1André Gunthert (2018b : 133) affirme que « l’image privée d’autrefois a accédé à l’exposition publique, multipliant son impact social » en « particip[ant] à la construction du récit de l’actualité » et en « pes[ant] sur les choix médiatiques et les décisions politiques ». Dès lors, il propose de « caractériser cette évolution, sur la base de l’histoire récente, en examinant les nouvelles conditions de socialisation des images » (ibid.). Je n’exprimerai pas dans mon propos de grandes oppositions. En effet, je partage la démarche qui est la sienne consistant à considérer les images comme des objets sociaux dont on peut donc observer les « conditions de socialisation », c’est-à-dire leurs conditions de circulation et de réception. Je suis par ailleurs en accord profond avec son attention à ne pas doter les images d’une agentivité autonome. Je m’attacherai alors à désigner quelques points qui nécessitent, selon moi, des éclaircissements qui pourraient ensuite conduire à modérer le postulat de départ quant à un « impact social » (ibid.), ou tout du moins à le reformuler. Il me semble d’abord qu’une confusion mérite d’être éclaircie entre « image privée » et « image anonyme » ou autoproduite, ainsi qu’entre deux conceptions de « l’exposition publique » : une première opposant public à privé et une seconde caractérisant comme public ce qui accède à la publicisation, ici à l’espace médiatique. Je m’arrêterai ensuite sur le concept de visibilité qui me semble mériter quelques approfondissements et redéfinitions. Plus profondément, c’est donc sans doute à la conception même de l’espace public qu’il me faudra revenir.
2Selon le raisonnement initial « l’image privée d’autrefois » serait celle des albums de photos de famille. André Gunthert explique que la fonction sociale de la photographie identifiée par Pierre Bourdieu (1965) – une fonction familiale donc – tenait aux « conditions de visibilité » des photographies, une visibilité cantonnée à la sphère familiale parce que cantonnée à l’album physique ou à la photographie encadrée. Ces albums sont désormais publics parce que partagés, ou peut-être remplacés par le partage en ligne selon des formes plus ou moins élaborées (du blog de vacances, à l’album Flickr, à l’album Facebook, à la publication Facebook sporadique et non constituée en collection, à la publication Instagram ou Snapchat). Dès lors que cette visibilité des images privées n’est plus cantonnée à l’espace domestique, la fonction sociale de la photographie aurait donc évolué. Cependant, cette évolution doit être considérée et dépliée de manière plus complexe. D’abord, le partage d’images sur l’internet implique une diversité de pratiques et d’outils et une négociation constante entre privé et public. Facebook offre différentes possibilités d’interaction entre un compte « public », c’est-à-dire que les publications sont visibles par tous les utilisateurs ou accessible uniquement aux « amis » sélectionnés et confirmés, mais aussi des possibilités de filtrer, à chaque publication, les « amis » qui pourront voir le contenu publié. Les fonctions qui rendent des images temporairement accessibles avant de les faire « disparaître », par exemple sur Instagram et Snapchat, complexifient aussi les manières de rendre des contenus publics. La publication d’images d’enregistrement n’est donc pas nécessairement « publique » et les stratégies de partage complexes méritent d’être plus finement explorées. Plutôt qu’un transfert radical du privé au public, une diversité de stratégies et d’arrangements sont déployés par les utilisateurs comme l’ont identifié plusieurs auteurs il y a déjà une dizaine d’années (Cardon, 2008 ; Lange, 2007 ; Beuscart, Cardon, Pissard et al., 2009).
