2Dans la première partie, nous reviendrons sur l’organisation professionnelle des agences de communication contemporaines, les routines structurantes de la profession, et dans une approche dynamique nous montrerons que ces dernières sont corrélatives des modifications structurelles des médias – qui les font exister in fine. Dans la seconde partie, nous montrerons comment ce bouleversement de l’équilibre entre l’information et la communication mène à des emprunts, symboliques et matériels, de la part des agences de communication qui, pour maintenir leurs routines de travail, puisent dans les codes légitimes de l’information, participant donc au brouillage des frontières entre les deux espaces.

Routines et crises rhétoriques des agences
face à l’éclatement de l’offre médiatique

La structure de production de l’agence de communication

Encadré 1 : Terrains et collecte des données La collecte des données de cette enquête s’est faite en trois temps. Premièrement, nous avons réalisé une ethnographie participante durant sept mois dans une agence de publicité parisienne. L’agence X est « indépendante », c’est-à-dire qu’elle ne fait pas partie d’un conglomérat publicitaire, ce qui est aujourd’hui la norme, à l’image de Publicis et Havas (Mattelart, 1989). On retrouve cependant sur ce terrain les traits pertinents des agences de publicité contemporaines : de multiples budgets et clients positionnés dans différents secteurs spécialisés de la division du travail ; et un large continuum de dispositifs publicitaires présentés ainsi : « Nos métiers : stratégie de communication ; création de contenus ; identité visuelle et graphique ; production événementielle ; communication digitale, e-influence, e-réputation ; relations médias et bureau de presse ; media training et communication de crise ; stratégie de partenariat. » Cette variété phénoménale de biens et de dispositifs de promotion permet d’appréhender la diversité de la publicité caractérisée par une forme de flou (Neveu, 1994). L’agence X est de taille moyenne, elle salarie 30 travailleurs, on y observe une division classique entre fonction commerciale et fonction créative, appuyée par des postes de coordination : les chefs de projet. C’est depuis ce dernier poste que l’enquête a été menée, en tant que salarié de l’agence participant à la coordination entre le client et les forces productives, et en interne entre les créatifs et les commerciaux. Ce poste permettait une observation privilégiée des interactions entre les différents travailleurs et les clients. Ces routines éclairaient la centralité de la question des effets du message publicitaire. Afin de pallier les écueils de la monographie participante, une seconde enquête ethnographique est réalisée dans une autre agence de publicité, comportant des caractéristiques de production similaires à la première, mais permettant une observation à une échelle plus large : l’agence Z est composée d’une centaine de salariés, sur plusieurs lieux de production en France, de plus, elle est intégrée à un conglomérat publicitaire. Nous avons ainsi systématisé les observations de la première enquête en tant qu’habitus professionnel constitué par la croyance dans l’effet du message publicitaire. L’objectivation des pratiques par la sociologie bourdieusienne se justifie du fait des critiques de la publicité, l’analysant comme seulement le reflet mécanique des intérêts dominants. L’approche bourdieusienne, critiquant la théorie marxienne d’un « reflet » de la pensée dominante dans les biens symboliques, entre en résonance avec l’observation empirique des interactions à l’œuvre dans la production publicitaire et permet de penser « l’autonomie relative » (Bourdieu, 1977) des producteurs. Ce second terrain permet aussi d’explorer une autre piste au cœur du présent article. En étant affecté à un service spécialisé dans la production de contenus, on observe que les routines de production du contenu publicitaire recoupent les routines traditionnelles de la production journalistiques. Ce rapprochement de la publicité et du journalisme est d’autant plus étonnant qu’il est construit par les deux professions comme contre-nature. Pourtant, au sein de l’agence Z, au-delà des routines hybrides, on observe des trajectoires éponymes : sur 25 publicitaires produisant des contenus plus de 10 sont passés par le journalisme. Toujours afin d’éviter une forme d’enfermement monographique, dans un troisième temps, nous avons mené une série d’entretiens semi-directifs, afin de confirmer les données ethnographiques. Cette série d’entretiens se fonde sur l’étude des trajectoires de nos enquêtés. On y note plusieurs passages par des rédactions de pure players, premièrement codées dans « l’espace journalistique », mais dans un secondtemps, on note qu’au-delà d’une façade médiatique, ces espaces s’apparentent à des agences de communication classiques. Le nombre limité d’entretiens (n = 5) menés au sein de l’agence Y demanderait une enquête plus approfondie sur ces agences de communication rédactionnelle ; ces entretiens permettent plutôt ici d’affiner le modèle théorique formalisé sur le temps long ethnographique.

