Quoique présentées de façon successive dans le traité, ces phases se compénètrent pourtant en une combinaison harmonieuse. Elles forment une alternance paisible et volontaire entre une vie intériorisée et une vie active, animée par le don de soi qui correspond pour Ruysbroeck l’Admirable au plus haut degré de vie spirituelle, qu’il désigne sous le nom de « vie commune34 » (ghemeyne leven).
10Le terme de « vie commune », d’allure modeste, renferme toutefois une abondance de sens qui met en valeur la profondeur de l’interpénétration de l’idéal ruysbroeckien : agir et contempler. Il définit le stade qu’atteint le croyant lorsqu’il joint équitablement la contemplation et le dévouement envers son prochain. L’homme devient alors « commun » (ghemeyne mensche) puisqu’il connaît une intime accession au divin et répand autour de lui, selon les desseins de Dieu, les bienfaits de cette richesse intérieure par des actes extérieurs.
- 35 Geert Warnar, Ruusbroec, op. cit., p. 168.
11La ghemeine leven ne concerne pas que les membres des ordres religieux, mais s’étend aussi à tous les fidèles en quête d’une valorisation de leur vie intérieure et extérieure. Ce modèle de vie répond aux besoins de la communauté des laïcs à la recherche d’une piété accrue, leur permettant de vivre tout à la fois en communion avec Dieu et dans le monde, grâce à la pratique des vertus35.
- 36 Sur le thème de l’élévation spirituelle, nous renvoyons à Émile Bertaud et André Rayez, « Échelle s (...)
- 37 La ville située à l’arrière-plan a donné lieu à beaucoup d’hypothèses. On a ainsi voulu y voir Brug (...)
12Cette vision totalisante de l’homme entré dans la vie commune se retrouve dans la mise en relation de la vie active et de la vie contemplative présente dans le tableau. Pour contempler intérieurement la Vierge et l’Enfant, le chancelier s’est idéalement transporté dans les hauteurs célestes36 d’une loggia qui donne sur un vaste paysage. Ce dernier a donné lieu à beaucoup d’interprétations. Est-ce la représentation d’une ville réelle, la Jérusalem céleste ou encore une ville inventée par le peintre ? Alors que par leur caractère d’apparente authenticité, la ville, son fleuve et sa campagne évoquent des sites réels, il est pourtant impossible d’identifier cet espace probablement construit à partir de l’imbrication de plusieurs lieux visités par le peintre et revu par son imagination fertile37. Dans ce paysage idéal, traité avec une grande finesse, tous les éléments de la création sont réunis. La lune, que l’on peut voir à travers la baie de gauche, brille en même temps que le soleil. Ils sont accompagnés de la représentation des quatre éléments : la terre des hommes et création de Dieu, l’air évoqué par le vol des oies sauvages, l’eau du fleuve et le feu représenté par une tâche infime de jaune suggère l’incendie d’une maison, sur la rive droite, visible par la baie centrale.
- 38 Anita Albus, La Peinture, sommet des arts, op. cit., p. 21.
- 39 On peut dénombrer plus de deux mille personnages à l’arrière-plan. La plupart ne sont suggérés que (...)
- 40 Les coteaux verdoyants pourraient renvoyer aux vignobles bourguignons possédés par le chancelier. G (...)
13Le chancelier aurait pu exiger un portrait parfaitement intime et sacré qui aurait totalement échappé aux réalités terrestres. Au contraire, derrière la Vierge et Rolin, un « homme d’action38 » en contemplation, le peintre a intégré dans le panorama, une ville animée par de minuscules personnages qui vaquent à leurs occupations quotidiennes. Si, du côté de la Vierge, la ville, dominée par une imposante cathédrale gothique, peut-être assimilée à la Jérusalem céleste, du côté de Rolin se dresse le monde des hommes, avec également avec un édifice religieux, aux dimensions néanmoins beaucoup plus modestes. L’église s’élève au cœur d’une ville terrestre aux accents réalistes. Des hommes, des femmes et des enfants se réunissent sur la grande place : certains sont à pied, d’autres à cheval39. Pour qui pénètre avec attention dans cet univers, la présence des maisons, des commerces, des jardins, ainsi que les champs et les vignes bien entretenues, sont à la fois l’image de la vie quotidienne et celle d’un bon gouvernement dominé par le chancelier40. La trépidation de la ville concentrée au bout des mains de la figure tutélaire de Rolin ne dérange pas sa méditation. Au contraire, la foule d’éléments combinée dans le paysage accompagne la vision spirituelle déployée au premier plan. L’espace mi-clos du palais céleste s’articule avec la vue extérieure, celle de la vie active, par le biais de l’arcade tripartite, élément essentiel à la structure de l’œuvre, qu’il faut traverser pour sortir dans la vie active et franchir de nouveau pour entrer dans la vie contemplative. Il s’agit là d’une dimension essentielle de la ghemeine leven. Pour atteindre l’idéal fécond de l’homme commun, le dévot doit alterner de façon égale le repos et l’action, et ainsi s’accorder au rythme de la Sainte Trinité :
L’Esprit de Dieu nous inspire l’amour et les œuvres de vertu, et il nous aspire et nous ramène en lui pour nous faire reposer et jouir, ce qui est la vie éternelle. C’est de même que nous expirons l’air qui est en nous et aspirons un air nouveau, et c’est en cela que consiste notre vie mortelle dans la nature. Et quoique notre esprit soit ravi hors de lui et que son œuvre vienne défaillir dans la jouissance et la béatitude, il est toujours renouvelé dans la grâce, dans la charité et dans les vertus.
Ainsi donc, entrer dans un repos de jouissance, sortir dans les bonnes œuvres et demeurer toujours uni à l’Esprit de Dieu, c’est là ce que je veux dire. De même que nous ouvrons nos yeux de chair pour voir et les refermons si vite que nous ne le sentons même pas, ainsi nous expirons en Dieu, nous vivons de Dieu et nous demeurons toujours un avec Dieu. Il faut donc sortir dans l’œuvre de la vie sensible, puis rentrer par l’amour et s’attacher à Dieu, pour lui demeurer toujours uni sans changement.
- 41 Ruysbroeck l’Admirable, Œuvres. Les Sept degrés de l’échelle d’amour spirituel, trad. des Bénédicti (...)