3Par ailleurs, l’album photo de famille tend peut-être à se recomposer, en ligne, sous forme de blogs familiaux, mais aussi probablement sous une forme partagée, collaborative et peu structurée, comme dans les groupes de discussion réunissant les membres d’une même famille, sur WhatsApp par exemple. On peut dès lors affirmer que la fonction familiale persiste ; et ce, selon des usages parfaitement identiques à ce qu’avait observé Pierre Bourdieu comme introniser un nouveau membre, partager les événements de la vie familiale avec un parent éloigné, célébrer les moments rituels tels les mariages, baptêmes etc. À ces usages classiques, viennent désormais s’ajouter des pratiques de l’image d’enregistrement détachées du cérémonial, de la « promotion ontologique d’un objet perçu en objet digne d’être photographié » (Bourdieu, 1965 : 24), faisant place aux moments habituels de la vie familiale, aux formes de la quotidienneté. Il faut sans doute également étendre le concept de famille, au sens où la photographie conserve nettement une fonction sociale au-delà du cercle familial, dans les autres cercles de la vie sociale dans lesquels sont partagés des photographies privées pour construire et entretenir des liens sociaux, amicaux ou amoureux. Enfin, de nouveaux usages fondés principalement sur la construction individuelle de l’identité sociale, telle la mise en scène de la « maternité heureuse » identifiée par André Gunthert, viennent s’ajouter aux premiers et sont repérables au fait que ces pratiques n’ont pas de destinataires déterminés. Cérémonies et quotidienneté familiales partagées avec les proches et performance du statut familial (de mère, de père, etc.) avec des cercles sociaux plus larges cohabitent donc sans s’exclure. L’enregistrement des événements et de la quotidienneté privée sert par ailleurs à performer d’autres statuts sociaux que ceux propres au noyau familial, là encore sans exclure les autres pratiques. En définitive, la stratification des pratiques selon les outils utilisés, les destinataires et les enjeux sociaux ne cesse de se complexifier.
4En outre, ce ne sont pas uniquement les conditions de visibilité qui font évoluer la fonction sociale de l’image d’enregistrement, mais aussi l’individualisation des usages en général et la transformation majeure des ordres sociaux. En effet, cette performance de la « maternité heureuse » ou la mise en scène de ses enfants sous leur meilleur jour invitant aux compliments, tout comme la pratique du selfie, répondent à une reconfiguration des existences sociales, des statuts sociaux et du rapport à l’identité marquée par l’individualisme contemporain où l’exposition de soi est au cœur des pratiques (Granjon, Denouël, 2010). Il paraît alors difficile d’extraire cette pratique sociale de ses conditions d’existence et de ne retenir qu’un facteur – les conditions de visibilité – pour expliquer l’évolution de sa fonction sociale.
5Les images privées de la vie familiale ou de la vie intime sont parfois partagées dans des cercles sociaux larges, en particulier quand il s’agit de revendiquer une reconnaissance sociale et de dénoncer des discriminations. Cependant, les images qui accèdent à la sphère publique, ici entendue au sens d’espace médiatique traditionnel, sont rarement des images privées. Il me semble en effet qu’il y a là une confusion qui porte à plusieurs conséquences. Les images produites durant des manifestations ou des mobilisations sociales en général n’ont rien de « privé » bien qu’elles soient une documentation autoproduite individuellement. Dès lors, les gestes d’invisibilisation, ici par des masques (la vidéo de l’auto-conférence de presse de la « Commune Libre de Tolbiac », Gunthert, 2018b : figure 1) ou des stickers (la photo de la mère et son enfant, ibid. : figure 2), sont parfaitement incomparables, non pas à cause du type de subterfuge utilisé mais bien pour ce dont ils sont censés protéger les individus ainsi dissimulés. Dissimuler un visage pour préserver un « droit à l’image » – c’est-à-dire protéger une personne d’un usage de son image sans son consentement – est incomparable avec le fait de dissimuler un visage pour préserver une personne de la reconnaissance policière. Ce sont deux stratégies d’invisibilisation qui procèdent d’enjeux distincts qu’il est nécessaire non seulement de redéfinir, mais d’étendre, car c’est précisément là que se joue la visibilité dans toute sa complexité.
6La revendication du droit à la vie privée, ou privacy, désigne sans distinction ce qui relève de l’opposition à la surveillance et au contrôle – et s’oppose donc à une institution ou un État – et la revendication d’une protection de ses données personnelles de leur utilisation commerciale ou malveillante sans consentement – et s’oppose donc à des entreprises, des individus ou des groupes – et dans laquelle s’inscrit le droit à l’image. La dissimulation des visages dans la vidéo des étudaitns de Tolbiac (Gunthert, 2018b) est à considérer dans 1) un espace référentiel spécifique et 2) un contexte socio-historique spécifique sur lequel il s’avère nécessaire de revenir pour saisir ce qui fait effectivement symptôme.