La routine du ciblage en agence

6Opération routinière, le ciblage incarne la codification de la trajectoire du message, c’est-à-dire l’opération qui permet aux communicants de définir le récepteur de ce dernier. La préexistence de la cible au discours est le support de la rhétorique de l’effet de ce discours et place donc l’étape de définition de la cible au cœur des routines. Le ciblage est une situation de concertation stratégique, car il faut avant tout convaincre le client que la représentation du public que les communicants lui proposent est une représentation du réel qui fera sens aux yeux du public. Un des directeurs d’une agence synthétise cette exigence : « Notre travail, c’est de traduire les intentions du client, de les rendre intelligibles pour la cible, il ne faut pas s’égarer dans des trucs intellectuels là, il faut revenir aux bases. » Du fait des attributions généralistes de l’agence, le ciblage est une opération permanente qui réapparaît pour chaque nouveau budget. Ce travail s’organise en plusieurs étapes, autour de séances collectives de brainstorming, de réunions avec des consultants et experts extérieurs sur une question, des réunions d’identification des attentes avec les clients. On retrouve le sens de cette pratique dans ce que Peter Berger et Thomas Luckmann (2012 : p. 84-86) désignent en tant que « typification » : un principe habilitant à l’action qui, par le classement d’expériences (vécues ou transmises) dans des catégories leur donnent du sens, les anonymisant et donc les rendant reproductibles dans d’autres contextes et interactions. Ainsi, les séances de brainstorming se font à la première personne : « Moi, je pense qu’on doit plus aller vers les jeunes », ou encore : « Non mais c’est clair pour moi que ce sont pas les étudiants qui vont se payer cela », ou enfin : « Pour moi, cela ne fait pas forcément écho aux cibles du client » et consiste à ajuster collectivement ces représentations.

7Les communicants construisent des typifications en confrontant leurs socialisations primaires et secondaires construites en partie au sein de l’agence, afin d’établir des personae : des représentations typifiées de leurs différents publics. L’anonymat des représentations produites offre une validité universelle à ces typifications, le contenu de la représentation s’appauvrit au sens où il perd en singularité, mais est plus facilement reproductible et objectivable pour un public cible comme celui d’une automobile : « Les cathos familles nombreuses vont acheter une Peugeot, là où les gauches PS urbains auront une Skoda, bon, la Fiat c’est vraiment pourri par contre, mais c’est clair qu’il y a peu de cadres sup en Dacia. » L’anticipation de la cible répond donc avant tout à un impératif d’économie de la pratique : les communicants oblitèrent le caractère singulier des agents sociaux qu’ils typifient par pragmatisme, du fait d’un contexte de production à flux tendu où c’est avant tout une réponse rapide et intelligible par le client qui est recherchée : « Il faut trouver le stress du client, le truc qu’il ne nous dit pas ou ne sait pas. […] le client ne sait jamais ce qu’il veut et quand il le sait, il ne le dit pas, c’est toujours à nous de trouver », et du fait des contraintes de rendu rapide, la typification permet justement de trouver ce que le client veut. Cette « réduction de la variété phénoménale des expériences » (François et Neveu, 1999) permettrait ainsi de faire sens aux yeux des publics ciblés. De ce fait, si le message n’est pas efficace, c’est que la cible était mal définie : « Non mais là, sur ce dossier, on était à côté de la plaque, on parlait pas aux gens, c’était intello » ; on comprend aussi que le travail d’abstraction de la typification est toujours perçu dans son opérationnalité, au contraire des travaux académiques (c’est-à-dire intellectuels), autre forme d’abstraction qu’il faudrait rejeter car jugée alors comme « non professionnelle ». Nous prenons donc comme point de départ cette rhétorique professionnelle du ciblage par lequel les communicants affèrent un lien entre la réussite d’identification d’une cible liée à un discours et la réalisation performative de ce discours. La typification, au-delà d’être une aide à la production, est donc aussi un dispositif d’administration de la preuve – des effets du message.

