1Le présent article s’efforce d’observer et de comprendre le succès de deux catégories qui sont convoquées et naturalisées dans des discours sociaux de statuts divers, politiques, économiques, techniques, prospectifs, scientifiques : la trace et la donnée. Dans ces catégories, nous voyons non pas des concepts, mais des motifs, au sens que donnent les études littéraires à ce terme : des développements formels récurrents, élaborés et reconnaissables, des figurations du social. Observant une forte présence du motif de la trace depuis une quinzaine d’années, nous l’avons récemment vu concurrencé, voire éclipsé par celui de la donnée. Or, il existe des relations de complémentarité et une dynamique de différenciation entre ces deux motifs, qui sont liés à des processus sémiotiques, cognitifs et techniques très élaborés. Voir le monde comme un ensemble de traces ne tient pas seulement à l’emploi d’un mot ; cela s’actualise en un complexe de thématiques privilégiées, de dispositifs info-communicationnels, de représentations verbales, graphiques et visuelles, de prédilections sémiotiques, intellectuelles et pratiques (Jeanneret, 2011). Comme nous le verrons, il en est de même pour les données.
- 1 Parmi ces manifestations, nous pouvons mentionner la journée d’étude Visualisations urbaines et par (...)
- 2 Par le terme polychrésie, nous désignons la « polyvalence pratique des textes et des actes de la co (...)
- 3 « A city is a multi-purpose, shifting organization, a tent for many functions, raised by many hands (...)
2Le motif des données urbaines a retenu particulièrement notre attention à la suite de plusieurs manifestations scientifiques auxquelles nous avons participé1. Les échanges organisés à ces occasions entre des chercheurs de plusieurs disciplines montrent que la ville, la cité, la métropole, l’urbain – le flottement des termes est révélateur – présentent un intérêt spécifique pour nourrir la réflexion sur la trace et la donnée pour plusieurs raisons. Cet espace polychrésique2 peut être investi par le débat et la manifestation politiques, les médiations marchandes, l’anonymat urbain, les rapports symboliques et festifs, le tourisme. Comme l’écrit Kevin Lynch (1960 : 106), théoricien de l’image de la ville, « une ville est une organisation à buts multiples, toujours changeante, un abri pour de nombreuses fonctions, construite à une vitesse relative par un grand nombre de mains » (nous traduisons)3.
- 4 L’usage du terme urbanité a été fixé en particulier en France par le titre du livre de D. Boullier, (...)
- 5 Sur le lien entre la création des dispositifs de représentation et l’institutionnalisation de la pl (...)
3C’est pourquoi, la ville fait l’objet d’une innovation constante dans la création de dispositifs de représentation qui fondent largement son existence même. La genèse hétérogène des représentations entre cadre bâti, discours circulant, formes inscrites et perceptions plus ou moins socialisées y joue un rôle majeur (Watremez, 2008 ; Roncayolo, 2014). En outre, innombrables sont les discours qui qualifient, jugent, programment, réinventent la ville et, par elle, toute une conception du social. Ils culminent aujourd’hui dans le terme urbanité, constamment associé au numérique4 qui, comme tous les substantifs comportant le suffixe -ité, suppose un métadiscours interprétatif et conceptuel (Badir, 2007 : 26) : en l’occurrence, une prétention non pas simplement à décrire telle ou telle ville, mais à énoncer ce qu’est et doit être l’essence de l’urbain. Enfin et surtout, le statut symbolique de la ville, objet situé « aux bords du politique » (Rancière, 2004 cité in : Bonaccorsi, Jarrigeon : 2014 : 9) et pour cela particulièrement convoité par les acteurs de la programmation urbaine5, en fait plus qu’un simple domaine parmi d’autres pour le traitement des données : un champ de mise en jeu de la prétention à réaliser ce que nous nommons le design du social.
4Nous partirons de la notion de dispositif de représentation, une forme de pouvoir qui a acquis une ampleur industrielle inédite. Nous proposerons ensuite un modèle de relation entre le motif de la trace et celui de la donnée tels qu’ils s’incarnent dans ces dispositifs, pour interroger la portée du motif de la donnée dans les métamorphoses de la ville. Enfin, nous mettrons à l’épreuve ces catégories pour analyser l’épaisseur des médiations que recèle l’apparente naturalité de ce motif, dans un moment historique spécifique de cette mobilisation des « données urbaines », l’utopie de ladite smart city. Notre objectif n’est pas de modéliser ce moment historique, ce que nos recherches ne permettent pas d’envisager, mais de montrer avec cet exemple comment l’analyse sémio-communicationnelle peut contribuer à en dévoiler certains enjeux majeurs.
5Louis Marin (1981) a étudié les formes de la représentation à l’époque classique, mais la problématique qu’il a développée pour analyser ce qu’il nomme, en un sens très particulier, la « représentation », est particulièrement féconde pour étudier la médiation et la médiatisation. En effet, il a montré qu’on peut analyser les enjeux et le sens de la représentation à partir des dispositifs qui l’organisent et, surtout, de la manière dont ceux-ci impliquent les sujets, ce qui permet « une interrogation continue sur la transformation des signes en force » (Davallon, 2007 : 131).
- 6 Par exemple, c’est ce que faisait dès le milieu des années 2000 le site Crimemapping.com analysé en (...)
