La vue totale est aussi la vue de nulle part
(Latour, Paris ville invisible, 1998)
- 1 Nous remercions nos premiers relecteurs, Marion Colas-Blaise, Jean-François Bordron et Enzo D’Armen (...)
1L’article interroge les nouvelles représentations de la métropole contemporaine1. D’emblée, nous exclurons les représentations visant à décrire son territoire de manière totalisante et englobante (cartes, photographies aériennes, photos panoramiques à 360 degrés, etc.) et focaliserons notre attention sur les représentations engendrées par la collection des données massives et, plus précisément, sur les visualisations qui résultent d’analyses statistiques et computationnelles des pratiques habitantes et touristiques.
2En premier lieu, ces pratiques urbaines font l’objet d’une objectivation et d’une traduction en images (il s’agit, par exemple, de millions d’images partagées via des téléphones portables sur des plateformes telles Instagram). En deuxième lieu, en raison de leur nombre massif, ces images se transforment en données exploitables par des logiciels. En troisième lieu, le travail des algorithmes permet d’analyser ces données visuelles et d’en donner comme produit final une visualisation plus ou moins interactive. Il s’agit du chemin réalisé par l’historien de l’art et computer scientist, Lev Manovich, en collaboration avec des artistes newyorkais (Daniel Goddemeyer, Moritz Stefaner, Dominikus Baur), auteurs d’un célèbre projet d’analyse de données urbaines, On Broadway (2014), promu par la New York Public Library (NYPL).
- 2 Sur l’aspect métavisuel de ce genre de visualisations, voir M. G. Dondero (2019).
- 3 Plusieurs chercheurs ont abordé la question du numérique comme lieu de commensurabilité de différen (...)
3L’objectif est non seulement de réfléchir aux rapports entre vues globale et locale de la ville d’un point de vue épistémologique, mais aussi et surtout de comprendre les visualisations d’images2 qui, dans le cas de On Broadway, sont constituées en bonne partie de prises de vue photographiques des habitants de la longue avenue newyorkaise. En effet, ces visualisations de données sont en grande partie constituées de photographies (prises par les habitants, produites par Google Street View, etc.) qui offrent une traduction visuelle des pratiques urbaines ; ensuite, ces traductions sont rendues commensurables3 les unes les autres en tant que données numériques et, enfin, analysées — via l’instrument de la visualisation —, comme on s’en aperçoit face à cette première visualisation qui présente le projet On Broadway (figure 1).
Figure 1. On Broadway, The view of the complete 13 miles of Broadway in Manhattan (D. Goddemeyer, M. Stefaner, D. Baur, L. Manovich, 2014), présentation4
4Dans le présent article, il s’agira de comprendre la manière dont deux chercheurs, Bruno Latour et Lev Manovich, respectivement sociologue des pratiques scientifiques et théoricien des médias et computer scientist, peuvent contribuer à la réflexion sur les mouvements de l’urbain. Le premier l’a fait en connectant et rendant visibles les données cachées produites par chaque institution, les oligoptiques constituant Paris ville invisible (Latour, Hermant 1998) ; le second, en collectant des données massives venant également de plusieurs institutions — données qui demandent à être travaillées par des algorithmes et, en même temps, à être visualisées pour que notre perception puisse en juger et en jouir.
5B. Latour l’avait déjà préconisé dans son beau livre Paris ville invisible (Latour, Hermant, 1998 : s. p.), la ville, autant que la société, ne se découvre pas seulement d’en haut, mais bien de l’intérieur et d’en bas :
« Paris adore les points de vue et les terrasses, les panoramas et les belles vues […] toujours à la recherche d’une vue englobante qu’elle ne peut évidemment pas obtenir, puisque chaque nouveau point de vue total bouche la vue du précédent, entraînant à travers la ville autant d’opacités que des visions » (nous soulignons).