C’est bien là le sentiment le plus noble que nous puissions découvrir ou comprendre en nous-mêmes. Néanmoins, nous devons toujours monter et descendre les degrés de notre échelle céleste dans les vertus intérieures et les bonnes œuvres extérieures, selon les commandements de Dieu […]. Et par le moyen de la ressemblance qui vient des bonnes œuvres, nous sommes unis à Dieu dans sa nature féconde, qui opère dans la Trinité des personnes et qui s’achève tout bien dans l’Unité de son Esprit. Là, nous sommes morts au péché et un seul esprit avec Dieu. Là nous naissons à nouveau du Saint-Esprit comme fils élus de Dieu. Là, nous sommes ravis hors de notre esprit et le Père et le Fils nous tiennent embrassés dans l’amour éternel et dans la jouissance. Et cette œuvre commence toujours à nouveau, s’opère et se consomme : nous y avons béatitude à connaître, à aimer, à jouir avec Dieu41.
- 42 Comme le souligne Georgette Epiney-Burgard, l’homme, toujours mué par Dieu, « entre dans une relati (...)
14Dans cet extrait, Ruysbroeck reprend les fondements de la vie commune en utilisant deux images : le clignement des yeux et la respiration en deux temps. Par ses bonnes œuvres, le dévot expire vers la vie sensible ; il inspire ensuite dans la vie intérieure pour connaître le repos. Ce faisant, il entre par mimétisme dans la dynamique intratrinitaire. Atteindre l’idéal ruysbroeckien nécessite de satisfaire deux conditions primordiales : l’expérimentation de la vie de travail, qui fait ressembler l’homme à Dieu « dans sa nature féconde, qui opère toujours dans la Trinité des personnes » ; et le repos jouissif, qui le conduit à la béatitude éternelle et à l’unité avec Dieu42.
- 43 Nous renvoyons ici au texte de Georges Didi-Huberman, « La dissemblance des figures selon Fra Angel (...)
15La présence imposante des trois arcades dans La Vierge du chancelier Rolin peut se comprendre comme une mise en relation de l’action et de la contemplation du dévot avec le modèle de la Sainte-Trinité. L’expiration extérieure serait évoquée par l’image de la ville, et l’inspiration intérieure par celle du lieu divin, où Rolin contemple la Vierge et l’Enfant. C’est en montant dans la loggia sacrée pour y connaître le repos, mais aussi en descendant vers les hommes, que le dévot de la vie commune entre dans la ressemblance et l’unité avec le Dieu trinitaire. L’image, sous les voiles du sensible, deviendrait alors la marque des vérités spirituelles qui s’impriment peu à peu dans l’esprit du fidèle. Elle attesterait une évolution de la vision, conduisant à la promesse de la rencontre voulue par le croyant. Jan van Eyck offre à son mécène une mise en image qui, dans un premier temps, peut soutenir son expérience édificatrice et dévotionnelle43.
16Ainsi, alors que l’image met en scène le parcours salvateur du dévot en réunifiant la vision intérieure du chancelier et le vaste paysage animé par le frissonnement de la vie, que nous donne à voir le reste du tableau ?
Entre vision et cécité : vers une réévaluation du rôle des deux « guetteurs » dans l’image
- 44 Micheline Comblen-Sonkes et Philippe Lorentz, Corpus de la peinture des anciens Pays-Bas, op. cit., (...)
17L’espace situé au centre du premier plan, qui, certes, souligne la distance respectueuse entre Rolin et la Vierge, paraît néanmoins étonnamment vide. Cette « inoccupation » au sein du tableau conduit dans un premier temps à observer en détail le paysage, où ciel et terre ont les mêmes proportions, avant de se perdre dans le lointain. Toutefois, dans un second temps, le regardeur attentif remarque les deux petits personnages situés sur le chemin de ronde au-dessus du jardin. Ils sont non seulement placés stratégiquement au cœur de la construction géométrique de l’image, mais en plus ils trouvent une place de choix sous l’arcade centrale ; véritable cadre dans le cadre. Postés devant le mur crénelé, et tournant le dos à la scène du premier plan, ces deux hommes sont souvent interprétés comme une invitation à dépasser l’histoire qui se déroule au premier plan et à pénétrer dans le paysage44. Telles des figures relais pour le spectateur, ils nous conduiraient à observer ce que le peintre a permis de rendre visible avec son pinceau. Toutefois, une fois dépassée cette première impression, le spectateur peut, en se rapprochant de l’œuvre, s’apercevoir que ces deux petits hommes ne lui indiquent en rien d’observer le paysage dans le lointain.
- 45 Par un jeu d’écho inversé, ces couleurs renvoient à celles que porte la Vierge.
- 46 Jan van Eyck, Portrait des Époux Arnolfini, 1434, huile sur bois, 82,2 x 60 cm, National Gallery, L (...)
- 47 L’homme au premier plan du reflet dans le bouclier est vêtu d’un habit bleu et d’un turban rouge. I (...)
- 48 Jan van Eyck, Portrait de l’Homme au turban rouge, 1433, huile sur bois, 25,7 x 19 cm, National Gal (...)
- 49 Anita Albus remarque quant à elle qu’un des personnages tient un bâton « qui permet de reconnaître (...)
18Ces personnages, habillés à la mode du xve siècle, sont coiffés de chaperons bourguignons (noir et rouge) et portent de longs manteaux (bleu et rouge)45, dont l’un est bordé de fourrure. Ces éléments, mis en rapport avec les reflets des personnages dans le miroir des Époux Arnolfini46 et sur l’armure de saint Georges dans La Vierge au chanoine van der Paele47, ainsi que le Portrait de l’homme au turban rouge48, considéré comme un autoportrait du peintre, ont conduit à identifier les deux hommes comme étant Jan van Eyck accompagné de son frère Hubert49. Deux autres éléments, constitutifs de l’image, peuvent nous conduire à cette identification. En effet, en laissant une place aussi importante à Jan van Eyck, peintre de cour et valet de chambre au service de Philippe le Bon, le commanditaire souhaiterait lier son nom à cet artiste, très apprécié à la cour bourguignonne, et recherché par une riche clientèle européenne. En outre, il n’est sans doute pas fortuit que Jan van Eyck, le peintre-créateur, celui qui donne à voir, qui orchestre l’image et engendre la création optique, se soit placé au cœur du panneau sous le pont qui relie le monde profane au sacré, et donc entre Nicolas Rolin et sa vision de la Vierge à l’Enfant.