6Pour L. Marin (1981 : 11), le pouvoir n’est pas l’exercice de la force mais sa virtualité. « Que dit-on lorsque l’on dit “pouvoir” ? » demande-t-il : « Pouvoir, c’est d’abord être en état d’exercer une action sur quelque chose ou quelqu’un ; non pas agir ou faire, mais en avoir la puissance […] être capable de force, avoir – et il faut insister sur cette propriété – une réserve de force qui ne se dépense pas mais met en état de se dépenser ». En effet, le dispositif de représentation mobilise, dans une situation qui nous implique, une réalité absente et, le cas échéant, purement virtuelle. Il la présentifie : ainsi le portrait du roi se substitue-t-il à son corps ou la carte à l’espace de la ville : « Tel serait le premier effet de la représentation en général : faire comme si l’autre, l’absent, était ici et maintenant le même ; non pas présence mais effet de présence » (ibid. : 9). L. Marin commente : « Ce n’est certes pas le même, mais tout se passe comme si ce l’était et souvent mieux que le même ». Par exemple, la population de la ville et, a fortiori, le nombre des délits qui se produisent dans tel ou tel quartier6 sont invisibles dans la vie ordinaire, mais la cartographie les rend présents, plus présents même qu’ils ne le sont dans l’expérience quotidienne.
7Cet effet de présence fonde l’échange symbolique, mais a pour contrepartie l’institution du dispositif lui-même et de la manière dont il nous implique. Car ce dernier « se représente représentant » et constitue ainsi la légitimité de ce que nous nommons aujourd’hui sa médiation. Le traçage des délits dans l’espace de la ville assigne une place pour constituer cette dernière. C’est ce que L. Marin (1981 : 10) nomme « l’effet de sujet » : « Tout se passe, comme s’il n’y avait du monde, de la réalité, que pour et par un sujet, centre de ce monde ». Cette dialectique qui assure l’échange entre, d’un côté, le pouvoir de rendre présent ce qui imperceptible et, de l’autre, la légitimité à constituer un dispositif pour le voir et un regard sur lui, c’est ce que l’auteur nomme « la mise en réserve de la force dans les signes » (ibid. : 13). Et c’est ce qui lui permet de déclarer que « représentation et pouvoir sont de même nature » (ibid. : 11).
8Cela définit la portée éthico-politique des dispositifs de représentation de la ville : un objet susceptible d’incarner la vie sociale moderne, un peu comme le portrait du roi incarne le corps symbolique de la monarchie. La ville autorise les jeux d’espaces qui donnent corps à un imaginaire politique. On peut appliquer à la carte la formule de Anne-Marie Christin (1995 : présentation) à propos de l’écriture et de la parole : elle « ne reproduit pas [la ville] mais la rend visible ». À ceci près qu’elle prétend la reproduire. En effet, l’acte graphique ne déclare pas le politique comme une proposition, mais l’incarne en une figure qui fait norme ; ce que nous retrouvons dans les dispositifs de visualisation contemporains : « La dataviz [la visualisation de données] comme la carte, comporte bien une virtualité de pouvoir : celle de se produire en tant que ville intelligente » (Bonaccorsi, 2015 : 3).
- 7 Ces lignes s’inspirent largement de la recherche conduite sur les jeux d’espaces du web (Flon, Jean (...)
9Déployée pour examiner le dispositif fictionnel de l’île d’Utopia de Thomas More (Marin, 1973), L. Marin (1983) l’a théorisée plus largement dans un article qui nous guidera plus avant, « La ville dans sa carte et dans son portrait »7.
- 8 En linguistique, l’énonciation est dite « embrayée » lorsque les énoncés renvoient à la situation d (...)
- 9 Pour une analyse des dispositifs et médiations nécessaires à cette « utopie de savoir total », voir (...)
10La carte a deux propriétés fondamentalement politiques. D’une part, à mi-chemin du récit qui s’abstrait de l’ici et maintenant et de la conversation en prise sur l’interactions vivante, dans la carte, « le débrayage est ambigu »8 car le processus de communication joue de la présence et de l’absence. Il expose à notre corps sensible une réalité affranchie de sa situation (Chasseray-Peraldi, Jeanneret, 2017). La représentation se vit en continuité avec l’expérience ordinaire du visible tout en représentant de l’invisible. Ce processus que la « réalité augmentée » glorifie aujourd’hui est en germe dans la simple carte. Il offre l’expérience puissante d’une vue « de partout et nulle part » (Certeau, 1980 : 214), mais par là même emprisonne dans cette perception sans ancrage. Michel de Certeau (ibid. : 140) écrit également : « N’être que ce point voyant, c’est la fiction du savoir »9. D’autre part, la carte exprime une norme. Le choix de ce qui y figure vaut jugement implicite sur ce qui compte : « Le plan décide […] de ce qui est représentable et du non représentable. En fait, cette décision est pragmatique : est représentable ce qui est décidé digne de représentation, ce qui est remarquable. La représentation fait ainsi cercle avec la norme » (Marin, 1983 : 214).
11Cette analyse décrit un ordre symbolique du politique : une gestion de l’espace sur le mode de la monstration du réel, qui dérobe à la discussion le pouvoir d’écrire le social. L. Marin (ibid. : 208) précise qu’« il faut bien souligner qu’il ne s’agit pas là d’une “politique urbanistique” délibérée, pensée, décidée par un sujet de pouvoir (légitime ou non) qui s’inscrirait en filigrane du plan de la ville. C’est plutôt l’inverse : le fonctionnement du dispositif cartographique comme intentionnalité signifiante, produit le sujet de pouvoir dont la “politique d’urbanisme” sera, dans une certaine mesure, la spécification ».