- 1 J’insiste sur le fait que les débats sur l’interdiction des appareils photo et caméras ne sont pas (...)
- 2 Voir par exemple : « Ne nous photographiez pas, rejoignez-nous ! », paris-luttes.info, 31/05/2016 ( (...)
- 3 Voir des entretiens avec des étudiants rapportés dans certains journaux mais aussi les observations (...)
7Les étudiants de Tolbiac se sont filmés en dissimulant leur visage et revendiquent, comme beaucoup d’autres aujourd’hui, l’interdiction des appareils photo et caméras dans les contextes de mobilisation. De fait, une littérature mettant en cause caméras et appareils photo recommence1 à circuler dans les milieux militants français depuis au moins le mouvement contre la loi « Travail » de 2016 (Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels), appelant à la destruction des caméras au sens figuré comme, parfois, au sens propre2. Il faut préciser qu’il s’agit d’un certain type de milieux militants, marqués par une tradition de type anarchiste ou autonome qui infuse au-delà de ses rangs, à la faveur d’une répression particulièrement importante des mouvements sociaux de ces dernières années. Ainsi, dans la vidéo de Tolbiac, le geste d’invisibilisation des visages ne se réduit pas à une visée fonctionnelle de protection par l’anonymat, mais engage aussi un discours politique de revendication de l’anonymat comme positionnement politique3. En effet, il s’agit sans doute aussi pour ces jeunes de résister précisément à l’injonction de la visibilité (Boidy, 2014) au profit d’une revendication de clandestinité (on verra ici l’influence des écrits du Comité invisible – 2007, 2014, 2017 – par exemple, largement diffusés dans ces milieux), mais aussi de refuser le porte-parolat et l’individualisation d’un mouvement politique, comme d’autres l’ont fait avant eux… et après eux, les Gilets jaunes (2018-2019) paraissant comme l’énième symptôme de la centralité de cette problématique. Il s’agit enfin de reproduire un dispositif chargé d’une histoire visuelle particulièrement riche, celui de la vidéo de revendication, face caméra derrière une table et le visage dissimulé, utilisé par les militants indépendantistes basques ou corses par exemple (tout en le dévoyant : les armes en moins, le chien en plus).
- 4 Les deux jeunes hommes sont morts suite à des contrôles policiers et les familles tentent en vain d (...)
8Non seulement cette recontextualisation éclaire sous un nouveau jour ce qui ferait symptôme (le sens à donner au geste de dissimulation), mais implique en outre de revoir sa généralisation. Au contraire, les usages de la vidéo partagée que j’ai pu observer dans le contexte du processus révolutionnaire tunisien (Riboni, 2016) étaient marqués par un rejet de l’anonymat – conçu dans ce contexte comme signe de la soumission à un ordre répressif – et par l’exposition au grand jour de noms et de visages. Cette exposition était le fait soit de militants s’exprimant face caméra, soit d’anonymes se contentant de silencieusement retourner la caméra sur leur visage, pour signifier que la peur avait cessé. Il serait selon moi erroné de saisir cet usage comme l’antécédent d’un même phénomène et de voir donc les étudiants de Tolbiac comme des « acteurs qui ont [au contraire] intériorisé l’illégitimité imposée par le pouvoir » comme l’a fait André Gunthert (2018a) dans un billet de son carnet de recherche. En effet, non seulement les contextes sociaux et politiques sont incomparables et impliquent donc des stratégies politiques différentes, non seulement cette iconophobie étudiante a des antécédents historiques et n’est donc pas purement contemporaine, mais, dans un même contexte français et contemporain, en parallèle de ces pratiques de dissimulation et de désindividuation, d’autres pratiques militantes mettent au contraire en avant des visages mais aussi des individualités à visage découvert. C’est le cas, par exemple, des mouvements liés aux luttes contre les violences policières et pour la « vérité et la justice » sur les affaires impliquant la mort de jeunes hommes de quartiers populaires à l’occasion de contrôles policiers. Ainsi, Assa Traoré – sœur d’Adama Traoré, décédé en 2017 – mais aussi Amal Bentounsi – sœur d’Amine Bentounsi, décédé en 20124 – s’affichent-elles et s’exposent-elles toutes deux abondamment à visage découvert et en vidéo. Elle s’exposent seules mais aussi avec leurs soutiens, Assa Traoré apparaît-elle ainsi souvent entourée des autres membres du « comité Vérité et Justice pour Adama », comme pour réinterpréter autrement le refus de l’individualisation. De la même façon, les pratiques de dissimulation du visage sont très rarement reprises dans les autres cercles militants et en déplaçant le regard, des étudiants aux militants des quartiers populaires et jusqu’aux Gilets jaunes, cette pratique apparaît même comme tout à fait minoritaire.
