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Dossier. Territoires numériques de marques

L’agencement chronologique des plateformes/marques : ni territoires, ni conversations, mais réplications

The Chronological Agency of Platforms/Brands: No Territories, No Conversations, but Replications
Dominique Boullier
p. 21-40

Résumés

Le marketing a fait un usage abondant des positions sociales et des tendances, recueillies par les enquêtes, qui permettaient par exemple de produire des équivalents de territoires, des goûts ou des préférences. Désormais, avec les méthodes de collecte des traces numériques qui mobilisent les techniques du big data et du machine learning, ce sont les plateformes qui dictent moins les frontières que les rythmes de notre attention, en suivant ainsi la culture de la finance qui s’impose à toutes les échelles. L’article propose un tableau systématique des trois agencements qui constituent trois époques de mobilisation des esprits. À cette occasion, la notion courante de territoire utilisée parfois par les marques est remise en cause pour montrer l’intérêt de penser l’agencement produit par les marques comme un agencement chronologique, qui seul permet une capture à haute fréquence de l’attention des consommateurs.

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Texte intégral

1Nous pensions savoir ce que sont les territoires même si leur apparente stabilité reste une construction de « communauté imaginée » (Anderson, 1983). Pour en arriver là, il a fallu, en particulier au xixe siècle, un gros travail de reconstruction et de réinvention, notamment autour des langues et de leurs origines pour parvenir à construire des États-nations qui restent encore notre cadre de pensée politique. État/nation est un diptyque s’appuyant sur la double dimension de visibilité et d’énoncé de tout dispositif comme le proposait Michel Foucault (1966). La projection d’un pouvoir sur un espace défini par ses frontières (l’État) se combine à une appropriation du territoire comme idéologie, comme l’écrit Michel Lussault (2007), cette nation dont on oublie souvent d’analyser les composants qui portent l’imagination communautaire. Pour penser le nouveau diptyque formé par les firmes-marques, nous nous inscrivons ici dans cette tradition que nous ferons évoluer au cours de l’argument, tout en montrant le décalage radical vis-à-vis du concept de territoire qui s’opère à l’heure du capitalisme financier numérique, qui conduit les marques à opérer selon un agencement chronologique. Notre propos vise à réfuter l’appel à la catégorie de territoire pour caractériser ce qui se déroule comme couplage entre les marques et leurs publics car le rythme en est désormais l’élément clé. L’attention du consommateur est désormais captée en permanence, mais ce processus ne peut en rien être assimilé à l’assujettissement des citoyens d’un territoire, ni à l’appartenance à des organisations, ni enfin à l’audience hypnotique des mass-médias : c’est pourquoi le cadre conceptuel de territoire doit être revu à la lumière de la diversité des agencements possibles (topographique, topologique et, désormais, chronologique). Nous expliquons en quoi cette mutation qui concerne le marketing est aussi pertinente pour toutes les sciences humaines et sociales (SHS) si elles veulent tirer profit de la mise à disposition de traces numériques massives sur les réseaux pour penser tous les processus de propagation jusqu’ici si difficiles à suivre. Selon nous, une théorie des « réplications » est nécessaire pour rendre compte de ce qui fait aussi agir les êtres en société et permettrait de mieux saisir le pouvoir d’agir (agency) des messages véhiculés par les marques à l’époque des réseaux numériques.

Au-delà de la segmentation

2Les marques peuvent se projeter dans cet enjeu spatial car, désormais, elles doivent elles aussi être considérées comme des pouvoirs tout autant, voire plus encore, que les États, puisqu’elles sont sans doute plus puissantes que ceux-ci. Au point d’occuper un statut de « firmes suzeraines », comme le propose Alain Supiot (2015), ce qui les différencie des États, puisque la domination et le contrôle d’un espace physique ne sont pas leurs préoccupations principales. Lorsqu’on tente de penser cette dimension territoriale pour les marques, il est tentant de se replier sur une distribution géographique des parts de marché, à partir de ce « tout », le marché, que l’on peut découper par exemple selon les données des ventes réalisées ou les chiffres d’affaires. Ce découpage en parts de marché correspond étroitement aux méthodes de segmentation qu’utilise le marketing, méthodes qui lui permettent de définir des positions dans un espace social constitué par ailleurs (par des références à des catégories sociodémographiques et professionnelles au minimum, parfois avec d’autres attributs plus variés). Le découpage sur lequel s’appuie cette segmentation n’est plus alors celui du marché, mais celui de la population en général qu’il s’agira de transformer en marché. Toutefois, le « tout » d’une population nationale ne peut être converti pour devenir « le » marché pour un bien ou pour une marque, on peut seulement considérer des segments et selon une certaine hiérarchie : ainsi définit-on des cibles, selon une méthode fondamentalement balistique en lien avec les méthodes publicitaires classiques mises en œuvre depuis le début du xxe siècle (Cochoy, 1999). Cependant, cette opération balistique constitue une métaphore spatiale qui ne permet guère de mobiliser la notion de territoire, car une population n’est pas un territoire, quand bien même elle est nécessairement située, d’une part, et assujettie (par ses attributs de citoyenneté), d’autre part. Cette réduction d’une population à un territoire conduirait au « nationalisme méthodologique » dénoncé par exemple par Saskia Sassen (2006). Le degré de finesse du ciblage ne dépend pas seulement d’un objectif de connaissance : il est avant tout opérationnel, car il doit guider les actions du marketing. On peut donc parler d’une connaissance-action ou plutôt d’une connaissance-réaction analogue à celle des États lorsqu’ils procèdent par recensement, puisque l’objectif est avant tout de gouverner quand bien même cela permet en même temps de prouver, pour reprendre les catégories d’Alain Desrosières (1993).