8Ici, tout l’enjeu, est d’historiciser cette routine du ciblage. Les rhétoriques professionnelles de la publicité et de la communication (Chessel, 1998 ; Martin, 1992 ; Walter, 2005) se fondent dans un contexte d’atomisation des publics et des supports. La libéralisation économique et politique des médias (Neveu, 1994), tout comme l’évolution technologique des supports, engendre une augmentation du nombre de supports, et donc une fragmentation des publics. Cela génère une démultiplication des espaces publicitaire et des publics à cibler, qui reconfigure donc la routine de ciblage des agences. Comme le note Jérôme Bourdon (1997 : 135), il n’est plus possible aujourd’hui d’invoquer des figures préconstruites comme « délégués imaginaires du public. […] le mineur du Nord, la mercière de Saint-Léon, la femme du conducteur du bus de Schefield ». Comme nous entendons le montrer, les modifications de l’offre médiatique mais aussi l’essor d’une critique quant aux représentations publicitaires vont émerger dans la décennie 1980 et, progressivement, les communicants vont modifier leurs routines afin de déplacer ces critiques, mais aussi afin de préserver la rhétorique de la performativité du message.

Crises professionnelles et renouvellement des rhétoriques

9La redéfinition de l’offre médiatique dès les années 1970 (Chupin et al., 2009) va avoir un effet sur les agences de communication, qui doivent diversifier leurs revenus étant donné que la démultiplication des supports divise aussi les revenus publicitaires (Toussaint Desmoulins, 1994). Cette baisse des budgets (Duchet, 1990) pour les agences se répercute sur les routines et les modes de production des communicants. Nos enquêtés décrivent ces nouvelles contraintes comme un changement de temporalité : « Il y a eu une époque strass et paillettes, avec des budgets pour des spots, c’était un petit film quoi, aujourd’hui la com c’est plus sobre, c’est peut-être mieux. » Il ne suffit plus de produire un contenu performatif, doté de la force magique de convaincre (Georgakakis, 1995 ; Williams, 1990) et investi du charisme du communicant, il faut maintenant maximiser l’attractivité de la prestation de communication en elle-même, et son retour sur investissement.

10Ces dynamiques externes émergent conjointement à des bouleversements internes au champ. La question de la confiance des publics est le second écueil qui revient dans les discours professionnels. L’âge d’or de la publicité était selon ces professionnels « trop voyant », « clinquant » ou : « Nous étions dans nos tours d’ivoire et nous faisions des blagues qui ne faisaient rire que nous. » Ces communicants diagnostiquent ainsi une part de la critique de la publicité, la « publiphobie » dans le jargon, comme venant de cet âge d’or « strass et paillettes », qui aurait engendré une forme de rejet d’une partie des publics. En clair, il y aurait eu une forme de dissonance entre la publicité et ses cibles, comme le dit un directeur artistique : « Il faut aujourd’hui que la communication soit plus proche de la société et de ses attentes, il faut que nous soyons plus attentifs. » D’autant plus qu’une part de ces discours critiques vise directement la routine de ciblage, et sa résultante : la représentation des publics dans l’espace public et médiatique. Cela obligerait la profession à avoir une réflexion poussée sur l’audience et sur les moyens de la séduire avant même de susciter en elle le désir (Hennion et Méadel, 1997).

Une convergence des rôles ?

12C’est au prisme de ces deux renouvellements rhétoriques que l’on peut lire la « dispersion » de la communication vers le genre journalistique (Ringoot et Utard, 2006). La fragmentation des publics implique des typifications plus précises de ces derniers qui réclament des représentations moins réductrices de leur expériences vécues. Cela engendre les conditions de possibilités d’une convergence entre les rôles publicitaire et journalistique. Afin de maximiser la promesse de ciblage faite au client, les publicitaires rationalisent un savoir sur le public mobilisé par les journalistes. Ce savoir est ensuite retraduit dans les discours professionnels comme étant ceux du « dialogue », de l’« interactivité » ou encore de l’« inclusion » du public.