Figure 1. « Comité Vérité et Justice pour Adama », Facebook (photogramme), 30/05/2018
9Dès lors, nous proposons de reconsidérer de fond en comble cette notion même de visibilité telle qu’elle est ici employée et de dépasser le simple constat, effectué par André Gunthert et d’autres depuis au moins les attentats de Londres de 2005, d’une pénétration des contenus anonymes dans l’espace médiatique traditionnel. Nous reviendrons cependant ensuite sur l’hypothèse d’un nouvel « impact social » des images anonymes, c’est-à-dire d’une possibilité de peser « sur les choix médiatiques et les décisions politiques », ce second point découlant en partie du premier. Car parler de « visibilité des anonymes » me paraît éluder les conditions non seulement techniques mais aussi sociales de possibilité de la visibilité.
10La visibilité est une nécessité inégalement partagée parce qu’elle est une ressource inégalement partagée. En l’occurrence, les pratiques de dissimulation dans les images d’enregistrement sont un point d’entré tout à fait intéressant pour considérer la question de cette inégalité. En effet, la pratique de la dissimulation du visage des enfants est bien loin d’être majoritaire sur les réseaux sociaux numériques, tout comme celle de la dissimulation en contexte militant, on l’a vu. Dès lors, il faudrait saisir dans quelle mesure certains groupes sociaux nécessitent plus que d’autres de s’exposer, corrélativement au besoin de se rendre visibles. Si certains éprouvent la nécessité de dissimuler leur visage dans leurs pratiques politiques, d’autres ressentent au contraire celle de faire reconnaître leurs corps et leurs identités. On ne conclura pas hâtivement que la dissimulation serait un « geste de classe », mais la sous-représentation des personnes non blanches ou des personnes aux identités de genre, aux sexualités ou aux corps non conformes implique des besoins de visibilité spécifiques. Ce besoin d’exister socialement est également partagé par d’autres catégories sociales marginalisées telles les classes populaires, qu’elles soient urbaines ou rurales, selon des modalités peut-être sensiblement différentes – le corps est peut-être moins au cœur des enjeux – mais qui conduisent à une même nécessité. Se montrer en photo ou en vidéo apparaît alors précisément comme un moyen de revendiquer son droit d’existence et de répondre à l’invisibilité sociale par sa propre mise en visibilité autonome, dans l’espoir d’une visibilité plus large et d’une possible reconnaissance sociale (Voirol, 2005). Il reste, et c’est là tout l’enjeu, à déterminer ce que ce besoin spécifique implique dans les pratiques, c’est-à-dire ce que font les rapports sociaux à la représentation de soi.
11En parallèle et en regard de ce premier sens, l’invisibilité peut également constituer une ressource, elle aussi inégalement partagée. Certains corps sont exposés, au sens de visuellement exploités, quand d’autres sont protégés. Ainsi les corps racialisés ou constitués comme autres ne sont-ils pas soumis au même régime de protection sur la base de la « dignité humaine » que les corps européens ou états-uniens, comme le notait déjà Susan Sontag (2003) et comme l’actualité ne cesse de le confirmer (Aylan Kurdi, l’enfant syrien mort noyé en 2015 dont la photographie a été exposée en Une de centaines de journaux dans le monde, les « enfants d’Assad » en Une de Libération – voir figure 2 –, les victimes des attentats de Nairobi dans le New York Times – Ogola, 2019 –, etc.). Les travaux sur l’historicité du concept de « droit à la vie privée » dans le contexte états-unien (Osucha, 2009) ont d’ailleurs révélé comment celui-ci pouvait être marqué par les rapports sociaux de domination de race et de genre, établissant dès l’origine une inégalité dans sa conception. Comme les corps racialisés, les corps féminins ne bénéficient pas du même traitement comme le rappelle l’exemple cité par André Gunthert des couvertures de GQ (Gentleman Quaterly), établissant à nouveau certains corps comme disponibles à la vue, soumis aux regards, susceptibles d’être objectifiés. Dès lors, la « visibilité des anonymes » s’avère bien relative : les « anonymes » sont intégrés à des régimes de visibilité spécifiques marqués par les rapports de domination qui structurent le monde social. La participation à « l’écriture de l’actualité », par la pénétration, sporadique même si de plus en plus fréquente, de contenus audiovisuels anonymes dans l’espace médiatique traditionnel, ne saurait faire oublier les processus d’invisibilisation/surexposition de plus en plus radicaux de certaines catégories de population mais aussi de certaines problématiques. On pourrait même établir un constat tout à fait différent. Reprenons quelques cas évoqués.