12Le cadre conceptuel proposé par L. Marin permet de repérer le pouvoir symbolique de la représentation, mais les conditions d’exercice de ce pouvoir évoluent fortement avec le développement des médias industriels et, plus spécifiquement, avec celui des médias informatisés. Ces innovations résultent d’un jeu complexe entre filiations sémiotiques et filières techniques (Cotte, 2011 ; Jeanneret, 2008). Nous retiendrons ici seulement deux traits de cette évolution.
13Avant tout, la ville présentifiée par la carte entretient une relation plus ou moins directe avec les territoires physiques et il est de plus en plus courant qu’elle s’en affranchisse. Le « partout et nulle part » que les « dispositifs épiphaniques » (Chasseray-Peraldi, Jeanneret, 2017) actuels équipent puissamment permet, dans les termes de Pascal Robert (2010 : 293), un « relâchement du paradoxe de la simultanéité » qui veut que nous ne puissions exister en différents lieux à la fois. Relâchement purement sémiotique mais bien réel. Il ne s’agit pas d’un phénomène inédit car
« sur une carte thématique, il est possible de faire apparaître des réalités que nos yeux ne peuvent voir, elle peut faire émerger des réalités que nous n’avons jamais rencontrées et que nous ne rencontrerons jamais (on peut en effet rencontrer un chômeur, mais pas le chômage et encore moins un taux de chômage) ; des réalités qui ne relèvent pas du visible, mais de l’intelligible, ou plutôt elle apporte au visible ce qui ne renvoyait a priori qu’au seul intelligible » (Robert, 2008 : 35).
14Ce phénomène paradoxal (la forme par excellence de la représentation spatiale s’affranchit de l’espace) tient à ce que la carte est un complexe de théorie, de mesure et d’imitation (Besse, 2008 ; Bonin, 2014). En l’occurrence, sont modélisées conjointement la ville physique et l’urbanité, sa teneur sociale. Cette anamorphose du territoire prend de l’ampleur avec la création des « cartographies » de « données » et, plus largement, avec le design visuel de l’information : « L’apparition des données géographiques numériques, et des systèmes d’information géographique permettant la manipulation et l’affichage de ces données, a effacé progressivement la distinction entre carte et fond de carte, et entre carte thématique et carte topographique » (Bonin, 2014 : 49). Plus fondamentalement, la distinction entre la teneur mimétique de la représentation et sa teneur idéologique se dissipe. En effet, il s’agit moins de cartes que de « chimères cartographiques » (Jeanneret, 2013), objets qui empruntent à la carte sa forme et connotent l’idée d’un territoire, tout en relevant du calcul et du modèle.
15L’analyse conduite par Julia Bonaccorsi (2015) sur la visualisation de données urbaines met en évidence un autre phénomène, qui prolonge mais aussi déplace la problématique élaborée par L. Marin à propos des dispositifs classiques. Ce changement est lié à un processus systématiquement présent dans les médias informatisés depuis l’affirmation du modèle participatif, la délégation d’énonciation (Tardy, Davallon, 2012) : les industriels sollicitent des « producteurs délégués », le plus souvent des usagers ordinaires, tout en structurant les cadres de leur écriture. Cet effet prend une forme particulière avec la manipulation technique des images rendue possible par le jeu du calcul et du design visuel :
« Dans la dataviz observée, c’est le “passager” (usager du métro) qui, en position de regardeur, joue le rôle de délégué́ de l’énonciation comme représentant du pouvoir théorique. La circulation sociale des images de dataviz engage un régime de narrativité́ fondé sur la virtualité́ de modification de l’état des données, qui donne lieu à d’autres perspectives […]. Le régime de véridiction s’appuie sur une prétention à l’autosuffisance dans le procès de représentation : tout est dans la machine, dans une tension entre le visible (l’image) et l’invisible (les données) » (Bonaccorsi, 2015 : 7).
16Ainsi, par-delà la promesse de naviguer dans un océan de données, est-ce une implication (Jeanneret, 2014 : 66-70) qui est proposée au sujet de la communication, en l’occurrence l’usager d’un service. Une implication qu’on peut résumer par la nécessité d’inscrire sa relation personnelle à la ville dans la clôture du texte informatisé. Le dispositif « se donne à voir comme total, exhaustif, synoptique : il se montre en montrant tout » (Marin, 1983 : 214), comme c’était le cas dans le plan de ville ; mais il le fait en sollicitant la projection de l’habitant ou du visiteur dans un espace où le récit s’accomplit et se dissout à la fois. Non seulement le dispositif se montre montrant tout, mais ce tout est dans la machine. C’est l’engagement gestuel, la lecture gestualisée (Jeanneret, 2001 : 20) qui actualise et manifeste la visualisation, c’est-à-dire la mutation de l’invisible en visible (Bonaccorsi, Jarrigeon, 2014). Julia Bonaccorsi (2015 : 9) conclut que « la visualisation est le support d’une modification de l’état de la donnée, non pas tout à fait un récit (selon une conduite conventionnelle de l’action qui irait d’un état initial à un état final). Elle suggère plutôt la virtualité du récit, même s’il s’agit de renoncer à ce qu’il se passe quelque chose selon une logique de l’intrigue. Ici, l’événement est “opéral”, c’est-à-dire un résultat du dispositif textuel activé par le regardeur ».