13Les termes même « échange », « confiance » ou encore « conversation » permettent de saisir le phénomène de « convergence » (Cardon, 2019) des rôles du communicant et du journaliste. Dominique Cardon observe cette convergence des activités de production de contenus sur Internet, où le support permet de reconfigurer les rôles, mais aussi les modèles d’interactions entre les usagers, ces derniers étant placés au centre du dispositif numérique. On formulera des observations allant dans le même sens pour ce qui concerne la production de contenus publicitaires. Ainsi au sein des agences de communication, observe-t-on un discours qui reprend les grandes catégories valorisées de la relation du journaliste à son public. À l’idée de respect du lecteur se substitue le respect du public : « une communication, plus proche, plus engageante et surtout plus respectueuse du consommateur », et le rôle du communicant, à l’image de celui du journaliste, n’est plus construit autour de la figure du client mais bien autour de celle du public. De même, le rôle du communicant reprend progressivement les attributions historiques du journaliste : « Le journalisme par exemple serait consubstantiel à la démocratie, et sa fonction de médiation dans cet espace public lui imposerait une transparence énonciative d’où procéderaient les règles d’une grammaire de l’objectivité » (Ringoot et Utard, 2006 : 24). Ce déplacement rhétorique vers l’échange réduit l’asymétrie entre l’émetteur et le récepteur du message publicitaire ; répondant ainsi à une part des critiques sur la position en surplomb de la publicité, tout en s’ajustant à des consommations médiatiques, de plus en plus fragmentées.

La communication comme information ciblée : remise en cause de l’ordre journalistique
par les espaces commerciaux

L’euphémisation de la position communicante

15Les contenus produits par les agences objectivent un ensemble de mise en forme s’appuyant sur le support médiatique, nécessitant une production d’information factuelle, sourcée voire présentée comme « objective ». En clair, les communicants mettent en scène un produit reproduisant les journaux, sites d’information, magazines de la presse légitime. Ces dispositifs qui ont pour routine principale la production de ce que les communicants nomment du contenu, du rédactionnel, des articles sponsorisés, des publireportages, et de plus en plus des native advertising, reprennent au sein de leur production les codes de la quête classique de l’information : on interroge des sources en accord avec le positionnement du message, on met en place un storytelling qui reprend à la fois des faits et les attendus promotionnels et performatifs au cœur de la promesse des producteurs ; à la différence qu’ici, l’offre d’information n’est pas autonomisée de sa commande, ce qui remet en cause le principe d’initiative du journaliste dans la quête de l’information (Legavre, 2011 ; Kaciaf et, Nollet, 2013).

17Le format informationnel au service de la communication crée un flou autour des intérêts marchands au sein du discours publié, « si bien que la question de savoir quelle est la nature véritable de la relation (purement marchande ou bien associée aussi à des sentiments réels) demeure suspendue » (Boltanski et Chiapello, 1999 : 593). Lorsqu’un directeur d’agence, durant une conférence professionnelle, rappelle : « Aujourd’hui, c’est avant tout un lien privilégié entre la cible et le message qui doit être mis en place, on doit réfléchir à des manières d’engager les publics car c’est ce qui préoccupe les annonceurs [les clients] », on saisit le lien direct qu’il y a entre investissement de la mise en forme journalistique et promesse performative faite aux clients. Justement la mobilisation de la figure civique du journalisme (Lemieux, 1992) participe de ce regain de confiance voulu entre l’émetteur du message et son récepteur – dans notre cas, sa cible. Tout l’intérêt de l’opération est d’atténuer l’intérêt matériel des communicants en usant des représentations désintéressées que confère la fonction journalistique. Là où le publicitaire à visage découvert performait la force performative de son discours, le communicant nouveau agrège des marges de manœuvre et de participation au public dans ses pratiques professionnelles – sans toutefois jamais démentir une performativité des messages.