3La notion récente et très en vogue du « consumer journey » (« parcours client ») constitue une évolution notable de la prise en compte des dimensions spatiales d’une clientèle puisqu’il ne s’agit plus de la placer sur une carte des segments de marché, que l’on positionne depuis le surplomb de l’objectivité. Les méthodes de « consumer journey » visent plutôt à prendre en compte la compétence spatiale du client individuel qui compose son parcours et se trouve relié à une marque de différentes façons, sur des supports, des lieux et des moments divers (en ligne, en magasin, hors magasin). Il est possible de suivre à la trace des corps se déplaçant (même s’ils sont réduits à des yeux sur un écran et à des doigts sur une souris). Malgré la différence avec l’approche de la segmentation, notamment à travers l’introduction d’une capacité de décision des agents, la marque définit ici son espace de référence selon un principe topographique. Cet agencement topographique des espaces de contact avec le client organise toute l’action de la marque selon certains présupposés qui peuvent faire analogie avec le territoire (notamment quand les marques représentent ce parcours client uniquement au sein de leur propre espace (leurs boutiques, leurs sites, etc.). Il ne s’agit donc en rien d’une approche pragmatique puisque le client est considéré uniquement selon les activités qui le connectent à une marque précise, sans aucune pertinence du point de vue de l’expérience du client, qui circule par définition dans des espaces et entre en contact avec des marques et bien d’autres entités.

4Cependant, les segmentations classiques semblent désormais trouver leurs limites dans un monde de volatilité importante et de connectivité massive qui soumet les clients à une féroce compétition pour capter leur attention (Boullier, 2009). Dès lors, il peut devenir plus pertinent de traiter non plus d’entités comme des groupes sociaux, des sous-ensembles décalqués des catégories sociodémographiques, mais des goûts, des préférences, des attitudes que l’on peut constituer en types, directement adaptés aux thématiques, aux valeurs qui intéressent la marque. La référence à un espace topographique, même de façon métaphorique, n’est plus pertinente, car on se rapproche d’une captation d’une autre entité – l’opinion – qui circule entre les esprits aurait dit Gabriel Tarde. Les tendances ou les courants que l’on peut observer peuvent alors être représentés sous formes de styles, comme les socio-styles de Bernard Cathelat (1990) qui eurent leur heure de gloire dans les années 1970-1980, et qui offrent une visualisation sans rapport avec la topographie puisqu’elle est issue des principes de calcul des analyses factorielles de correspondance de Jean-Paul Benzecri (1973). Il serait plus juste de parler de topiques, au sens d’Aristote, à la fois comme catégories rhétoriques et comme lieux.

Les trois époques des SHS et du marketing

5Ce premier tableau peut être mis en perspective avec une histoire de la quantification largement inspirée d’Alain Desrosières (1993) qui permet de mettre en évidence deux époques (pour plus de détails, voir Boullier, 2015) :

    • 1 Le Bureau of Census américain ne parvenait pas à terminer son recensement de 1880 et lança un appel (...)

    la fin du xixe siècle avec l’émergence des statistiques et des recensements au moment même où Émile Durkheim (1897) fonde son concept de « société », un « tout » doté d’un pouvoir d’agir sur les individus, que l’on peut dorénavant quantifier d’autant mieux que les États et leurs services de recensement s’équipent de machines Hollerith1 qui deviendront IBM en 1926. L’exhaustivité est désormais opérationnelle, au-delà des enquêtes monographiques de Frédéric Le Play (1862) et des méthodes de l’homme moyen d’Adolphe Quételet (1835). Elle reste la référence pour toute validation d’un énoncé quantitatif sur les populations et permet de renforcer la croyance dans l’existence de cette « société » qu’auparavant on ne pouvait ni quantifier, ni penser comme agissante. Les instituts statistiques qui naissent à cette époque sont tous directement liés aux États pour leur financement comme pour l’usage des données ;

  • les années 1930 avec l’émergence de l’échantillonnage et des sondages, qui permettent à George Gallup (1939) et Paul Lazarsfeld (1940) principalement de faire exister « l’opinion publique » à partir d’expressions individuelles recueillies sur des échantillons représentatifs. Le téléphone et, surtout, la radio ont construit les conditions d’une circulation des informations plus homogène à l’échelle d’une nation. Le marketing émerge au même moment et constitue aussi le moteur clé du financement des mass-médias, qui vivent de la publicité en particulier aux États-Unis. Les instituts de sondage qui émergent sont directement liés à ces médias mais aussi aux marques qui financent toutes ces opérations (Blondiaux, 1998). La construction de « l’opinion sondée » demandera beaucoup de temps et de travail de convention (Dupuy et al., 1989) pour établir des principes de validité (dont les intervalles de confiance), mais elle finira par gagner les esprits et par être considérée comme aussi naturelle ou évidente que la « société ».

6Contrairement à l’inclination relativement forte qu’on constate, cette « opinion » ne peut en rien être réduite aux propriétés sociodémographiques de ceux qui s’expriment. Les tendances observées relèvent plus de cycles, de modes qui finissent par former des groupes sans doute, mais selon d’autres principes. On le voit par exemple lorsqu’un événement récent fait émerger la catégorie des « fans de Johnny » qui sont très hétérogènes mais reliés par une même passion depuis des années (au-delà de leur apparition sur la scène médiatique).

7Les représentations visuelles de chacune des entités (société ou opinion) sont différentes et finissent par constituer des formes d’évidence car leur circulation est facilitée par les technologies cognitives. Les cartes topographiques et les tableaux peuvent être suffisants pour rendre compte des segments de marché dans la mesure où les phénomènes étudiés sont plutôt statiques. Lorsqu’on veut suivre des tendances sur le web et élaborer des types (« les angoissés », « les profiteurs », etc.) moins préétablis que les catégories sociodémographiques des segments de marché, il est possible de faire appel à des techniques plus dynamiques dans le sens où l’on fait émerger les catégories par un travail de classification et de clustering que l’on projettera par exemple dans un graphe et qui donneront donc la position de groupes résultant de l’exploration et directement liés aux matériaux linguistiques récupérés. Ce sont donc des topiques au sens des « topics » que l’on représente sous forme de topologies à partir des liens hypertextes qui associent des sites web par exemple ou des thèmes dans un corpus de discours recueillis sur les réseaux sociaux (Twitter constitue l’environnement parfait pour ces calculs). Ainsi ces réseaux socio-sémantiques (Cointet, Parasie, 2018) connectent-ils autre chose que des positions sociales classiques, mais sont calculés à partir des liens produits et des thèmes reliés, pour engendrer une forme de cartographie de la conversation, en réalité plutôt une topologie des arguments et des parties prenantes. Malgré le caractère numérique de ces échanges, il est encore possible de mobiliser une métaphore du territoire en raison de l’adoption d’algorithmes de spatialisation qui permettent de générer la visualisation des graphes.