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19Le personnage, au costume rouge et vu de dos, se penche par une embrasure pour regarder vers le bas. Il observe quelque chose dans l’eau50 (une embarcation, les ronds51 ?) qui restera à jamais invisible pour le spectateur. Nous n’avons aucune assurance de ce qu’il saisit par le regard. À sa droite, le peintre se détache dans un demi-profil sur la terrasse. Sa vue est entravée par la hauteur du mur et sa posture ne lui permet pas d’observer le paysage52. À travers la position des regards de ces deux hommes, l’artiste explore une tension entre vision et cécité afin d’apporter une nouvelle dimension à l’image qui se dégage peu à peu de toute matérialité53. Lorsque Ruysbroeck retrace les étapes de la vie spirituelle et décrit la transformation profonde de celui qui parvient à un état d’union avec Dieu, il précise qu’elle doit nécessairement s’accompagner de la disparition des images sensibles et intérieures afin de laisser naître l’œil contemplatif :
Comprenez maintenant en élevant bien haut votre esprit ; car ici l’homme dépasse toutes ses puissances et leur activité, et parvient à un état de vide dans la nature simple et la pureté de l’esprit.
Or, cet état de vide, c’est en nous l’évanouissement de toutes images. La nature simple, c’est le regard tourné vers la vérité éternelle. La pureté de l’esprit, c’est l’union avec l’Esprit de Dieu, là où nous nous sentons unis avec Dieu, unité en Dieu, un même esprit avec Dieu et nous dépassant en Dieu.
- 54 Jean de Ruysbroeck, Œuvres de Ruysbroeck l’Admirable. Le Miroir du salut éternel, éd. cit., vol. 1, (...)
Cette union vivante que nous expérimentons avec Dieu est active et se renouvelle toujours entre nous et lui. […] Et c’est pourquoi nous nous tenons toujours en nous-mêmes, au-dessus de la raison et sans images, les yeux fixés sur la beauté incompréhensible et tendant vers elle de toutes nos forces54.
- 55 Rappelons sa devise : « als ick kan » : « de mon mieux ».
20Le dépouillement de toute image est une condition essentielle pour entrer dans la beauté de Dieu et renouveler le regard du dévot, prêt alors à fixer ce qui restera « incompréhensible ». Cette dernière idée permet de mieux comprendre la dynamique profonde qui anime le tableau de Jan van Eyck. En effet, si souvent on affirme que le peintre incite le spectateur à s’immerger dans le paysage et ses lointains, lui-même n’en fait rien. Il est alors nécessaire de repenser la fonction du regard et les degrés de la vision au cœur de cette image. Jan van Eyck, avec une grande humilité55, vertu si chère à Ruysbroeck et aux dévots modernes, dévoilerait ainsi à son spectateur le dernier recours pour expérimenter la progression menant à la vision contemplative : laisser l’invisible prendre place au cœur du visible. Cette conception n’annule en rien la beauté du tableau ni son rôle de support efficace à la méditation du fidèle, qui peu à peu doit se détacher de toute représentation, sensible et intérieure.
- 56 Voir à ce sujet Didier Méhu, « Augustin, le sens et les sens. Réflexions sur le processus de spirit (...)
- 57 Nous remercions Madame la Professeure Nadeije Laneyrie-Dagen à qui nous empruntons cette expression (...)
21En jouant sur la tension entre vision et cécité, l’image participe à la spiritualisation de la chair et particulièrement du sens de la vue56. C’est bien grâce à une image matérielle, qui ouvre peu à peu les yeux de l’âme, que Jan van Eyck commente picturalement le champ sémantique de la vision. En conséquence, le paradoxe prend sens. Regarder le tableau, c’est déjà entamer le cheminement spirituel qui conduit à l’invisible. Il faut donc cesser de voir pour mieux voir57 !
Notes
1 Nous nous permettons de renvoyer à notre thèse de doctorat en histoire de l’art et à sa bibliographie : La Pensée dévotionnelle et mystique dans la peinture des anciens Pays-Bas. xve siècle–première moitié du xvie siècle, soutenue sous la direction de Luc Bergmans au Centre d’études supérieures de la Renaissance, Université de Tours, 2015 ; en cours de publication. Voir également notre publication qui traite du thème du visible-invisible à travers le « toucher spirituel » (gherinen) dans La Vierge au chanoine van der Paele de Jan van Eyck (vers 1434–1436, Bruges, Groeningemuseum) : Delphine Rabier, « Rendre visible l’invisible. Mystique et peinture dans les anciens Pays-Bas au xve siècle (Ruysbroeck l’Admirable et Jan van Eyck) », dans Mystique, langage, image : Montrer l’invisible/Mystik, Sprache, Bild : Die Visualisierung des Unsichtbaren, éd. René Wetzel et Laurence Wuidar, Wiesbaden, Reichert Verlag, 2022, p. 240–254.
2 Il existe une littérature abondante sur la mystique flamande, dont celle de Ruysbroeck plus spécifiquement. Nous renvoyons à Albert Ampe, « Jean Ruusbroec », dans Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, doctrine et histoire, dir. Marcel Viller, Ferdinand Cavallera et Joseph de Guibert, Paris, Beauchesne, 1932–1995, 21 vol. , t. 8, 1974, col. 659–697 ; Paul Verdeyen, Ruusbroec l’Admirable [1990], Paris, Éditions du Cerf, 2004.
3 Jan van Eyck, La Vierge du chancelier Rolin, vers 1435, huile sur bois, 65 x 62,3 cm, Musée du Louvre, Paris, inv. 1271. Le cadre d’origine a disparu. Le nom de l’artiste, la date ou d’autres informations y figuraient probablement comme sur celui de La Vierge au chanoine van der Paele (1436, huile sur bois, 122,1 x 157,8 cm, Groeningemuseum, Bruges, inv.0000. GR00161. I). La Vierge du chancelier Rolin a suscité une large littérature. Voir Micheline Comblen-Sonkes et Philippe Lorentz, Corpus de la peinture des anciens Pays-Bas méridionaux et de la Principauté de Liège au quinzième siècle, 17/2, le Musée du Louvre, Paris, Bruxelles, Centre international d’Études de la peinture médiévale des bassins de l’Escaut et de la Meuse, 2 vol. , 1995, vol. 1, p. 11–81. Les auteurs y proposent une bibliographie exhaustive de 1778 à 1994 à laquelle nous renvoyons. Voir également Elisabeth Dhanens, Hubert et Jan van Eyck, Paris, Albin Michel, 1980, p. 266–281 ; La Splendeur des Rolin. Un mécénat privé à la cour de Bourgogne. Table ronde 27–28 février 1995, dir. Brigitte Maurice-Chabard, Paris, Picard, 1999 ; Anita Albus, La Peinture, sommet des arts : essai, trad. Éliane Kaufholz-Messmer, Paris, Le Seuil, 2004, p. 19–29 ; Philippe Lorentz, « The “Virgin and Chancellor Rolin” and the Office of Matins », dans Investigating Jan van Eyck, dir. Susan Foister, Sue Jones et Delphine Cool, Turnhout, Brepols, 2000, p. 49–57 ; Laura D. Gelfand et Walter S. Gibson, « Surrogate Selves : the “Rolin Madonna” and the late medieval devotional portrait », Simiolus, vol. 29, 2002, p. 119–138 ; Laura D. Gelfand, « Piety, Nobility and Posterity : Wealth and the Ruin of Nicolas Rolin’s Reputation », Journal of Historians of Netherlandish Art, vol 1-1, 2009 [DOI : 10.5092/jhna.2009.1.1.3] ; Philippe Lorentz, « Une autre ‘‘Renaissance’’ ? L’art au nord des Alpes à la fin du Moyen Âge », dans Renaissance. Révolutions dans les arts en Europe, 1400–1530, Paris, Somogy, 2012, p. 35–36 ; Annick Born et Maximiliaan P. J. Martens, Van Eyck par le détail, Paris, Hazan, 2013, cat. 9. Voir plus généralement Van Eyck. Une révolution optique. Exposition 1er février–30 avril 2020 au Museum voor Schone Kunsten à Gand, dir. Maximiliaan J. P. Martens et alii, Gand, MSK Gent, 2020. Pour la biographie détaillée du maître, ses voyages, le travail en atelier et le contexte de création, voir également Ludovic Balavoine, Jan Van Eyck. Als Ich Can, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2021.
