1L’essai de Jean-Marie Charon a un titre accrocheur. Les rédactions des médias d’information doivent être « réinventées », un terme qui évoque non seulement la nécessité d’un renouvellement, mais également l’idée d’un bouleversement profond des structures et des habitudes. Cette idée sera le fil rouge du livre. Dans ce nouvel essai, Jean-Marie Charon mobilise ses travaux et ses connaissances pour développer une réflexion, à la fois structurée et synthétique, sur les évolutions que connaissent les rédactions. L’analyse se concentre sur les quotidiens et les pure players d’information. D’un point de vue méthodologique, l’auteur précise que la matière du livre est tirée d’une enquête de longue durée auprès de nombreuses rédactions, en France et dans quelques pays européens voisins.

2L’introduction (pp. 9-15) met en lumière les deux mots qui résument, selon l’auteur, les évolutions auxquelles les rédactions des médias d’information sont confrontées : incertitude et engagement. Ces deux mots, qui peuvent paraître contradictoires, concernent aussi bien l’organisation des rédactions que leur fonctionnement. L’introduction présente également les caractéristiques principales du paysage de l’information tel que nous le voyons : une transformation qui dure désormais depuis deux décennies et qui tend à se pérenniser, des modèles économiques « à la peine », la pression sur les coûts. Le dernier paragraphe est consacré aux investissements dans l’éditorial, et notamment à la nécessité de limiter les coûts tout en œuvrant pour conquérir de l’audience et des publics fidèles. Les introductions sont souvent trop brèves, ou exclusivement descriptives, et ne proposent aucune problématique. Dans ce cas, en revanche, l’introduction identifie clairement un axe de réflexion, lorsque l’auteur affirme qu’« il n’est pas d’autres voies possibles que de penser, repenser, essayer, expérimenter des manières inédites de produire de l’information […] » (p. 15). Les moyens et les domaines d’action de cette transformation seront définis au cours des chapitres suivants.

3Parmi les facteurs pouvant contribuer à la réinvention des rédactions, la conception et la réalisation quotidienne d’une information « complètement multisupports » apparaît, nous dit l’auteur dans le premier chapitre (pp. 17-25), comme la question centrale. À l’information multisupports, Jean-Marie Charon avait entièrement consacré son précédent livre (La Presse d’information multisupports. Imaginer, concevoir, expérimenter, créer, s.l., UPPR Éd., 2016). Le chapitre 2 (pp. 27-34) traite de l’information de flux et de notions typiques du journalisme sur l’internet, parmi lesquelles le live, le crowdsourcing et la fonction de community manager, dont l’auteur souligne l’ambiguïté sous-jacente, entre logique éditoriale et marketing.

4En fait, le cœur du livre se situe dans le troisième chapitre (pp. 35-43), qui porte sur l’information à valeur ajoutée : comment peut-on la définir ? La question est cruciale pour la survie même de la profession journalistique. Cette question a toujours existé, mais les difficultés rencontrées par les modèles économiques traditionnels – surtout en presse quotidienne – l’ont « radicalisée », pour employer le mot de l’auteur. Aujourd’hui, les lecteurs n’acceptent de payer l’information que si celle-ci se distingue de l’information disponible partout, à chaque instant et gratuitement. Si la nécessité de proposer une information à valeur ajoutée est devenue presque une évidence, la façon d’y parvenir est beaucoup moins évidente, et c’est ici que la contribution de Jean-Marie Charon s’avère le plus efficace. L’auteur souligne pragmatiquement qu’il ne sert à rien d’afficher une ambition dans ce sens si l’on ne met pas en place l’organisation nécessaire à la production d’information à valeur ajoutée. Il décline alors une série d’éléments pouvant servir à définir celle-ci.

5Premièrement, l’information à valeur ajoutée s’appuie sur le capital d’expertise dont les journalistes disposent déjà – sauf que la préservation des compétences traditionnelles est bousculée par la logique de flux et d’offre multisupports. Cette logique pousse plutôt à la polyvalence et à des emplois généralistes, qui privilégient la disponibilité à « passer d’une question à une autre, sans avoir ni le temps, ni les moyens » pour y apporter une valeur ajoutée consistante (p. 37). Le deuxième élément de l’information à valeur ajoutée réside dans l’« exploration en terres inconnues ou encore peu défrichées » (p. 37). Cet élément, par nature difficile à ranger dans une description précise car en constante évolution, contient une innovation qui doit être à la fois éditoriale, esthétique et technique, dit l’auteur. Le troisième élément porte sur l’adoption de nouveaux formats et de nouvelles formes de narration. Tout comme le précédent, il s’agit encore d’un autre élément fondé sur les essais et l’expérimentation. Le quatrième et dernier élément signalé par l’auteur porte sur la personnalisation de l’information. Il est question de proposer au public des choix d’informations qui correspondent à leurs caractéristiques et à leurs habitudes. Ce dernier élément est probablement le plus controversé du lot. Est-ce que l’auteur lui-même considère la personnalisation de l’information, et notamment le renversement du point de vue en partant du lecteur, comme une évolution indispensable et inéluctable ? Dans ce renversement, Jean-Marie Charon voit « l’opportunité d’établir un lien entre l’information pure et les services, adaptés à chaque profil », ainsi qu’une situation dans laquelle « doivent inévitablement se rencontrer et collaborer en continu journalistes, marketeurs et spécialistes des techniques à mobiliser et faire évoluer ». L’auteur précise néanmoins que l’option de la personnalisation de l’information demeure « la plus délicate et la plus complexe à concevoir et réaliser » (p. 41).

