Le mystère de la réception des discours conspirationnistes

2L’adhésion aux théories du complot demeure un objet de recherche qui exige une grande vigilance épistémologique. En effet, la littérature scientifique concernant le complotisme est assez limitée et ne permet pas d’accéder aux modalités concrètes de production et de réception des discours conspirationnistes (France, 2016). Ainsi les premiers travaux théoriques sur la question émergent-ils dans le monde anglo-saxon. Ici, le recours à un « style paranoïaque » pour appréhender les faits politiques est un indicateur du complotisme (Hofstadter, 1965). L’adhésion aux théories du complot tend également à être rangée du côté des croyances, du mythe et de l’irrationnel : « Les dieux d’Homère, dont les complots expliquent la guerre de Troie, y sont remplacés par les monopoles, les capitalistes ou les impérialistes » (Popper, 1945 : 67).

3En France, les travaux d’historiens considèrent l’efflorescence de la grille de lecture conspirationniste de l’histoire comme consubstantielle à l’avènement de la modernité (Furet, 1978 ; Gauchet, 2006). L’idée d’un chef d’orchestre clandestin dirigeant les affaires du monde est alors appréhendée comme une mythologie politique moderne (Girardet, 1986) dont les différentes résurgences seraient à mettre en lien avec les défaillances des processus démocratiques. Ces travaux permettent de pointer le lien étroit entre la circulation des théories du complot et le contexte de déclin des idéologies et du rôle intégrateur des collectifs d’appartenance traditionnels (politiques, religieux, etc.). Toutefois, l’une des limites de ces lectures théoriques réside dans le fait qu’elles participent à la circulation de nombreux préjugés sur le public.

5Dans le cadre de cette recherche, nous souhaitons approcher les modalités « ordinaires » d’adhésion aux discours complotistes, c’est-à-dire celles des individus ni militants, ni professionnels du politique ou de l’information. Pour cela, sans écarter les effets des temps de crise de l’ordre social sur l’adhésion aux théories du complot, nous nous inscrivons dans une approche a-pathologique et non globalisante du conspirationnisme telle que définie par Emmanuel Taïeb (2010 : 280) : « Le discours conspirationniste n’est donc pas un discours archaïque, une survivance du passé ou de la pensée sauvage, mais bien au contraire une forme de discours politique ».

Analyser les commentaires sur les pages « complotistes » de Facebook

6Saisir empiriquement le rapport « ordinaire » au politique est une problématique épineuse pour les chercheurs (Mariot, 2010), parce qu’il se manifeste épisodiquement par des signaux faibles (Carrel, Neveu, 2014) ou dans les coulisses des échanges privés (Eliasoph, 1998). Dans ce contexte, les espaces participatifs du web autour des actualités politiques, et particulièrement le réseau social Facebook, peuvent constituer des terrains fertiles pour saisir une partie des opinions profanes.

7En effet, la massification de l’usage de Facebook et l’informalité qui règne sur ce dispositif contribuent à la circulation d’une diversité de prises de position autour des informations politiques (Cardon, 2010). Des travaux ont ainsi démontré que le commentaire autour de questions politiques sur Facebook contribue à l’élargissement des arènes de prises de parole à des opinions et à des profils sociaux marginalisés dans l’espace médiatique classique (Le Caroff, 2015a ; Badouard, 2017). Ces espaces sont donc appropriés pour notre recherche qui vise à appréhender les modalités de réception et de mise en discussion des discours complotistes.

8De plus, les plateformes numériques sont au cœur de l’inquiétude autour de ce « complotisme ambiant ». Pour Gérald Bronner, le fonctionnement de l’internet tend notamment à multiplier les preuves potentielles des théories conspirationnistes. Se constituent ainsi des « mille-feuilles argumentatifs », difficilement réfutables (Bronner, 2013). À partir d’une théorie complotiste – le « pizzagate » – qui a circulé pendant les élections américaines de 2016, Franck Rebillard (2017) confirmait que l’internet multipliait les appuis documentaires à la propagation des rumeurs conspirationnistes et enrichissait leur registre argumentatif. En particulier, les réseaux sociaux numériques sont mis en cause pour leur architecture algorithmique et leur perméabilité à la diffusion de fausses informations, de théories du complot et de discours de haine. Toutefois, les usages concrets de ces dispositifs numériques afin de consulter ou de discuter ce type de lectures n’ont à ce jour fait l’objet d’aucun travail empirique.

9S’attacher à l’analyse des commentaires autour des discours complotistes sur Facebook implique, de prime abord, de définir à quoi correspondent de tels arguments et quels sont les critères permettant cette identification. Afin de définir les contours du « complotisme », les approches rhétoriques des théories du complot relèvent des critères systématiques dans la construction d’une argumentation conspirationniste (Taïeb, 2010 ; Taguieff, 2016). Ici, le complotisme se repère dans les structures discursives qui renseignent sur les manières de voir et de lire les événements. Mais, en mettant en avant ces récurrences, tout se passe comme si, dès lors que les individus mobilisaient ce type de lectures, une rhétorique fondée sur le doute et la suspicion s’appliquait à toute chose. Dans ces approches, « toutes les théories du complot deviennent logiquement comparables, quel que soit le contexte spatio-temporel de leur apparition et de leur diffusion » (France, 2016 : 4). Par ailleurs, s’il peut être aisé de délimiter ce type de « théories » lorsqu’elles sont développées sur des articles au long cours, la brièveté de commentaires sur Facebook et leur disparité dans le temps rend périlleux la labellisation « conspirationniste » des usagers des réseaux sociaux. Plutôt que d’entrer par les usagers eux-mêmes et de tenter de qualifier leurs discours en amont comme étant conspirationnistes ou non, nous avons dès lors plutôt choisi d’entrer par les médias associés, dans le débat public, à la sphère complotiste et d’observer la dynamique de la participation qui s’y déploie.