Figure 2. Une de Libération, 06/04/2017
12L’accès à la sphère médiatique traditionnelle de contenus audiovisuels anonymes n’est pas directement corrélé à un système limpide d’élection de contenus par la plébiscitation collective et auto-organisée sur l’internet. Précisément, les images de violences policières qui paraissaient envahir les réseaux chaque samedi de mobilisation des Gilets jaunes (2018-2019) ont été soigneusement ignorées pendant des semaines sur la plupart des médias d’information (Gramaglia, Le Pennec, 2019). Un rapport d’Amnesty International qui dénonçait « le recours excessif à la force par des policiers » pendant les mobilisations des Gilets jaunes a d’ailleurs lui aussi fait l’objet d’un « quasi-silence médiatique » comme le rapportait l’association Acrimed en décembre 2018 (Lemaire, 2018 : en ligne). Malgré les centaines de vidéos et de témoignages, cette absence apparaît donc comme un aveuglement. Par la suite, une série de facteurs que Frédéric Lemaire et Pauline Perrenot (2019) identifient comme des pressions externes et internes aux médias auront finalement permis de trouer le silence : communautés de victimes et de militants sur les réseaux sociaux, « journalistes extérieurs aux médias dominants », organisations indépendantes – collectifs et organisations non gouvernementales (ONG) – et journalistes de terrain au sein même des rédactions, qui ne cessent de rapporter ce qu’ils ont vu. David Dufresne, un journaliste qui s’emploie à recenser les violences policières sur son compte Twitter, devient alors un « acteur favorable » à partir de la mi-janvier et permet d’incarner un phénomène, ce que les vidéos isolées ne permettaient pas. Il faut donc non seulement plusieurs semaines de « pression », mais aussi que les images soient constituées en collection ; et ce, par un acteur déjà adapté au format médiatique, ici précisément un journaliste, pour que les images anonymes rencontrent les médias traditionnels. La vidéo d’Alexandre Benalla est, elle aussi, un cas tout à fait intéressant. Elle a d’abord été mise en ligne pour dénoncer un cas de violence policière à l’occasion de la manifestation du premier mai 2018 et n’a d’abord eu qu’un faible écho en dehors de la sphère militante. C’est parce qu’une journaliste du Monde identifie un collaborateur du président de la République française, Emmanuel Macron, deux mois et demi plus tard que le document « prend sens » pour l’espace médiatique et se transforme en événement. Ce qui sera alors saisi comme digne d’attention n’est pas la violence sur les manifestants, mais le fait qu’elle soit perpétrée par une personne considérée comme non légitime à l’exercer.
- 5 Pour le détail de la chronologie de l’émergence du clip « Pendez les Blancs », voir S. Laurent (201 (...)