4 Sur le portrait de dévotion, voir Laura D. Gelfand, Fifteenth-Century Netherlandish Devotional Portrait Diptychs : Origins and Functions, thèse de doctorat, Case Western Reserve University, 1994 ; Hans Belting, « Le portrait médiéval et le portrait autonome », dans Le Portrait individuel. Réflexions autour d’une forme de représentation xiie–xve siècles, dir. Dominic Olariu, Bern, Peter Lang, 2009, p. 123–135 ; Albert Châtelet, « Portrait et dévotion », dans Le Portrait individuel, op. cit., p. 153–166. Cf. Lorne Campbell, Portraits de la Renaissance. La Peinture des portraits en Europe aux xive, xve et xvie siècles, Paris, Hazan, 1991. Sur l’intégration du dévot dans la production picturale des anciens Pays-Bas au xve siècle, nous nous référons à l’article de Brigitte Dekeyzer, « For Eternal Glory and Remembrance. On the Representation of Patrons in Late Medieval Panel Paintings in the Southern Low Countries », dans The Use and Abuse of Sacred Places in Late Medieval Towns, dir. Paul Trio et Marian De Smet, Louvain, Leuven University Press, 2006, p. 71–101. Au sujet de la réception, de l’utilisation et de l’évolution des images de dévotion, consulter Erwin Panofsky, Peinture et dévotion en Europe du Nord à la fin du Moyen Âge, Paris, Flammarion, 1997 ; Sixten Ringbom, De l’icône à la scène narrative, Paris, G. Montfort, 1997 ; Hans Belting, L’Image et son public au Moyen Âge, Paris, G. Montfort, 1998 ; Jean Wirth, L’Image médiévale. Naissance et développement (vie–xve siècle), Paris, Méridiens Klincksieck, 1989 ; Henk van Os, The Art of Devotion in the Late Middle Ages in Europe 1300–1500, Amsterdam, Rijksmuseum, 1994 ; Jean-Claude Schmitt, Le Corps des images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2002.
5 Notamment au sujet de l’utilisation de l’image. Nous renvoyons ici au programme de méditation de Gérard Grote, Tractatus de quattuor generibus meditabilium (Traité des quatre genres de méditation), probablement rédigé en 1382 ou 1383. Celui-ci y propose une réflexion sur la fonction de l’image, matérielle et imaginative, au cœur de la vie spirituelle. Il insiste sur la justification du rôle des images pour surpasser la faiblesse de la compréhension humaine. L’image, utile aux débutants, peut soutenir « la faiblesse de notre imagination : nourrissant l’esprit de l’enfant du lait du Christ avec plus de force et d’à-propos, elle le ramène plus étroitement à l’amour du Christ ». Pour la traduction française de ce traité et les commentaires, cf. Georgette Epiney-Burgard, Geert Grote fondateur de la Dévotion moderne. Lettres et traités, Turnhout, Brepols, 1998, p. 215–256. Pour l’édition critique du traité en latin, cf. Gerardo Grote, Il Trattato « De quattuor generibus meditabilium », éd. Ilario Tolomio, Padoue, Antenore, coll. » Pubblicazioni dell’Istituto di Storia della Filosofia e del Centro per Richerche di Filosofia Medioevale » Nuova Serie 18, 1975 ; Jan van Herwaarden, « Geert Grote Traktaat Over Meditati. De quattuor generibus meditabilium », Ons Geestelijk Erf, vol. 59, 1985, p. 130–141.
6 Le mouvement de la Dévotion moderne a suscité de nombreux travaux. Citons ici quelques références essentielles : Albert Hyma, The Brethren of the Common life, Michigan, Grand Rapids, 1950 ; Pierre Debongnie, « Dévotion moderne », dans Dictionnaire de spiritualité, op. cit., t. 3, 1953, col. 727–747 ; Georgette Epinay-Burgard, Gérard Grote 1340–1384, et les débuts de la Dévotion moderne, Wiesbaden, F. Steiner, 1970 ; La Dévotion moderne dans les pays bourguignons et rhénans des origines à la fin du xvie siècle, dir. Jean-Marie Cauchies, Neuchâtel, Centre Européen d’Études Bourguignonnes, 1989 ; John van Engen, Devotio Moderna. Basic Writings, New York, Paulist Press, 1998.
7 Notons dès à présent la définition que propose Pierre Adnès (« Visions » dans Dictionnaire de spiritualité, op. cit., t. 6, 1965-1967, col. 949) du mot vision : « Le mot vision désigne, à proprement parler, la perception du monde extérieur par l’organe de la vue, qui constitue un des “cinq sens” communément admis. Abstraitement, on l’appliquera à l’action de se représenter les choses en esprit ou à une façon particulière et personnelle de les concevoir. Dans le langage surtout religieux […], une vision est la manifestation sensible ou mentale de réalités tenues pour naturellement invisibles et insaisissables à l’homme dans les circonstances actuellement données. ». Voir également Thomas Lentes, « ‘‘As far as the eye can see…’’ : Rituals of Gazing in the Late Middle Ages », dans The Mind’s Eye. Art and Theologycal Argument in the Middle Ages, dir. Jeffrey F. Hamburger et Anne-Marie Bouché, Princeton, Princeton University Press, coll. » Department of Art and Archeology of New Jersey », 2006, p. 361 et sqq.