Méthodologie

12Réseau international se définit comme un site de ré-information en opposition aux médias dits « mainstream ». Le site est présenté comme un espace propre à faire éclore la vérité sur les mensonges propagés autour du 11-Septembre. La page Facebook recense 158 000 abonnés en juillet 2018. La ligne éditoriale est difficile à définir, d’autant qu’elle provient d’un collectif de rédacteurs. Elle tend à se focaliser sur les relations internationales en développant une lecture complotiste du monde dont la délimitation des finalités politiques reste passablement floue.

14Si le design de Facebook standardise la présentation des pages privées et publiques, les trois médias parviennent à se démarquer les uns des autres. Par exemple, sur la page d’Alain Soral un travail régulier d’animation de la communauté d’abonnés est mis en œuvre. Ainsi, tous les soirs, un post récapitule les principaux éléments à retenir de la journée (#unjourenfrance), une citation est diffusée tous les vendredis (#lacitationduvendredi) et un « zapping » en format vidéo est monté par le site et partagé sur la page tous les 15 jours. Le média est donc très investi dans la création et l’animation d’une communauté participative. Sur la page de Réseau international, les producteurs d’information se contentent du relai des articles du site sans interpeller les abonnés. Concernant la page de Russia Today France, le relai d’articles du site s’accompagne de l’usage des fonctionnalités de « direct » propres à Facebook. Ce format suscite un nombre important de commentaires sur la page. La diffusion en direct favorise une parole très courte et réactive par rapport aux programmes diffusés. Cela témoigne de l’importance des formats techniques et médiatiques dans la compréhension des modalités de participation

15L’approche ethnographique repose sur l’immersion prolongée du chercheur dans les espaces étudiés. Pendant les deux premiers mois de l’année 2017, quotidiennement, nous avons observé les pages choisies. Dans un premier temps, l’objectif est de saisir l’organisation du dispositif technique et les lignes « éditoriales » des pages « dissidentes » observées qui encadrent les pratiques étudiées. Dans un second temps, l’immersion dans les fils de discussion permet de dégager des résultats précis sur les prises de parole des commentateurs et la dynamique des échanges.

16Afin d’objectiver un ensemble de résultats issus de cette phase d’immersion, nous avons choisi de travailler plus spécifiquement sur une période de 15 jours suffisamment éloignée du temps fort de la campagne présidentielle (du 1^er au 15 février 2017). Sur cette quinzaine, l’ensemble des fils de discussion a été lu et archivé sous forme de captures d’écran. Un dernier échantillonnage a été opéré afin de sélectionner une dizaine de fils de discussion significatifs et d’opérer une analyse plus poussée des commentaires. Le nombre de fils de discussion et de commentaires étudiés sont recensés dans le tableau suivant.

Tableau 1. Posts et commentaires produits durant la période d’observation

La doxa conspirationniste sur les pages Facebook

18L’immersion prolongée dans les fils de discussion et la lecture attentive des commentaires a d’abord permis de décrire les représentations fortement polarisées de l’ordre social des commentateurs. Cet ordre social est facilement identifiable sur les trois pages de médias et se compose de trois niveaux hiérarchisés que nous avons représentés dans le schéma ci-dessous : le niveau supérieur, « eux », qui renvoie aux groupes élitistes dénoncés ; le niveau intermédiaire « nous/je » construit autour de figures valorisées ; le niveau inférieur « les autres », victimes crédules des plus puissants.

Eux

19Dans la partie supérieure du schéma, la catégorie des « eux » renvoie à ceux qui dominent le monde social. Le relevé des termes mobilisés par les enquêtés pour dénoncer les agissements nuisibles d’individus ou de groupes sur l’ordre du monde permet de dégager quatre grandes catégories d’acteurs : la gauche ; les médias ; les élites politico-financières ; les Juifs.

20La première catégorie, la gauche, renvoie au rejet d’une idéologie dominante qui s’incarne souvent dans la catégorie des « bobos » et des dirigeants du Parti socialiste. Ceux-ci représentent l’adhésion à un certain libéralisme culturel qui met à mal la morale traditionnelle. Par exemple, dans un fil de discussion de la page d’Égalité et réconciliation portant sur le montage d’une comédie musicale intitulée « Roméo et Julien » dans un collège, la thématique de l’homosexualité dans les institutions scolaires suscite des réactions indignées. Djef, un commentateur, évoque un « plan diabolique » dans lequel la gauche socialiste aurait intérêt à promouvoir l’homosexualité chez les enfants. Les termes péjoratifs de « gouinasses » ou de « vice » sont mobilisés et témoignent d’une homophobie revendiquée de la part du commentateur qui reçoit un certain soutien des lecteurs du fil (26 personnes ont aimé son commentaire, ce qui le situe en tête du fil de discussion) :

21De même, pour de nombreux commentateurs, les valeurs d’accueil, d’ouverture et de tolérance, qui s’incarnent notamment dans les discours de gauche, menacent l’identité nationale. On peut percevoir ici le lien entre certains discours complotistes et les thématiques de l’extrême droite.