13Ainsi les modalités de légitimation et de délégitimation dans la sélection des contenus et l’accès à la sphère publique sont-elles particulièrement complexes et tous les contenus « sélectionnés » par les logiques propres à l’internet ne coïncident pas, loin de là, avec celles de l’espace médiatique. Par ailleurs, considérer justement que « le web » consacre des contenus par une sorte de principe, qui, bien que mystérieux et opaque, n’en serait pas moins un « processus d’élection collective », semble éluder non seulement les acteurs qui travaillent activement à faire émerger des contenus des limbes du web, pour des raisons idéologiques par exemple, mais aussi les dynamiques propres aux plateformes qui règnent sur la hiérarchie des contenus. Le clip du rappeur Nick Conrad, « Pendez les blancs » publié en septembre 2018 – depuis supprimé des différentes plateformes vidéo –, qui a causé une vive polémique et a valu un procès à son auteur, a semble-t-il été « émergé » par l’extrême droite identitaire, alors que le clip vivotait à 200 vues sur Youtube depuis des mois. Il est d’abord signalé par l’humoriste, acteur et militant politique français Dieudonné M’Bala M’Bala sur son compte Facebook, puis repéré plusieurs jours après par la « sphère identitaire » qui s’active alors en quelques heures. Des militants isolés interpellent alors les élus et les organisation telles la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra), la vidéo arrive à un responsable du Rassemblement national (RN) alors qu’elle ne compte encore que moins de 4 000 vues, puis, de links en likes, arrive jusqu’aux responsables politiques, par le biais des élus Les Républicains5. La vidéo est donc « émergée » à la faveur d’un certain nombre d’acteurs particulièrement impliqués sur les réseaux sociaux numériques. Enfin, de nombreuses études sur les algorithmes de recommandation et, en particulier, ceux de Facebook et YouTube désignent les plateformes d’hébergement de contenus comme des acteurs centraux de ces processus « d’élection ». Si la « bulle de filtre » décrite par Eli Pariser en 2011 ne peut être prise à la lettre et si le discrédit des réseaux sociaux sert souvent à reconduire l’autorité ébranlée des instances médiatiques, les phénomènes d’homophilie, de polarisation et de « chambre d’écho » (Sunstein, 2001) sont encore largement questionnés, les débats loin d’être tranchés et le poids des algorithmes paraît indéniablement de plus en plus écrasant (Ertzscheid, 2017). La « viralité » s’avère donc un processus complexe où les acteurs d’influence, les réseaux organisés et les processus techniques sont déterminants.
- 6 La manifestante de 73 ans est hospitalisée le 23 mars 2019 à la suite d’une chute visiblement causé (...)
14En définitive, les vidéos et photos anonymes participent bien, dans une mesure qui reste à déterminer, au débat public. Sur l’internet, leur possibilité de circulation est élargie et, pour certaines, l’occasion d’un relais médiatique leur assure une audience majeure et décisive. L’espace médiatique traditionnel constitué des journaux, télévisions et radios publiques et privées nationales reste cependant sclérosé par des conditions de production de l’information toujours plus problématiques entre concentration des médias, précarisation des métiers du journalisme, entre soi, proximité des acteurs médiatiques avec les acteurs politiques et les représentants des forces de l’ordre (Champagne, 1991 ; Tavernier, 2007 ; Guiller, Weiler, 2011 ; Berthaut, 2013), etc. Dès lors, l’image anonyme ne semble pas destinée à autre chose qu’à des percées sporadiques dont le sens, bien qu’en apparence sans cesse négocié, reste généralement cadré en accord avec les lectures dominantes, comme l’illustre là encore le cas des violences policières dont la réception médiatique paraît à l’image de la phrase du ministre de l’Intérieur Christophe Castaner : « Il n’y a pas d’images de violence policière » (cité in : Rebouh, 2019 : en ligne). En effet, André Gunthert rappelle que la réception des images est ancrée dans un système normatif propre au sujet qui la regarde et que la polysémie de l’image vidéo rend sa réception plus complexe encore que celle de l’image fixe. Cependant, cette négociation du sens n’est pas un terrain neutre, mais précisément l’espace du conflit. Une séquence vidéo documentaire anonyme n’engage pas l’interprétation des intentions d’un auteur et ce n’est pas le sens de la séquence en tant qu’œuvre ou objet communicationnel qui est discuté, mais ce qu’elle donne à voir. Ainsi les débats portent-ils sur ce qui se voit ou s’entend : telle phrase a-t-elle été prononcée ? Tel geste a-t-il été fait ? Qui est responsable (on verra par exemple les débats autour de la vidéo de la chute de la manifestante niçoise Geneviève Legay6 en mars 2019) ? S’il s’agit d’interpréter la scène, de déterminer ce qu’on voit/entend, il s’agit plus généralement de déterminer ce qui est et ce qui fait violence. Il semble que tout se joue autour de cette définition et en lieu et place d’une variété d’interprétations également exprimées et publicisées dans un idéal d’espace public habermassien, les définitions s’opposent diamétralement dans une lutte pour l’imposition de cadres de lecture. L’issue est rarement favorable aux interprétations minoritaires et des lectures hégémoniques sont presque toujours reconduites malgré les tentatives répétées pour les ébranler.