6Comme l’a très bien affirmé B. Latour, la ville ne se dévoile pas à l’observateur par des représentations panoptiques et/ou illustrant sa surface banalement visible. Pour arriver à la connaître, il faut la suivre à la trace, à travers ses interstices, ses infra, et tout ce qui est invisible lorsqu’on la regarde frontalement ou d’en haut. Pour la connaître, il faut la pénétrer à travers ce que B. Latour appelle « les oligoptiques et leur déambulation » (ibid..), les vues de travers, dirions-nous, et, plus généralement, toutes les vues partielles, myopes même, qui résultent des pratiques réelles des habitants. Par « oligoptiques », B. Latour entend des services fournis par des institutions diverses telles l’électricité, la téléphonie, la circulation, la météorologie ; en somme, toutes les infrastructures, les bureaucraties et les pratiques urbaines souterraines qui révèlent, dans leurs relations et leur « cheminement », le fonctionnement d’une ville, sa densité de connexions, voire les assemblages et les réassemblages de connexions. Parmi ces oligoptiques souterrains étudiés par B. Latour, les centres de calcul déployés dans le projet On Broadway de Lev Manovich seront au cœur de notre investigation. Il s’agira notamment de voir la manière dont les données photographiques produites et ensuite partagées sur Instagram par les habitants et les touristes de la ville, mais aussi les images prises d’en bas par Google Street View, et d’autres données institutionnelles informent sur la vie de la longue avenue de Broadway.
- 5 Sur la relation entre chaîne de référence et connaissance scientifique, voir par exemple B. Latour (...)
7Avant de procéder, il faut pourtant expliquer ce qu’on entend par « déambulation des oligoptiques ». B. Latour entend le fait que, dans le déroulement de la « chaîne de référence »5 – dispositif permettant d’atteindre une connaissance solide de tout objet d’investigation –, chaque nouvelle trace de celui-ci (les pratiques de la ville traduites en images, par exemple) dépend de la précédente et, d’une certaine manière, la transforme, la complète et la réajuste. Les centres de calcul qui recueillent différentes sortes de données – qui, dans le cas de On Broadway, proviennent de différentes institutions et des réseaux sociaux (Twitter, Instagram, Foursquare, NYC Taxi and Limousine Commission-TLC, US Census Bureau, etc.) – ont la tâche de les connecter pour les faire signifier. Les visualisations qui résultent de cette connexion et traduction de données ne sont jamais des visions à ambition globalisante, mais des diagrammes à explorer.
- 6 Foursquare est un média social créé à New York en 2009 permettant à l’utilisateur d’indiquer où il (...)
8Il faut préciser que ce que B. Latour appelle la vue globale peut être rapprochée en première instance des visualisations de toutes les images et de toutes les données collectées chez L. Manovich et la vue locale à chaque image et à chaque donnée constituant la collection. En effet, le projet de L. Manovich et de ses collègues est d’analyser le rapport entre le local et le global, à savoir entre l’événement singulier photographié/partagé sur Instagram ou détecté par Foursquare6 et la vision globale et englobante qui n’est plus identifiable dans la vue surplombante dont fait mention B. Latour mais bien dans le travail des algorithmes qui analysent les données produites par les différentes institutions citées.
- 7 Pour une étude très informée sur le travail des algorithmes, voir E. Finn (2017).
- 8 Sur la relation entre vulgarisation de l’expérience scientifique et esthétisation, par rapport aux (...)
9Le travail des algorithmes peut se caractériser comme une modulation constante, un ajustement itératif entre des informations qui rentrent dans la machine qui calcule et le traitement de ces informations7. Les « formes » de ces montages de données sont destinées à se métamorphoser continuellement, à passer d’un état à un autre, puisque ces formes continuellement recalculées sont en mouvement constant, en déambulation permanente : de nouvelles données et de nouvelles images peuvent toujours s’ajouter, ainsi que de nouveaux paramètres d’analyse et de visualisations alternatives de ces dernières. Dans ce sens, toute stabilisation représentationnelle de la ville doit être considérée comme un artifice et un figement temporaire, exclusivement utile en vue de la présentation, voire de la vulgarisation/ esthétisation8 de l’expérience.