  • 2 Le terme réplication a l’avantage d’être directement traduisible en anglais et de permettre de gard (...)

8Lorsque ces données conversationnelles sont agrégées à un niveau supérieur, elles se réduisent à des indicateurs de réputation (Boullier, Lohard, 2015), exploitant à la fois le réseau et les traces de notoriété que chaque plateforme propose et les indicateurs de sentiments, positifs ou négatifs, pour produire un indice unifié comme le proposait une plateforme comme Klout, entièrement centrée sur la réputation des acteurs (Boullier, Lohard, 2012). Cependant, il est aussi possible de centrer les mesures sur les propriétés des topics (leurs features), à savoir, par exemple, lors d’une évaluation d’un hôtel par ses clients, à partir des avis mentionnant la propreté, l’amabilité, l’espace ou autre « feature » plus ou moins détaillé. Ces entités qui sont devenues traçables à ce niveau de granularité très fin ne relèvent plus ni de la société, ni de l’opinion, mais de ce que nous appelons des réplications2 de ces entités circulantes (Le Béchec, Boullier, 2014) qui génèrent des propagations en fonction de leurs propriétés. Pour résumer plus simplement ces trois âges du marketing, nous pourrions dire que :

  • avec la segmentation, le marketing cible des groupes dans une structure sociale (la société) qui a le pouvoir de les classer dans une position similaire ;

  • avec les tendances de l’opinion, le marketing cible des influenceurs (ou leaders d’opinion, c’est-à-dire des individus précis) qui ont le pouvoir de faire circuler de façon stratégique des références à une marque ;

    • 3 Les agences de social listening captent, agrègent et analysent tous les indicateurs d’activité des (...)

    avec le suivi des features dont sont faits les topics des conversations, le marketing suit dans le social listening3 des « réplications », des flux de mèmes par exemple, qui ont le pouvoir de faire réagir à la fois les segments et les influenceurs.

9Aucun de ces points de vue n’a disparu, mais la traçabilité permise désormais sur les réseaux sociaux révèle l’agentivité (l’agency) de ces entités circulantes, et non seulement le poids de la structure ou le poids des nœuds comme dans toute analyse de réseau classique. Ainsi faut-il parler de distribution de l’agentivité entre ces trois entités, selon des points de vue différents (pour un commentaire plus détaillé du tableau suivant, voir Boullier, 2017a).

Tableau 1. Les trois générations de sciences sociales et leur traduction en méthodes et concepts propres au marketing

  • 4 L’expression Double Income No Kid (DINK) désigne le couple à deux revenus et sans enfant, une class (...)
  • 5 Le marketing a développé des stratégies de suivi et de programmation des marques ou des événements (...)
  • 6 Le customer relationship management (CRM) est un système de gestion de l’information client qui gar (...)
  • 7 Les longueurs d’onde sont l’expression imagée la plus proche de la relation entre temps et espace q (...)

1re génération

2e génération

3e génération
(du point de vue des marques)

3e génération
du point de vue des SHS)

Approches

Segmentation

Tendances

Réputation

Réplications

Entités considérées

Catégories sociodémographiques, segments de marché (e.g. DINK4)

Socio-styles, word of mouth5, leaders d’opinion, influenceurs, consumer journey

Marques, communautés

Mèmes, propriétés des contenus viraux

Dispositifs de collecte

Customer relationship management (CRM)6

Sondages, focus groups

Social listening, community management

Meme tracker

Méthodes

Ciblage (balistique)

Influence

Propagation

Propagation

Longueurs d’onde7

Ondes longues

(structure)

Cycles

(marché)

Ondes à haute fréquence (émergence)

Ondes à haute fréquence (émergence)

Les réplications et les firmes dans l’économie d’opinion

10Dans ce cas des réplications, comme on le voit, la dimension de la conversation semble perdre tout lien avec la notion de territoire. Cela s’explique lorsqu’on s’intéresse à ce qui constitue la marque et sa valorisation dans le contexte de la financiarisation générale de l’économie. La valeur de la marque se trouve désormais prise en compte dans la comptabilité des firmes, seulement depuis le début des années 2000 en Europe où les règles comptables étaient auparavant surtout orientées par le souci de l’administration fiscale et qui, sous pression américaine, sont devenues orientées par la valeur pour l’actionnaire. Or, à cette occasion, la marque devient un actif immatériel qu’il est possible de valoriser en fonction d’un achat potentiel, sans référence à un prix de marché constaté puisqu’elle est par définition incomparable. Sa valeur comptable dépendra donc d’une goodwill (survaleur) d’un acheteur supposé, ce qui permet toutes les manipulations comptables, on s’en doute. Mais on comprend mieux, dès lors, pourquoi toutes les métriques que nous avons évoquées prennent de l’importance. Les traces récupérées sur les réseaux sociaux sont, comme le propose Emmanuel Kessous (2014), des « dépôts d’attention » (même s’il s’agit seulement d’un clic) qui prend une valeur non pas tant pour le marché des clients de la marque que pour les investisseurs potentiels car c’est leur attention qu’il convient avant tout d’attirer pour valoriser cet actif immatériel qu’est la marque. Nous proposons donc de transformer le concept de firme pour lui associer celui de marque, car la « firme-marque » devient l’équivalent de ce montage central pour l’époque moderne que sont les « États-nations ». Autant les frontières juridiques et industrielles de la firme sont identifiables comme le sont les frontières des États – qui constituent ainsi des conteneurs dans lesquels on peut identifier des populations comme citoyens –, autant l’influence exercée sur les esprits constitue, à travers les « nations » ou à travers la « marque », des domaines (au sens juridique du droit romain) multi-usages et sans frontières précises, des attracteurs, pour les « investis » qui cherchent de la reconnaissance (Honneth, 1991) comme pour les « investisseurs » dans le cas de la marque (pour reprendre les catégories de Michel Feher, 2017). Ainsi la firme comme dispositif juridique et institutionnel comporte-t-elle une autre face, la marque, qui capte l’attention et produit de la « communauté imaginée », tout comme les nations.