17Le geste couplé au dispositif se révèle révélant. Mais ce n’est pas pour autant que le point de vue « de partout et nulle part » disparaît. Le schème d’organisation (Flon, Jeanneret, 2010) synoptique perdure et glisse en quelque sorte, car le sujet ne se déplace pas dans une histoire ou dans un parcours : il s’engage dans des jeux d’espaces instrumentés qui, tout en assurant la mobilité du regard, ne cessent jamais d’être panoptiques et suspendus réflexivement au dispositif. L. Marin rappelait que le parcours et la carte se requièrent et s’appellent mutuellement. Pour lui, « le plan manifeste la ville telle qu’elle pourrait être parcourue » et « déploie une matrice ou un scénario de spatialisations virtuelles comme agencement de stratégies spatialisantes » (Marin, 1983 : 210). Le fait que la dataviz place ce déploiement entre les mains d’un lecteur-usager – sous la condition expresse qu’il accepte d’absorber son agir dans l’opérativité du dispositif – affecte l’aspect de la ville en tant qu’espace possible, en tant que « lieu pratiqué » (Certeau, 1980 : 173).
18Les considérations qui précèdent montrent à quel point le travail de figuration de la ville est complexe. Nous nous en tiendrons ici à un point de vue limité, mais selon nous décisif : la manière dont la spatialité des représentations convoque la temporalité de nos pratiques de la ville.
- 10 Sur la notion de chronotope appliquée aux dispositifs médiatiques, voir Y. Jeanneret (2014 : 496-50 (...)
19Au fil de l’histoire, la production des dispositifs a tracé un espace-temps, un « chronotope » (Bakhtine, 1975) des figures de la ville, dessinant des régimes d’historicité (Hartog, 2003) de l’urbanité. Si ce processus retient notre attention, c’est qu’il éclaire la dialectique de la trace et de la donnée. Cette analyse s’inscrit dans la perspective de recherches sur la trace dont nous résumerons ici les acquis10, pour nous intéresser au succès de la donnée qui, obéissant à une logique opposée, fait malgré tout système avec lui.
20On peut partir de deux propositions difficilement conciliables. Dans la lignée des thèses précédentes, L. Marin (1983 : 206) confère à la carte le statut d’opérateur d’une histoire. Elle est « simultanément la trace d’un passé rémanent et la structure d’un avenir à faire ». Comment comprendre alors l’affirmation, tout aussi radicale de M. de Certeau (1980 : 179) : « La carte, scène totalisante, où des éléments d’origine disparate sont rassemblés pour former le tableau d’un “état” du savoir géographique, rejette dans son avant ou son après, comme dans des coulisses, les opérations dont elle est l’effet ou la possibilité » ? En réalité, les deux constats ne sont pas exclusifs, mais interdépendants. C’est parce que la force des dispositifs efface leur genèse dans leur présence qu’ils peuvent mettre en mouvement notre rapport à l’histoire. En parodiant Roland Barthes (1957 : 854), on peut dire que « les choses perdent en eux le souvenir de leur fabrication ». Ce que nous résumerons par la formule : c’est là. Les dispositifs qui figurent la ville comme espace praticable sont issus d’une multitude d’opérations, mais leur puissance même efface cette genèse, présentant une figure fabriquée de l’urbanité comme la présence visible de la réalité. La visualisation des données urbaines porte au superlatif l’affirmation/effacement de l’histoire que L. Marin (1973 : 264-265) avait repéré dans la ville utopique : « Il semble[…] qu’il suffise d’examiner les représentations pour examiner le monde, de les construire pour articuler l’être ».
- 11 Pour une analyse explicite de La Chambre claire en tant que théorie de la trace et de ses conséquen (...)
21Dès lors, qu’en est-il de la relation entre les deux motifs figuraux entre lesquels la bascule tend à se faire aujourd’hui, ceux de la trace et de la donnée ? On peut résumer le motif de la trace, qui est tout sauf naturel et immédiat, par trois grandes médiations sémiotiques : faire d’un objet une trace suppose de le considérer comme l’indice d’une réalité ; il faut que ce lien se voit ou se touche par la marque, l’empreinte, la patine ; en faire la preuve d’un acte ou d’un événement qui ont eu lieu revient à retourner cette interprétation vers le passé (Jeanneret, 2006, 2011). R. Barthes (1980 : 851) a résumé ces éléments à propos de la photographie, dont il a formulé le principe d’interprétation (dans ses termes le noème) par la formule : « Ça a été », ou encore « l’Intraitable ». Intraitable, la photographie l’est en ce sens que « je ne puis jamais nier que la chose a été là »11. Cela ne signifie pas qu’on ne peut truquer l’image, mais que la postulation d’un lien réel avec la scène représentée est définitoire de la photographie en tant que dispositif à la fois physique et sémiotique de représentation (Davallon, 1990 : 79-92). Tous les dispositifs inclus dans l’ingénierie de la traçabilité ne présentent pas un rapport physique aussi direct avec le réel que la photographie – et donc leur attribuer un lien direct avec le monde relève de la manipulation (Jeanneret, 2013 ; Leleu-Merviel, 2017) –, mais, dès lors qu’on les nomme « trace », on attribue à leur existence la capacité d’attester un ça a été.
- 12 « La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée. L (...)
- 13 L’aspect est une catégorie grammaticale qualifiant le prédicat des phrases par une qualité de temps (...)