Façade médiatique

18Deuxièmement, la reconfiguration du statut d’émetteur publicitaire atteint son paroxysme dans les agences de communication se présentant aux publics sous la façade de médias traditionnels. Partant des apports d’Erving Goffman quant à la représentation officielle en sociologie des institutions, la façade n’est ni totalement une réalité empirique, ni totalement un leurre : « L’apport principal des “façades” telles qu’elles ont été pensées par Goffman est de permettre de saisir la pluralité des registres de présentation de soi, de leurs supports et de leurs modalités de diffusion » (Codaccioni et al., 2012 : 6). Il nous semble que ces stratégies de (re)production des apparences d’un média classique permettent de questionner la frontière légitime entre publicité et journalisme. Comme mentionné plus haut, nous avons mené une série d’entretiens exploratoires avec des journalistes travaillant pour des pure players en ligne qui sont en réalité des agences de communication, adhérentes en tant qu’agences et non en tant que médias aux associations professionnelles du secteur. Le fait que ces pure players soient aux marges du champ journalistique n’est pas anodin, ce sont en eux-mêmes des espaces du pôle commercial (Champagne, 2000), donc plus à même d’être récupérés au sein de logiques commerciales.

20Les producteurs interrogés par la profession ont tous fait des études de journalisme dans une des 14 formations reconnues, ils travaillent dans cet espace avec des contrats de pigiste ou des CDD qui sont renouvelés sur de courtes périodes. Ils rapportent qu’il n’y a pas de conférence de rédaction ou de poste de travail fixe. Par exemple, le service politique fonctionne avec une boucle sur une application de messagerie instantanée, la rédactrice en chef du service est une ancienne communicante politique, qui a ensuite monté une agence avant de rejoindre la rédaction. Les deux secrétaires de rédaction sont issus du marketing et de la publicité. Tous les matins, les journalistes reçoivent les sujets qu’ils doivent traiter. Il n’y a pas de possibilité de faire d’enquêtes de terrain, de faire un travail approfondi, de recouper les sources ou d’aller chercher soi-même l’information. En clair, c’est avant tout un journalisme assis et de reprise. Mais c’est aussi une production industrielle de l’information, tous témoignent de rythmes de travail très soutenus : « Certains jours, sur la slack line, on recevait des demandes pour trois voire quatre articles, je sais pas si vous vous rendez compte, c’est énorme, forcément, on écrit ça à la chaîne, on peut pas faire vraiment notre métier », ou encore : « Il fallait vraiment produire tout le temps, beaucoup, car après, ça partait sur la page Facebook pour que ça soit toujours alimenté de nouveaux contenus. » Ces conditions de production de l’information particulières sont liées aux exigences imposées par la hiérarchie, chaque sujet est proposé par ces derniers en fonction de la cible qu’il faut toucher : les 12-25 ans, et en fonction des partenariats commerciaux qui y sont accolés. Par exemple, une des journalistes du service politique nous raconte l’article qu’elle a produit qui a été le plus valorisé par sa rédactrice en chef : « C’était au moment des élections présidentielles de 2017, il fallait produire beaucoup et vite sur les candidats, plusieurs articles par jour. Bon, déjà, il fallait que cela soit ludique car c’est la cible, on peut pas faire de vrais articles […] et donc j’ai fait un truc où je devais comparer chaque candidat à des bonbons, et ça a super bien marché » ; ou encore au sein du service culture : « C’est simple, ici, on fonctionne par partenariat, c’est de l’information culturelle pour les jeunes et clairement, on a des partenaires que l’on met en avant. Après, on a quand même notre point de vue, mais oui, on met en avant les partenaires de [Y]. » L’objectif principal de cette agence qui se présente en tant que rédaction, c’est donc de « toucher les cibles » comme le rappelle une des journalistes. En effet, les routines sont déployées autour de cet enjeu de ciblage au détriment de la quête de l’information, mais aussi de l’initiative du journaliste sur ses sources. Comme le rappellent les enquêtés, le fait que Y soit une agence avant d’être une rédaction oblige les journalistes à travailler avec des fonctions supérieures à ceux qui leur dictent ce qu’ils doivent écrire. « On n’était pas libres, moi je n’étais pas d’accord avec ce que je faisais. » La pression du client s’opérait ainsi par une forme d’autocensure dans le choix des sujets qui, par les contraintes de temps et de moyens, écarte de fait l’enquête sur le terrain.