  • 8 En Europe, l’expression Gafam désigne les cinq plateformes majeures de l’économie numérique (Google (...)
  • 9 Le high frequency trading est une technique de vente/achat d’actifs financiers entièrement gérée pa (...)
  • 10 L’internet repose sur des points d’échange, serveurs qui fonctionnent comme des nœuds privilégiés p (...)

11Dès lors, la valorisation des titres portant les marques repose sur une comparaison permanente permise par le classement (ranking) systématique de tous les éléments d’activité, qui s’appuie largement sur les métriques mises en place par les plateformes (les Gafam8 en général) et qui suscite l’attention des clients certes, mais aussi et avant tout des investisseurs dont dépend désormais la rémunération des dirigeants eux-mêmes. Ces indices au sens sémiotique et comptable suffisent à faire bouger les perceptions des investisseurs qui fondent toute leur activité sur une capacité d’anticipation des attentes du marché (financier) pour pouvoir orienter leur activité spéculative. Les fondamentaux des actifs de la firme ou de ses profits ne sont plus décisifs pour cela. Les indices de cette « économie d’opinion », comme l’appelle André Orléan (2011), ne valent plus tellement par ce qu’ils disent de l’attachement d’un public à une marque, mais seulement comme éléments susceptibles d’orienter les investisseurs vers l’achat ou la vente du titre et donc de définir une stratégie de placement à court terme. Ces jeux d’anticipation peuvent se dérouler même à très court terme dans le high frequency trading9, pour dégager des marges parfois minimes mais très rémunératrices par leur côté répétitif. Pour que cette haute fréquence du jeu des anticipations soit rendue possible, les infrastructures numériques sont décisives au point de conduire certaines firmes financières à déplacer leurs « desks » près des internet exchange points10 (IXP) qui permettent de gagner des millisecondes pour connaître avant les autres les ordres annoncés (et pas nécessairement passés). Comme on le voit, les enjeux de la marque n’ont plus grand rapport avec ce qu’ils ont pu être au tout début de l’émergence des marques. Si le lien direct avec le client permettant la captation de son attention était déjà important dans l’invention du packaging (Cochoy, 2002) qui court-circuitait le grossiste, il apparaît désormais que la cible de la captation de l’attention n’est plus tant le client lambda que les investisseurs qui permettront la valorisation du titre sur les marchés financiers.

Le régime de l’alerte comme synchronisation, de la finance aux réseaux sociaux

  • 11 Le nudge peut se traduire comme un « coup de pouce », un attracteur de l’attention qui encourage le (...)
  • 12 Les afffordances sont des prises cognitives pour l’utilisateur qui, par leur design, permettent de (...)

12Cependant, cette obsession de la haute fréquence ou, plus généralement, des enjeux temporels permettant de jouer sur les anticipations n’est pas restée cantonnée à la sphère financière ; elle a entièrement envahi l’espace attentionnel et, surtout, le temps attentionnel des publics, notamment avec cette machine à haute fréquence qu’est Twitter. La métrique désormais centrale pour cette économie de l’attention peut se résumer au « tweet par seconde », qui signale le degré de focalisation de l’attention collective, sur une plateforme donnée certes, mais dans de nombreux cas, en écho à une attention mobilisée sur de multiples canaux. Twitter a inventé le bouton Retweet en 2011 et a ainsi permis d’amplifier, par ce seul design, par ce seul « nudge »11 ou cette seule « affordance »12, le régime d’attention que je nomme « régime de l’alerte », que l’on peut rapprocher du concept de « mobilisation totale » que Maurizio Ferraris (2015) utilise par analogie à celle décrite par Ernst Jünger (1930-1960) à propos de la Première Guerre mondiale. C’est la continuité entre les mondes spécialisés de la spéculation financière et les attitudes désormais acquises par les utilisateurs des réseaux sociaux qui mérite d’être soulignée pour rendre compte de la pression exercée par l’économie d’opinion au plus près des expériences individuelles. La vibration constante qui est ainsi partagée constitue l’énoncé de ce nouveau cadrage quand bien même l’adoption de ces systèmes de réseaux sociaux reste totalement volontaire. Cependant, à la jonction entre ces deux mondes (la finance d’un côté, et les usages des réseaux sociaux de l’autre), le management des entreprises a, lui, adopté ce régime de l’alerte, cette mobilisation générale à tous les niveaux, sous forme de reporting systématique, de management par objectifs, de social listening qui se doit de générer une réactivité extrême et une flexibilité par rapport aux statuts, aux acquis, aux procédures. Le stress ainsi produit est dévastateur dans certains secteurs même si l’on tend à valoriser plutôt l’adrénaline du start-upper et de la compétition dérégulée en situation d’incertitude extrême.