22La deuxième catégorie, les médias, désigne un ensemble de supports « mainstream », appartenant pour la plupart à de grands groupes industriels, régulièrement accusés de manipulation intentionnelle de leur public pour servir des intérêts économiques et politiques. Sur les trois pages étudiées, un ensemble de termes péjoratifs sert à désigner les supports grand public comme TF1 ou BFM TV (les « merdias ») ou les journalistes (les « journalopes » – contraction entre le terme de journaliste et l’injure « salopes »).

23La troisième catégorie renvoie aux élites politico-financières accusées de nuire délibérément au plus grand nombre pour protéger leurs intérêts. Il s’agit principalement de la dénonciation de dirigeants occidentaux – français ou américains – plus ou moins organisés dans une « oligarchie mondiale ». Les dirigeants peuvent être pointés pour le pouvoir symbolique d’exercice du politique qu’ils détiennent au détriment des citoyens. Au contraire leur absence d’influence est souvent raillée et ils sont alors renvoyés aux figures de « pantins » soumis aux ordres de groupes plus puissants comme la CIA américaine ou des organisations supranationales comme l’Otan. Ce discours anti-élite concerne également le domaine économico-financier. Si cette dénonciation peut viser des entités relativement abstraites comme le « capital impérial », elle renvoie essentiellement à des personnalités précises. Il s’agit alors souvent d’hommes d’affaires milliardaires (Rockefeller) dont la consonance des noms ou les informations disponibles sur leur trajectoire peuvent également renvoyer à leurs origines juives (Rothschild, Soros).

24La quatrième catégorie, Juifs, regroupe donc l’ensemble des références à des individus ou des groupes du fait de leur judaïté. Ici, le discours anti-élite croise un antisémitisme bien étudié par Pierre-André Taguieff (2013) dans la rhétorique complotiste. Dans le cas de la dénonciation financière, les Juifs sont accusés de concentrer une large part des richesses, ce qui renvoie à une dénonciation des inégalités et de l’accroissement des fractures sociales. Mais c’est aussi dans le rejet de la politique israélienne, sous couvert d’un antisionisme justifié par un rejet de la colonisation, que s’exprime un antisémitisme virulent. Pour exemple, sur la page de Réseau international, le commentaire de Kateleen sous un post qui traite de la colonisation israélienne, récolte un succès relatif (24 J’aime) et est animé par une haine très affichée à l’égard des Juifs, qualifiés de « race maudite » :

25Les commentaires de Kateleen et de Sémi invitent à prendre en compte le contexte d’énonciation des réseaux sociaux où, sous couvert de profil dont on ne sait s’ils mobilisent l’identité civile des individus ou des pseudonymes, se libère une parole raciste dont la violence témoigne du sentiment d’impunité. Toutefois, si cet antisémitisme se retrouve sur les pages d’Égalité et réconciliation et de Réseau international, il est bien moins présent sur celle de RT France. Ce résultat peut être lié au positionnement des commentateurs mais également à un potentiel travail de modération des commentaires sur la page. Enfin, des liens sont souvent faits entre ces quatre catégories de « eux ». Les internautes ont alors recours à la catégorie globale de « système » structuré, au service des élites plus ou moins mondialisées.

Je/nous

26En opposition à cette élite protéiforme, se construit, au centre du schéma, un certain sens de soi conscient, éclairé sur les actes de manipulation opérés par les puissants. Dans les commentaires, des procédés d’auto-identification se repèrent dans le recours aux termes de « résistants » ou de « dissidents » par rapport à l’ordre établi et dénoncé. Certains commentateurs s’identifient donc aux « citoyens qui doutent » comme dans le cas de ce commentaire issu de la page de RT France, à propos de l’outil « Décodex » développé par le quotidien national Le Monde :

27Le « nous » peut renvoyer à un « nous, Français » comme cela a pu être montré à propos des oppositions énonciatives « nous/eux » repérées dans les discours de droite (Groupe « Droite », 1985). Mais dans la plupart des cas, c’est plutôt à une minorité – celle des individus plus éclairés que la masse sur les actions dissimulées des puissants – que ce « nous » renvoie.

29Enfin, la qualification de « complotiste » est exclue du discours indigène, c’est-à-dire des catégories mobilisées par les individus. Les individus sont donc au fait de l’illégitimité, dans le débat public, de l’étiquette qui leur est accolée. Le peu de fois où le terme est employé, son usage vise à retourner sa signification stigmatisante, en accusant, avec humour, un autre commentateur. En ce sens, la catégorie « conspirationnisme » renseigne davantage sur les « anti-conspirationnistes » qui participent à sa construction (Maler, Champagne, 2012). L’usage sémantique courant est très éloigné du sens que donne les acteurs à leur pratique : ils souhaitent dénoncer une conspiration et pourraient, au contraire, se définir comme des « anticonspirationnistes ».

Les autres

30Dans les commentaires, les individus fondent leur cohésion sur le rejet des dominants mais aussi sur leur distinction des dominés. Le sentiment d’appartenance à une minorité éclairée se construit et est essentiellement maintenu par l’opposition à une masse crédule, aliénée, prise dans les filets de la violence symbolique exercée par le « système ». Cette majorité, qualifiée de « moutons », de « pigeons », d’« endormis » voire d’« imbéciles », subit et participe par sa passivité aux processus de reproduction d’un ordre fondé sur le mensonge et la manipulation.