8 C’est à saint Augustin (354–430), qui s’appuie sur l’ascension de Paul au troisième ciel (Corinthiens II, xii, 2–4), que remontent les fondements tripartites de la vision médiévale. Il hiérarchise trois types de vision, par ordre d’importance croissante : la vision corporelle « selon les yeux du corps », la vision spirituelle (ou imaginative), et la vision intellectuelle (la seule infaillible, « intellectualis autem visio non fallitur »). La dernière vision est « la condition des deux précédentes ». À ce stade, il n’y a aucune place pour l’image corporelle puisque nous atteignons une vision sans représentation et immédiate des réalités intelligibles. Voir à ce sujet, Olivier Boulnois, Au-delà de l’image. Une archéologie du visuel au Moyen Âge (ve–xvie siècle), Paris, Le Seuil, 2008, p. 43 et sqq. Nous retiendrons donc que cette tripartition des visions nous conduit vers l’intériorité ; qu’il ne faut pas appréhender les trois visions comme un processus disruptif, mais plutôt comme une dialectique : continuité, progression et transformation ; la dernière vision contenant en elle les deux premières. Ruysbroeck reprend cette tripartition et l’adapte à l’évolution de la vision qui accompagne le désir de la rencontre avec le Christ dans L’Ornement des Noces Spirituelles : la vie active, la vie intérieure et la vie contemplative. À chacune de ces phases correspond une façon de « voir ».
9 Pour observer en détail le tableau, nous renvoyons au site de l’IRPA : [en ligne : http://closertovaneyck.kikirpa.be/verona/#viewer/rep1=2&id1=acb9490ee9ba447f1bf7b0d17ab9b3fe, page consultée le 25 mai 2023].
10 Issu du milieu bourgeois de la ville d’Autun, Nicolas Rolin occupa pendant presque quarante ans les plus hautes fonctions auprès des ducs de Bourgogne, Jean sans Peur (en tant qu’avocat), puis de son fils Philippe le Bon (en tant que chancelier en 1422, puis chevalier en 1423) dont il contribua à agrandir les territoires. Sa position politique lui a permis de s’enrichir considérablement, et il put ainsi acquérir de nombreux domaines, hôtels, etc. à Autun, Dijon, Valenciennes ou encore Paris. Voir à ce sujet les premiers chapitres du catalogue d’exposition Quand flamboyait la Toison d’Or. Le Bon, le Téméraire et le Chancelier, dir. Philippe George, Beaune, 2021.
11 L’influence de Rolin était telle, qu’en 1434, il obtint une dérogation papale afin de faire célébrer des messes dans la chapelle. En 1436, il y fonda une chapellenie : des religieux étaient ainsi chargés de dire des messes pour le salut de son âme et celles de sa famille. Peu de temps après, le tableau trouvait sa place dans la chapelle. C’est donc dans ce lieu de prières, dans lequel il fît inhumer son père, ainsi que lui-même, que Rolin a voulu laisser l’empreinte de sa mémoire. Voir Philippe Lorentz, « Les Rolin et les ‘‘Primitifs flamands’’« , dans La Bonne étoile des Rolin. Mécénat et efflorescence artistique dans la Bourgogne du xve siècle, dir. Brigitte Maurice-Chabard, Philippe Lorentz, Pierre Jugie et Fabienne Joubert, Autun, 1994, p. 23–30. À la suite de cette fondation, Nicolas Rolin, toujours soucieux du salut de son âme et de l’image qu’il laisserait derrière lui, poursuivit ses activités de pieux mécène. En 1443, à un âge avancé, il lança la construction, en puisant sur ses fonds personnels, de l’Hôtel-Dieu de Beaune. C’est pour cet hospice que Rolin commanda à Rogier van der Weyden le monumental Polyptyque du Jugement dernier (1446–1452, huile sur bois, 215 x 560 cm, Musée de l’Hôtel-Dieu, Beaune) que le spectateur peut toujours voir in situ.
12 L’invention de ce schéma proviendrait d’une enluminure du Maître de Boucicaut, vers 1421 : Jeanne de Bessonnelle en prière devant la Vierge à l’Enfant (Paris, BNF, Lat. 1161, fol. 290). Jan van Eyck en conserve la structure initiale – dévot agenouillé, représenté à la même échelle que la Vierge à l’Enfant, dans une loggia – tout en y apportant une modification majeure : Rolin se présente seul devant la Vierge à l’Enfant. Voir Erwin Panofsky, Les Primitifs flamands [1971], Tours, Hazan, 2003, p. 349. En effet, le plus souvent, comme dans La Vierge au chanoine van der Paele de Jan van Eyck, lorsque le dévot et la Vierge à l’Enfant sont réunis dans un même panneau, le fidèle est accompagné de son saint protecteur qui l’introduit dans la scène. La typologie de l’image et la disposition des personnages dans La Vierge du chancelier Rolin n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle d’une Annonciation : pièce étroite, hortus conclusus, l’archange Gabriel agenouillé dans la partie gauche de l’image et la Vierge dans la partie droite.
13 Une aumônière était initialement accrochée à la ceinture du donateur, mais a été supprimée lors de la phase finale du tableau. Ce repentir souligne à la fois une collaboration étroite du peintre et du commanditaire lors de l’élaboration de l’œuvre, et certainement une volonté de la part du chancelier de ne pas afficher trop ostensiblement sa richesse. Micheline Comblen-Sonkes et Philippe Lorentz, Corpus de la peinture des anciens Pays-Bas, op. cit., p. 12.
14 Rappelons ici que Rolin a obtenu une dérogation papale pour faire célébrer des messes dès avant le lever du jour dans sa chapelle afin d’effectuer à la suite les nombreuses activités liées à sa lourde charge. Ainsi, l’iconographie du panneau, même dans ses plus infimes détails, accompagne la dévotion quotidienne de Nicolas Rolin. Par exemple, au-dessus de la main de la Vierge, on découvre 6 lettres sur son manteau : LEVATA. Le mot complet serait ELEVATA ; il s’agirait d’un extrait du verset 2, psaume 8 des Matines de l’Officium Parvum : « Quonian elevata est magnificentia tua » (« Car élevée est ta magnificence »). Voir Ibid., p. 41.
15 Le thème du Couronnement de la Vierge, dans lequel Marie, après sa mort, rejoint le Christ pour être couronnée dans les cieux, est absent des Écritures. S’il est évoqué dans le livre de l’Apocalypse selon saint Jean (la vision de la Femme et du Dragon Ap. xii, 1–6), il a été explicité et popularisé au xiiie siècle par La Légende dorée de Jacques de Voragine (chap. 117, 15 août). Cf. Philippe Verdier, Le Couronnement de la Vierge : les origines et les premiers développements d’un thème iconographique, Paris/Montréal, Vrin, 1980.