Trajectoires hybrides

21Il ne faut cependant pas conclure trop normativement à un « dévoiement » des pratiques journalistique par ces modèles économiques étant donné que, d’une manière générale, la sociologie du journalisme observe une reconfiguration des routines vers un journalisme assis et de reprise. Cependant, dans les discours des travailleurs de l’agence [Y], on observe un conflit d’allégeance avec les valeurs de la profession qu’ils ont embrassée récemment : « On pouvait même pas écrire sur ce qu’on voulait. Un jour, je voulais faire une interview. C’était à deux stations de métro des bureaux et on m’a pas laissé la faire. [La directrice de l’information] m’a dit que c’était pas nécessaire, que j’avais pas le temps. » Dans notre cas, au-delà d’un « processus de soumission aux contraintes externes du marché » (Comby et Ferron, 2018), c’est la rhétorique journalistique qui est réinvestie en tant que rhétorique commerciale. Cette dynamique nous informe en creux des modifications générales du champ journalistique : précarité, journalisme assis, de reprise, et adaptation progressive des « bonnes » pratiques professionnelles aux enjeux commerciaux (Benson, 2004). Ces observations permettent de comprendre comment les modifications morphologiques du champ journalistique poussent les jeunes précaires des rédactions vers des espaces offrant des garanties matérielles comme les agences de communication : « Une partie de ces journalistes peuvent sans doute voir dans la communication une seule “activité-support”, leur permettant d’exercer un métier insuffisamment rémunérateur, le journalisme » (Legavre, 2014b : 23).

22En effet, on observe au sein des agences un grand nombre de trajectoires incluant un passage antérieur par le journalisme. L’intensité de ces trajectoires dépend du degré de spécialisation de l’agence dans la production de contenu (10 trajectoires sur 25 publicitaires), mais reste stable dans les agences généralistes (chez les chefs de projets : 4 anciens journalistes pour 5 travailleurs ; chez les commerciaux : 2 anciens journalistes pour 6 travailleurs). Ces trajectoires hybrides nous informent d’un ajustement progressif des compétences journalistiques aux attendus des agences de communication. Ces jeunes travailleurs n’ont pas exercé longtemps dans les rédactions et suivent pour leur grande majorité des trajectoires similaires. Ils sont passés par des formations reconnues par la profession (Lafarge, 2018 ; Lafarge et Marchetti, 2011). Ils ont été stagiaires dans de grandes rédactions mais n’ont pas été embauchés, faute de places disponibles. En effet, comme le rappelle Samuel Bouron, « sur les 36 premiers mois faisant suite à leur sortie de l’école, les diplômés de l’année 2012 sont moins d’un quart (23 %) à bénéficier d’un CDI » (2018 : 31). Toujours selon S. Bouron, 34 % des sortants des écoles de journalisme se situent dans une « zone grise », menant notamment à la communication, car les formations « apprennent des techniques journalistiques qui sont plus largement des techniques de communication » (ibid. : 33). Ce passage vers le pôle commercial bouleverse les trajectoires et le sens vocationnel de ces nouvelles recrues : « Au début, je me sentais pas à ma place, c’est vrai que, bon, chez France Inter, c’était seulement un stage, mais au moins du “bon côté”. Ici, on n’est jamais bien sûr pour qui on écrit. » De même, plusieurs de ces travailleurs quittent inopinément l’agence dès qu’ils retrouvent un poste dans une rédaction, certains même après seulement deux mois. Comme l’explique l’une d’elles, retournée vers le journalisme après trois ans dans une agence de communication : « Je revis, là, j’ai l’impression de faire ce que je veux [dans la rédaction d’un quotidien politique où elle a été embauchée]. J’étais venue à l’agence [Z] car je n’avais plus d’argent, il fallait que je paie mon loyer à Paris. […] mais j’étais super malheureuse, pour moi, c’était pas du journalisme. » Il faut donc aussi prendre en compte la misère de position (Bourdieu, 1993) qu’engendrent ces trajectoires précaires et dissonantes vis-à-vis de la vocation journalistique – cette même vocation offrant son profit symbolique quand les agences l’orientent dans leurs logiques.