31In fine, l’observation numérique aboutit à une cartographie du monde passablement stéréotypée quant aux catégories mobilisées par les usagers de ces réseaux numériques. Ce qui peut sembler paradoxal quand on sait l’importance et la récurrence de leurs appels à percevoir la complexité du monde. Plusieurs éléments permettent de comprendre cette tendance. D’abord, le positionnement politique des pages, qui se situe plutôt à l’extrême droite, peut expliquer le type de commentaires racistes observés. Comme le souligne Teun A. van Dijk (2005 : 48-49) : « Conformément à la trame de tous les discours idéologiques, le discours raciste se caractérise […] par une stratégie générale de représentation de soi positive, et d’une représentation négative de l’Autre, et ceci à tous les niveaux du texte et de la parole ». Cette polarisation rencontre une tendance à la banalisation de la violence dans les débats en ligne (Badouard, 2017). De plus, sur certains de ces espaces, les activités de community management encouragent une participation provocatrice. En effet, au moment de l’observation, sur la page d’Égalité et réconciliation, un commentaire parmi les plus « percutant » était sélectionné et promu chaque semaine. Ce dernier était souvent très virulent, le registre conflictuel constituant alors une ressource pour se distinguer au sein du groupe.

32Enfin, le design de Facebook favorise cette modalité d’énonciation des opinions. Dans le dispositif, un ensemble d’incitations à la manifestation de l’opinion rapide, dans le registre émotionnel, sont déposées (ex : les boutons « J’aime », « J’adore », « Triste » etc.). De même, les commentaires ayant suscité le plus grand nombre de réactions apparaissent en haut des fils et sont ainsi les plus visibles. Souvent, ces commentaires sont très provocateurs et donnent le « ton » du fil de discussion. Si des modalités d’expression argumentées, étayées ou tempérées existent, elles sont reléguées dans les coulisses des fils de discussion.

Des noyaux idéologiques différents selon les pages Facebook étudiées

34Malgré le partage d’une certaine doxa conspirationniste dans l’ensemble des commentaires étudiés, différents noyaux idéologiques se repèrent selon les lignes éditoriales des pages observées, ce qui montre bien que le phénomène n’est ni global ni homogène. Au fil de l’observation, des pôles thématiques spécifiques se distinguent sur les trois pages étudiées. Sur Réseau international, la thématique récurrente de la guerre et des intérêts cachés de la géopolitique conditionne un discrédit prononcé de toutes versions officielles assimilées de facto à de la propagande. Cela se traduit par une position anti-américaine particulièrement affirmée sur le conflit syrien, notamment au moment de l’enquête. Ceux qui s’aventurent dans une remise en question des positionnements principaux des lignes éditoriales sont souvent disqualifiés, de manière plus ou moins virulente, par d’autres abonnés. Dans l’échange qui suit, deux commentateurs réagissent de manière indignée aux propos de Gaétan qui condamne la politique américaine actuelle, mais qui évoque des actions positives des États-Unis dans le cours de l’histoire.

35Sur la page Facebook du site Égalité et réconciliation, la question américaine est peu traitée. Le point de crispation autour duquel se fédère l’ensemble des commentateurs adeptes du site concerne davantage le conflit israélo-palestinien et la position « antisioniste » défendue par Alain Soral. La condamnation d’Israël, à plusieurs reprises qualifié de « maison mère », est indiscutable dans les fils de discussion.

36En revendiquant une place dans le concert des grandes chaînes d’information internationales, RT France mobilise les codes et les manières de faire propres à l’exercice journalistique dans la construction de contenus informationnels alternatifs. Ce positionnement fédère un public plus vaste qui se retrouve autour des « valeurs patriotiques » et se traduit par une critique virulente de l’Union européenne (UE) et des valeurs qu’elle tend à diffuser.

37Ces différents noyaux idéologiques, variables selon les pages Facebook observées, suffisent à contredire toute approche globalisante du complotisme. Cela fait écho au travail de la politiste Caterina Froio (2017) sur les sites web des extrêmes droites en France. Pour elle, s’attacher aux manières de décrire l’autre sur ces espaces permet de « redéfinir les frontières entre différentes organisations ». Dans notre cas, creuser les conceptions des groupes dénoncés permet également d’accéder à une certaine hétérogénéité de l’adhésion au complotisme.

38Toutefois, l’analyse des commentaires tend à démontrer un certain usage caricatural des différentes figures propres à l’univers « conspirationnistes » et les propos en ligne sont bien plus radicaux et simplifiés que les discours recueillis dans les entretiens. Ce point s’explique en partie par le dispositif qui favorise un format court, provocateur, réactif et parfois ludique, comme le décrit Julien (26 ans, Bac +5, graphiste, Paris, entretien réalisé le 18/04/2017) : « Facebook, c’est bien pour s’exprimer mais ça fait rarement avancer le débat. C’est juste pour s’exprimer et pas pour se cultiver. C’est toujours un jeu de qui veut convaincre l’autre, qui aura la plus grosse au final, qui parlera le mieux… Donc c’est plus une joute ». Or, c’est en partie à partir de ces photographies – recueillies sur Facebook ou sur d’autres espaces numériques – que se fonde une certaine représentation du complotisme ambiant. Cette dernière est alors elle-même caricaturale. En effet, dans les entretiens, les visions du monde politique et médiatique, ainsi que les significations de cette participation sont beaucoup plus nuancées.

Le caractère protéiforme du complotisme

39Malgré l’apparente caricature « complotiste » qui émerge des commentaires sur Facebook, l’échange soutenu avec les commentateurs, lors des entretiens semi-directifs, permet d’accéder à des modalités d’adhésion complexes et hétérogènes.