16 Gn iii, 22–24.
17 Gn iv, 8.
18 Gn ix, 18–27.
19 Nous renvoyons ici aux récents travaux de Gilles Simon, « Van Eyck's Perspectival System Elucidated Through Computer Vision » dans Proceedings of the ACM on Computer Graphics and Interactive Techniques, vol. 4–2, 2021 [DOI : https://doi.org/10.1145/3465623]. Voir également la présentation de l’auteur « Les secrets de la perspective chez Jan van Eyck par la vision par ordinateur », Factuel. L’Info de l’université de Lorraine, 2021 [en ligne : https://factuel.univ-lorraine.fr/node/17459, page consultée le 25 mai 2023].
20 Sur ce foisonnement du visible, cf. Gérard Gros, « Comment représenter la Vierge, ou : le mystère de l’objectivité dans La Vierge au Chancelier Rolin, de Jan van Eyck », dans Le Corps et ses énigmes au Moyen Âge. Actes du colloque d’Orléans, 15–16 mai 1992, dir. B. Ribémont, Caen/Orléans, Paradigme, 1993, p. 55–72.
21 Motif iconographique hérité du Cantique des cantiques (« Hortus conclusus soror mea, sponsa ; hortus conclusus, fons signatus. » : « Jardin fermé, ma sœur fiancée ; jardin enclos, source scellée. » ; iv, 12) qui vise à exalter, selon certaines lectures, la vertu de la pureté chez la Vierge.
22 Voir Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, « Paon », dans Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, éd. rev. et aug., Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1982, p. 725–726. Les paons, dont les queues ne sont pas déployées, dans notre tableau, peuvent aussi être compris comme un symbole de vanité qui guette les hommes puissants.
23 Rappelons ici une hypothétique formation de Jan van Eyck dans un atelier d’enlumineurs et sa possible participation au Livre d’Heures de Turin-Milan (main G), vers 1420( ?), Turin, Palazzo Madama, Museo Civico d’Arte Antica, Ms. 0467/M, fol. 93v et fol. 116r. Sur ce sujet Dominique Vanwijnsberghe, « Les miniatures eyckiennes des “Heures de Turin-Milan” », dans Van Eyck. Une révolution optique, op. cit., p. 297–315.
24 Le peintre sait rendre avec une grande habileté la perspective atmosphérique qui consiste à créer l’illusion de la profondeur par l’utilisation de dégradés de tons et de couleurs qui s’estompent avec la distance.
25 Philippe Lorentz propose que la position du chancelier soit « dictée par l’autel voisin que Rolin fixe sans voir la Vierge, une pure vision intérieure pour lui. » : « Les Rolin et les ‘‘Primitifs flamands’’« , Art. cit., p. 26.
26 Gérard Gros, « Comment représenter la Vierge », Art. cit., p. 59.
27 Philippe Lorentz, « Les Rolin et les ‘‘Primitifs flamands’’« , Art. cit., p. 27. Le geste de bénédiction du Christ a été très finement travaillé par le peintre. Ses doigts relevés s’inscrivent quasiment sur la formation droite du pont, trait d’union entre la sphère du chancelier et celle du divin.
28 Rappelons ici la définition de la deuxième vision selon saint Augustin, celle de l’esprit. Elle permet de se remémorer des images vues et vraies (celles que nous retenons avec la mémoire), ou de construire des images fictives (par l’imagination, « cogitatio ») : « nous sommes capables de nous figurer en esprit des choses absentes au moyen d’images ». Toutefois, cette vision « ne livre pas encore le sens de ce qu’elle fait appréhender ». Voir Jérôme Lagouanère, « Vision spirituelle et vision intellectuelle chez saint Augustin. Essai de topologie », Bulletin de Littérature Ecclésiastique, vol. CVIII/4, 2007, p. 509–538.
29 Un même jeu de reflet se retrouve sur la fontaine du Paradis dans le Retable de l’Agneau mystique, lorsqu’il est ouvert, de Jan et Hubert van Eyck (vers 1432, huile sur bois, 376,5 x 520 cm, Cathédrale Saint-Bavon, Gand). Il instaure un lien entre la Jérusalem céleste et la chapelle Vijd.
30 Ce tableau, daté vers 1435, peut aussi être vu comme le symbole de sa réussite politique puisque la même année Rolin a contribué à faire signer le Traité d’Arras qui mit fin à la querelle entre les Armagnacs et les Bourguignons. Un élément dans l’image pourrait faire directement référence à cet épisode. Il s’agit de la croix située sur le pont. Celle-ci renverrait à celle qui fut érigée sur le pont de Montereau, lieu de l’assassinat de Jean sans Peur en 1419, à l’occasion du rapprochement entre le roi de France, Charles VII et le duc de Bourgogne, Philippe le Bon. Voir Hermann Kamp, « Le fondateur Rolin, le salut de l’âme et l’imitation du duc », dans La Bonne étoile des Rolin, op. cit., p. 67–88 ; plus récemment Bret L. Rothstein, « The Devotional Image as Social Ornament », dans Sight and Spirituality in Early Netherlandish Painting, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 92–137.
31 Gérard Groote parle quant à lui de « vie ambidextre », voir Georgette Epiney-Burgard, Geert Grote et les débuts de la Dévotion Moderne, Wiesbaden, F. Steiner, 1970, p. 294–296.
32 Voir Jean de Ruysbroeck, Œuvres de Ruysbroeck l’Admirable. L’Ornement des noces spirituelles. L’anneau ou la pierre brillante, trad. des Bénédictins de Saint Paul de Wisques, Bruxelles, Vromont & Co, 1920, vol. 3. Tous les traités de Ruysbroeck traduits par les Bénédictins de Saint Paul de Wisques sont consultables en ligne : [en ligne : https://livres-mystiques.com/partieTEXTES/Ruysbroek/Ruysbroeck/table.html, page consultée le 25 mai 2023]. Pour le texte original en néerlandais moyen avec traduction anglaise en regard et traduction latine en bas de page, Jan van Ruusbroec, Opera Omnia. Die geestelike brulocht, The Spiritual Espousals, De ornatu spiritalium nuptiarum, éd. Guido de Baere, trad. anglaise d’Hélène Rolfson, trad. latine de Laurentius Surius (1552), Turnhout, Brepols, 1988.
33 Voir Guido de Baere, « Het “Ghemeine Leven” bij Ruusbroec en Geert Grote », Ons geestelijk erf, vol. 59, 1985, p. 172–183. Au sujet des liens qu’entretient cette division tripartite avec les trois voies définies par saint Bonaventure dans De triplici via : voie purgative (« éloignement du péché »), illuminative (« imitation du Christ ») et unitive (« réception de l’Époux »), voir également Geert Warnar, Ruusbroec. Literature and Mysticism in the Fourteenth Century [2003], trad. Diane Webb, Leiden/Boston, Brill, 2007, p. 100.