10Pour présenter encore mieux les rapprochements possibles entre la méthode de L. Manovich et celle de B. Latour, nous pouvons focaliser notre attention sur la relation des vues partielles entre elles. À ce propos, il faut rappeler que l’étude des oligoptiques chez B. Latour équivaut à effectuer un travail d’analyse propre au parcours du scientifique qui suit les traces des phénomènes de médiation en médiation, et qui conçoit ce parcours d’une trace à l’autre comme la preuve et la démonstration de la solidité (il s’agit bien d’une chaîne !) de la connaissance scientifique. Dans le modèle de B. Latour, la seconde inscription porte de l’information par rapport à la première et ainsi de suite, de telle sorte que l’information lisible sur une inscription remonte à une information portée par la précédente. La dernière inscription d’une chaîne de référence n’a de valeur que par l’ensemble des inscriptions qui permet de faire transiter la dernière information en remontant pas à pas la chaîne de manière à aboutir à la première inscription du phénomène initial sur lequel porte l’analyse.
11De la même manière, L. Manovich ne vise pas à donner une seule vue globale des villes qu’il étudie, mais bien à rendre compte du parcours de croisement des différentes perspectives sur la ville. À cet effet, il construit de multiples portraits constitués d’images finissant par faire éclater la vision unique et utopique de la ville en des visualisations la montrant toujours différente selon les critères et les paramètres à travers lesquels on décide d’ordonnancer ces images. Sa démarche peut être considérée comme une approche scientifique s’appuyant sur la contre-vérification (cross-verification, Manovich, 2017) des visualisations multiples qui fonctionnent comme des analyses alternatives et complémentaires des images incluses dans une collection. Chacune de ces visualisations – dont une est déjà visible dans la figure 1 – est une expérimentation sur une collection d’images et peut être conçue comme une perspective partielle sur la collection globale d’images étudiée. C’est justement le caractère partiel de chacune de ces visualisations analytiques, ainsi que de la vue de la ville offerte par chaque image prise par les habitants, qui nous intéresse dans le travail de L. Manovich. Car chaque image recueillie est une vue partielle de la ville prise par un habitant à un moment donné, de la même manière que chaque visualisation d’images est également une perspective partielle de la collection ; chaque visualisation dépend en effet du choix des paramètres d’analyses et de visualisation – car il s’agit de visualisations en partie interactive – qui en contraignent la perspective.
12Il peut paraître paradoxal d’affirmer que les visualisations de milliers d’images produites par L. Manovich dans le cadre d’un travail de computation n’ont aucune ambition totalisante ou panoptique. Nos affirmations sur le caractère partiel et expérimental de ces visualisations et sur leur statut d’oligoptiques s’expliquent par le fait que L. Manovich, tout en recueillant des milliers de données et en les travaillant via des algorithmes fondés sur des statistiques, ne vise pas forcement à offrir la vision de la ville, mais plutôt à montrer que les représentations, toujours partielles, de chaque preneur de vue, une fois montées et analysées ensemble au sein d’une visualisation, offrent plutôt des paramètres à comparer, des diagrammes à déchiffrer, des patterns à interpréter, des tendances à déceler – et non des réponses globales et définitives. Il faut avant tout trouver une manière de rendre justice à chaque vision partielle de l’habitant ou du touriste, à chaque institution ou pratique qui produit ses propres visions. Ensuite, ce sont les comparaisons entre différentes dispositions et groupements des images au sein des visualisations qui peuvent montrer les différentes facettes des pratiques urbaines.
13Venons-en plus précisément aux données recueillies et analysées dans On Broadway9. On Broadway est un projet réalisé en 2014 par L. Manovich et les artistes D. Goddemeyer, M. Stefaner et D. Baur. Sur une demande de la NYPL, cette équipe décide de se concentrer sur les données produites et échangées tout au long des 21 kilomètres de Broadway qui traversent Manhattan et d’en exploiter les différentes sources :
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- 10 Le Gnip est un service d’agrégation d’interfaces de programmation d’application (API) de médias soc (...)