13Dans les entreprises, les technologies cognitives que sont les dashboards (tableaux de bord) ont envahi tous les postes de travail, mais les courbes et leur réactivité sont devenues plus nombreuses que les camemberts des parts de marché. Ainsi le format cognitif de la courbe devient-il un cadre commun de perception, qui associe la courbe des valeurs des titres, celle des audiences des médias, celle de la propagation de mèmes sur les réseaux sociaux, etc. Gabriel Tarde (1890) avait annoncé le règne à venir du « gloriomètre » : toutes les mesures de réputation à haute fréquence relèvent exactement de ce modèle qui est constitutif du régime économique de la finance spéculative par définition. Ces courbes sont désormais calculables à grain très fin, comme lorsque Jure Leskovec, Lars Backstrom et Jon Kleinberg (2009) suivent la propagation des citations pendant la campagne aux élections présidentielles des États-Unis de Barack Obama en 2008. Car les dispositifs numériques en réseaux sont des générateurs de traces, à des niveaux de complexité divers, depuis les clics ou les likes jusqu’aux commentaires sur les sites de presse ou d’avis de consommateurs.

Territoires ou rythmes : l’attention à haute fréquence

14La valeur sémiotique de chaque action semble presque disparaître lorsque l’analyse se contente désormais d’exploiter toutes les métadonnées d’un message, d’un tweet. Le hashtag peut devenir l’élément sémiotique ultime de la traçabilité, mais, dans tous les cas, ce sont les courbes que l’on produit à partir de sa propagation qui deviennent l’objet d’analyse. Or, cette analyse relève plus d’une « rythmanalyse » comme le proposait Henri Lefebvre (1992). Réputé pour sa théorie spatiale de la ville (centralité et accessibilité), ce sociologue percevait déjà la nécessité de muter vers une théorie temporelle, centrée sur les rythmes, qui assemblent ou dissocient, qui font vibrer des collectifs à géométrie variable. La prolifération des terminaux et des services permettant d’amplifier cette dimension semble inarrêtable. Ainsi, nés presque en même temps que les téléphones portables, les SMS semblent-ils marquer le pas dans le monde entier, comme dispositifs de mise en alerte permanente. Mais nos enquêtes dans plusieurs pays montrent bien que cette apparente diminution d’un service correspond à l’émergence d’un dispositif de substitution, en particulier WhatsApp à partir de 2012 (sans parler de Kakaotalk, de Facebook Messenger ou d’autres), tout autant producteur d’alerte, de stress et d’attention à haute fréquence. Cet ensemble de dispositifs que sont les SMS, les messageries instantanées, les notifications, les retweets constitue un énoncé qui vaut impératif de mobilisation et, comme le dit Maurizio Ferraris, de responsabilité. En effet, nous sommes presque sommés de répondre puisque nous ne pouvons plus éviter d’être « aware », « avertis », « alertés », notamment à travers des vibreurs qui sont directement connectés à nos corps, pour nous faire partager cette vibration collective.

15Lorsque Marshall McLuhan (1967) écrivait que « le message est le massage », il n’imaginait sans doute pas que son jeu de mots deviendrait techniquement et physiquement opérationnel dans nos téléphones portables. Mieux encore, nous sommes les vecteurs de la propagation de ces alertes avec les « affordances » offertes par les applications pour « partager », ce qui permet de s’assurer du caractère collectif de cette vibration et de ce massage. Stade ultime de l’enrôlement numérique, nous nous trouvons enfin sommés de produire les matériaux de cette réactivité générale, puisque notre propre visibilité dépend, comme pour toute marque, de notre productivité, de la fourniture des signaux qui cherchent une forme de reconnaissance. Comme tous les investis, nous sommes en quête d’investisseurs et la concurrence pour l’attention est si féroce qu’il faut apprendre à manipuler non seulement les effets de réseaux, mais aussi les propriétés des contenus (et Google ou Facebook nous apprennent désormais à le faire explicitement) ainsi que les moments de publication. Les petits indicateurs quantitatifs de nos performances deviennent alors aussi critiques pour des individus ordinaires que pour des marques. Comme l’écrit Peter Sloterdijk (2004), cette expérience partagée produit un intérieur commun. Nous ne pouvons prétendre le maîtriser car nous sommes pris dans ce cadrage socio-technique qui fait enveloppe (Boullier, 2017b) et qui fait ainsi époque, une époque des écumes, pour la situer dans la lignée des autres sphères de Peter Sloterdijk (1998), les bulles et les globes. Il apparaît que cette enveloppe est moins un territoire qu’une émergence distribuée, comme peuvent l’être les sphères qui composent l’écume, instables, éphémères, co-fragiles et pourtant vivantes et cruciales pour nous relier à notre environnement. Mais l’expérience ainsi diffusée ne permet guère de récupérer des prises, pour les utilisateurs ordinaires comme pour les marques, car tout le monde subit un régime de sur-prises permanentes (depuis les notifications jusqu’aux alertes des desks des traders) qui finit par installer l’em-prise des plateformes qui génèrent ces alertes, emprise qui soumet les marques elles-mêmes, devenues matière première captive des plateformes Gafam en leur offrant une part toujours plus grande de leur réputation et de leurs revenus publicitaires.

Effet plateforme et architecture de réseau orientée par la vitesse

16Le principe des firmes-marques centré sur la captation de l’attention des publics et des investisseurs se trouve ici dépassé par l’effet plateforme, ce qui oblige à reconsidérer le couple initial (firme/marque) pour qualifier les instances de pouvoir de « plateformes/marques ». De simple médiation qui propose une place de marché, Google comme Facebook et les autres sont devenus des points de passage obligés qui captent la réputation des marques et leur attractivité à leur profit puisque les marques doivent payer pour leurs publicités (par exemple, Google Adwords, Google Adsense). Toutes les métriques sont organisées en référence à cette génération de revenus. Les dispositifs de production de traces massives que sont les plateformes ont cet énorme avantage d’être à la fois ceux qui génèrent les traces, qui les calculent, qui apprennent de ces traces (grâce au Machine Learning) et qui font payer ces traces aux marques. Plus encore, les plateformes peuvent même désormais conseiller les producteurs de publicités pour qu’ils formatent leurs contenus afin d’obtenir les meilleurs scores, par exemple en fonction des calculs de Google qui sont pris en compte dans le jeu des enchères lui-même (ce n’est donc pas celui qui paie le plus cher qui obtient la meilleure exposition). Le formatage des contenus doit éviter de dégrader la qualité de l’expérience utilisateur, se justifie Google à travers des vidéos conseils données par Hal Varian, le chef économiste de la firme. Cela aboutit à dicter à toutes les marques les termes de leurs stratégies publicitaires, sous peine de devenir invisibles. Cependant, malgré cette emprise construite par les plateformes, elles parviennent à maintenir une forme de dénégation de leur rôle d’éditeur (même si Facebook se trouve presque obligé de l’admettre en raison de l’abondance des fake news et des scandales qui ont notamment émaillé la campagne aux élections présidentielles des États-Unis de Donald Trump). Les médiations cherchent à devenir prescriptrices sans pour autant accepter de devenir média, avec les responsabilités qui en découlent.