23Tous sont donc passés par une phase de précarité, et donc notamment par le statut de pigiste ; statut qui, au-delà de l’instabilité du poste et de l’adaptabilité, requiert aussi un ensemble de compétences quant à la production « industrielle de l’information » (Lagneau, 2002), c’est-à-dire produire vite. Et c’est en cela qu’il y a un ajustement des dispositions entre ces jeunes journalistes précaires et les exigences de travail dans l’urgence des agences. Cet ajustement s’opère dès les formations de journalisme (Chupin, 2018 ; Lafarge, 2018) préparant à un journalisme assis et de reprise : « Ce capital culturel spécifique est également particulièrement ajusté […] à des capacités à produire une information synthétique à partir de données de “seconde main” issues pour une grande partie d’autres médias » (Lafarge et Marchetti, 2011 : 99). Dans un second temps, ces compétences nouvelles, et progressivement valorisées dans les formations, deviennent totalement stratégiques une fois mobilisées dans l’espace des agences. Effectivement, il n’est pas anodin de voir autant d’anciens journalistes-pigistes devenir au sein des agences les chefs de projets contenus qui produisent tous les rédactionnels, les offres, les recherches pour les clients, qui épaulent les concepteurs-rédacteurs et les créatifs pour trouver l’information – de seconde main – et la traduire. Dans le jargon professionnel, ceux qui crachent du texte, ou encore qui pondent. Cela rejoint les observations sur les formations reconnues du journalisme, dont sont issus les communicants suivis : ces écoles de journalisme, en s’adaptant aux réalités du marché, façonnent la convergence d’intérêts et de pratiques entre information et communication, en préparant l’étudiant à travailler dans ces deux espaces. En effet, dans l’agence, tout comme dans la rédaction, on « l’oblige à travailler sur des temps courts, dans l’urgence et souvent pour répondre à des commandes de leurs employeurs » (Bouron, 2018 : 31). En clair, les tâches de production proposées aux précaires du journalisme ne font que reproduire les tâches qui leur sont demandées en agence : produire sur commande, rapidement et en grande quantité ; à la différence près, et cela pour tous nos enquêtés, que les agences de communication embauchent facilement et rapidement et que ces dernières offrent de meilleures rémunérations et une stabilité que n’offre pas la précarité du statut de pigiste.

Conclusion

24L’enjeu de cette enquête n’est pas de réaffirmer la frontière symbolique entre information et communication en réifiant des routines comme propres à une catégorie, à l’instar des discours corporatistes sur l’excellence journalistique. Mais plutôt de mettre en lumière un cas idéal-typique d’économisation de l’information, invitant à généraliser ces analyses aux espaces plus légitimes du champ, tout autant marqués par une reconfiguration des pratiques. Cette étude de la production et des trajectoires des producteurs incite aussi à dépasser la critique instrumentale du native advertising en termes de dissimulation, et plutôt considérer ces nouvelles pratiques comme un révélateur de la précarisation de la production de l’information. Ainsi, définir le native advertising par sa production concrète permet d’ouvrir des perspectives d’affermissement de la notion : caractérisation de trajectoires, capitaux mis en jeu, interaction clientélaire, aller-retour ou multiposition entre le journalisme légitime et son pôle commercial. L’enjeu semble central car le native advertising dépasse la logique de « journalisme de marché » (Rieffel, 2001). Ici, ce n’est plus seulement le producteur de l’information qui s’adapte aux attentes du public et des services marketing, mais bien une reprise directe des codes légitimes du journalisme, jusqu’à l’investissement d’une façade médiatique.