Instagram : il s’est agi d’utiliser les services offerts par Gnip API10 et de télécharger toutes les images présentes sur Instagram géolocalisées et partagées dans la zone de Broadway du 26 février au 3 août 2014. La base de données contient 10 624 543 images, dont 661 809 proviennent de la zone sélectionnée de Broadway ;
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- 11 Twitter Data Grant est un projet pilote visant à donner accès aux données publiques et historiques (...)
Twitter : le Twitter Data Grant11 a partagé avec l’équipe de travail de L. Manovich tous les tweets associés à des images partagées dans le monde entier de 2011 à 2014. Après avoir filtré l’ensemble de ces données, L. Manovich et ses collègues ont exclusivement gardé les tweets partagés tout au long de la zone sélectionnée pendant la même période pertinente pour Instagram (158 jours en 2014) ;
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Foursquare : le média social a fourni des données via son API pendant quelques années et les check-in comptés sur Broadway à la période donnée sont notamment au nombre de 8 527 198 ;
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service de taxi : ce service concerne les informations sur le nombre de pickups et drop-offs des taxis, que l’équipe a obtenues de la part de la NYC Taxi and Limousine Commission (TLC). Après le filtrage utilisant les coordonnées fixées pour la zone de Broadway, la visualisation a pris en compte 22 millions de voyages (10 077 789 drop-offs et 12 391 809 pickups) ;
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- 12 Le Bureau du recensement des États-Unis (USCB) est une administration publique américaine dépendant (...)
l’American Community Survey (ACS) : elle a fourni à l’équipe des indicateurs économiques en rendant notamment disponible une investigation annuelle d’un échantillon de la population des États-Unis venant de l’US Census Bureau12. Le territoire est organisé en parcelles et, dans la partie sélectionnée par l’équipe, seul l’indicateur économique de la moyenne estimée des revenus de chaque foyer a été pris en compte dans l’étude.
Figure 2. On Broadway. Data Layers (D. Goddemeyer, M. Stefaner, D. Baur, L. Manovich, 2014), présentation
14Le montage de toutes ces données est explicité dans une image schématique (figure 2). Comme cette dernière le montre, les strates de données sont au nombre de dix, non seulement parce que cette visualisation « ajoute » aux cinq sources mentionnées les indications de localisation (tout en haut) et l’identification des quartiers concernés tout au long de Broadway, tels le Financial District, Chinatown, Soho, Greenwich Village, Midtown, etc. (tout en bas), mais aussi parce que chaque source d’information a été exploitée de manière à produire de multiples agencements de données. Par exemple, concernant Instagram, nous disposons d’une strate constituée de photographies et d’une autre constituée de l’analyse computationnelle du chromatisme de ces photos. Concernant Google Street View, une strate renvoie aux photographies des façades (« Google Street View : Facades ») et une seconde collecte les images du ciel (« Google Street View : Sky view »).
15Les visualisations constituant On Broadway sont de véritables analyses de données. Il faut entendre par analyse des opérations de division et de groupement réalisées en sélectionnant les paramètres pertinents. Dans le travail de L. Manovich et de beaucoup d’autres scientifiques en computer vision (vision par ordinateur), ces paramètres dépendent généralement de deux manières d’utiliser ou produire l’information :
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les métadonnées standard (heure de prise de vue, heure de partage, localisation, etc.) qui produisent des visualisations appelées « montages ». Ces métadonnées sont des informations décrivant les données pour les rendre identifiables dans la recherche automatique ;
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- 13 Dans de précédents travaux (Dondero 2017, 2018), nous avons identifié deux types de visualisations (...)
les descripteurs visuels (la forme, la couleur, la texture, etc.) qui produisent des visualisations qu’on peut nommer « diagrammes d’images ». Les descripteurs visuels ne sont pas « ajoutés » aux données comme les métadonnées, mais ce sont bien des qualités des données (telles les caractéristiques plastiques des images comme le chromatisme) qui sont extraites d’elles (feature extraction, Nixon, Aguado, 2002)13.