34 Ruysbreock l’Admirable, L’Anneau ou la pierre brillante, op. cit., Chapitre XIV. D’une vie commune qui naît de la contemplation et de la jouissance de Dieu et Opera Omnia. Eeen spieghel der eeuwigher salicheit, éd. Guido de Baere, trad. anglaise d’André Lefevere, trad. latine de Laurentius Surius (1552), Turnhout, Brepols, 2001.
35 Geert Warnar, Ruusbroec, op. cit., p. 168.
36 Sur le thème de l’élévation spirituelle, nous renvoyons à Émile Bertaud et André Rayez, « Échelle spirituelle », dans Dictionnaire de spiritualité, op. cit., t. 4, 1958–1962, col. 65–86.
37 La ville située à l’arrière-plan a donné lieu à beaucoup d’hypothèses. On a ainsi voulu y voir Bruges, Lyon, Maastricht, Genève ou Liège. Aucune de ces suppositions n’a été formellement retenue à ce jour. Si, cette ville est bien imaginaire, tout comme l’architecture du palais, elle a pu néanmoins être inspirée au peintre par divers monuments vus lors de ses voyages. Voir Micheline Comblen-Sonkes et Philippe Lorentz, Corpus de la peinture des anciens Pays-Bas méridionaux, op. cit., p. 32–38.
38 Anita Albus, La Peinture, sommet des arts, op. cit., p. 21.
39 On peut dénombrer plus de deux mille personnages à l’arrière-plan. La plupart ne sont suggérés que par de minuscules taches de couleurs déposées à la pointe d’un pinceau très mince, à un seul poil, ou encore avec la tête d’une aiguille ou le bout d’un couteau. Jan van Eyck rend avec la même perfection l’infiniment petit et l’infiniment grand et parvient à les faire cohabiter avec une grande justesse. Il travaillait sans doute à l’aide de loupes grossissantes et de miroirs pour peindre tous les éléments microscopiques qui habitent le tableau. Voir à ce sujet David Hockney, Geheimes Wissen. Verlorene Techniken der Alten Meister, Munich, Knesebeck, 2001 et « Une révolution optique », dans Van Eyck. Une révolution optique, op. cit., p. 140–259.
40 Les coteaux verdoyants pourraient renvoyer aux vignobles bourguignons possédés par le chancelier. Georges Chastellain (1405–1475), historiographe de Philippe le Bon et de Charles le Téméraire a laissé une chronique dans laquelle il indique que le chancelier voulait « tout gouverner seul, que tout passe par ses mains et dépende de lui, qu’il s’agisse de la guerre, de la paix ou des finances. Le duc s’appuyait sur lui à tous les égards et s’en remettait totalement à lui […] ». Cité d’après Anita Albus, La Peinture, sommet des arts, op. cit., p. 20.
41 Ruysbroeck l’Admirable, Œuvres. Les Sept degrés de l’échelle d’amour spirituel, trad. des Bénédictins de Saint Paul de Wisques, Bruxelles, Vromont & Co, 1917, vol. 1, chap. XIV « Du septième degré d’amour » et Opera Omnia. Van Seven Trappen, éd. Guido de Baere, trad. anglaise d’Hélène Rolfson, trad. latine de Laurentius Surius (1552), Turnhout, Brepols, 2003.
42 Comme le souligne Georgette Epiney-Burgard, l’homme, toujours mué par Dieu, « entre dans une relation dialectique entre ressemblance et unité » avec la vie féconde de la Sainte-Trinité. Elle ajoute que Jean de Ruysbroeck s’appuie « implicitement sur Guillaume de Saint-Thierry qui a développé à plusieurs reprises la relation entre la vie intratrinitaire, la contemplation et l’action ». De plus, Hadewijch d’Anvers « est la première à avoir donné à ce thème sa forme paradoxale de l’agir dans le non-agir, correspondant à l’activité et à la fruition des Trois Personnes divines ». Georgette Epiney-Burgard, « L’influence des béguines sur Ruusbroec », dans Jan van Ruusbroec. The Sources, Content and Sequels of his Mysticism, dir. Paul Mommaers et Norbert de Paepe, Louvain, Leuven University Press, coll. » Mediaevalia Lovaniensia » Series I-Studia 12, 1984, p. 68–85, p. 81 et 85. Nous renvoyons également à Paul Verdeyen, « De invloed van Willem van Saint-Thierry op Hadewijch en Ruusbroec », Ons Geestelijk Erf, vol. 51, 1977, p. 3–19.
43 Nous renvoyons ici au texte de Georges Didi-Huberman, « La dissemblance des figures selon Fra Angelico », Mélanges de l’école française de Rome, Temps modernes, vol. 98-2, 1986, p. 709–802. Voir particulièrement le chapitre « La dialectique du dissemblable » lorsqu’il traite de la dissemblance chez le Pseudo Denys l’Aréopagite : Ibid., p. 747–765.
44 Micheline Comblen-Sonkes et Philippe Lorentz, Corpus de la peinture des anciens Pays-Bas, op. cit., p. 32. La rubrique « Les petits personnages » reprend la plupart des interprétations qui vont dans ce sens. Mentionnons ici ce que Erwin Panofsky (Les Primitifs flamands, op. cit., p. 46) nomme une « Durchsehung » : « nous regardons à l’intérieur d’une pièce par différentes ouvertures ». Il cite à ce sujet les panneaux extérieurs du Retable de Gand de Jan van Eyck. Comme le remarque Anne-Laure Imbert, les colonnes de la loggia ou « cette vue à travers » a été depuis longtemps repérée comme un recours qui a permis l’émergence du paysage. Voir « Regardeurs, flâneurs, voyageurs dans l’horizon d’une culture prémoderne du paysage : quelques réflexions à partir du Bon gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti », dans Regardeurs, flâneurs et voyageurs dans la peinture, actes du colloque organisé par le CHAR, 5–6 juin 2009, dir. Anne-Laure Imbert, Paris, Publications de la Sorbonne, p. 31–54, p. 39. L’autrice ajoute que ces « regardeurs » ont une « fonction pleinement assumée » de personnages admoniteurs, p. 38.