  • 13 Le 21 octobre 2016, la société Dyn – qui gère les accès aux noms de domaine de la côte Est des État (...)

17Ainsi la traçabilité devient-elle une qualité essentielle des données qui ne sont, de fait, que des traces. Elle qualifie sans doute mieux le big data à travers le critère de la vitesse que le volume et la variété car elle est radicalement nouvelle dans les pratiques de quantification, à cette échelle, à cette granularité et à cette vitesse. La production et la captation des traces ont jusqu’ici relevé du Far West pour les prédateurs de la donnée que sont les plateformes et quelques opérateurs spécialisés car aucune régulation ne s’appliquait. La seule qualité de la vitesse a présidé non seulement à cette captation des traces, mais à toute l’architecture de l’internet au détriment de la sécurité. La question juridique de la privacy ne suppose donc pas seulement une réglementation, mais aussi une révision radicale des principes qui guident la conception des systèmes, dont les plateformes. La demande de « privacy-by-design » risque fort de rester lettre morte tant que le réseau n’est pas redéfini totalement, comme le demande Tim Berners-Lee (2018), pour intégrer cette exigence de sécurité, qui entrera de fait en conflit avec la vitesse, seul impératif commercial et technique actuel. Cependant, le réseau ainsi construit est au bord d’un « Fukushima des données personnelles », d’une catastrophe de grande ampleur, que les « data breaches » (failles des données) permanents, hebdomadaires et toujours plus massifs annoncent comme autant de répliques prémonitoires. La course à l’internet des objets sans révision des qualités de sécurité du réseau ne peut qu’amplifier les risques de hacking (piratage) comme ce fut le cas dans le « denial of service » du 21 octobre 2016 qui visa la société Dyn13, gestionnaire des noms de domaine sur la côte Est des États-Unis. C’est dire que les plateformes n’ont en rien institué un réseau sûr comme pourrait l’exiger n’importe quel État soucieux de sa souveraineté et, par là, de la sécurité de ses citoyens. Elles ont privilégié les flux déterritorialisés au risque de mettre en péril la sécurité des comptes des usagers, tout en préservant la sécurité de leurs propres serveurs et datacenters, tout au moins pour l’instant. Cependant, elles ont contribué à recréer une forme de centralité, qui n’a plus rien à voir avec celle des États, une centralité à dominante topologique – même si, comme Jacques Lévy (2002) le rappelle, une part des services publics génère aussi des topologies, comme les réseaux de transport.

L’agencement chronologique des plateformes/marques

18La centralité de ces plateformes dans la topologie du réseau est désormais bien identifiée en raison des propriétés des réseaux invariants d’échelle et des attachements préférentiels. Tout nouveau site qui se connecte se doit de se faire référencer auprès de ces grandes plateformes (de cette manière, il manifeste un attachement préférentiel) et accroît ainsi directement leur centralité, leur in-degree, dans la topologie du réseau, qui n’a plus rien de distribué contrairement à ce qu’imaginaient les pères fondateurs de l’internet. Mais peut-on pour autant qualifier ce nouvel agencement de topographique ou même de topologique ? Peut-on pour autant considérer que ces plateformes/marques constituent ainsi un territoire ou un réseau ? On l’a vu, leur pouvoir est incontestable, leur capacité à coupler des énoncés (les marques et leur captation de l’attention) et des visibilités (le système technique des plateformes et des traces qu’elles génèrent), des conteneurs et des contenants, a aussi été décrite. Mais nous n’avons pas encore exploité ces nouvelles propriétés du réseau pour penser le type de territoires que les plateformes/marques constituaient, ce qui doit même conduire à discuter la pertinence du concept de territoire dans ce cas. Nous dirons que l’agencement ainsi construit est un « agencement chronologique », comme capacité d’engendrement des rythmes contemporains, purement numériques à l’origine mais désormais étendus au-delà, dans toutes les activités. Les patterns (modèles ou schémas) de propagation, les formats des ondes sont devenus des objets en tant que tels bien au-delà des contenus, même si l’un des enjeux des SHS sera de caractériser en quoi les particules des contenus (telles les mèmes) disposent de leur agentivité, de leur pouvoir d’agir et de faire agir. D’ailleurs, les travaux des computer sciences que nous avons pu répertorier sur Twitter (Boullier, 2017c) se distinguent par leur attrait pour l’étude des courbes indépendamment des variations des contenus (cas de l’étude d’un seul mème – how to be skinny – sur Facebook – Cheng et al., 2016). Le rythme devient une propriété tout aussi pertinente que les frontières dans le cas des territoires des États-nations ou que les influenceurs des mass-médias-publics (voir le two-step flow de Katz, Lazarsfeld, 1955).