La complexité du doute systématique

40Les enquêtés revendiquent d’abord une posture critique, un doute méthodique qui vient expliquer leur démarche de recherche d’information. Croisement des sources, diversification des points de vue, attention marquée quant aux origines et aux propriétaires des médias sont autant de critères de vérification qu’ils mobilisent dans leurs choix informationnels. Les enquêtés revendiquent ainsi une capacité à s’informer par eux-mêmes, à s’affranchir des institutions médiatiques pour se forger leur propre opinion sur les questions d’actualité. Guillaume, repéré sur la page d’Égalité et réconciliation, décrit, au cours de l’entretien, une démarche autonome dans sa quête de « vérité » : « Je pars du principe qu’à chaque thèse il y a une antithèse. Et que la vérité est quelque part au milieu quoi. Donc je ne sais pas si c’est l’âge ou quoi. Mais d’avoir d’autres sons de cloche, de pouvoir me forger ma propre opinion, c’est ça ma démarche » (40 ans, niveau brevet, expatrié, administration scolaire, Émirats arabes unis, entretien réalisé le 28/04/2017).

41La plupart des commentateurs ne se sentent pas dupes des lignes éditoriales des médias « dissidents » qu’ils consultent. Guillaume explique n’avoir confiance en aucun média : « Une confiance absolue, non. Par principe, je suis sceptique. La vérité, elle n’est jamais toute blanche ou toute noire, elle est toujours au milieu ». Par ailleurs, il critique, à propos du site d’Égalité et réconciliation qu’il consulte, la volonté du blog d’Alain Soral d’influencer les lecteurs sur le choix de leurs candidats pendant la campagne présidentielle : « Mon opinion, je me la fais moi-même, donc si on me l’impose, que ce soit Égalité et réconciliation ou un autre média, je décroche quoi ». De même, RT France est bien perçu comme un média aux mains du Kremlin pour les enquêtés mais sa consultation permet, selon eux, d’élargir le prisme des points de vue pour se forger un jugement éclairé. Louis (30 ans, Bac +5, entrepreneur graphiste, Paris, entretien réalisé le 25/04/2017), qui partage régulièrement des informations provenant de la page de RT France, décrit cette posture critique et distanciée qui exige une diversification des sources. Il utilise l’expression « propagande contre propagande » pour décrire son point de vue sur ces médias :

« À partir de là, c’est propagande contre propagande et il faut toujours lire… quand tu lis un truc, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas lire qu’une seule source d’information sur les sujets géopolitiques. Typiquement sur ce qui se passait en Ukraine, si tu lisais que la presse russe, tu lisais “les méchants occidentaux”, si tu lisais la presse occidentale, tu lisais “les méchants russes” ».

42Toutefois, ce doute critique se confronte à des certitudes et des positionnements indiscutables. Comme nous l’avons vu, ceux-ci varient selon les sites suivis. La ligne antisioniste défendue par Égalité et réconciliation ne laisse place à aucune discussion, tout comme la position anti-américaine de Réseau international et la critique de l’UE sur RT France. Le partage d’un noyau idéologique commun porté par la ligne éditoriale des sites consultés peut donner lieu à des différences dans le niveau d’investissement des thématiques à disposition. Par exemple, dans le cas des deux enquêtés recrutés sur la page d’Égalité et réconciliation, les modalités de la critique d’un pouvoir sioniste mondialisé vont varier : chez Guillaume, c’est à travers la concurrence victimaire qu’il projette le pouvoir d’une « communauté juive organisée » alors que pour Jean (30 ans, Bac, Serveur, Paris, entretien réalisé le 15/05/2017), la focalisation sur la figure des Juifs le conduit à tenir des propos clairement négationnistes.

44Finalement, les enquêtés manifestent une posture critique complexe, ouverte au doute mais fermée à la confrontation et aux arguments contradictoires sur certains sujets qui varient selon les individus et les sites suivis. Cette approche paradoxale du débat a déjà été repérée dans les « postures conspirationnistes » : dénoncer son absence et refuser sa présence (Nicolas, 2014).

L’ambivalence du rapport aux médias « traditionnels »

45Le lien semble aujourd’hui établi entre la défiance et la critique à l’égard des médias et des politiques et l’adhésion à différentes théories du complot. Dans les entretiens, la critique des médias traditionnels est effectivement omniprésente et les enquêtés se rejoignent pour leur conférer un pouvoir tout puissant sur le cours des choses. Par exemple, Louis explique à leur sujet : « Les médias définissent tout ce que pensent les gens. Le système est tenu par ça. Si demain les médias veulent qu’il y ait une guerre civile, ils peuvent très bien la lancer ».

46Toutefois, les pratiques médiatiques des enquêtés sont variées. Si certains construisent une bulle idéologiquement très fermée, d’autres conservent un certain éclectisme et ne rompent pas avec les médias traditionnels. En effet, dans le premier cas, la critique des grands médias peut s’accompagner d’un rejet virulent de ces derniers. Louis, Julien et Guillaume déclarent s’informer uniquement en ligne, via des médias qu’ils qualifient d’« alternatifs ».