- 7 À l’occasion d’une manifestation de Gilets jaunes à Paris en février 2019, A. Finkelkraut est pris (...)
- 8 Lors d’une manifestation de Gilets jaunes à Paris en avril 2019, une séquence vidéo donnant à enten (...)
15On pourrait aussi remarquer que l’émergence de vidéos d’anonymes dans l’espace médiatique sert régulièrement à extraire des comportements pour les constituer en symptômes, là encore dans un sens qui sert rarement les acteurs sociaux dominés ou les mobilisations sociales. Ainsi la vidéo des insultes à Alain Finkelkraut (février 2019) saisie comme le symptôme d’une « dérive antisémite » du mouvement des Gilets jaunes dans son ensemble7 et celle du slogan « Suicidez-vous » adressé aux policiers (avril 2019) qui est l’occasion de traiter la « haine anti-flics » en phénomène social8, n’en sont que les exemples les plus récents. En effet, la multiplicité des points de vus enregistrés en vidéo permet d’accéder aux marges des événements et, constitué en symptôme, de continuellement créer des polémiques dont le rôle d’occultation des autres voix est fondamental.
16Les images d’enregistrement agissent cependant sur/dans l’espace public, un espace non plus pensé en termes d’espace majoritaire dont les médias traditionnels sont le reflet et les acteurs, mais bien dans ses formes minoritaires, c’est-à-dire dans les expressions de « contre-publics » (Fraser, 1990) ou d’« espaces publics oppositionnels » (Negt, 1972) que l’internet a favorisé. Ainsi les vidéos et photographies anonymes peuvent-elles nourrir l’indignation, participer à construire des communautés de sens ou servir à partager des expériences qui, n’étant plus conçues comme individuelles mais comme partagées, peuvent conduire à des mobilisations sociales comme j’ai pu l’observer dans le cadre du processus révolutionnaire tunisien. À travers par exemple ce que j’ai nommé le « partage de l’indiginité » (Riboni, 2016), des vidéos où des Tunisiens témoignaient de leur difficulté à vivre, de leur épuisement face à la lutte quotidienne pour des conditions dignes d’existence. Des expériences individuelles pouvaient, par la multiplication des témoignages, faire collectif. De même, le mouvement des Gilets jaunes a été marqué par le partage de vidéos saisissant des prises de paroles individuelles adressées au gouvernement français ou à la communauté nationale dans son ensemble, comme la vidéo de Jacline Mouraud, qu’elle décrit comme un « coup de gueule », mise en ligne le 27 octobre 2018 et vue plus de cent mille fois (voir figure 3). Selon les publics, les vidéos anonymes peuvent également soutenir des mobilisations « réactionnaires » comme c’est le cas d’une séquence réalisée par un jeune originaire de Clichy-sous-Bois à Bobigny, au cours de laquelle des jeunes crient « Allahou Akbar », qui a été isolée et diffusée sur Twitter par de nombreux sympathisants et élus d’extrême droite en avril 2017 (voir figure 4). Les usages des images dans les « dispositifs de sensibilisation » (Traïni, 2009) à la cause sont également légion et constituent des outils de mobilisation (bien que leur efficacité soit difficilement mesurable au vu de la variété des facteurs), en particulier dans les campagnes contre l’avortement ou contre la corrida et, en général, les mauvais traitements infligés aux animaux. L’exemple des vidéos dénonçant les conditions d’exploitation des animaux dans les élevages industriels présentées par André Gunthert (2018b) comme corrélées à la baisse de la consommation carnée paraît peu concluant. Les images anonymes participent cependant bien à créer des communautés émotionnelles, au sens où elles ne créent pas nécessairement de « choc moral » (Jasper, 1999) déterminant l’engagement mais qu’elles permettent de fédérer sur la base de sensibilités communes.