16Dans le cas de On Broadway, ce sont généralement les métadonnées qui ordonnent la séquence d’images à analyser – mais c’est l’extraction de qualités visuelles qui guide l’analyse computationnelle du chromatisme des photos (voir « Colors in Instagram photos » dans la figure 2). L’ordonnancement par métadonnées standard devient heuristique car il fait apparaître des patterns, à savoir de nouvelles morphologies. Ces morphologies émergent de la collection de données en dessinant de nouvelles formes de lecture des données, voire des nouveaux groupements de données qui informent sur leurs similitudes et différences. Ces dernières ne deviennent perceptibles que lorsque toutes les données se trouvent disposées sur une même surface, sur une même visualisation.
- 14 Pour une schématisation des résultats de l’enquête concernant « les deux Broadway », voir le site w (...)
17Pendant l’exploration de cette visualisation tactile que les auteurs effectuent sur le grand écran du dispositif (figure 5), et à mesure que l’on déplace son doigt d’une colonne à l’autre – et que l’on passe ainsi d’une zone à l’autre de la ville, ou d’une institution à l’autre –, on peut apercevoir la connexion de différentes données qui caractérisent une même partie de cette ville et percevoir les profondes différences qui parcourent les quartiers traversés par l’avenue Broadway. Ce qui compte n’est pas de (re-)découvrir le fait que Broadway est partagée en deux : une partie au sein de laquelle les touristes prennent un nombre important de photographies pendant que les taxis sont grandement sollicités et que la densité urbaine et des restaurants s’affichent à tout promeneur, et une partie où, au contraire, tout cela se fait plus rare et où, à partir d’Harlem, la moyenne des revenus par foyer tombe inexorablement. D’ailleurs, cette différence est mise en avant par deux visualisations (figures 3 et 4) qui diffèrent non seulement car elles renvoient aux deux pôles extrêmes de Broadway, mais aussi par la densité d’affichage des données14. La deuxième image montre que, vers la fin de la seconde partie de Broadway, ce qu’on appelle Inwood, les hauts bâtiments diminuent, la verdure réapparaît, Foursquare est peu utilisé, comme les taxis.
Figure 3. On Broadway. Focus on City Hall (D. Goddemeyer, M. Stefaner, D. Baur, L. Manovich, 2014), présentation
Figure 4. On Broadway. Focus on Inwood Hall (D. Goddemeyer, M. Stefaner, D. Baur, L. Manovich, 2014), présentation
- 15 La distinction entre touristes et habitants est faite automatiquement par Instagram car chaque comp (...)
- 16 Sur le site du projet, on peut lire : « Ce jeu de données, que nous avons créé pour cette étude, co (...)
- 17 Sur la social media inequality, voir A. Indaco et L. Manovich (2016) qui expliquent d’autres types (...)
18En outre, comme l’expliquent les membres de l’équipe sur le site du projet, on peut distinguer les zones où les touristes partagent le plus d’images, tandis que les habitants15 les partagent dans un nombre plus important de zones16 ; on peut également mesurer l’inégalité dans l’utilisation des réseaux sociaux dans les différents quartiers de la ville, soit la « social media inequality »17.