47Ici, les bulles d’information sont clairement structurées autour des positions idéologiques. Louis déclare s’informer via la chaîne internationale Russia Today France, le site du parti de l’UPR et le site du cercle des volontaires qui se présente comme un « média de ré-information alternatif, francophone et citoyen ». Il évoque également la chaîne YouTube Meta tv, qui se présente comme un « média alternatif et indépendant » et qui donne la parole à des personnalités phares de la sphère conspirationniste, présentées comme « censurées » par le système médiatique et fortement polémiques. Julien et Guillaume suivent, quant à eux, le site et la page Facebook d’Égalité et réconciliation. S’ils ne s’informent plus via les grands médias, tous deux soulignent l’importance des conférences sur YouTube, sur lesquelles ils « tombent » au fil de leur navigation sur Facebook ou directement sur YouTube. Guillaume décrit ainsi passer beaucoup de temps à « écouter » ces vidéos et ne parvient pas à identifier précisément ses sources d’information :

« Vous savez quand on écoute 3h de conférences ici ou là ! J’écoute [Étienne] Chouard, j’écoute [Noam] Chomsky… C’est l’image de l’arbre en fait. On part du tronc, le tronc ça serait ma volonté de comprendre. Et de là, on part dans toutes les directions. Et donc malheureusement pour vous, j’ai pas de sources particulières… J’aimerais pouvoir vous dire des noms de médias, mais je ne peux pas ».

48Dans un second cas, certains enquêtés décrivent des pratiques médiatiques plus hétérogènes. Horace, jeune professeur d’histoire-géographie dans le nord de la France, commente régulièrement la page de RT France et explique défendre les valeurs traditionnelles comme « le patriotisme, l’honneur, la fidélité et le courage » (entretien réalisé le 30/05/2017). Cet engagement se manifeste par un rejet de l’UE, de l’euro et de l’Otan. S’il suit activement ce média alternatif, il conserve le suivi des médias de référence comme Le Monde qu’il affectionne. De même, Jean est amer à l’égard des grands médias et suit activement le site d’Égalité et réconciliation à partir duquel il va également chercher des recommandations de lecture puisqu’il déclare avoir lu plusieurs ouvrages de la maison d’édition Kontre Kulture dirigée par le fondateur du site, Alain Soral. Toutefois, son activité de serveur l’expose quotidiennement à de la presse quotidienne : « Je survole au taf Le Parisien. Après, je lis les éditos et les avis de Libé. Et de L’Équipe (rires) ».

Des ressorts d’adhésion saisis dans les sociabilités et les parcours biographiques

50L’hétérogénéité des profils des enquêtés en termes d’âge, de niveau d’instruction et de secteur d’activité exclue, de fait, tout profil-type de l’individu complotiste fondé sur des appartenances sociales. Par ailleurs, si l’internet et les réseaux sociaux jouent un rôle certain dans la circulation et donc dans l’accès aux arguments relevant de l’univers complotiste (Bronner, 2013 ; Rebillard, 2017), pour la plupart des enquêtés, les ressorts de l’adhésion sont également à chercher du côté de l’environnement et du parcours des individus.

51D’abord, les premières recommandations de contenus numériques complotistes proviennent la plupart du temps des cercles de sociabilité des enquêtés, via des conversations quotidiennes ou des partages de proches sur les réseaux socionumériques : « Au début, ce sont des gens plus vieux qui m’en ont parlé, mes frères, les amis de mes frères. J’ai lu quelques bouquins… Après sur Internet effectivement je me suis renseigné sur certaines choses » (Jean, 30 ans, Bac, serveur, Paris). Par ailleurs, ces contenus peuvent faire l’objet de discussions régulières des enquêtés avec des amis qui partagent leur point de vue, comme, par exemple, dans le cas de Julien : « J’ai un pote dès qu’il y a une actualité politique on se skype. On débrief autour de l’actualité ». Ici, au même titre que d’autres contenus d’actualité, les contenus conspirationnistes consultés en ligne constituent également une « monnaie d’échange » pour les rapports sociaux (Granjon, Le Foulgoc, 2010).

52Par ailleurs, dans le cas des lecteurs du site Égalité et réconciliation, c’est un débat médiatique qui est à l’origine des premières consultations du site. Ce débat a été suscité par la mise à l’écart médiatique de l’humoriste Dieudonné suite à la diffusion d’un sketch diffusé en décembre 2003 dans un talk-show sur France 3 dans lequel l’humoriste traite du conflit israélo-palestinien et pour lequel il a été accusé d’antisémitisme. Dans le corpus, Jean, Guillaume et Julien évoquent tous les trois leur soutien à l’humoriste largement défendu sur le site d’Égalité et réconciliation. Selon eux, cet évènement a fortement contribué à leur sensibilisation au discours porté par son fondateur Alain Soral et cela vient nuancer les représentations d’une adhésion déclenchée par l’usage du web pour s’informer.

53Cette nuance se retrouve dans d’autres entretiens où il apparaît clairement que la sensibilité aux discours conspirationnistes s’inscrit dans un rapport au politique structuré par la socialisation familiale. Ainsi Pascal nous raconte-t-il que sa mère a déclenché une « révolution idéologique familiale » il y a quarante ans, marquée par une importante critique à l’égard du système actuel. Il qualifie les engagements de sa mère et de son plus jeune frère de « trop radicaux sur le thème de la défense animale ». Il poursuit : « Sans maman on en serait pas là. Ils sont brutaux et plus violents que beaucoup de chasseurs. Ils parlent d’“animaux humains” et d’“animaux non humains”. Mon frère a été tenté par une organisation en Californie, dont le but est la disparition de l’espèce humaine. Mon frère s’est fait stérilisé, il ne veut pas se reproduire ». Quoique plus mesuré que les deux membres de sa famille avec lesquels il se dispute régulièrement sur ces sujets, Pascal explique que ce terrain familial a favorisé une « quête d’alternative » dans l’ensemble de sa fratrie. Nous retrouvons ici des phénomènes de socialisation bien étudiés dans lesquels la famille demeure le « creuset de l’identité politique » (Muxel, 2001). Dans le cas de Pascal, l’hypothèse de la socialisation familiale comme facteur explicatif d’une adhésion forte aux discours complotistes semble très plausible.