Figure 3. Vidéo de Jacline Mouraud (photogramme), 27/10/2018
Figure 4. Capture d’écran d’un extrait d’un live vidéo d’une émeute à Bobigny diffusé par la mouvance d’extrême droite sur Twitter, avril 2017
17Enfin, le redimensionnement des processus rumoraux, accélérés et amplifiés par les possibilités de diffusion des outils numériques, signale que les espaces publics parallèles que l’internet a favorisés bénéficient désormais d’une certaine autonomie au regard des médias traditionnels. Ainsi la rumeur autour de l’enlèvement d’enfants par des Roms à bord d’une camionnette blanche qui a conduit, en avril 2019 (Zeroula, 2019), à des attaques violentes contre des camps de Roms en Seine-Saint-Denis, n’a-t-elle pas nécessité de relais médiatiques. Les images, photos et vidéos de camionnettes blanches n’ont cependant été qu’un élément du dispositif de la rumeur, mobilisé comme preuve au même titre que les témoignages de parents ou de victimes présumées.
- 9 Comme nous l’affirmions en 2016 à propos des images tunisiennes, considérer cette production en ter (...)
18Les images produites et partagées par des anonymes sur l’internet ont des fonctions distinctes selon qu’il s’agit d’images privées qui relèvent du récit de soi et de pratiques expressivistes (Allard 2005, 2008), ou de pratiques de documentation destinées à faire information. La frontière entre les deux est bien entendu poreuse : l’usage de la catégorie « journalisme citoyen » conduit par exemple à uniformiser les pratiques documentaires et à oublier les enjeux de reconnaissance sociale qui animent parfois leurs producteurs et diffuseurs9. De la même façon, les images privées servent de support à la constitution et consolidation des liens sociaux mais aussi d’outils de lutte pour la visibilité et la reconnaissance selon leurs « conditions de visibilité », entre contrôle de la représentation de soi et des siens et exposition publique totale. Les usages des images anonymes sont donc autant au cœur de ce qu’Axel Honneth (2013) désigne comme les « relations primaires », c’est-à-dire intimes (dans la famille, dans l’amour et dans l’amitié), que de la « communauté de valeur » à laquelle s’adressent les demandes de reconnaissance sociale. On ne saurait cependant considérer au même titre des registres aussi distincts que ceux des images de l’intime et des images de communication militante et il reste essentiel de déterminer les contextes de diffusion autant que ceux de production, trop souvent oubliés.
19Pour ce qui est des effets des images liées à l’actualité et destinées principalement à des usages informationnels, leur polysémie soutient souvent presque autant les discours majoritaires dans l’espace médiatique traditionnel que les discours minoritaires dans les espaces oppositionnels. Si « certaines images peuvent accéder à un degré de visibilité et de légitimité qui les fait pleinement participer à l’écriture de l’actualité, et donc à la formation de l’opinion » comme l’écrit André Gunthert (2018b : 152), il est nécessaire de déterminer quels sont les mécanismes « d’accès à la visibilité », qu’ils soient techniques ou sociaux, de défaire l’idée d’une relation causale visibilité/légitimité et d’interroger comment se fait effectivement la « formation de l’opinion ». Au-delà de l’accession de certaines images à la « sphère médiatique globale » (Fraser, 1990), les conditions de cette accession, c’est-à-dire les interprétations des images qui s’imposent, sont déterminantes. De manière générale, la visibilité ne peut être pensée comme dégagée des ordres sociaux et comme une donnée uniforme. « L’impact social » est alors un concept difficilement saisissable qui nécessite d’établir de quel social il s’agit et de quel impact. En tout état de cause, les images anonymes ne constituent pas en soi des sortes de chevaux de Troie à même de faire gagner la bataille de l’opinion aux points de vue minoritaires si la structure du système médiatique traditionnel reste intacte. En considérant cependant les « conflictualités entre les espaces publics » (Dalibert, Lamy, Quemener, 2016), en établissant leur diversité, de l’« espace public dominant » (Dahlgren, 2000) que soutient ou que constitue le système médiatique traditionnel aux espaces publics alternatifs ou oppositionnels que ces images alimentent ou participent à créer, il s’agit de déterminer si nous assistons ou non aux prémices d’une remise en cause des hiérarchies entre ces espaces.
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