19Mais ce qui compte le plus est de pouvoir se promener, en déplaçant son doigt, dans toute rue qui rencontre Broadway et de reconstruire des connexions entre un certain type de photographies, leur chromatisme, les conditions économiques et sociales qui accompagnent le lieu où ces images ont été prises et/ou partagées, la densité des services urbains, de types architecturaux, des lieux de rencontre, des revenus des habitants. Ces connexions sont possibles grâce aux relations qui se tissent entre les photographies et toute sorte de données affichées sur la surface de la visualisation. En ce sans, la visualisation est déjà analytique en elle-même car, selon la disposition et les groupements des données sur la verticale et l’horizontale, on voit émerger de patterns caractérisant une région urbaine. Il peut s’agir de voir émerger des relations étroites entre la faible densité de prise de photos dans une zone de l’avenue et un certain revenu par foyer (UCSB) associé à un certain style architectural des façades du quartier (Google Street View). En effet, on peut parcourir l’avenue dans le sens de sa progression, à l’horizontale, et visualiser les changements d’une région à l’autre, notamment en termes de formes et de densité des services disponibles et utilisés. Mais on peut aussi focaliser l’attention sur un seul quartier, suivant un chemin vertical sur la visualisation. Dans ce dernier cas, nous obtenons des portraits de quartier via la densité et la disposition des données : le portrait de chaque quartier est produit par les patterns qui s’y dessinent par la mise en correspondance des données collectées et retravaillées. Certes, il s’agit de portraits abstraits car ils ne découlent pas d’une vision classique frontale des architectures mais bien de la disposition sur une seule surface des données provenant des différentes institutions et de différents utilisateurs de la ville et de ses services. Cette disposition et les connexions entre les différentes strates de données au sein de la visualisation ont été déterminées par les calculs algorithmiques, mais l’observateur peut explorer leurs relations à travers le mouvement de son doigt qui lui permet de focaliser l’attention sur un quartier plutôt que sur un autre, d’apprécier l’analyse chromatique des photographies partagées, de mettre en relation un certain style architectural des façades…
20La figure 5 montre la manière dont on peut choisir la perspective d’exploration des données : faire défiler les images pour suivre à la trace les changements perceptibles tout au long de Broadway, comparer différentes densités d’affichage des données, focaliser l’attention sur un seul quartier et l’explorer à la verticale, etc.
Figure 5. On Broadway (D. Goddemeyer, M. Stefaner, D. Baur, L. Manovich, 2014), présentation
- 18 La notion d’« énonciation machinique » a été proposée et analysée par P. Basso Fossali (2008) dans (...)
- 19 Les gestes de réunir et positionner la masse de données sur une seule surface peuvent être compris (...)
21On constate que l’analyse quantitative de données massives produit une nouvelle façon d’exposer les images et de les mettre à la disposition du visionnage de l’observateur. Cette manière dépend d’une « énonciation machinique18 » : les gestes de réunir une totalité de données et de, ensuite, la positionner sur la surface unique de la visualisation19 sont des actions pouvant être exclusivement réalisées par un geste machinique. En outre, nous pouvons agir sur la taille des images par un simple geste de « pinçage » sur écran. Toutes les images changent de dimension, toutes au même moment à la suite d’une simple manipulation de l’observateur/analyste. Ce qui est étonnant pour la perception humaine est que, avec un seul geste, associé à un geste contraire, il est possible de modifier la taille des images et de revenir en arrière, à celle d’origine, en moins d’une seconde.
22Cette visualisation interactive permet aussi de choisir la densité de l’affichage des données et des images (peu d’images, larges et déployées dans leur globalité, ou beaucoup d’images, qui perdent alors la perception de la spécificité et de l’unicité), de choisir la finesse et les croisements de l’information, ainsi que de comparer les différentes pratiques médiatiques et économiques des quartiers qui donnent sur Broadway. En somme, il est possible de construire un portrait de chaque quartier à la verticale et, en même temps, de reconnaître les changements graduels (ou, au contraire, des transformations brusques) entre les quartiers donnant sur Broadway sur l’horizontale via les différentes formes et densités texturales dessinées par les patterns. Car la ville devient, d’un point de vue global, une affaire de patterns et, d’un point de vue local, de relations entre des perspectives individuelles (les photographies) et les informations concernant les collectivités (le service des taxis et les revenus).