54L’ancrage de la consultation des contenus conspirationnistes dans les sociabilités et les parcours biographiques des individus relativise alors toute approche techno-déterministe attribuant à l’internet l’entière responsabilité de l’adhésion à ce type de lectures des événements. Cette piste de recherche autour de la fabrique de l’adhésion aux lignes éditoriales portées par différents sites complotistes, dans une perspective sociotechnique, mériterait d’être creusée dans des travaux scientifiques futurs.

Une participation en ligne socialement couteuse

55Le dernier ensemble de résultats autour des significations du commentaire des pages Facebook étudiées concerne le sens sociopolitique qu’il convient de leur donner. Si certains voient dans ce type de pratique numérique un potentiel démocratique lié à l’allègement des contraintes qui pèsent sur la parole en public (Castells, 2012), d’autres les considèrent au contraire comme des vecteurs de dépolitisation. Les pratiques ordinaires autour du politique sur le web social (signer une pétition, commenter ou partager des liens d’actualité au sein de réseaux interpersonnels, etc.) sont alors considérées comme peu coûteuses et non engagées (Morozov, 2009).

56Concernant les pratiques qui nous intéressent, les individus interrogés dépeignent une tout autre réalité. Guillaume décrit ainsi, à propos de sa participation sur le site Égalité et réconciliation et de ses partages sur son profil, des pratiques qu’il qualifie de « militantes » : « J’estime militer à ma façon. Moi j’aime bien écrire, j’aime bien me documenter, rechercher. Donc si militantisme il y a, je pense qu’il est dans mes prises de position et dans ma façon de les mettre par écrit ou d’en débattre avec les gens. Coller des affiches, je dénigre pas mais c’est pas mon truc quoi ».

57S’il ne s’agit pas de militantisme au sens classique du terme, la participation autour des sites complotistes engendre un important coût en termes de présentation de soi. Tous les enquêtés évoquent des conflits avec leurs proches liés à leur activité en ligne ou à leurs conversations hors-ligne et des étiquettes qui leur sont régulièrement accolées : « antisémite », « complotiste », « facho ». Pascal décrit des difficultés sociales rencontrées dans sa vie de tous les jours lorsqu’il partage ses opinions sur la manipulation. Ce coût est compensé par l’effet « soupape » de son utilisation des réseaux sociaux et de sa participation sur Réseau international pour partager sa vision très noire de l’avenir : « Ça me fait beaucoup de bien… je crois que si je n’en parlais pas ça m’étoufferait ». Les chercheuses Sophie Duchesne et Florence Haegel (2004 : 884) relevaient le risque de l’échange politique profane dans leurs travaux et appelaient ainsi à une réévaluation de la discussion dans l’échelle des pratiques d’engagement : « C’est pourquoi, d’ailleurs, discuter politique ne devrait pas être considéré comme un des niveaux les plus faibles de participation ou d’engagement puisque cela s’avère être une pratique sociale risquée ». Ce risque se traduit chez certains enquêtés par des ruptures relationnelles qui n’altèrent pas leur démarche.

58Les enquêtés décrivent un engagement marqué par une vision très sombre du monde contemporain. Par exemple, Guillaume énonce au cours de l’entretien : « J’aimerais quelquefois être un âne pour ne pas être conscient de toutes les horreurs commises dans le monde ». Le positionnement des individus dans le champ des médias « dissidents » conditionne par ailleurs un sentiment de compétence et de lucidité supérieur au reste de la population. Il ressort notamment des entretiens que le fait d’avoir accédé à un savoir supérieur quant à l’ordonnancement du monde implique une responsabilité et un devoir d’alerte envers leur entourage proche ou plus éloigné, comme le décrit ici Guillaume : « J’essaie d’apporter mon opinion et de le faire au mieux, parce que je ne suis pas meilleur qu’eux mais je peux les faire peut-être évoluer. Mais c’est très dur parce que la plupart de mes potes ont entre 30 et 45 ans pour la plupart donc quand on a passé 30 ans, c’est très dur de faire entendre raison à des gens qui sont conditionnés quoi ».

59Cependant, ce type d’engagement est fortement variable selon le positionnement idéologique des individus. Le fait de partager une critique sur la construction européenne à l’aide de partage d’articles de RT France diffère fortement d’une discussion censée révéler le poids d’instances supranationales dans la conduite des affaires du monde. Ainsi le coût relationnel varie-t-il selon le type d’adhésion des individus et leurs points de vue idéologiques.

Conclusion

60À l’issue de cette réflexion, la déconstruction de prénotions autour de l’adhésion au complotisme à l’ère numérique ouvre la voie à un vaste chantier. Celui-ci doit résolument s’inscrire dans une approche attentive à ne pas approcher cet objet complexe et peu légitime de manière globalisante. En effet, l’immersion dans les commentaires produits sur la sélection de pages Facebook « complotistes » a d’abord fourni un tableau caricatural des opinions, marqué par une certaine doxa conspirationniste et une forte polarisation des représentations de l’ordre social chez les contributeurs. Toutefois, l’hétérogénéité du phénomène apparaît rapidement au cours de l’analyse, puisque différentes positions émergent selon les lignes idéologiques défendues par les supports étudiés. Cela démontre empiriquement qu’une lecture complotiste d’une dimension de la vie sociopolitique n’implique pas une application systématique de cette grille de lecture à toute chose.