22On peut définir la donnée par un regard symétrique mais solidaire de la formule barthésienne : Ça va donner, ou le traitable. Dans les grands projets centrés sur l’idée de donnée (big data, open data, etc.), les objets pris en compte, collectés, mesurés ne sont pas foncièrement différents de ceux qu’on nommait naguère des traces, mais le regard porté sur eux et la manière de les inclure dans des dispositifs sont différents. Une donnée est une inscription qui est caractérisée précisément par le fait d’être destinée à être traitée : elle est orientée vers l’avenir et contient une promesse. Avec la trace, on peut avoir le sentiment d’avoir le réel sous la main12 ; avec la donnée, ce qui est mis en réserve est le pouvoir d’agir. On peut résumer cette complémentarité par des catégories relevant de l’aspect, au sens grammatical du terme13 : dans la trace, l’acte est saisi dans l’accompli ; dans la donnée, il se déploie dans l’inchoatif, qui est l’agir en train de se faire, en promesse de son accomplissement. Or, il se trouve que l’utopie technique de la communication informatique est structurellement inchoative : « Notre époque a acquis la certitude que quelque chose d’essentiel se déplace dans les moyens matériels de diffusion des connaissances. Mais elle ne sait pas du tout quoi » (Jeanneret, 2010 : 10). Il n’est pas étonnant que l’obsession de collecter les traces bascule vers une compulsion à traiter les données.
23On peut définir la donnée comme un mode de signifiance consistant à lire ce qui est là comme porteur de ce qui va advenir. Lors d’une conférence orale, Dominique Cotte (2016 : en ligne) a parfaitement formulé ce qu’on pourrait nommer, après R. Barthes, le noème de la donnée : « Ce sont des matériaux d’étude qui peuvent prendre des formes extrêmement variées et il y a une sorte de doxa qui résume tout cela sous le nom de données » ; ce qui « donne à tout ce matériau un statut préalable, un statut ex ante et qui oblige à se positionner en prévision de ce qui va advenir ». C’est pourquoi, même si, dans la trace et la donnée, les conditions de production du signe sont pareillement effacées, les logiques d’action dans lesquelles ces dernières se placent peuvent s’opposer. Elles divergent dès lors qu’un projet se propose de produire industriellement, soit de la trace, soit de la donnée. C’est ce que montre l’étude menée par Sarah Labelle et Jean-Baptiste Le Corff (2012 : 61) portant notamment sur des portails de mise à disposition de données sur les territoires. Orientée vers la promesse d’un traitement possible, la donnée est soumise à un régime de « mise à disposition [favorisant] un “détachement” de ces informations par leur “autonomisation” en faveur de tiers ». Alors que qualifier des objets comme des traces c’est savoir d’où les choses viennent, traiter les données c’est pouvoir agir : « Il s’agit de faire sortir du contexte initial de production des données et documents pour leur offrir un nouveau cadre d’interprétation et de traitement. Cette radicalisation fournit au document un nouveau statut plus autonome de son administration d’origine et favorise un certain “détachement” qui serait notamment propice à la prise d’initiative, voire au détournement d’usages par des tiers » (ibid. : 63).
- 14 Pour une présentation des différentes approches de la « ville intelligente », voir J. Bonaccorsi (2 (...)
24Le motif inchoatif n’est pas nouveau. Il y a près de 20 ans, les chercheurs observaient que le design suppose « l’idée d’une perfectibilité, d’un au-delà de l’objet qui se laisse deviner » (Devos, 2001 : 63) et que « la société de l’information » était « à la fois affirmé[e] comme déjà existant[e] et encore à créer » (Labelle, 2001 : 79). Tout cela participe d’un regard supputant, qui confère un poids décisif dans l’actuel à ce qui s’annonce au détriment du présent. Ce qui est nouveau est l’ampleur des dispositifs par lesquels se définit le régime de la ville inchoative. Nous souhaitons confronter cette approche à l’ambition délibéré et équipé, celle de transformer les villes en smart cities ou villes intelligentes14. C’est l’occasion de la mettre à l’épreuve de trois exemples différents : un discours institutionnel, un dispositif d’expérimentation et un livre.
25Depuis 2012, la ville italienne de Milan s’est engagée dans un programme officiel intitulé « Milano Smart City » (MSC)15. Situation particulièrement intéressante pour plusieurs raisons : ce type de programme y est développé de manière particulièrement délibérée ; Milan prétend à une place de leader en matière de design ; le tissu urbain est occupé de longue date par les « fantasmagories de l’écran » (Bonaccorsi, 2012) ; enfin, le discours sur le projet MSC est particulièrement délibéré. Nous retiendrons ici deux documents : la plaquette intitulée « Les lignes directrices de Milano Smart city » éditée en 2014 pour décrire le cadre du programme MSC16 et une séquence audiovisuelle réalisée par Cisco à l’occasion de l’Exposition universelle de 2015 au cours de laquelle plusieurs responsables ont exposé la stratégie qui préside aux diverses réalisations17.
26Sur le site du programme, la présentation précise que la plaquette rend compte d’un travail d’une année, un
- 18 « Il lavoro descritto all’interno del documento “Linee Guida Milano Smart City” è il risultato di u (...)
« parcours [qui] a été nécessaire pour avoir une vision d’ensemble de tout un procès smart qui était en partie sous-jacent à certaines des actions déjà mises en place ou planifiées par l’administration et la société milanaise dans son ensemble et a permis d’identifier et de définir concrètement les lignes d’orientation de Milano smart, déclinées à l’intérieur du document » (nous traduisons)18.