45 Par un jeu d’écho inversé, ces couleurs renvoient à celles que porte la Vierge.
46 Jan van Eyck, Portrait des Époux Arnolfini, 1434, huile sur bois, 82,2 x 60 cm, National Gallery, Londres, inv. NG 186. Deux personnages, dont on ne distingue que les silhouettes colorées, sont en train d’entrer dans la scène. L’inscription inhabituelle – dans l’écriture de la chancellerie – du nom du peintre sur le mur au-dessus du miroir (« Johannes de eyck fuit hic » : « Jan van Eyck était là ») peut contribuer à l’idée qu’il s’agit bien là de Jan van Eyck lui-même et de son frère. Voir Panofsky, Les Primitifs flamands, op. cit., p. 365 et sqq ; Gregor Wedekind, « Jeux de vérité. Portrait et réalité dans Les Époux Arnolfini de Jan van Eyck », dans Le Portrait individuel. Réflexions autour d’une forme de représentation xiiie–xve siècles, dir. Dominic Olariu, Bern, Peter Lang, 2009, p. 205–234.
47 L’homme au premier plan du reflet dans le bouclier est vêtu d’un habit bleu et d’un turban rouge. Il tient dans l’une de ses mains un objet qui s’apparenterait, selon Victor I. Stoichita, à un pinceau. L’image inversée serait donc un « autoportrait » caché de l’artiste. Voir Victor I. Stoichita, L’Instauration du Tableau. Métapeinture à l’aube des temps modernes [1989], Genève, Droz, 1999, p. 293 et Norbert Schneider, « AEQUALITAS. Contribution à l’art du portrait chez Jan van Eyck », dans Le Portrait individuel, op. cit., p. 191–204.
48 Jan van Eyck, Portrait de l’Homme au turban rouge, 1433, huile sur bois, 25,7 x 19 cm, National Gallery, Londres, inv. NG 222. Ce tableau est souvent considéré comme un autoportrait du peintre. Plusieurs éléments corroborent cette identification comme la présence de sa devise, l’absence de mention du modèle sur le cadre, son costume conforme au statut social du peintre au sein de la cour ducale ou encore le regard concentré qui évoque celui du peintre s’observant dans le miroir. Lorne Campbell, National Gallery Catalogues. The Fifteenth-Century Netherlandish paintings, Londres, National Gallery Compagny, 1998, p. 212–217. Les mains de l’artiste sont absentes pour laisser place à un visage au regard profond et à un large chaperon rouge enroulé avec précision au-dessus de sa tête qui évoque, avec ses nombreux plis et replis, les méandres de sa puissance créatrice.
49 Anita Albus remarque quant à elle qu’un des personnages tient un bâton « qui permet de reconnaître son statut de fonctionnaire à la cour ». Il s’agirait selon l’historienne de l’art du peintre et de son frère Hubert. Cf. La Peinture, sommet des arts, op. cit, p. 24 et note 18.
50 En observant ce personnage penché au-dessus de fleuve miroitant, nous pensons à Gaston Bachelard, pour qui l’eau a la capacité de « désobjectiver » la réalité : « L’eau en groupant les images, en dissolvant les substances, aide l’imagination dans sa tâche de désobjectivation, dans sa tâche d’assimilation ». L’Eau et les rêves, Paris, José Corti, 1942, p. 17–18.
51 Nadeije Laneyrie-Dagen, L’Invention de la nature. Les quatre éléments à la Renaissance ou le peintre premier savant, Paris, Flammarion, 2008, p. 136 : « Enfin, sur la surface de la rivière, c’est-à-dire sur quelques centimètres carrés seulement, la lumière miroite, des reflets se forment et des mouvements minuscules agitent l’eau presque dormante : rides parallèles suggérant la direction du cours, ronds créés par la chute d’un débris ou la rencontre d’un obstacle ».
52 La comparaison avec le tableau de Rogier van der Weyden, Saint Luc dessinant la Vierge (vers 1435–1440, huile sur bois, 138 x 111 cm, Museum of Fine Arts, Boston, inv. 93.153), dans lequel l’artiste reprend et adapte l’œuvre de Jan van Eyck, nous permet d’appuyer cette idée. En effet, nous retrouvons les deux personnages au cœur du portique. Dans ce contexte, ils incitent le regard du spectateur à suivre les méandres du fleuve pour se plonger dans le lointain. Contrairement aux guetteurs de Jan van Eyck, le couple, parfois identifié comme Anne et Joachim, les parents de la Vierge, est représenté précisément au centre de la baie médiane. La façon dont ceux-ci sont placés devant le mur crénelé n’obstrue pas leur vue et leur permet d’observer l’activité de la ville. Ils deviennent de la sorte spectateurs et commentateurs du paysage. L’homme semble indiquer à la femme du bout de son doigt la cathédrale aux hautes fenêtres, située derrière le mur d’enceinte de la citée animée.
53 Notre étude qui met en exergue un détail qui prend sens et permet de mieux comprendre l’œuvre doit à nos lectures de Daniel Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1992 et On n’y voit rien. Descriptions, Paris, Denoël, 2000, voir particulièrement le chapitre « Un œil noir ».
54 Jean de Ruysbroeck, Œuvres de Ruysbroeck l’Admirable. Le Miroir du salut éternel, éd. cit., vol. 1, chap. XIX « De l’état de vide dans la nature simple et la pureté de l’esprit » et Opera Omnia. Eeen spieghel der eeuwigher salicheit, éd. cit.
55 Rappelons sa devise : « als ick kan » : « de mon mieux ».
56 Voir à ce sujet Didier Méhu, « Augustin, le sens et les sens. Réflexions sur le processus de spiritualisation du charnel dans l’Église médiévale », Revue Historique, 2015, p. 271–302, plus particulièrement p. 294–302.
57 Nous remercions Madame la Professeure Nadeije Laneyrie-Dagen à qui nous empruntons cette expression utilisée lors de la journée d’étude La Contemplation dans la peinture flamande à la Renaissance, organisée par Luc Bergmans, Anaelle Célestin et Delphine Rabier, au Centre d’études supérieures de la Renaissance à Tours, le 21 novembre 2008.
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Titre | Figure 1 |
Légende | Jan van Eyck, La Vierge du chancelier Rolin, c. 1435, Paris, Musée du Louvre, inv. 1271. Cl. closertovaneyck.kikirpa.be |
URL | http://journals.openedition.org/questes/docannexe/image/6614/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 159k |
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Titre | Figure 2 |
Légende | Jan van Eyck, La Vierge du chancelier Rolin (détail), c. 1435, Paris, Musée du Louvre, inv. 1271. |
URL | http://journals.openedition.org/questes/docannexe/image/6614/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 187k |
Pour citer cet article
Référence électronique
Delphine Rabier, « L’articulation du visible et de l’invisible dans La Vierge du chancelier Rolin de Jan van Eyck », Questes [En ligne], Journée d'études - Visible, invisible | 2023, mis en ligne le 01 novembre 2023, consulté le 15 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/questes/6614 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questes.6614
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