61En outre, dans la filiation des travaux qui décrivent des modalités d’expression des opinions spécifiques aux réseaux sociaux numériques, marquées par des « énonciations à la première personne, des points de vue assurés et des voix frêles, des coups de gueule, des affirmations péremptoires, des propos hasardeux, poétiques, loufoques » (Cardon, 2010 : 50), il est utile de considérer comment le dispositif des pages publiques étudiées intervient dans la fabrique des discours, dès lors qu’ils sont imbriqués dans des dynamiques de présentation de soi. Ainsi l’analyse des opinions émises ne peut-elle s’abstenir d’une prise en compte du contexte sociotechnique qui favorise notamment le format court, percutant, le recours au bon mot ou à la provocation et à l’énonciation d’opinions brutes (Le Caroff, 2015b).

62Dans les entretiens compréhensifs réalisés auprès des commentateurs, le rapport aux médias et au politique dépeint est bien plus nuancé que les propos recueillis dans les commentaires sur Facebook. Le premier résultat démontre que, si l’internet et les réseaux sociaux jouent un rôle certain dans la circulation et donc dans l’accès aux arguments relevant de l’univers complotiste, pour la plupart des enquêtés, les ressorts de l’adhésion sont également à chercher du côté de l’environnement et du parcours biographique.

63En outre, pour approcher la complexité du phénomène, la mise en œuvre d’un gradient d’adhésion est une piste heuristique afin de saisir l’hétérogénéité des rapports aux théories du complot. Si les termes de « conspirationniste » ou de « complotiste » peuvent avoir une valeur conceptuelle, encore faut-il en définir les contours afin qu’ils ne soient pas utilisés comme stigmates dévalorisants à l’encontre d’opinion que l’on voudrait exclure du débat public. Comme le soulignait Emmanuel Taïeb (2010 : 267), « questionnement, méfiance, doute systématique, critique, adhésion puis diffusion d’énoncés conspirationnistes, cette gradation a son importance ». Pour aller plus loin, nos entretiens permettent de dégager de nouveaux critères dont le recoupement permettrait une approche plus fine de ce que l’on sous-entend ordinairement sous ces appellations.

64Comme on a déjà pu le remarquer, le choix des répertoires médiatiques semble être un critère opératoire. L’homogénéité des sources d’information et la défiance vis-à-vis des médias traditionnels permettent de relever une disposition plus forte à l’endroit des arguments conspirationnistes. Cependant, l’image de l’internaute enfermé dans une bulle de filtre, soumis aux recommandations des algorithmes ne correspond pas vraiment à la réalité que l’on a pu observer lors des entretiens. Une ouverture du répertoire informationnel est toujours présente même chez les individus les plus portés vers les arguments conspirationnistes. En ce sens, la « dépluralisation » des sources médiatiques constitue un critère pertinent mais non suffisant pour définir le profil d’un individu.

65La vision stéréotypée du monde social, à partir des commentaires Facebook, se nuance passablement lorsque l’on passe aux entretiens. Cependant, le niveau de complexification du monde social apparaît comme un bon indicateur de l’adhésion plus ou moins grande aux propositions conspirationnistes. En effet, une approche réductrice des conflictualités qui travaille le corps social et la cristallisation autour d’un « pôle malveillant » révèle une dynamique de pensée caractéristique de la pensée conspirationniste. Il faut toutefois se garder de toute catégorisation à partir de cette seule polarisation et analyser en détail les groupes ou les individus pris pour cible dans les argumentaires. Une focalisation exclusive sur les Juifs ou les francs-maçons ne peut être mise sur le même plan qu’une critique plus vague concernant « le système » ou « l’impérialisme », ce qui permet de percevoir le niveau de structuration de ce type de pensée.

66Le degré d’investissement dans la participation numérique permet également d’approcher l’intensité de l’implication des individus dans le paysage complotiste. Le nombre d’abonnement à certaines pages caractérisées, la fréquence des commentaires et les significations accordées à cette participation renseignent sur le niveau d’engagement pour défendre sa vision du monde. Ainsi les partages sporadiques d’arguments conspirationnistes populaires sur les réseaux sociaux numériques s’opposeraient-ils à un réel engagement en temps pour tenter de convaincre son réseau de la pertinence des positions que l’on considère comme justes.

67Enfin, les effets sur la vie quotidienne des individus sont également susceptibles de constituer des critères pertinents pour saisir les contours de l’adhésion aux grilles de lecture complotiste. Une période d’enfermement ou de claustration numérique dans les parcours de vie peuvent être mises en évidence au cours des entretiens. Le temps passé devant des vidéos de longue durée, la forte présence dans l’animation des débats numériques, font état d’un engagement qui empiète sur la vie quotidienne des individus. De même, la défense de sa vision du monde peut conduire à des frictions avec l’entourage proche (famille, amis) et professionnel. En ce sens, l’incidence dans la vie réelle d’un positionnement construit à travers le numérique constitue un indicateur pertinent pour décrire le niveau d’adhésion aux positionnements concernés. Au total, un gradient d’adhésion au complotisme multifactoriel s’esquisse, qui tient compte à la fois de l’héritage familial, du rapport au politique, aux médias et au numérique des individus.