- 19 « Milano promuove nuove forme di welfare comunitario e di territorio, attraverso il ricorso a nuovi (...)
27L’idée d’une ville en procès de constitution est donc affirmée à la fois dans le contenu du document, dans sa genèse et dans la manière dont il est présenté : dans le média, dans le procès et dans le discours. La brochure se présente comme une panoplie (Labelle, 2007) : il n’y a pas de définition globale de la « smart city », mais une série de laboratoires (labs) qui chacun cristallise un service, une justification et de l’informatique. Par exemple, au titre du « laboratoire d’inclusion sociale et de diversité », on peut lire : « Milan promeut de nouvelles formes de sécurité communautaire et du territoire à travers le recours à de nouveaux outils pour le soutien et la promotion de services partagés et moments de convivialité »19. À l’instar de « la société de l’information », la « smart city » n’est pas explicitement définie comme un projet d’informatisation, mais le jeu des cadres met en place cette assimilation à partir de ce qui est commun aux objets.
- 20 « L’idea e quella di lasciare come lega si alla città proprio una città più digitale più intelligen (...)
28On retrouve l’omniprésence de la panoplie dans la séquence vidéo avec les images accompagnant les déclarations des responsables : une constellation de micro-séquences associant des espaces urbains, des dispositifs innovants et des usagers. Ces images ponctuent un discours orienté vers la description d’une ville prochainement accessible. La conclusion donnée par Cristina Tanaji, adjointe à la politique pour le développement économique, l’université et la recherche, présente le projet de l’équipe municipale comme voué à porter ses fruits dans l’avenir. Elle déclare que « l’idée est de laisser comme héritage une cité plus digitale, plus intelligente et aussi plus inclusive du point de vue de la citoyenneté, donc plus accessible »20. On notera que, par glissements successifs, la structure de la phrase neutralise les différences entre technique, connaissance, politique, usage et socialité. C’est là. La ville intelligente s’affirme, non dans l’un de ces espaces, mais dans celui où ils se confondent.
29Toutefois, la structure des images comporte en elle-même une valeur d’utopie sociale. La succession des plans procède par superposition et fusion de deux espaces : un plan de « vues » stéréotypées de la ville et une nébuleuse de formes graphiques flottantes qui appartiennent à un certain lexique du visible (Colombo, Eugeni, 1996 : 15), à une grammaire des formes privilégiées de figuration de la ville intelligente (Bonaccorsi, 2019) : phylactères, diagrammes, courbes, graphes, flèches, points et lignes scintillants. Aucun de ces graphismes n’est identifiable, ni référé à une fonction ; ils ont une pure valeur connotative, signifiant la présentification potentielle des données. J. Bonaccorsi (2019 : 226) désigne par le nom de « ville écran » ce collage par superposition translucide dans lequel le motif de la ville intelligente vient inscrire ses figures sur les paysages comme sur un support : « Le texte sans support renvoie à la fantasmagorie d’une représentation du texte numérique comme une substance sans consistance, ubiquitaire, et qui détermine pour le lecteur/scripteur une place proprement télépathique ». L’esthétique de l’image joue des textures pour rendre à la fois omniprésente et évanescente cette ville en réserve de sa force, créant des degrés de présence variables, que Maria Giulia Dondero (2014 : 86) nomme des « modes d’existence ». Par le jeu de la lumière évanescente, des couleurs diaphanes, du flou, « l’intensité de la présence (et de l’absence) […] peut être virtualisée autant qu’en train de s’actualiser, de se réaliser, de se potentialiser ». En l’occurrence, on peut appliquer à cette séquence audiovisuelle la même analyse que la chercheuse applique aux préfigurations du chantier des Halles : « Une présence qui serait en train de s’actualiser mais qui, sur ce chemin, rencontre des obstacles. Dans ce cas précis, l’obstacle est temporel – le temps et le travail qu’il faudra pour réaliser le projet – et est signifié par la densité floue de la matière sensible » (ibid.).
- 21 Le Corriere della sera est un quotidien italien d’information générale dont le siège est à Milan.
- 22 La Galleria Vittorio Emanuele II est une galerie commerçante de Milan dont la construction de style (...)
- 23 J. Koons est un artiste plasticien et sculpteur étatsunien.
30Si nous traduisons ces figurations en termes d’aspect, nous constatons que C’est là, mais sur le mode d’un futur aussi impérieux qu’indéfini : Ça va donner, mais on ne dit pas quoi. Le travail des motifs et de la texture fait exister le futur en tant que potentiel dans l’actuel. Mais cette ville future, inchoative, n’en est pas moins bel et bien là, donnée, immédiate, dans sa présence et la violence de ce qu’elle efface. Pour le comprendre, il suffit de confronter ces images récurrentes à ce que révèle un réel travail d’observation attentive des espaces de la ville et de ses écrans. À l’époque où ces motifs se déployaient sur l’internet, nous avons pu analyser à Milan un écran publicitaire géant de Samsung sur les murs en réfection du Duomo. Les panneaux explicatifs sur l’histoire du Corriere della sera21 situés dans la Galleria Vittorio Emanuele II22 avaient fait place à la façade du magasin Louis Vuitton exhibant un sac réalisé par Jeff Koons23 avec la Joconde ; un récit transmédia de Giorgio Armani s’affichait sur écrans géants sur les places de la ville et une rue avait été investie par l’exposition commerciale sur les industries du lin. Mais rien de tout cela, qui donne du relief aux fantasmagories de l’écran et des passages, n’existe dans la représentation de Milano smart city.