Tableau 2. Les trois agencements et leurs propriétés

Agencement topographique

Agencement topologique

Agencement chronologique

Société

Opinion

Réplications

Recensement

Sondages d’ opinion

Traces numériques/plateformes

États/nations

Mass-médias/publics

Plateformes/marques

Propriétés socio-démographiques

Communautés

Entités circulantes

Causalités

Clusters and trends, topologies (hubs and authorities)

Corrélations prédictives, mémétique (streams and cascades)

Exhaustivité

Représentativité

Traçabilité

Contrôler les corps
(A. Bertillon)

Influencer les esprits
(J. Goebbels)

Exploiter les traces d’activités
(National Security Agency, États-Unis)

Identifiant personnel, registres administratifs

Liens hypertextes, géolocalisation, maps, posts, tweets

Like, clic, mème, timestamps, hashtags, objets connectés

19Les trois époques de ces agencements à double face (États-nations, mass-médias-publics, plateformes/marques) sont toujours actives et cohabitent, parfois même interfèrent (mais pas toujours) et, dans tous les cas, relèvent de leur propre « logique » ou plutôt de leur propre point de vue sur le monde. Non seulement elles font « époque », mais elles font « cosmos », elles construisent des mondes qui enserrent toutes les autres entités dans leurs rets. Nous retrouvons ici la tendance des monades à s’étendre au monde comme l’avait proposé Gottfried Leibniz. Mais le pluralisme monadologique de ce dernier (tout peut prétendre au statut de monade) était ordonné autour d’une méta-référence à Dieu, qui a disqualifié ses propositions pour la plupart des SHS, sauf pour Gabriel Tarde, Gilles Deleuze ou Bruno Latour notamment. Nous voulons réaffirmer ici ce pluralisme des points de vue en en montrant cependant leur aspect conflictuel dès lors que l’on quitte le monde scientifique. Car il n’existe pas de clé de répartition des pouvoirs d’agir entre ces agencements, ni entre les institutions qui les portent et sont portées par eux. Les États-nations n’ont pas disparu malgré la puissance des mass-médias-publics qui eux-mêmes n’ont pas cédé face aux plateformes/marques. Cependant, il est clair que l’irruption de ces dernières dans les 30 dernières années constitue une remise en cause radicale des façons de faire des autres acteurs. Car les plateformes ne reculent pas plus devant les régulations des États que devant les droits d’auteur ou les audiences des mass-médias : la disqualification du droit au profit des arbitrages (ce que Luc Boltanski et Laurent Thévenot – 1991 – appelaient des arrangements) ou au profit du « rough consensus and running code » (« consensus approximatif et code qui avance ») qui prévaut dans les instances de l’internet semble une orientation bien établie qui disqualifie tout le travail d’institution réalisé à grand frais pendant des siècles parfois. Ces considérations ne doivent pas se réduire à une analyse dite « macro » qui serait encore moins pertinente ici que dans toute approche en SHS. Car ce qui est transformé en profondeur, ce sont les modes de mobilisation des sujets, des récepteurs ou des comptes sociaux que nous sommes tous. Les vibrations que créent les dispositifs de plateformes nous traversent et nous font exister sous forme de profils et de traces calculables, alors que les mass-médias nous décomposaient en points d’audience et que les États-nations nous identifiaient comme électeurs-citoyens.

Le rythme différent de chaque communauté imaginée

20Une des dimensions change radicalement entre ces différentes versions des « dividus » que nous sommes selon l’expression de Gilles Deleuze (1990) : le rythme de leur convocation. De l’échéance électorale ou du programme de télévision quotidien, nous sommes désormais passés à la haute fréquence des notifications qui tissent un lien presque permanent là où les sujets ou les audiences semblaient disparaître et faire une apparition intermittente dans le point de vue des agences. Il est donc possible de comprendre le terme conversation avant tout comme la figure continue de la mobilisation et des attachements qui crée une emprise d’un genre tout à fait nouveau. Le rythme, ici la haute fréquence, n’est pas un trait secondaire, mais bien constitutif de l’émergence de nouveaux statuts pour l’« être connecté » que nous sommes désormais. Le mode de connexion de ces êtres a donc changé pour produire des effets psychopompes différents d’une époque à l’autre. Les nations sont de formidables psychopompes dont on a cru trop vite pouvoir se passer, pour le meilleur et pour le pire. En effet, les pulsations nationales continuent d’irriguer ces communautés imaginées. Les mass-médias ont su renouveler leur capacité psychopompe, via notamment les chaînes d’information continue et les séries qui mobilisent les affects et imaginaires dans la durée et avec un rythme nettement plus soutenu que celui de la « messe » de 20 heures des années 1960. Les plateformes/marques, quant à elles, engendrent en permanence des notifications qui sont autant de rappels, de « nudges » pour réactiver une attention à une offre commerciale, et cela à haute fréquence, rythme qui, en tant que tel, constitue un effet psychopompe spécifique que certains qualifient sans doute trop rapidement d’addiction.

21Sur un mode plus formel que psychologique, le concept deleuzien de ritournelle (Deleuze, Guattari, 1980) permettrait aussi de capter les couplages proposés parce qu’il permet de prendre en compte un effet territorial marqué par un retour et un échappement constant, comme on peut le voir dans toute nation, dans tout public ou dans toute marque. Cependant, avec les plateformes/marques, la dimension temporelle de la ritournelle semble s’exprimer pleinement sans pour autant oublier le retour (la répétition) qui peut faire territoire chez Gilles Deleuze. C’est en cela que la notion de « conversation » peut sembler une tentative de formuler cette « répétition sans territoire » qu’est la circulation des réputations sous formes de captations de traces. Cependant, ce flux constant produit du lien et du retour, mais il est significatif que la haute fréquence et le lien presque permanent de l’alerte et des notifications finissent par produire un haut degré d’incertitude tant la spéculation est au cœur même de ce dispositif. Dès lors, l’importance des métriques pour tenter d’ancrer ces flux, de reprendre prise sur eux, s’explique mieux et la mobilisation de toutes les techniques du machine learning (qui doit précisément repérer les patterns dans ces flux permanents) ne sera pas de trop pour calmer l’angoisse des marketeurs. Leur angoisse s’explique d’autant mieux qu’ils ne traitent plus finalement du même marché que celui de la segmentation ou des tendances, mais bien spécifiquement du marché financier, au sens où la traçabilité et les mesures ainsi captées doivent servir avant tout à attirer l’attention des investisseurs. Car les marques, en tant qu’entreprises tenant une comptabilité, dépendent désormais à une échelle inédite de leurs résultats financiers et de la valorisation de leurs titres, sous forme de goodwill (que nous avons présentée précédemment). Les taux de conversion des réputations et donc des campagnes en ligne (en termes de chiffres de vente) restent d’une opacité et d’une incertitude totales mais n’empêchent pas les investissements publicitaires en ligne de croître constamment.

