Olivier Dard, Ana Isabel Sardinha-Desvignes, Célébrer Salazar en France (1930-1974). Du philosalazarisme au salazarisme français
Olivier Dard, Ana Isabel Sardinha-Desvignes, Célébrer Salazar en France (1930-1974). Du philosalazarisme au salazarisme français, Bruxelles, P. Lang, coll. Convergences, 2018, 336 pages
Texte intégral
1Olivier Dard (professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Sorbonne) et Ana Sardinha-Desvignes (maître de conférences à l’université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) proposent de plonger le lecteur dans l’histoire du salazarisme français, depuis l’accession au pouvoir d’António de Oliveira Salazar jusqu’à la Révolution des Œillets en 1974. Plus précisément, les auteurs montrent comment Salazar et quelques proches, en particulier le journaliste António Ferro, ont construit une image d’un Salazar, dictateur sage (ou d’un sage autoritaire) à destination de la France.
2L’analyse de la mise en place d’une stratégie de séduction à destination de la France est consciencieuse : en s’appuyant sur des sources exhaustives, les auteurs expliquent comment l’image de Salazar a été construite. D’abord par António Ferro, un grand reporter fin connaisseur de la France et de ses intellectuels. Au vu de son importance, les auteurs lui consacrent un long chapitre, montrant comment un intellectuel républicain converti au journalisme et proche des avant-gardes, est devenu la cheville ouvrière de la création de l’image de sage de Salazar, plus proche de l’ermite. António Ferro a également pu utiliser les réseaux culturels de l’ambassade portugaise en France pour séduire les intellectuels de droite, voire pour approcher des intellectuels étrangers à la droite, comme Paul Valéry. En échange d’un séjour au Portugal (plus ou moins long), ces intellectuels s’engageaient à écrire soit une préface à un ouvrage consacré à Salazar, soit à écrire un livre mettant en valeur l’« État Nouveau » du docteur-dictateur…
3À une époque où les dictatures fleurissent en Europe, la création d’une image de « dictateur sage » est une idée ingénieuse : Salazar se démarque à la fois des systèmes totalitaires fasciste et national-socialiste et de Franco et de la guerre civile qui l’a porté au pouvoir. Il symbolise l’ordre dans la stabilité. Les admirateurs français de Salazar mettent en avant l’idée « d’homme providentiel » (pp. 77-79), d’un « dictateur de l’intelligence » (pp. 79-84) ou d’un « dictateur modéré » (pp. 84-88). Fort logiquement, l’homme séduisit les militants de l’Action française qui voient dans son « État Nouveau » un modèle à suivre, d’autant que Salazar ne cache pas son intérêt pour la doctrine de Charles Maurras. Un noyau salazariste voit le jour en France en 1937 avec la création du Petit Journal. La période 1939-1945 est courte (12 pages). Elle est intitulée « Les années 1940 et le Portugal de Salazar en France : regards croisés ». En effet, le contexte de la Seconde Guerre mondiale ne se prête pas aux voyages au Portugal, la destination prisée par certains intellectuels français étant plutôt l’Allemagne.
4La seconde partie est tout aussi passionnante. Elle montre comment Salazar a pu attirer à lui d’anciens collaborateurs (Jean Haupt et Jacques Ploncard d’Assac), mais aussi un héros de la Résistance (le Colonel Rémy). L’intérêt des maurrassiens ne se dément pas : Xavier Vallat, Henri Massis, Paul Sérant et Pierre Debray en font l’éloge. Surtout, le contexte a changé : l’ère des dictatures est passée, le monde s’est polarisé dans le contexte de la Guerre froide. De « dictateur modéré », Salazar est passé à l’image de « défenseur de l’Occident », sous l’impulsion de son porte-parole officieux, Jacques Ploncard d’Assac. Cette dernière image est, là encore, importante car non seulement le contexte est à la Guerre froide, mais aussi à la décolonisation : le Portugal avait à cette époque un empire colonial important. Plusieurs colonies commençaient à s’agiter : Goa (en Inde) ; l’Angola, le Mozambique… La propagande du régime mettait alors en avant l’idée que la colonisation « à la portugaise » était fraternelle et métissée, une idée qu’on retrouva dans les années 1970 chez un intellectuel comme Dominique de Roux. On ne peut pas dire que cette propagande fonctionna. En effet, la Pide (Polícia internacional e de defesa do estado – soit en français : « Police internationale et de défense de l’État »), la police politique du régime créée en 1933 sous le nom de Polícia de Vigilância e Defesa do Estado (« Police de vigilance et défense de l’État ») devenue en 1945 la Pide, sévissait et le camp de concentration de Tarrafal, sur l’île de Cap Vert, fut ouvert en 1936 pour y parquer les opposants et les militants indépendantistes. Fermé en 1954, il fut rouvert au moment des guerres d’indépendance, pour y interner les militants angolais et mozambicains. Il fut fermé en 1974.
5Les derniers chapitres de l’ouvrage montrent combien le régime était lié au dictateur : il ne lui survécut pas. Décédé en 1970, il avait quitté le pouvoir en 1968 à la suite d’un accident cérébral. Son successeur, Marcelo Caetano, n’ayant pas son emprise – on ne peut guère parler de charisme, Salazar n’en ayant pas –, le régime se délita, subissant les contrecoups des guerres coloniales. Anachronisme politique, il s’agissait de la plus vieille dictature européenne, elle sombra en à peine six ans, la révolution venant de l’armée.
6Cet ouvrage est très important pour comprendre comment un régime dictatorial peut mettre en place une politique de séduction à destination d’un pays tiers. Une stratégie qui existe encore : pensons, par exemple à la Russie de Vladimir Poutine et à ses thuriféraires français. Déjà, à l’époque, Salazar, via l’intervention d’António Ferro, créa artificiellement une opinion publique qui lui était favorable. Comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, ce philosalazarisme se transforma, dès la fin des années 1930, en salazarisme français, qui persista après la Seconde Guerre mondiale, non seulement à l’extrême droite monarchiste – ce qui est paradoxal, Salazar n’ayant jamais cherché à rétablir la monarchie –, mais également à droite, en particulier catholique, louant la stabilité du régime – en fait un régime sclérosé par l’immobilisme conservateur de Salazar – et son économie forte, mais qui laissait une large part de la population dans la pauvreté. Attirant des intellectuels catholiques, il a fallu attendre la revue Esprit pour qu’une critique en profondeur fût faite, mettant en avant l’aspect répressif et réactionnaire du régime : n’oublions pas que « vivre habituellement », l’un des slogans du régime, signifiait en réalité vivre de façon traditionnelle (le dictateur étant passablement réactionnaire), sans se rebeller contre le régime. Loin d’être la « voix de l’Occident », le Portugal de Salazar n’était qu’un vestige des dictatures des années 1930.
Pour citer cet article
Référence papier
Stéphane François, « Olivier Dard, Ana Isabel Sardinha-Desvignes, Célébrer Salazar en France (1930-1974). Du philosalazarisme au salazarisme français », Questions de communication, 34 | 2018, 353-354.
Référence électronique
Stéphane François, « Olivier Dard, Ana Isabel Sardinha-Desvignes, Célébrer Salazar en France (1930-1974). Du philosalazarisme au salazarisme français », Questions de communication [En ligne], 34 | 2018, mis en ligne le 31 décembre 2018, consulté le 23 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/16487 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.16487
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