- 24 Dossier de consultation « mobilier urbain intelligent », Mairie de Paris, 2010. Accès : https://tel (...)
31En 2010-2011, la ville de Paris a publié un appel d’offres intitulé « Mobilier urbain intelligent » (MUI). Celui-ci prévoit l’installation in situ de dispositifs expérimentaux, mais pose d’emblée que l’expérience sera temporaire (six mois, éventuellement renouvelés une fois) et que les concepteurs devront désinstaller les objets. Il « a pour objectif de permettre l’occupation temporaire du domaine public de la Ville de Paris afin de permettre aux candidats retenus d’expérimenter des techniques innovantes en matière de mobilier urbain »24. Permettre pour permettre, en somme. Le terme intelligent est redéfini actualisé par une liste de domaines d’application et l’appel mentionne que, « aujourd’hui “inertes”, ces mobiliers urbains seront demain interactifs, en intégrant de nouvelles technologies dès à présent disponibles sur le marché : écrans tactiles pour les abri-voyageurs, les cabines téléphoniques, les panneaux d’information, etc., puces RFID, NFC, ou encore Tag 2D pour les mobiliers plus petits ». Aussi la communication autour de l’opération prend-elle logiquement la forme d’une panoplie de 40 projets donnés sous la forme d’une liste. L’insistance sur le caractère éphémère du projet se prolongera d’ailleurs par la raréfaction des documents liés à cette expérience sur le réseau, puis par le changement de nom des structures consacrées à ce type d’expérimentation à Paris.
- 25 Projet nAutreville. Conception : Maria-Laura Méndez Martén en partenariat avec Anabole, hébergé par (...)
32La visée inchoative de ce dispositif (au sens des politiques publiques) étant établie, voyons comment la logique de la donnée trouve à se figurer dans un dispositif particulier (au sens médiatique du terme). Nous choisissons de consacrer une analyse à la présentation audiovisuelle d’un projet réalisé avec le concours de plusieurs structures, le projet baptisé « nAutreville »25. Il s’agit d’un panneau mobile installé dans le square du Temple et défini comme doté de « réalité augmentée ». Ici encore, la séquence vidéo met en parallèle le discours de la conceptrice et une série de petites scènes filmées, centrées sur le dispositif autour duquel les images de la ville sont distribuées. Celles-ci sont de trois types : quelques aperçus du site d’implantation (dont certains utilisent la transparence et les reflets de l’écran) ; des visualisations filmées sur l’écran lui-même ; des gestes d’habitants saisis en plan serré selon un principe de fétichisation du corps propre aux fantasmagories de l’écran.
33Le texte et l’image obéissent au genre « démo », c’est-à-dire qu’ils parcourent les possibilités fonctionnelles du système. Très mobile, la caméra conjugue des plans décontextualisés et contextualisés (le « réel » et l’« augmenté ») et circule entre la ville, le quartier, les usagers, la matérialité du dispositif, les cadres de l’écrit d’écran de manière fluide et insensible. Cette virtuosité filmique met en relief le caractère complet, autosuffisant, autoréférent, de l’objet qui s’insère dans la ville, la manipule, la lit, l’interprète, l’exploite et, finalement, la contient. Le schème dominant ce discours ouvert sur des micro-récits de pratique est la démonstration du potentiel de ce dispositif et des services qu’il rend possibles. La présence aux côtés de la conceptrice des usagers en délégation d’énonciation gestuelle accroît la crédibilité de la monstration/démonstration.
34Le discours est organisé autour de deux idées essentielles : un dispositif totalisant qui augmente la ville réelle tout en la conservant et un ensemble de récits des actions potentielles. L’entrée en matière résume ce propos, qui donne une forme extrême à la présentification. La conceptrice déclare que « c’est une vitrine numérique du quartier qui permet de superposer la ville numérique, donc les informations numériques d’un quartier, à la vie réelle du quartier ». Les récits accompagnés du geste mettent en jeu la « tension entre le visible (l’image) et l’invisible (les données) » déjà décrite (Bonaccorsi, 2015 : 7). Assurant « en temps réel » la médiation entre l’espace urbain, le geste, le support et l’écran, le discours audiovisuel rend visible ce que J. Bonaccorsi nomme l’opéral. Le panneau, poursuit la conceptrice du cas étudié, « sert à découvrir l’identité d’un quartier », ajoutant que, « en [le] tournant[,] on dévoile les informations qui sont à proximité » ; « lorsque je clique je peux avoir les informations directement » ; « voilà donc la rue Eugène Spuller qui passe devant la mairie, on la voit ici ». Dans le jeu du discours et de l’image, la scénographie « fait cercle avec la norme » : elle rend présent et nécessaire un geste dont l’efficacité est garantie à l’avance même si, purement démonstratif, il n’a en l’occurrence ni nécessité, ni sens. Dans cette sorte particulière de ville (intelligente) fantôme que laisse derrière elle l’expérimentation éphémère, il n’est pas nécessaire que l’usager ait une raison d’agir ou un parcours à réaliser pour que la démo soit concluante. En effet, même s’il demeure ouvert à tous les possibles, ce futur est de l’ordre du déjà-là, car, nous dit encore la designer, les « fonctionnalités […] répondent au concept général de comportement d’un citadin dans la ville » (ibid.).