6Dans le chapitre 4 (pp. 45-56), Jean-Marie Charon récapitule les trois contraintes entre lesquelles les rédactions se trouvent coincées : la nécessité de revoir leur modèle économique en compressant les coûts, l’adaptation des informations proposées à l’ensemble des supports disponibles et la nécessité de satisfaire un public, notamment la partie la plus éduquée, qui veut des contenus de plus en plus riches et fiables. Ces trois contraintes contradictoires obligent finalement les rédactions à s’ouvrir – le chapitre est d’ailleurs titré « Inévitable ouverture ». L’ouverture des rédactions prend des formes différentes : coproduction avec le public, collaborations avec d’autres professions, des nouveaux profils professionnels, le recours croissant aux journalistes freelance, la mutualisation des compétences (consortiums, hackathons, etc.).

7L’ouverture peut aussi être « matérielle ». En effet, le chapitre 5 (pp. 57-62) porte sur les espaces des rédactions et met l’accent sur l’importance de l’espace de travail, en rappelant indirectement que qualité de travail et environnement de travail sont indissociables. Les nouvelles rédactions (en invention) nécessitent d’espaces adaptés à la fluidité qui les caractérisent, rappelle l’auteur. Les locaux doivent être repensés afin de favoriser la proximité et les échanges. C’est le modèle de la newsroom, plus familier aux rédactions anglo-saxonnes qu’aux rédactions françaises. L’auteur souligne cependant les limites de ce modèle. Travailler dans des espaces ouverts facilite les collaborations et les échanges, mais n’aide pas forcément lorsqu’on doit s’isoler pour réfléchir, prendre du recul, interviewer en toute discrétion, etc.

8Du chapitre 6 (pp. 63-74), consacré au défi de la transformation des rédactions, on retiendra en particulier l’éloge des profils créatifs. Selon Jean-Marie Charon, l’innovation éditoriale porte, entre autres facteurs, sur l’identification et la mise en valeur de ce genre de profils, qui font de la créativité et de l’expérimentation le cœur de l’activité journalistique. Se montrant encore une fois pragmatique, le sociologue rappelle qu’après avoir identifié les profils créatifs, « il faut aussi créer les conditions qui permettent de libérer les énergies et les moyens de leur expression » (p. 67).

9Le livre se termine par l’analyse, dans le chapitre 7 (pp. 75-80), du ressenti des journalistes face à la réinvention des rédactions. La profession est confrontée à une précarité croissante, à l’intensification et à la diversification de l’activité quotidienne et à une remise en cause constante des compétences. La réponse à tout cela n’est pas homogène, nous dit Jean-Marie Charon, mais dans l’ensemble la nécessité d’investir le numérique paraît désormais acquise, tout comme la nécessité d’acquérir de nouvelles compétences. En conclusion, la plupart des rédactions sont aujourd’hui « en même temps des lieux de production de l’information et des laboratoires » (p. 81), ce qui ne les rend pas des lieux confortables à vivre. L’innovation est pourtant, selon l’auteur, le seul chemin possible. Dans la dernière partie du livre livre (chapitre 7 et conclusion), Jean-Marie Charon évoque également les quelques signaux positifs qui sont apparus depuis fin 2017, lorsque le PDG du groupe Figaro, Marc Feuillet, affirmait que la période des plans sociaux était terminée, et que la direction du Monde annonçait le passage de l’effectif des journalistes de 310 en 2010 à 423 en 2017 (p. 80). Dans la même période, le New York Times annonçait avoir doublé le nombre de ses abonnés payants numériques en deux ans (p. 83). Ce genre de signaux mériterait plus d’attention, comme le souligne le sociologue. On s’est presque habitués à la crise des médias d’information et les signes positifs, tout en restant vigilants, ne devraient pas risquer de passer inaperçus.

10En somme, Rédactions en invention propose une analyse assez exhaustive et approfondie, bien que succincte, des mutations auxquelles les médias d’information sont confrontés. De plus, il est fait constamment référence à des exemples concrets, ce qui permet éventuellement au lecteur d’aller plus loin et d’approfondir tel ou tel cas. Il s’agit d’un véritable inventaire des principaux changements qui bouleversent les rédactions des médias d’information telles que nous les connaissions il y a quelques années. Sauf rares exceptions, l’auteur a préféré ne pas hiérarchiser les évolutions et les innovations présentées. Pourtant, tout changement n’est pas forcément positif, et nombre de lecteurs aimeraient probablement trouver plus souvent dans le livre le jugement de valeur de l’auteur sur les changements évoqués. C’est donc finalement au lecteur de se faire son propre jugement à partir du riche matériel proposé, qui ne se veut pas une leçon, mais un portrait critique de la réalité.