23Une telle approche de la visualisation permet de croiser les données « simples » qui sont la trace d’un point de vue subjectif (la perspective de la prise et le sujet des photographies), celles qui analysent ces mêmes photographies avec des moyens statistiques et computationnels (les visualisations de leurs tonalités chromatiques) ainsi que les données qui trouvent leurs sources dans les statistiques économiques de la ville et qui se situent à l’opposé de l’énonciation individuelle des photographies.
- 20 Sur la distinction entre close reading et distant reading, voir F. Moretti (2013).
24Que reste-t-il au fond de notre manière de regarder (« close reading ») telle que nous la pratiquons face à des livres de reproduction d’images, dans cette démarche qui vise à tout visualiser (« distant reading »)20 d’un coup sur une visualisation que nous pouvons, en petite partie, manipuler ?
- 21 Sur la visualisation des données qui réalise des opérations d’abstraction et symbolisation, voir J. (...)
25L. Manovich (2017) précise que ses visualisations permettent à la fois une vision rapprochée et une vision distante des données analysées, parce que ce genre de visualisation englobe une vision quantitative des objets d’étude tout en rendant possible de se focaliser sur une petite partie de la collection de données et de démarrer une analyse qualitative. En effet, les visualisations de ce qu’on appelle la media visualization ont ceci de spécifique que, à la différence de la visualisation traditionnelle de données, elles mettent en scène la collection des données en tant que telle, à savoir sans la réduire à des schématisations faites de symboles. Autrement dit, la différence par rapport à la visualisation classique de données est que, avec la media visualization, les collections d’images ne subissent pas des processus d’abstraction21. Dans la visualisation traditionnelle des larges collections d’images, ce processus d’abstraction a d’ailleurs comme conséquence l’impossibilité, pour un observateur, d’accéder au corpus originel qui l’a généré et d’éventuellement en sélectionner une partie (et de vérifier ainsi le caractère pertinent de la visualisation). Nous pouvons donc affirmer que les visualisations de L. Manovich ont un statut scientifique non seulement en raison de la contre-vérification (cross-verification), mais aussi parce qu’elles ne sacrifient pas le corpus à la visualisation, ce qui veut dire que le corpus reste accessible et vérifiable au sein de son opération d’analyse.
26Si, chez B. Latour, il s’agissait d’opposer une vision englobante et d’en haut de la ville à une chaîne de visions interstitielles où aucune image ne peut résoudre ni totaliser un savoir sur la ville – de la même manière qu’aucune image isolée ne peut représenter aucun phénomène dans la recherche scientifique –, la proposition de L. Manovich peut être interprétée comme une manière de poursuivre la démarche de B. Latour. En effet, l’expérience de On Broadway collectionne les données fondamentales et invisibles caractérisant une ville, ou une partie d’elle, et en produit des portraits tout à fait instables, en partie manipulables, en transformation selon nos requêtes et selon les paramètres mis en avant.
27Dans cet article, notre objectif est de valoriser le travail de médiation constant qui commence avec la collection des données, leur filtrage, se poursuit par leur « mise en commensurabilité » via l’écriture numérique et par l’analyse algorithmique. Si, chez B. Latour, les données des institutions pertinentes pour faire émerger le Paris invisible pouvaient se laisser visualiser par des graphes, chez L. Manovich, les caractéristiques et les pratiques urbaines à étudier tout au long de Broadway se multiplient en raison des partages des données sur les réseaux sociaux ainsi que d’une possibilité accrue de mesurer chaque déplacement, utilisation d’un service, etc. C’est pour toutes ces raisons que, avec L. Manovich, contrairement à B. Latour, le calcul devient nécessaire pour comprendre, décrire et visualiser les pratiques urbaines. Si, à la source de ce projet, la perception est l’instrument de saisie de la ville, cette saisie est ensuite retravaillée conjointement avec des données non directement perceptibles telles les montants des revenus. Enfin, c’est le calcul qui permet des visualisations analytiques des différentes saisies de la ville, venant des individus et des institutions, qui sinon demeureraient éparpillés et muets.