Conclusion

22S’il existe bien une différence conceptuelle entre les trois agencements et leurs métriques, il faut souligner que le détachement progressif du marché financier des autres marchés et, en même temps, sa capacité à imposer ses formats et son rythme à tous ces autres marchés constitue une mutation considérable qui entraîne anxiété et désorientation. Le numérique sert à la fois de recours pour mesurer, étalonner, et s’orienter dans cette vibration générale à haute fréquence et d’accélérateur de ces mêmes processus puisque les plateformes déstabilisent de façon radicale les anciens agencements. Les marques sont des acteurs clés de ce processus, mais ce sont des capacités d’agir spécifiques qui leur permettent de survivre dans un nouveau milieu qui les valorise pour elles-mêmes, pour leur « pure » réputation, en participant d’un « agencement chronologique » radicalement incertain.

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Notes

1 Le Bureau of Census américain ne parvenait pas à terminer son recensement de 1880 et lança un appel d’offres pour des machines permettant de traiter celui de 1890. Herman Hollerith avait déposé un brevet pour une machine de calcul électromécanique à base de cartes perforées et remporta le marché. Sa compagnie se transforma en 1926 en International Business Machines Corporation (IBM) et équipa tous les gouvernements nationaux et locaux du monde pendant un siècle.

2 Le terme réplication a l’avantage d’être directement traduisible en anglais et de permettre de garder un lien entre les répliques de la conversation et celles des tremblements de terre, qui sont toutes des processus de propagation. Cependant, nous évitons de reprendre ainsi les expressions courantes et peu fondées du marketing sur les conversations des marques avec leurs clientèles de façon à fonder un concept de même statut que « société » ou « opinion » qui rende compte du pouvoir d’agir des contenus et de ce qui circule en général.

3 Les agences de social listening captent, agrègent et analysent tous les indicateurs d’activité des réseaux sociaux et du web pour proposer aux marques notamment une veille constante et en temps réel sur les effets de leurs stratégies et de leur communication.

4 L’expression Double Income No Kid (DINK) désigne le couple à deux revenus et sans enfant, une classification traditionnelle en segmentation de marché.

5 Le marketing a développé des stratégies de suivi et de programmation des marques ou des événements à travers le bouche à oreille, à condition de pouvoir repérer les influenceurs qui vont contribuer à cette propagation via notamment les réseaux sociaux.

6 Le customer relationship management (CRM) est un système de gestion de l’information client qui garde la trace de tous les contacts et activités liés à un client donné (des appels aux achats) qui permettent de programmer des interventions régulières d’une équipe de vente ou d’alerter selon certains seuils.

7 Les longueurs d’onde sont l’expression imagée la plus proche de la relation entre temps et espace que nous tentons de penser avec les réplications. Les phénomènes sociaux peuvent être pensés selon leurs durées comme le pensait Fernand Braudel, ou plutôt selon leur rythme selon nous.

8 En Europe, l’expression Gafam désigne les cinq plateformes majeures de l’économie numérique (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) qui mettent en relation clients et fournisseurs sans devoir supporter les coûts d’immobilisation des producteurs de biens et de services traditionnels.

9 Le high frequency trading est une technique de vente/achat d’actifs financiers entièrement gérée par des automates, ce qui permet de lancer des ordres d’achat et de vente à la milliseconde près, et dans plus de 50 % des cas, uniquement pour donner des signaux ou tester la réactivité du marché, sans que les ventes soient effectives à la fin de la journée.

10 L’internet repose sur des points d’échange, serveurs qui fonctionnent comme des nœuds privilégiés pour gérer notamment les accès aux continents à partir des câbles sous-marins. Être proche de ces serveurs permet de gagner des millisecondes essentielles dans ces marchés à haute fréquence (car malgré leur vitesse en croissance permanente, il reste toujours un temps de latence dans la transmission du signal).

11 Le nudge peut se traduire comme un « coup de pouce », un attracteur de l’attention qui encourage les « bons » comportements (Thaler, Susstein, 2010).

12 Les afffordances sont des prises cognitives pour l’utilisateur qui, par leur design, permettent de lui faire comprendre immédiatement ce qu’il peut faire (to afford) (Gibson, 1979).

13 Le 21 octobre 2016, la société Dyn – qui gère les accès aux noms de domaine de la côte Est des États-Unis (prérequis pour router correctement toute demande de connexion à un site web) – a été attaquée par des milliers d’ordinateurs et d’objets connectés en tout genre, tels des caméras de vidéosurveillance et des jouets connectés, qui se sont contentés d’adresser des demandes de connexion répétées aux serveurs de cette société. La surcharge de ces derniers a entraîné la panne généralisée du service et de la connectivité de toute la région pendant plusieurs heures.

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Pour citer cet article

Référence papier

Dominique Boullier, « L’agencement chronologique des plateformes/marques : ni territoires, ni conversations, mais réplications »Questions de communication, 34 | 2018, 21-40.

Référence électronique

Dominique Boullier, « L’agencement chronologique des plateformes/marques : ni territoires, ni conversations, mais réplications »Questions de communication [En ligne], 34 | 2018, mis en ligne le 01 janvier 2022, consulté le 10 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/15474 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.15474

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Auteur

Dominique Boullier

Digital Humanities Institute
École polytechnique fédérale de Lausanne
CH-1015
dominique.boullier[at]epfl.ch

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