35Le livre de l’ingénieur et historien des techniques Antoine Picon (2013 : 8), Smart cities, s’annonce comme l’analyse critique d’une utopie. Son sous-titre, « Théorie et critique d’un idéal auto-réalisateur », indique une telle posture. Et, de fait, l’auteur souligne que « les écueils ne manquent pas lorsque l’on cherche à préciser le contenu d’une notion aussi floue ». Il s’emploie à confronter les discours euphoriques aux conditions d’exercice de la politique et de la culture ; dans la lignée de l’anthropologie des sciences, il insiste sur les couplages complexes entre culture et technique ; il dénonce l’idéal cybernétique qui voudrait optimiser le contrôle des pratiques sociales et défend une ouverture des processus de communication. Pourtant, il n’échappe pas à la logique inchoative décrite ci-dessus. Il est important de le comprendre car on a affaire à un propos autorisé (Oger, 2013) formulé par un expert des techniques.
36C’est là. Comme les auteurs qui, au tournant du siècle, critiquaient « la société de l’information » mais en présupposaient l’existence, A. Picon en vient, peu à peu, dans le mouvement même de sa rhétorique, à assumer une catégorie qu’il entend pourtant garder à distance. C’est ce que S. Labelle (2001 : 75) nomme le « basculement discursif », cette « tentative initiale de retranchement et de distanciation à laquelle s’enchaîne une formule d’acquiescement ». A. Picon estime qu’« on sait un certain nombre de choses sur la ville intelligente », mentionnant par exemple l’usage intensif des technologies de l’information et de la communication et l’hybridation de l’électronique avec le physique, avant d’évoquer des enjeux comme l’environnement. Ainsi, au fil du texte, les termes intelligente et augmentée perdent-ils leurs guillemets. Ce qui était peut-être inévitable dans la mesure où, pour A. Picon, la réalité augmentée « constitue de plus en plus le cadre de référence d’une expérience urbaine où les atomes et les bits tendent à se présenter ensemble » (ibid. : 32), ce qui laisse peu de chance à l’analyse des médiations de la communication et à celle de la matérialité des dispositifs. Quant à la carte, elle lui « apparaît comme une interface assurant la correspondance entre mondes physique et numérique » (ibid. : 108), ce qui ne favorise pas l’analyse des effets de présence et de sujet. Ainsi le texte est-il conduit à construire peu à peu une homologation de plusieurs équivalences : celle de la ville intelligente avec l’avenir des villes, celle de l’intelligence avec l’information puis l’informatique, celle des construits documentaires avec une réalité augmentée, celle des textes avec des données puis des bits, etc. Mais, surtout, celle d’un concept politique, la smart city avec une panoplie de dispositifs, puis de cette panoplie avec une future forme de vie.
- 26 Le projet Google Glass est un projet de recherche et développement de la société Google portant sur (...)
37Le cahier central concentre les effets de cette conception inchoative de la ville. En effet, ces 35 pages de photographies et graphismes associés à des légendes et présentés sur un papier de couleur reprennent la plupart des dispositifs remarquables qui constituent le squelette du livre. Le C’est là des données s’illustre (dans tous les sens du terme) dans cette série de prodiges : une anthologie d’objets qui assigne à l’auteur la place du vulgarisateur. Nous n’avons pas ici le loisir de commenter l’esthétique des images qui est aussi intéressante que leur thématique. La ville intelligente est là, présentifiée mais énigmatique, l’énigme la plus importante résidant dans ce que nous pouvons en faire. Aussi les légendes portent-elles à son comble la dynamique du Ça va donner, avec le retour des formules annonçant un procès en puissance. Les Google Glass26 incarnent « la montée en puissance d’une informatique ubiquitaire » ; « les panneaux d’information deviendront capables d’échanger des informations » ; une plateforme est « susceptible de générer des emplois » ; un dispositif a été créé « afin de diminuer les coûts » ; la ville intelligente « se veut une ville sensuelle ». Les lignes de fuite sont innombrables autour de tous types d’objets qui « peuvent déboucher sur… », sont « destinés à », « dans une perspective de », d’une « importance croissante », « pour l’instant », « il devient possible de » ; « de nouvelles possibilités de… ». Quelques nuances que le texte apporte aux enthousiasmes présents, la ville intelligente est là sur la couverture et elle va donner dans les images.
38Les pages qui précèdent se sont employées à saisir ce qu’on pourrait nommer un tour discursif lié à un moment historique dans lequel la sophistication et l’industrialisation des dispositifs de représentation interviennent de plus en plus intensément dans notre relation à nos espaces de vie. Sans doute la ville constitue-t-elle à cet égard un objet privilégié dans la mesure où elle offre particulièrement l’occasion de figurer et de représenter le social au sein des espaces vécus. Le politique trouverait donc l’une de ses figures les plus fortes – les plus présentes, les plus difficiles à discerner – dans ce nouvel avatar de l’urbs (avec son forum numérique) qui rend assez indiscernable la polis. Ce qui est peu douteux, c’est que les représentations de la ville mettent en jeu l’espace dans le temps et, pour cette raison, nous conduisent à incorporer tout particulièrement, par l’image et par l’imaginaire, des conceptions de notre propre histoire. De cela, l’article aura donné seulement quelques aperçus. Sans prétendre décrire un moment des cultures de la ville, nous voudrions avoir montré qu’il faut prendre au sérieux les chronotopes médiatiques dans la genèse des figures de l’urbanité.